Grandeur perdue...

Un silence quasi parfait régnait dans les ruines de la partie extérieure de l'ancienne cité de Belegost.
Seul l'aigre vent du Nord venait déranger les rares arbres rabougris et biscornus, venant siffler dans les branches et faire tomber les feuilles mortes, qui allaient finir leur course sur les innombrables marches des escaliers qu'usitaient jadis les Nains.
Le coassement d'un vieux corbeau esseulé parassait être la seule manifestation de la vie en ces lieux.

L'athmosphère du morne endroit faisait davantage penser à un cimetière qu'à une opulente ville, et tout visiteur aurait eu du mal à croire qu'un être puisse se plaire, ou ait pu se plaire, à une certaine époque, dans cet amas de ruines et de pierres brisées. Le ciel, couleur gris terne, n'arangeait rien à cette triste impression.

Mais, en tendant davantage l'oreille, on pouvait entendre ce qui ressemblait à des voix, là-bas au pied de l'interminable escalier serpentin. Etait-ce bien possible? Le bruit du vent ne jouait-il pas quelque tour?

Non. C'étaient bel et bien des voix, pas très agréables à entendre, il faut bien le dire. Elles se rapprochaient, et au fur et à mesure elles devenaient plus distinctes et plus fortes: des voix de Gobelins, grinçantes et excécrables. Oui, deux Orques des montagnes devisaient...

"Alllons donc, disait l'un. Sss'est ssse que vous diiites. Mais vous autres grrrands idiiiots n'avez pas grrrand chose dans les yeux. Et dans la cerrrvelle non plus, que j'ai envie de dirrre."

Cette voix rendait le parler commun très désagréable à entendre...

"Je te le dis, répondait une voix plus grave, plus douce mais bien plus mauvaise. Les petits hommes poilus se cachent dans leurs mines, c'est pas nouveau ça! Comment que vous les appelez déjà? Les Longues-Barbes, non?"

Les deux acolytes entrèrent en ligne de mire de l'entrée souterraine de la cité ruinée: l'un était grand et se tenait courbé lors de sa marche, bras pendants... l'autre était un petit Gobelin aux yeux globuleux et à la démarche furtive. Ce dernier répondit:

"J'essspère! J'essspère! Ils se cachent, ces ssales Nains! Il faudra les faire ssortir de leurs ssales petits trous. Le Roi Gorth s'impatiente..."

Ils levèrent la tête, et virent, debout devant l'entrée des cavernes, celui qu'ils venaient de mentionner: le Terrible, le grand Chef...

Gorth.



La Cité de Belegost n'était vraiment plus que l'ombre de ce qu'elle fut...

La silouhette du grand seigneur Gorth disparut soudain dans les profondeurs, tandis qu'en même temps, les deux sbires de cette ténébreuse engeance continuaient leur montée des longs escaliers.

L'un protait une lame courbe et tâchée par la rouille pour avoir trop souvent été exposées à l'humidité en n'ayant pas la qualité adéquate de lui résister, ainsi qu'un bouclier de bois grossier et tailladé, renforcé de fer sombre. C'était le Gobelin à plus forte carrure qui portait cet équipement de corps à corps, et ses hardes étaient noires . L'autre, le plus menu et le plus court, semblait être un éclaireur futé et habile, vêtu de haillons bruns et muni d'un arc de corne.

Ils formaient un duo tout à fait étrange et insolite, car les deux races ne s'aimaient guère, même si elles cohabitaient ensemble: Les plus petits avaient été les premiers colonisateurs des lieux, et de loin restaient-ils les plus nombreux en ces jours. Gorth lui-même était de cette race mesquine, pourtant inspirait-il, assez paradoxalement, respect et crainte chez les grands Orques.
Ceux-là étaient justemlent arrivés bien plus tard, leur tribu ayant quitté le Nord lointain pour venir s'établir dans les montagnes bleues. Ils étaient bien meilleurs combattants mais, guère nombreux, la domination de leur revenait pas; et ils vivaient plutôt en retrait des autres, dans l'ancienne Nogrod. Mais ces deux sous-division de la race coopéraient sans cesse, quoique en se querellant aussi fréquemment.

Et celui qui avait emmené les grands gobelins en ces lieux, et qui demeurait toujours leur capitaine, quoique sous l'autorité - relative - de Gorth, n'était autre que ce guerrier à la voix mauvaise qui avançait à présent vers l'entrée des ruines souterraines de Belegost, porteur de l'épée et du boulier. Son visage portait de nombreuses cicatrices et semblait avoir été rongé durant un siècle par mille rats d'égouts affamés. Il se nommait Grakor-zoglûr, mais ses gens fidèles l'appelaient simplement Grak...


Les deux êtres passèrent le seuil des souterrains et quittèrent de ce fait la terne lumière du jour, entrant dans un monde de ténèbres que seuls pouvaient percer les yeux de pareils créatures, habitués à de telles conditions.

Les deux sbires - car tel était le nom qu'on pouvait leur donner, même au gros chef Grak - marchaient dans l'étroit corridor d'entrée, rectiligne et haut de plafond, quittant peu à peu toute lumière du jour. Le petit point gris clair de l'entrée finit par disparaître totalement comme le "duo" virait à gauche, suivant toujours le tunnel.

Ils passèrent par bien des coursières et bien des salles caverneuses, toutes plus hideuses les unes que les autres, humides et salies par les pourritures et les immondices des répugnants occupants des lieux. Quelques colonnes de pierre gisaient à terre, écroulées et morcelées, pièces d'architectures autrefois majestueuses d'une ère révolue.

La rare source lumineuse des torches rougeoyantes faisaient trembler de sinistres ombres sur le sol, tout en se reflétant dans les mille petites flaques formées par les dégoulinements souterrains. De temps à autres, nos deux éclaireurs rencontraient un garde en faction ou autres Gobelins accomplissant quelque bricole insignifiante. Ces derniers les regardaient alors passer de leurs yeux jaunes et globuleux, sachant tout à fait ce qui poussait le grand Grak et la petite vermine à rechercher ainsi les profondeurs: ils étaient attendus par le Grand Gobelin, le vénérable Gorth.

Celui-ci, dans son orgueilleuse impatience, s'était déplacé tout à l'heure pour voir venir ces deux missionnaires. En retard, comme à l'habitude. Gorth était furibond, Gorth jurait aux oreilles de ses serviteurs... GForth allait réserver un sale acceuil à ceux qui arrivaient. Grak et son acolyte pouvaient entendre d'ici sa voix vénéneuse et irritée, dont les échos se répercutaient dans les galeries qu'ils traversaient. La salle où siégeait leur seigneur demeurait pourtant la plus profonde et la plus reculée de toute la partie enterrée de l'ancienne Belegost.

Ils arrivèrent en ligne de mire de la grande arche qui faisait office d'ouverture. Jadis, en un temps plus glorieux et plus heureux, trônait Azaghâl, puissant sur son Haut Siège de pierre, entouré de ses conseillers, et des Naugrim de sa suite, portant armures polies et écus rutilants, dans la grande salle circulaire éclairée de centaines de torches rayonnantes...

Aujourd'hui le trône était profané, et la garde d'Orques perfides avait remplacé l'assemblée des Nains. Les pièces de métal finement ouvragées avaient disparus depuis longtemps, et à leur place se voyaient de vulgaires armures, grossières et rouillées, et des cimetères courbes et de mauvais augure. Même le feu, cet élément si purificateur, semblait prendre une teinte maléfique pour l'occasion...

... Et surtout, Azaghâl n'était plus.

"Qu'on les amène devant moi!"

Non, la voix du seigneur Khazad avait depuis longtemps quitté les lieux; même ses profonds échos avaient disparu. C'était une voix plus mauvaise qui retentissait en ce triste temps que sont les jours que nous traversons.

Le trio de gardes qui barraient l'entrée de la grande salle n'était guère habitué à devoir faire entrer à tout prix quelqu'un. Leur affaire consistait plutôt, d'habitude, à refuser l'accès qu'à obliger un ou plusieurs de leurs gens à pénétrer à l'intérieur. Mais ils sourirent néanmoins d'un sourire malin et pervers lorqu'ils avancèrent pour traîner les deux missionnaires vers le Terrible.

Grak ne montra pas trop de résistance: il avança de lui-même et franchit le seuil sans broncher. L'autre, le petit Gobelin armé d'un arc, ne réagit pas de la même manière... Force cris et jurons s'élevèrent des deux côtés lorsqu'on se saisit de lui sans grande douceur. Il avait tenté la fuite, mais les trois sentinelles restaient toujours à l'affut telles des chiens de garde. De toute façon il ne serait pas allé bien loin, ce misérable Snaga.

Car son nom était bel et bien Snaga, ou tout du moins le nom qui lui avait échu. Beaucoup d'être de cette engeance portent ou ont porté ce nom depuis la création des Orques, car il signifit "esclave" dans le Noir Parler qu'inventa Sauron. Et bien que le Seigneur Ténébreux ne soit plus de ce monde, cette manière de parler a perduré à travers les siècles en bien des endroits, et snaga convenait à merveille à ce genre d'individu.

Or donc, ce Snaga fut tant bien que mal happé vers l'intérieur de la salle. Une grande salle circulaire, aux murs de pierres profanés de nombreuses gravures abjectes accumulées aucours des années sans nombre de colonisation. Même le trône portait quelque inscription dans l'horrible language des Gobelins. La garde personnelle du chef était présente, et sur le haut siège se tenait Gorth.



Il parla avec autorité et mépris:


"Devrais-je donner de telles missions à des gens de votre sorte, Grak et Snaga? Devrais-je donner des ordres à des larves comme vous en pensant qu'ils vont être appliqués? Non et non, voilà bien les réponses. J'avais dit 'faites vite' et voilà que vous lézardez une semaine entière sur les entiers!"

Nul des deux ne répondit; ils risquaient gros.

"Allons donc, paire de muets! Voulez-vous que je vous coupe la langue? Ca reviendrait au même, je gage! Parlez, pourquoi ce manque de rapidité?"

Grak prit alors la paroles, assez effrayé il faut dire:

"Nous aurions été dans les temps, mais nous sommes tombés sur une troupe de ces êtres barbus et courts de pattes, ces gens de la pierre!"

"Combien étaient-ils?"

"Trois..."

Un cri strident s'éleva. L'humeur de Gorth empirait à chaque seconde...

Fort heureusement pour les deux éclaireurs, la lourde porte de derrière de la grande salle - celle qui menait en direction des cachots - s'ouvrit, laissant apparaître deux gardes Gobelins à l'allure aussi hideuse que tous leurs congénères. Ceux-ci traînaient de force un individu, un Nain semblait-il, assez diminué et couvert de blessures. La porte se reforma en un grincement sinistre.

Le Roi Gorth se retourna, contemplant prisonnier et gardes.

"Ah, ce n'est pas trop tôt! vociféra-t-il. Sortez-le d'ici, et offrez-lui quelque chose à manger. Rien de bien bon, juste de quoi se remettre un peu. C'est que ses courtes jambes devront bien fonctionner pour rejoindre les siens, s'il n'est pas dévoré avant par les loups!"

Il y eu force cris et rires immondes du côté des Orques. On traîna l'individu en-dehors de la salle du trône, où on lui offrit quelques victuailles de piètre qualité dont je ne vous décrirai ni l'aspect ni l'origine, qu'il mangea néanmoins, étant affamé. Il avait cependant quelques difficultés à mâcher, et pour cause: il ne disposait plus que d'un nombre restreint de dents.

En vérité, il se nommait Thràr, et était originaire de Tronjheim. Cela faisait bien des années que ce haut conseiller du Seigneur avait été capturé, mais jamais les Gobelins n'avaient revendiqué sa capture, pensant qu'il pourrait être fort utile à leur cause si tout cela restait secrèt. Mais malgré les mauvais traitements et les tortures, jamais Thràr n'avait trahi les siens, jamais il n'avait révélé les accès secrets qui menaient à l'intérieur de la Cité de Tronjheim sans passer par la grande porte.

Longtemps avait-il servi comme esclave dans les mines les plus reculée de l'ancienne Belegost, mal nourri et fouetté. Aujourd'hui son calvaire se terminait. Cepndant, les Gobelins avaient une idée en tête; ce n'était pas par bonté d'âme qu'il lui rendaient la liberté: quelques uns de leurs éclaireurs et de leurs espions le suivraient à distance, parés de leurs chaussures silencieuses, afin que le pauvre Tahar leur révèle, bien malgré lui, l'emplacement méconnu des tunnels d'accès à sa Cité.

Mais ils ignoraient qu'un intru se trouvait en ce moment même dans les parages...

Gorth reprit ensuite la parole:

"A vous deux maintenant, Grak et Snaga... Comment expliquez-vous que trois éclaireurs Nains vous aient causés tant de souci? Que faisaient-ils donc loin de leur cité?"

Le pauvre Snaga répondit de son horrible voix:

"Que fait un éclaireur dans la nature? Eh bien il fait son bouleau d'éclaireur, par le diable. Pensiez-vous qu'ils chassaient le gibier?"

Les yeux du Roi Gorth étincelèrent. Lui parler sur ce ton méritait un sévère punition, très sévère même! Rien de moi que la mort... des exclaves comme lui, il en avait de reste. La garde personnelle de Gorth se rua sur Snaga, il fut traîné à l'écart, et on entendit seulement un cri atroce brusquement interrompu. Le Roi des Gobelins tourna vers Grak son regard malfaisant:

"Le Capitaine Grak ferait bien de faire plus attention à sa réponse s'il ne veut pas se faire découper lui aussi!"

#Gorth

Glissé derrière des monticules informes de gravas et de pierres, deux prunelles froides observaient attentivement la scène. Dénuées du moindre sentiment, si ce n’est un étrange éclair lorsqu’apparut le nain, elles scrutaient avec attention les événements. Une mèche brune se glissa imprudemment devant, forçant son propriétaire à la rabattre vivement derrière une oreille pointue. La position commençait à devenir inconfortable, des fourmillements désagréables se mettaient à arpenter les muscles de ses jambes. Il s’abaissa davantage derrière ce qui avait du être un mur, jusqu’à disparaitre totalement à la vue des gobelins et autres monstruosités qui élisaient domicile dans ce lieu. Frottant énergiquement les parties atrophiées de son corps, il continuait cependant d’écouter les conversations. L’endroit qu’il avait choisit pour sa planque se révélait parfait. A une distance raisonnable du groupe, mais pas assez éloigné pour qu’il ne puisse entendre, légèrement en hauteur par rapport à eux, protégé de leur vue par le tas empilés de pierres, c’était un endroit parfait, presque trop.

L’homme, enfin plutôt l’elfe en l’occurrence, se redressa pour reprendre sa position initiale. Il ne voulait perdre une miette du spectacle revigorant d’un nain aux mains griffues des gobelins. Ce maudit rat, cette engeance de fouisseurs, mériterait sans doute la correction qu’il espérait pouvoir admirer bientôt. Quel ne fut sa déception, en comprenant que ce ne serait le cas. Lui qui imaginait d’ores et déjà les nombreux sévices, qu’ils allaient infligés au barbu.

Il soupira intérieurement. Ce n’était visiblement pas pour aujourd’hui que ce sale nain ravalerait sa morgue… tant pis… de toutes façons, il n’était pas la pour jouir de ce genre de plaisir. Adossé au mur, il oublia sa rancune, s’en tenant juste à la mission de reconnaissance qu’on lui avait impartit. Soudain le chef laissa sous-entendre qu’il libérait le court sur pattes. Le sang de l’elfe ne fit qu’un tour. Il se releva légèrement en prenant appui sur les aspérités mousseuses de sa cachette, juste pour le confirmer. Non… il ne rêvait pas… ces foutus bestioles nourrissaient le nain. Les idiots ! Ne pouvez t il plutôt le donner à bouffer à quelques bêtes féroces ? Son regard sombre de posa sur la silhouette trapue…. Une idée germa lentement dans son esprit lui arrachant un sourire qui n’avait rien d’amical.

Grak...cet orc enorme n'avait pas l'habitude qu'on le traite de cette facon. Sa tete defiguree et ses nombreuses cicatrices provenaient de ceux qui lui avaient manque le respect. Ils etaient tous morts d'ailleurs. Vermines puantes...

Si il le pouvait, l'orc noir plongerait sa lame dans les entrailles de ce petit gobelin miserable qu'etait Gorth.
Mais une dizaine de gardes orcs puissants, armes jusqu'aux dents, et attendant seulement une provocation quelconque pour commencer le carnage, empechaient Grak de faire quoi que ce soit. Il serra juste ses poings enormes, plongeant ses griffes noircies dans ses mains grises.

Les paroles insolentes de Snaga lui avaient coutees la vie. Tant mieux. Vermine puante qu'il etait, il meritait rien de mieux. Grak sourit pendant un court instant, montrant ses dents pointues, mais la grimace disparut de sa gueule, lorsque le regard malicieux du roi se posa sur lui.
Il dit, de sa voix grave, faisant attention a ses paroles:

-Maitre, vous voyez les vermines avec qui je dois travailler. Esclave puant qu'il etait, il faisait que ralentir notre arrivee. Sale bete, plus petit qu'un rat, et avec plus de venin qu'une araignee geante!

Afin d'appuyer ses paroles, il cracha par terre, la, ou il y a encore quelques instants, se trouvait l'eclaireur Snaga.
Il continua:

-Les petits poilus nous cherchaient, j'en suis sur. Ils pensent que les souterrains leurs appartiennent, ces vermines puantes!
Leur chair doit etre trop mauvaise pour manger, mais je plongerai avec plaisir mon epee dans leurs entrailles!

Grak savait tres bien que le roi n'attendait pas une reponse vraie concernant les eclaireurs nains, il voulait seulement un signe de respect.
De ses yeux mauvais, le capitaine regarda le Grand Gobelin pendant un long moment, s'imaginant les tortures qu'il allait lui infliger un jour...

Pourtant, il était peu probable que le Capitaine Grak puisse arriver un jour à accomplir ses sombres desseins, mais qui sait... quelque évènement imprévu pouvait peut-être contester la suprématie de ces "vermines vertes". Ce n'était pour l'instant pas le cas cependant, et paradoxalement, les grands devaient subir la loi des petits, ou subir un sort peu enviable...

Le grand Gorth approuvait les dires de son Capitaine au sujet de Snaga, ce misérable esclave, quoique il soupçonna Grak de penser la même chose de toute la race. Il fut également satisfait de la suite du discours du grand Orque. Quoi de mieux pour satisfaire un Gobelin que des paroles de violence et de dédain envers les ennemis? Gorth s'exprima une nouvelle fois:

"Ouuiii! Si ces misérables petits barbus nous cherchent, eh bien ils nous trouveront. Nous n'attendons que ça, qu'ils sortent de leur trou pour pouvoir leur arracher leurs immondes petites entrailles! Il faudrait qu'ils sortent tous, qu'ils arrêtent de se terrer dans les trous inaccessibles!"

A ce moment, des bruits se firent entendre, provenant d'une troisième porte de la salle, une porte plus dérobée que la principale et plus petite encore que celle des cachots. Deux autres petits vers puants apparurent. L'un tenait un nouveau représentant de la race des Naugrim par la barbe blanche; l'autre faisait entrer ses griffes dans ses épaules.

Les deux le poussèrent à l'intérieur, si bien que le Nain tomba à genou. Son visage était sale, ses yeux, globuleux, et il semblait assez terrifié.

Le Seigneur des Gobelins ne se fit pas prier pour réagir à cette nouvelle irruption dans la salle:

"Allons donc, qu'est-ce que c'est que cette larve?! s'écria Gorth."

Même si la réponse logique aurait été "Vous ne voyez pas que c'est un Nain? Où avez-vous la tête?", le garde fut plus respectueux de son Roi et donna une réponse moins susceptible de lui coûter sa tête:

"Encore un de ces ssales éclaireurs de Trrronjheim, je gage! Il furetait près de l'entrée de notre repaire! C'a été pas bien dur de l'attraper; il savait sûrement pas qui étaient les maîtres, ici, on avait pas dû lui raconter, hi hé hé!"

Gorth se mit debout devant son trône pour mieux dominer le nouveau venu. Il le fixa pendant un moment de pied et cap, le parcourant plusieurs fois du regard, avant de cracher ces quelques mots:

"Ah oui vraiment! On croyait encore que notre caverne appartenait aux barbus, comme au mauvais vieux temps?! Eh ben tu va apprendre le contraire, mon gars!"


Le pauvre Nain à la barbe crottée leva les bras au ciel, prenant un aspect pour le moins alarmé. Ses yeux exhorbités de terreur auraient fait peine à voir à tout autre être qu'un Orque.

- Ô grand Seigneur Gorth, Roi des Gobelins, dit-il. J'avais bien ouï que les vôtres étaient en possession de l'ancienne cité de Belegost, et je n'aurais pas été porter mes pas de ce côté-ci si mon but n'avait pas été de vous rencontrer. Je suis de Tronjheim, en effet, et mon nom est Khîm, même si ça n'a que peu d'importance. Mais voyez-vous, lorsqu'un grand affront vous est porté, lorsque votre peuple, vos amis parlent dans votre dos et vous sourient lorsqu'ils sont face à vous pour mieux vous utiliser, une envie de vengeance, de trahison, et un sentiment de haine vous tenaillent. C'est mon cas, et c'est pour cela que je suis en ce lieu!

Un ennième serviteur Gobelin entra dans la principale salle de Belegost, et il tenait à la main un morceau de papier. Il se dirigeait vers Gorth tout en le regardant et en s'adressant lui:

"Un maudiiit oiseau noiiir a laissé tomber cette bricooole devant l'entrée de la caveeerne, une sorte de messager comme qui diraiiit!"

Le Roi des Gobelins se saisit sans grande douceur de la feuille de parchemin et commença à plonger son regard sur les lignes écrites à l'encre noir...


Il y avait là un tas de mots très savants, trop savants en tout cas pour un Gobelin, même un Roi, mais Gorth comprit néanmoins la teneur général du message: les gens de Tronjheim étaient prêts à récupérer le prisonnier contre une rançon. La fin du post scriptum était masquée par la cornure de l'angle en bas à droite de la feuille, mais dès qu'il la déplia totalement, il put voir les mots nous et céder. Il ne s'attarda pas sur la signification de PS, car les Gobelins n'usent jamais d'un tel raffinement.

Gorth éclata d'un rire terrible:

"Allons donc monsiiieur Khîm le mal-aimé de sa race! Et biiien je crois que les vôtres tiiennent assez à vous pour faire un marché. Je ne vois là que quelque ruse de votre part! Au cachot, aux trous humiiides pleins de serpents!"

Alors qu'on allait traîner le prisonnier dans les lieux commodes que mentionnait le Seigneur Orque, le Nain parla de nouveau.

- Vous perdrez beaucoup en vous débarassant de moi, grand Gorth. Car n'avez-vous aucune raison, ou aucune oreille? Je vous ai dit que l'hypocrisie était monnaie courante chez les miens. M'utiliser, c'est ce qu'ils veulent, pourquoi, je l'ignore. S'ils cherchent à me libérer c'est que cela sert leur intérêt personnel, et non le mien. Vous cherchez un moyen de trouver les entrées secrètes de Tronjheim? Vous l'aurez. Vous voulez du butin? Vous l'aurez aussi. Il suffira d'envoyer une compagnie armée au lieu de l'échange et de récupérer la rançon par la force. De plus, certains de nos gens possèdent des cartes de la région sur eux... Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est que leurs cartes peuvent se retourner contre eux, car j'ai bien dit qu'elle couvraient Toute la région: les alentours de Belegost, de Nogrod, les chemins dans les montagnes... Tronjheim.

Gorth semblait dubitatif: il n'avait guère confiance en ce traître, car s'il pouvait trahir les Nains, il pouvait faire de même avec n'importe quelle allégence de longue date ou de circonstance. Pourtant cette affaire représentait un grand espoir pour lui et pour toute la race des Gobelins, son peuple. Toujours avaient-ils voulu contrôler l'ensemble des anciennes cités Naines de Montagnes Bleues, mais Tronjheim avait toujours été comme une épine dans son pied crasseux.

Celui qui se faisait appeler Khîm sentit bien ce combat intérieur dans le coeur du chef Orque - si tant est que de telles créatures aient un coeur. Il ressentait le doute, et c'était ce doute même qui maintenait le Nain en vie, sans quoi il y a longtemps que sa tête aurait quitté ses épaules, ou pire.

- Seigneur Gorth, voilà bien longtemps que vous attendez cela, n'ai-je pas raison?

Un petit sourire se dessina sur son visage, plein de malice et de perfidie...

- Moi aussi, j'ai assez attendu de voir la chute de ceux qui me haïssent tant. Je serai même bien aise d'assister à leur ruine. Pauvres fous, ils croient tout ce que je leur dit. Je leur ai proposer un plan qui a lui seul pourrait leur faire reprendre Belegost, votre cité... et ils m'ont cru sur parole, comme des moutons de la vallée, vous dis-je. Pauvres fous, je le répète! Comment une stratégie, si élaborée qu'elle soit, pourrait leur faire reprendre la Cité de leurs pères? Ils sont nombreux, c'est vrai, mais bien moins nombreux que vous, si je ne m'abuse. Et le plan que j'ai proposé à certains d'entre eux, s'ils le suivent correctement, servira précisément votre intérêt, monseigneur. Tout ce que j'ai fait n'a que cet unique but, et c'est par la traîtrise qu'ils ne seront plus qu'esclaves et cadavres. Mais ils l'ont mérité.

Le Nain ne souriait plus du tout; un rictus mauvais déforma sa figure.



Thrar avait maintenant terminé d'avaler les victuailles peu goûteuses préparées pour lui. Et secrètement, en son coeur, il pensait à ce qu'il ferait une fois libre... Son allégence allait toujours, pour sa part, au Seigneur de Tronjheim, et il irait la prévenir de cette infâme trahison qu'il venait de mettre à jour. Longtemps avait-il gardé bien des secrets cachés, et pour quoi? Pour qu'un autre Nain aille précipiter la ruine de son peuple?

Les créatures abjectes, voyant que l'écuelle était vide, le tirèrent vers la sortie en se gaussant. Dans quelques instants, il serait libre... enfin dans une certaine mesure. Ils n'étaient que deux à le traiter ainsi, les autres étant restés près de la salle du trône pour ne pas perdre une miette de ce qui se passait. Et ces deux-là riaient à s'en déboîter les mâchoires, tout en beuglant dans leur horrible language. Un sanglier aurait pu passer à quelques mètres d'eux qu'ils ne l'auraient pas entendu.

La situation se modifiait sensiblement et l’elfe se devait de prendre une décision, faire un choix déterminant entre deux possibilités. Abandonner son poste, ou le conserver. La réflexion fut relativement rapide. Sa mission pouvait se cantonner aux observations déjà consignées, il serait tout de même payer puisque son travail bien qu’incomplet en rapport à ses habitudes serait largement suffisant pour la bande de mercenaires qui l’avait engagé. De plus, il ne se sentait pas prêt à laisser passer une occasion unique d’infliger quelques pertes aux barbus. Il fallait être stupide ou Gobelin, pour laisser partir de la sorte un nain, qui avait tout entendu d’une machination contre les siens. L’évidence voulait qu’il se précipite pour les prévenir de la perfidie. Oui… enfin s’il arrivait à destination. Le voyage serait long, semé d’embuches pour une petite personne désarmée. D’autant plus que la montagne ne pardonnait pas les erreurs.

Il lissa machinalement son armure légère en cuir, comme pour en enlever une poussière imaginaire. Il ceignit correctement son épée courte à sa ceinture, rajusta sa cape et masqua son visage elfique avec la capuche de laine grise. Glissant agilement le long de la pente, sur le versant invisible des sbires de Garth, il se faufila silencieusement à la suite de l’ancien esclave nain, et de ses geôliers. Il serait l’ombre du nain, après tout un accident sur les pentes neigeuses était si vite arrivé ! Son arc en bandoulière au coté de son carquois empli de flèches, il suivait la petite silhouette massive à bonne distance, prenant bien soin de ne laisser aucun indice sur sa présence, mis à part celle de ses bottes dans le moelleux de la neige.

La nuit tombait rapidement couvrant inexorablement d’obscurité le ciel. La demi-lune éclairait faiblement l’elfe, réverbérant le blanc albâtre de la couche neigeuse. Le nain s’était réfugié pour la nuit dans une cavité rocheuse. Le blizzard plaqua violemment la pèlerine grise sur son corps, sculptant sa silhouette dans la pénombre. Il devait faire de même trouver un abri pour cette nuit. Avisant d’un surplomb protégé, par un énorme bloc de pierre en semi-équilibre, il s’installa dans cet endroit précaire. Le vent ne sifflait plus à ses oreilles, la neige ne le recouvrait plus de ses flocons gelés. Il sortit de son sac de quoi faire du feu. Le briquet et l’amadou, les meilleurs amis du rôdeur en expédition dans les Montagnes Bleues. Soudain il se ravisa. La fumée ne manquerait pas d’alerter le barbu, et il ne voulait pas se faire repérer. Il était plus simple de déclencher une avalanche plutôt que de poignarder pendant son sommeil un nain. Surtout un nain à jeun. S’adossant aux pierres relativement plates, il dégusta un repas frugal composé de viandes séchées, et de quelques quignons de pain. Il remplit sa gourde vide, de neige, et la plaça sous sa tunique, contre sa peau chaude. La neige ne tarderait pas à fondre pour lui offrir une eau délicieuse et vitale. Sortant une fourrure de son sac, il s’en recouvrit entièrement. Un peu de repos lui ferait le plus grand bien, demain il devrait trouver un moyen d’éliminer le barbu. Bien que ses instincts et ses sens restent sur le qui-vive, il s’endormit paisiblement

Il fallut un bon moment de réflexion à Gorth pour peser le pour et le contre, voir en son vilain for intérieur ce qu'il pouvait tirer de la traîtrise de ce Khîm, puis trancher:

"On fera donc comme ça, nain. Et tu pourras assister à la ruine des tiens. Mais si tout cela n'est qu'un vilain jeu de ta part et une ruse de nain, tu subiras un sort pire que celui qu'a vécu mon ancien prisonnier. En attendant, aux cachots!"

Le Nain fut traîné jusqu'à la petite porte puis disparut dans l'obscurité des geôles. On entendit bientôt plus ses "mais... mais, Seigneur Gorth!"

Le Roi des Gobelins parla pour lui même avec un vilain air de satisfaction et de perversité:

"Il n'y a pas de mais."

Alors, se saisissant d'un chiffon qu'il aurait qualifié de bout de papier, il commença à écrire sa réponse aux Nains à l'aide d'une sorte de bout de charbon taillé en pointe. Il gribouilla quelques mots et plia la feuille déchirée.

Un de ses serviteurs la porta à l'extérieur et, faute de mieux, il la remit dans les serres de la corneille qui avait amené le message du Seigneur de Tronjheim. La situation du pauvre Tahar n'était guère enviable, et plutôt critique et désespérée. Mais il en va souvent ainsi des traîtres...

La porte principale de la salle du trône s'ouvrit avec fracas tandis qu'avançaient un Orque de la plus petite espèce, qui, pour l'oeil d'un humain, aurait ressemblé à tous ses autres congénères. Cependant, il portait un cor noir à sa ceinture, ce qui était en vérité plutôt rare pour pareille vermine. Et de fait, il était l'un des hérauts de Gorth.

A bout de souffle, il réussit à articuler quelques phrases, un vilain sourire sur la face:

"Ils ont été... complètement pris au dépourvus. Pauvres vieux barbus, ils ont mordus à l'hameçon. Mais ils ne sont pas morts, ils se sont enfuis..."


"Broutilles! s'écria Gorth."

Deux autres sbires étaient à ses talons; ils portaient un grand coffre et une sacoche en cuir mat qu'ils posèrent à terre. Le Gobelin au cor se précipita sur le couvercle et le souleva.

"Voyez, seigneur, tout cet or est à nous, il est..."

"Bagatelles! coupa encore une fois Gorth. Qu'en est-il de ce que j'ai demandé?!"

On lui apporta la sacoche, et après une bonne minute d'inspection intensive, le roi des Gobelins en sortit un rouleau de papier, corné et sali mais soigneusement plié. Il le déroula de ses mains griffues, n'arrangeant rien à l'état de propreté de la carte - puisque s'en était une.

"Par le diable, c'est bien le plan de leur cité, avec les passages inconnus jusqu'à ce jour. Idiots de Nains, sont-ils donc sans cervelle?"

"Faut croire... mais, mrrr... qu'est-ce que ça va donc entraîner?"

"Alors c'est toi qui est sans cervelle, Brog, espèce de larve! Nous allons attaquer Tronjheim avec toutes nos forces. Grak! Faites mander tous les capitaines, la guerre a commencé!"