Retour vers les Havres Gris

Un doux vent frais fouettait le visage de Matthew qui avait le visage crispé par l'effort. Pendu au mât transversal, le capitaine du Shannon se livrait à un de ses exercices quotidiens.

"48...49...50"

Expirant d'un coup, il se hissa sur le mât et s'y assit, les jambes pendues dans le vide. Cet exercice de traction lui coûtait toujours beaucoup. D'autant qu'il n'avait pas droit à l'erreur, sous peine de se voir le coup brisé en bas. Mais cela pimentait un peu l'exercice et obligeait Matthew à donner tout ce qu'il avait. C'était un des trucs que son instructeur physique lui faisait faire à l'Académie. Un mince sourire étira les lèvres du jeune homme à cette évocation.

Le souffle retrouvé, Matthew saisit un câble et se laissa descendre en bas. Le tour de son second Tod allait bientôt finir et ce serait à Matthew d'assurer la relève. Arrivé sur le pont, il se dirigea tranquillement vers sa cabine et commença à mettre sa tenue de capitaine quand soudain, un cri de la vigie interrompit son activité:

"Tempête en vue à tribord!"

Se précipitant au dehors, Matthew scruta l'horizon et constata qu'effectivement, la vigie disait vraie. Et manque de chance, elle allait drôlement vite. Derrière lui, les marins avaient eux aussi cessés leurs activités et regardaient anxieusement leur capitaine. Se retournant vers eux, sans se départir de l'air calme qui le caractérisait, Matthew dit:

"Monsieur Tod, navire en alerte, tout les hommes sur le pont. Arrimez la cargaison et remontez les voiles. Je prends la barre."

Aussitôt, la voix forte de son second retentit, beuglant une séries d'insultes pour motiver ses hommes, leur filant même parfois un coup de pied au cul si nécessaire. Pendant ce temps, Matthew alla saisir une cape dans sa cabine, ôta son épée qu'il fixa dans son casier, saisit son casque qui lui donnait ainsi une visière très efficace contre la pluie et se précipita sur le pont supérieur pour se saisir de la barre.

C'était une jouissance à chaque fois pour le jeune homme de sentir ce morceau de bois sous ses mains qui lui donnait le pouvoir de décider du sort du bateau. Une poussée à gauche, et on allait droit à tribord, une autre à droite et on reprenait le cap initiale. C'était aussi grisant qu'un verre d'alcool. Mais là, il allait falloir à Matthew toute sa force de caractère pour sortir son navire et son équipage de là. Criant à son équipage qui s'activait, Matthew tourna la barre à gauche:

"On vire de tribord, droit sur la tempête. Voilure minimum. Préparez les pompes."

Un "oui capitaine" fut la réponse de l'équipage qui s'affairait déjà, sous la houlette de Monsieur Tod, à remonter les voiles et à fixer la cargaison. Face au vent, le Shannon perdit de sa vitesse. Mais très rapidement, le vent s'enfla et les vagues vinrent heurter la coque du navire, le secouant en tout sens. Le grain n'était pas encore arrivé que déjà l'équipage était obligé de se tenir fermement pour ne pas tomber et que Matthew serrait les dents pour garder le cap et ne pas laisser le bateau à lui même. La lutte contre les éléments seraient rudes...

La cargaison attachée, les voiles relevées, chaque homme étant à son poste, il ne manquait plus désormais que la tempête, qui ne se fit pas prier... Le vent devenait de minutes en minutes de plus en plus violent, créant d'immenses gerbes d'eau qui s'abattaient sur le pont, gourmande d'hommes, avant de se retirer en gémissant. Après, vint la pluie. D'abord de fines gouttelettes, puis soudain, le ciel se déchira et des trombes d'eaux se déversèrent, trempant en quelques instants l'ensemble du navire, s'infiltrant à travers capes et bonnets, mouillant tout.
S'élevant sur les vagues de plus en plus hautes et violentes, le Shannon fut secoué de toute part, tel un mastodonte blessé mortellement. Le vent creusa la mer et le navire s'enfonça dans des corridors d'eau plus terrible encore. Car se rétrécissant, ces murs d'eau s'abattaient sur le navire, brisant certains éléments du navire, obligeant les hommes à se courber et faisant grincer le Shannon. Mais ce n'était pas le plus dur de ces murs, oh non, le moment le plus inquiétant et dangereux, c'était lorsque ces vagues géantes se retiraient, comme à regret, emportant avec elle ceux qui n'avaient pu se tenir assez bien. Et pour eux, pas de salut. Le navire se devait de tailler sa course à travers la tempête, et de toute manière, au milieu du fracas des éclairs, de la pluie s'abattant sur le navire et du grondement des vagues, nul n'aurait pu entendre les appels à l'aide du malheureux.

Mais, au milieu de cette violence inouïe, de ce tumulte et ce chaos, il est un poste que les marins observent et dans lequel ils prennent courage: le pont supérieur et la barre. Là, ils y voient quelques hommes qui seuls peuvent sauver le navire: le capitaine et le timonier. Ces deux hommes sont les hommes clés aux combats, tant contre les éléments que contre des hommes. Le capitaine est celui qui donne les ordres, il est le guide dans le chaos, la voix du vaisseau. Le timonier, il est le bras du navire, celui qui le mène et le dirige dans la bonne direction. Parfois, les deux fonctions se mélangent, pas toujours, mais elles procurent au marin le calme nécessaire à l'accomplissement de son devoir...
Sur le Shannon, Matthew était à la fois le capitaine et le timonier, bien qu'au coeur de la tempête, il lui faille un autre marin qui l'aide à tourner la barre au moment voulu. Calme et déterminé, comme toujours, Matthew ne faisait pas honte à sa réputation d'excellent marin. Le visage grade, la main sûre, il lâchait parfois quelques ordres secs qui étaient relayés jusqu'aux concernés qui les mettaient en oeuvre.

C'est ainsi que, bravant les éléments, le Shannon atteignit le coeur de l'enfer la tempête et en ressortit. Petit à petit, le calme revint et les hommes se relâchèrent. Harassé, Matthew lâcha la barre. Mais, toujours avec son air calme, il demanda à son second qui était à la proue:

"Monsieur Tod, je veux le récapitulatif des dégâts dans un quart d'heures. Je vais pendant ce temps recalculer notre cap."