Rencontre d'Herendil et Triple Pierre

« Farïn Mutarsasûn¹ ! chuchota le jeune nain.
— Doucement avec le Khuzdul en dehors de nos murs l'ami. Évitons ça ici. Merci à toi et que tes affaires prospèrent. »

Farïn attrapa les petites pièces frappées que le khuzd lui tendit puis il le salua et continua son chemin. Maintenant que sa course était terminée, c'est ainsi qu'il appelait ses trajets de guide, il ne savait pas où aller. Il n'était pas habitué particulièrement à voyager dans cette région même s'il en connaissait les principaux chemins et lieux de vie. En tout cas, il savait qu'il n'avait pas particulièrement envie de rester ici. Amon Sûl était une forteresse incroyable, il se devait de le reconnaître, gardée par des hommes tout aussi incroyable, il savait les reconnaître. Mais ce lieu l'angoissait, ce n'était pas un lieu de vie, juste une énorme garnison. Une cité pour un temps de guerre.
Farïn voulait partir. Et partir vite. Il ne lui manquait qu'une occasion.

Sur une place où brulait un énorme feu de camp, alors que le soir commençait à tomber, notre khuzd trouva enfin ce qu'il cherchait. Pour fuir ce lieu, il n'avait pas besoin de grand chose. Il lui fallait seulement refaire un peu ses réserves de nourriture. Il venait d'acheter quelques pommes et négociait un large sac d'avoine lorsqu'il sentit, Merah, son ami rouge-gorge quitter son épaule. Cela le surprit car ce n'était pas sa coutume dans des endroits comme celui-ci, où l'air était saturé de mauvaise testostérone. Soudain, dans son dos, même si les mots étaient hésitants, Farïn sut qu'on s'adressait à lui et loin d'en prendre ombrage, même si cela l'énervait qu'on puisse faire une telle erreur, se retourna.

« Êtes-vous triple cailloux, le guide nain ?
— Bonjour à vous... seigneur elfe, se reprit-il surpris de tomber sur un elfe dans les murs d'Amon Sûl. Effectivement, je suis le guide nain que vous semblez rechercher. Du moins je me permets de le supposer, car même si mon nom est Triple Pierre, il n'y a pas, à ma connaissance, un autre guide nain qui s'appellerait Triple Cailloux.
*Voilà mon occasion de foutre le camp d'ici !* se dit il en lui-même avant de reprendre. Où désirez-vous aller ? Je parcours ces terres depuis de nombreuses années, bien que cela ne soit peut-être rien à vos yeux. Mais quelle que soit votre destination, ma hache et ma barbe vous y mèneront ! Foi de Triple Pierre. »

Farïn mordit allègrement dans une des pommes qu'il venait d'acheter et en tendit le reste à Warna, son amie à quatre pattes, qui d'un claquement sec de ses mâchoires l'engloutit avant que l'elfe ne puisse répondre. Des regards se tournèrent vers eux. Mais rien qui ne puisse intimider un nain habitué à être dévisagé, même si à ce moment précis, il n'aurait su dire si c'était lui, son immonde amie ou l'étrange association nain-elfe qui attirait les regards.

¹ Titre honorifique, signifiant « Que ta barbe pousse encore longtemps »

« Je m appelle sire Herendil, chevalier de Fondcombe et j aurais besoin d un guide pour mener a travers les monts Brumeux jusqu'à la grotte d'Elemmacïl, l'elfe forgeron. On dit qu il reside près du sommet des monts Brumeux. Au vu de votre nom vous me semblez etre le plus approprié. Mais je peux me tromper, lui répondit l'elfe avec son étrange et ancien accent. Acceptez vous de mener jusque là bas ? »

L'elfe qu'il avait devant les yeux était le genre de personnage dont Farïn avait appris à se méfier. Oh il n'était probablement pas méchant mais, déjà, dans sa génétique naine, quelque chose se jouait en lui. Quelque chose d'enfoui profondément faisait qu'il avait du mal à baisser sa garde devant un elfe. Ces gens-là manquaient de franchise. Et celui-ci se présentait avec son titre complet, ce qui avait le don d'énerver le guide taciturne. D'emblée il se dit que ce n'était pas pendant cette course qu'il se ferait un ami de cet elfe.
Mais le fundul¹ avait pour lui la beauté et la richesse de son équipement ! Farïn détestait les étalages de richesse autant que les étalages de titres. Mais son œil avisé de nain voyait bien que le bouclier avait essuyé des coups, que l'épée avait été maniée d'innombrables fois et que l'armure était celle d'un vrai soldat. Et ça c'était un bon point pour son client. En comparaison, notre khuzd savait pertinemment que son équipement et sa pélerine faisait particulièrement peine à voir. Mais tout comme Warna était moche, son équipement était aussi fiable que l'étrange chienne.

« Ravi de vous rencontrer, Sire Herendil, chevalier de Fondcombe, reprit Farïn en prenant un accent moqueur et allant même jusqu'à gratifier l'elfe d'une petite courbette. Si vous comptez visitez les Monts Brumeux, il vous faut un nain ! scanda-t-il en un réflexe racial et patriote. Bien loin de moi l'idée d'être prétentieux, mais à priori je ne pense pas que vous trouviez nain plus qualifié à l'intérieur des murs d'Amon Sûl. Ou que vous trouviez un autre nain d'ailleurs. Alors disons que je suis bien le nain qu'il vous faut. Voici Merah et Warna, nos alliés pour ce petit trajet, dit-il en désignant respectivement le rouge-gorge revenu sur son épaule et l'étrange chien qui se tenait entre ses jambes. La nourriture n'est pas fournie, vous devez porter ce dont vous aurez besoin et le paiement se fait une fois arrivé à destination… Question de déontologie… on ne sait jamais. »

Farïn s'essuya rapidement la main, sur son habit noir et élimé, avant de la tendre vers l'elfe, attendant qu'il la serre. Son autre main caressait distraitement la pseudo-crinière de Warna. Il était pressé de quitter ces murs et il savait qu'il restait encore quelques heures avant de devoir monter un campement pour la nuit. Il pouvait dormir loin d'Amon Sûl si l'elfe était prêt à partir dans la minute.

¹Terme khuzdul pour désigner un elfe. Non péjoratif.

« passez devant, triple pierre »

Cette façon de parler et ces tons faisaient rire Farïn. Trop huppé, trop froid, trop distant. Pour Triple Pierre c'était bien trop différent des accents francs des nains et la franche camaraderie qui allait avec. Ce trajet allait être éprouvant pour les nerfs du jeune khuzd. Mais chaque course n'était pas toujours idéale. Si le pire de celle-ci était la compagnie de cet elfe, Farïn survivrait. Il avait vu pire, bien pire. En quittant les murs d'Amon Sûl, le sac plus lourds d'un gros paquet de biscuits secs, qui lui rappelait les cram avec lesquels il avait grandi, il soupira. Il repensa à toutes ces fois où, sur les routes, il avait croisé la mort au détour d'un chemin. Il revit le visage de quelques orques et des rares gobelins qui avaient failli avoir sa peau au fil des années. Le temps avait beau passer, il n'arrivait pas à effacer ces visages affreux et difformes. Il espérait que pour cette course il n'aurait pas à rajouter un visage à sa liste. Guidant l'elfe à travers les vastes landes de l'Arnor, Farïn hésitait sur la route à prendre. Il y avait bien une route mais... elle n'était pas sans danger.

« Sire elfe, j'ai quelque chose à vous proposer. Pour les Monts Brumeux, il me semble judicieux de passer par les landes d'Etten. Mais c'est loin d'être sans danger, ces terres sont peuplées de gobelins et pire... de trolls des collines. Mais si, comme je le pense, votre bras est aussi sûr que le mien, votre épée aussi affutée que ma hache et votre bouclier aussi dur que ma tête, nous devrions nous en sortir. »

Devant le signe de tête d'acquiescement d'Herendil, Farïn accéléra le pas. Loin devant depuis qu'il avait quitté la forteresse des hommes, Merah voletait d'arbustes en arbustes et Warna trottinait à ses côtés. Il sourit à l'idée toute simple de se retrouver à nouveau sur les routes. Sa rencontre avec l'elfe avait au-moins ça de bon et, dans sa tête, il l'en remercia. Dans sa tête seulement.

« Direction les landes d'Etten ! Suivez le guide ! »