Nouveau concours exclusif: PNJ maléfique

Gorsnik est surpris. Ce gros bûcheron grincheux me regarde. En fait, il ne me regarde pas moi. Non. Il ne me regarde jamais, lui. Il regarde juste les larmes qui coulent de mes yeux. Je pense qu'elles laissent des traces claires sur mes joues sales. Ouais. J'ai vraiment les joues sales. Et les mains aussi. Mais ce n'est pas ça qui m'importe, aujourd'hui. Non.

- Shaga ? Qu'il me demande.

Je ne lui réponds pas. Je peux pas. Un reniflement bruyant, c'est tout ce que je peux faire. Je suis trop triste pour parler. Ouais. Les choses ont vraiment changé en quelques minutes. C'est dingue. La bataille est à peine commencée qu'elle est déjà finie. Et pire, elle est perdue. A droite, à gauche, partout, j'entends des hurlements. Soit ceux qui vont mourir tout de suite, soit ceux qui vont mourir bientôt. Sha ! Mais il y a pire. Ouais. Un bruit qui vient de loin, et qui fait mal aux oreilles. Comme une bête immense qui grogne. Comme une bête...Et ça, Sharkû ne l'avait pas vu venir ! Sha !

Ca a commencé par un bruit étrange. Ouais. C'était comme un cri, mais en même temps comme un cor. Un truc étrange. Tellement étrange qu'on a tous arrêté de travailler. On est tous restés silencieux. On avait peur. Et puis on nous a demandé de sortir, vite vite. On nous a donné des armes, des trucs trop lourds pour nous. Ouais. Et on est sortis. Mais la lumière m'a brûlé les yeux, m'a fait tourner la tête. C'était trop dur à supporter. Sha ! Et les capitaines qui criaient. Ils criaient fort. Et les fouets aussi ! Ils m'ont fouetté, parce qu'ils trouvaient que j'étais trop lent. Mais la lumière me brûle ! J'ai crié, et eux ils ont ri. Alors j'ai couru plus vite. Mais j'ai mal aux jambes. Mes genoux craquent.

Et là, mes yeux s'habituent un peu, et je vois. La lumière est vive, et j'ai du mal à déterminer ce que c'est. Je sais pas trop ce que je vois. Sha ! C'est immense ! Ils sont immenses ! C'est la nature qui nous attaque ! Là, partout, des travailleurs courent. Ils obéissent aux ordres, parce que sinon, ils ne défendraient pas les ateliers. Non. Ils seraient partis depuis longtemps. Ils se battent au péril de leur vie. Mais c'est pas un péril. Non. C'est quelque chose de plus grand. De trop grand et de trop puissant ! On va tous y rester.

Le fouet me blesse encore et je crie à nouveau. J'ai encore été trop lent. Du coup, je trotte plus vite, même si je sais que je vais mourir. Mais avec un peu de chance...Je prends une flèche, je vise, et je tire. Sha ! Raté ! Pourtant, la chose ne va pas très vite. Je ne suis pas un guerrier, moi. Les guerriers sont partis à la guerre, et c'est nous qui devons mourir à leur place ! Le monstre ne m'a même pas remarqué. Il fonce en beuglant vers un groupe de bûcherons, qui lèvent leurs haches. Ils vont tous mourir. Nous allons tous mourir ! La créature attrape un snaga, l'écrase entre ses doigts, et le lance au loin. Sha ! Je ne veux pas subir ça !

J'ai trop peur ! Je dois partir de là, fuir pour espérer survivre. Ouais. Mes jambes me font mal, mais il faut que j'essaie. Autour de moi, tout le monde court. Tout le monde fuit. Nous n'avons aucune chance. Que Sharkû se débrouille tout seul pour protéger ses secrets ! Cette fois, pas de coup de fouet. Ceux qui en ont sont soit débordés, soit déjà partis. C'est la course. Je me fais pousser, et je pousse aussi. Ceux qui tombent, personne ne les aide. Ceux qui sont blessés peuvent bien gémir, je ne m'arrêterai pas. Non. J'ai mal au ventre. Mes poumons me brûlent. Je suis pas un guerrier ! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? J'ai fait qu'obéir aux ordres, sha ! On m'a demandé de couper les arbres, j'ai fait. On m'a demandé de nourrir les soldats, j'ai fait. On m'a demandé de forger des armes, j'ai fait. Sha ! J'ai jamais voulu me battre, moi. Mais ce n'est pas ça qui va arrêter ces choses horribles...

Je me retourne pour voir où elles sont, tant que j'y pense. Elles avancent plus vite que je croyais. Sha ! C'est un vrai massacre ! Mes jambes vont lâcher. Je ne suis pas assez fort. Je vais mourir. Tout à coup, je tombe. Je me retrouve la joue par terre. J'ai les genoux et les coudes écorchés. Mais je m'en fiche. Ouais. Avec l'oreille sur le sol, c'est comme si j'entendais plus clairement le bruit de la guerre. Le pas lourd des monstres qui nous attaquent, le bruit des pierres qui chutent sur le sol. Quand je me relève, je suis en train de pleurer. Ce n'est pas rare qu'on pleure. Après tout, qui peut supporter ce qu'on supporte ? C'est simplement rare qu'on le fasse en public. Pourquoi je pleure ? Sha ! Pourquoi je pleure !? Mais parce que c'est injuste ! La nature veut nous éradiquer, alors que notre seul crime est d'avoir voulu survivre. On est donc à ce point "contre-nature" ? Pas besoin de répondre...

Gorsnik est parti depuis longtemps, le lâche. Il croit peut-être qu'il va s'en sortir. Mais où est-ce qu'il va aller ? S'il passe les murs, il se retrouve dans un monde qui le déteste, et tout le monde voudra le tuer. Est-ce que c'est la fin dont on rêve ? Non. Pas moi en tous cas. Sha ! Finir traqué comme une bête, non merci. Il vaut mieux mourir ici. Ouais. Choisir son destin. J'ai jamais trop eu le choix de toutes façons. Ma vie ne vaut même pas la peine d'être racontée, et ma mort ne sera pas glorieuse non plus. Mais au moins, cette fois, j'aurais décidé quand et comment. Alors je m'arrête. Je me retourne, et je regarde la vague qui fonce sur moi. La vague de mort. Ou plutôt la vague de vie qui ne veut pas de moi. Pas de nous. Sha ! Elle va vite. Elle emporte tout sur son passage, et ne laissera rien. Je ferme les yeux. C'est comme ça qu'on meurt, non ?

L'heure de la vengeance a sonné. Depuis des semaines nous avons attendu cet instant, forgeant en secret et nourrissant notre haine dans les profondeurs, nous rassemblant dans les tréfonds de Gundabad en une armée qui dépassait de loin la vision étriquée de mes rêves barbares. Rien n'est de trop pour leur faire payer le prix de leur folle hardiesse. Rien n'est de trop pour honorer le souvenir du Grand Gobelin.

Nous déboulons du Nord comme une vague noire, dont les chauves-souris qui nous survolent auraient été l'écume, elle-aussi noire. Je regarde autour de moi et ne vois que les silhouettes grouillantes de mes semblables, devant, à gauche, à droite, certains martelant le sol de leurs bottes de fer, d'autres juchés sur les loups qui leur servent de monture. Mais tous, fantassins comme cavaliers, sont bien dérisoires à côté de nous, les douze membres de la garde personnel de Bolg fils d'Azog, l'élite de l'armée gobeline. Et mon cœur se gonfle d'un orgueil incommensurable lorsque je contemple les douze grands cimeterres d'acier sombre posés sur nos épaules.

« Vlùg, tu seras mon bras droit pour cette bataille. »

C'est Bolg lui-même qui vient de prononcer mon nom, de me parler et de m'accorder cet honneur sans prix.

« Oui, seigneur Bolg, que je réponds. Ma lame est à vous. Si le dragon est réellement mort, je suis prêt à le rejoindre pour faire de vous le nouveau Roi sous la Montagne ! »

Sur ces paroles mielleuses, nous traversons les ruines fantomatiques de l'ancienne ville humaine de Dale, avant d'arriver en vue de la Grand'porte du Mont Solitaire. Une partie de nos sbires sont envoyés à l'assaut, tandis que moi et mes collègues avons le privilège de rester loin du danger, pour l'instant. C'est heureux, car des deux éperons rocheux qui entourent l'entrée surgissent les cruels elfes, suivis par les peaux-blanches et les barbus, qui prennent nos gars dans une nasse, comme qui dirait.

« Malédiction ! que je crie au seigneur Bolg. D'une quinzaine d'assassins chez le Grand Gobelin, les voilà aujourd'hui plusieurs centaines. Sans doute un tour de passe-passe de ce magicien chapeauté qu'on voit là-bas ! »

Les rochers deviennent vite noirs du sang de nos idiots de frères de première ligne. Ceux qui fuient vers la rivière n'ont pas meilleur sort... nous avons toujours craint l'eau, quelle idée d'aller y plonger, vraiment ? Bolg ordonne le rassemblement. Et, tandis que les cors sonnent et que les chauves-souris nous survolent en de sempiternels tournoiements, les rares survivants nous reviennent estropiés et penauds. Un ou deux sont même dévorés par leur propre loup, rendu fou par la piqure des flèches elfes. Affreux spectacle, qui ne m'en arrache pas moins un sourire condescendant.

La journée s'avance. Nous n'avons pas dit notre dernier mot. Je conseille à mon seigneur d'envoyer une partie de son armée escalader les contreforts pour prendre nos adversaires à revers, et de mener le reste combattre sur la plaine. Aussitôt dit aussitôt fait. Cette fois Bolg lui-même avancera au combat; cette fois j'aurai l'occasion de lui prouver ma valeur. Levant mon cimeterre, j'ordonne aux sonneurs de cors de lancer la charge. Bientôt, la vague noire submerge totalement la coalition nano-humano-elfique. Tandis que nos douze grandes lames tournoient et détachent des têtes, une délicieuse euphorie s'empare de moi, extase plus forte que lors de toutes les batailles de mon passé.

Mais il reste encore à obtenir la victoire. De la Montagne sortent à présent les assassins de notre ancien roi : les treize barbus que je hais par-dessus tout, ceux qu'il faut à tout prix occire. Bolg les a également repérés et s'élance à leur rencontre, entouré de moi et mes camarades, tel un commando vengeur. Treize contre treize, et tout le reste ne compte plus...

Dans le fracas épouvantable des haches sur nos plastrons et des cimeterres sur leurs mailles, je parviens tant bien que mal à identifier leur roi : sur son armure resplendissante s'étale une cape bleu ciel avec un motif brodé en argent. Aucun doute, c'est bien lui ! Notre garde le prend pour cible et, au bout d'un long corps-à-corps, le taillade de toute part. Mais, alors que je m'apprête à porter le coup de grâce, deux jeunes nains à barbe jaune font bouclier de leur corps; le premier s'écroule sous mon estocade, le second a la gorge tranchée par l'un de mes équipiers. Tant pis pour ces deux téméraires...

« Grand Gobelin, vous voilà vengé ! »

Mais la joie est de courte durée, car plusieurs évènements surviennent coup sur coup. D'abord, les silhouettes de grands oiseaux se détachent sur le soleil couchant, avançant vers la bataille à grande vitesse. Ces créatures honnies font pencher la balance en notre défaveur, poussant les nôtres du haut des falaises. Ça commence à sentir mauvais. Mais nous atteignons le summum de l'horreur quand un démon à forme d'ours surgit de nulle part et nous enlève le corps meurtri du roi nain. Cette créature gigantesque n'était jusque-là qu'une légende effroyable, protagoniste des horribles contes que nos anciens nous narrent au fond de nos antres. En cette heure, j'apprends à mes dépens que la légende est bien réelle.

Bien trop rapide, le monstre atteint Bolg avant que je puisse intervenir, et le terrasse. Autour de moi, tous mes camarades de la garde, tous mes congénères de l'armée, tous mes alliés d'un jour ou de toujours, loups et wargs, ne sont plus que des cadavres inertes.

Je suis le dernier debout.

Ssshlack !!!

Ma gorge vient d'être lacérée par un coup de griffes, et je m'écroule sur le corps de mon seigneur. C'en est fini. Les chauves-souris viennent sucer mon sang, se moquant bien de quel camp je suis.





C'était la Bataille des Cinq Armées. Qu'on a hâte de voir sur grand écran, soit dit en passant.