Pour de la Bave de Troll

De fait, Forwëig n'était pas très bavard. Plutôt mélancolique même. Il marchait le dos courbé et la mine sombre, ailleurs. Lorsque les elfes passèrent près des deux voyageurs et les saluèrent on ne peut plus dignement, le champion s'était contenté de regarder droit devant lui. Les avait-il seulement remarqué? Sans détourner les yeux, il répondit à Nyann :

"Mon armure et assez de nourriture et d'eau pour une semaine entière. Quand ces réserves seront épuisées, nous chasserons. Et des couvertures. Il va faire froid là-haut, dans les Monts brumeux."

Il se tut. Se pouvait-il vraiment que cet homme si taciturne et courbé soit le champion d'Esgaroth? Nyann pouvait-il vraiment lui faire confiance? Son squelette qui semblait si fragile pourrait-il supporter le voyage et le probable combat qu'ils auraient à livrer? Même si après tout, il devait avoir fait ses preuves par le passé, il y avait de quoi douter... Se rendant peut-être compte de la pâle image qu'il donnait à son compagnon, Forwëig reprit :

"Il nous faudra quitter le cours du Celduin bientôt si nous ne voulons pas faire un trop long détour par le nord. Nous couperons à travers bois. Je saurai nous guider. Traverser l'Anduin sera par contre une autre affaire, les gués sont rares. Mais inutile d'envisager un traversée à la nage, le courant est trop fort. Par contre, je connais un sentier qui pourra nous mener de l'autre côté des montagnes sans trop de difficultés. Ensuite... nous aviserons sur place."

Forwëig était en effet un fin bretteur. Il ne faisait plus aucun doute que si les deux voyageurs étaient amenés à combattre des adversaires tels que des bandits ou tout autre être vivant maniant l'épée, la lance ou les couteaux, le champion d'Esgaroth serait en mesure de se défendre et de défaire plus d'un ennemi, même si celui-ci était relativement habile. Bien. Mais qu'en serait-il d'un troll? Nyann l'avait bien vu, son coup de poing avait déstabilisé Forwëig. S'il avait eu la force d'un troll, que resterait-il du champion maintenant? Il avait beau pratiquer l'escrime comme peu le pouvaient, mais son ardeur au combat résidait en sa vitesse, non en sa force musculaire qui, de toute évidence, laissait à désirer.

Le voyage se poursuivait. Les deux hommes avaient traversé sans mal la Rivière Noire, un bac ayant été installé de nombreuses années auparavant. Deux elfes sur chaque rive le surveillait, arc et flèches dans le dos. L'air sombre, il avaient rapidement examinés Nyann et Forwëig, puis les avaient laissés passer. Aidés d'une corde pour avancer, les voyageurs n'avaient eu besoin que d'une petite heure pour effectuer la traversée, qui s'était déroulée sans anicroche.

Toujours, le silence persistait entre le Nyann et son compagnon. Aucun des deux n'était bavard par nature. Pourtant, un soir, Forweïg se décida à rompre cette discrétion mutuelle qui les séparait. Ils avaient continué leur route sur plusieurs milles avant d'établir un camp pour la nuit. Le champion d'Esgaroth avait expliqué que le lendemain, ils devraient quitter les berges rassurantes du fleuve pour marcher plein Ouest.

"Comme je l'ai dit, je saurai ne pas nous perdre dans cette forêt, avait-il expliqué. Mais le danger existera néanmoins. Dol-Guldur a beau avoir été détruite entièrement et Sauron définitivement tué, la Forêt Noire n'en reste pas moins mystérieuse et dangereuse. J'en ai plusieurs fois l'expérience. On ne sait jamais ce qui nous guette à l'ombre des ses épaisses frondaisons."

Le soir était donc venu. Tous deux étaient assis près d'un maigre feu, mangeant quelques tranches de jambon emporté par Forwëig. Celui-ci questionna :

"Vous ne connaissiez même pas le Doyen, et pourtant vous vous porter volontaire pour le sauver. Qui êtes-vous?"

-Je préférerait garder cette réponse pour moi, du moins pour l'instant. Ne vous en faite pas, je ne souhaite que du bien à votre Doyen et à votre cité.

Forwëig n'insista pas et laissa Nyann prendre le premier tour de garde. Il s'allongea sur l'épais tapis de feuilles mortes, rabattis la couverture sur lui et, avec son sac en guise d'oreiller, sombra rapidement dans le sommeil. Il fut réveillé quelques heures plus tard par son compagnon qu'il remplaça sans rechigner. Silencieux et pâle, il s'enveloppa dans sa cape, s'assit contre un chêne au tronc noueux et attendit, inerte. Certains pensent, que pour lutter contre le froid, il est nécessaire de bouger pour réchauffer les articulations. A tort. Il est bien plus efficace de rester immobile, de manière à ce que l'air, prisonnier du manteau, se réchauffe. Le champion d'Esgaroth en était de tout évidence conscient.

La nuit touchait presque à sa fin, lorsqu'un bruit suspect attira l'attention du veilleur. Alerte, il se leva et tenta vainement de percer l'obscurité. Il ne put s'y essayer bien longtemps : huit hommes tout de noir vêtus jaillirent de l'ombre. Des foulards cachaient leur visage, dont seuls les yeux apparaissaient, et qui tenaient chacun une courte lame. D'un seul mouvement, ils se ruèrent sur Forwëig. Le champion avait néanmoins eut le temps de dégainer sa longue et fine épée, et il accueillit le premier de ses agresseur d'un large coup de taille meurtrier. Comme avait pu le constater Nyann, il était rapide, très rapide : déjà trois de ses adversaires gisaient par terre. Mais le combat restait inégal, et le bretteur ne devait qu'à son armure de ne pas être encore blessé.

L'entrée de son compagnon de voyage dans la lutte et sa hargne vint rééquilibrer la balance, même si seulement quelques minutes plus tard il s'écroulait, inconscient. Il ne fallut à Forwëig que quelques habiles passes d'armes pour tuer un des autres combattants, et mettre en fuite les deux derniers. Il n'avait pas une éraflure.


Lorsque Nyann revint à lui, les premières lueurs du jour dansaient à travers les branchages d'un pin. Il était allongé sur le dos, Forwëig penché au-dessus de lui. Sans lui laisser le temps de reprendre pleinement conscience, il lui déclara :

"Vous avez eu de la chance, vous en serez quitte pour une simple bosse et un mal de tête. Ces hommes n'étaient pas de simples pillards : trop organisés et trop déterminés pour ça. De simples lascars n'auraient jamais osé pénétrer si loin en dans la forêt. Il semblerait que notre quête ne soit pas du gout de tout le monde... Les deux derniers se sont enfui, impossible de les poursuivre dans la nuit. Nous avons eu de la chance cette fois, ils ne devaient pas s'attendre à une telle résistance de notre part. Nous ferions mieux de partir maintenant pour avoir une chance de les perdre. Les bagages sont prêts."

Forweïg répondit tout en continuant à marcher, les yeux rivés sur la chaîne montagneuse qui s'élevait en face d'eux, imposante demeure des mystérieux Naugrim.

Les landes d'Etten se situent de l'autre côté des Monts Brumeux, entre le Mitheithel et le Mont Gram, refuge des gobelins. Plus au nord des ces terre est l'Angmar. Mais elles sont trop sauvages pour qu'aucun être maléfique autre que ces stupides trolls s'y aventurent. Ou du moins, ces incursions rares. Tout comme celles de quelconques voyageurs...

Ils poursuivirent toujours en silence durant de nombreux miles. Les frondaisons de la Forêt Noire étaient déjà loin derrière eux, et le sentier étroit, envahi par les ronces, qu'ils avaient emprunté, avait laissé place à une vaste étendue herbeuse. Les deux compagnons de voyages avançaient rapidement, portés par un agréable vent d'est. Ils ne s'arrêtèrent que quelques minutes pour se restaurer à la mi-journée, puis poursuivirent leur route. Personne ne semblait les avoir suivi.

C'est au milieu de l'après-midi que les deux hommes atteignirent les rives de l'Anduin, le Grand Fleuve. Comme l'avait prévu le champion, aucun gué, aucun pont, et trop de courant pour tenter une traversée à la nage. C'est alors que, remontant vers le Nord à la recherche d'un lieu où les eaux du fleuve seraient moins déchainées, les voyageurs aperçurent un paysan, penché au-dessus de quelque chose qui avait tout l'air... d'un bateau. Entendant arriver Nyann et Forweïg, il se releva et les observa, sceptique.

"B'jour. V' cherchez qu'quchose?"

La traversée s'était faite sans trop de mal, malgré la puissance du courant et les troncs qu'il charriait. Nyann et Forweïg n'avaient du qu'à l'habilitée du paysan de ne pas être emporté par l'un d'eux, et ce à plusieurs reprises. Une fois arrivé de l'autre côté de la rive, l'homme récupéra sa paye et retourna de l'autre côté sans un mot, bourru. Le champion d'Esgaroth déclara, le regard rivé vers l'Ouest.

"Nous ferions mieux de nous dépêcher si nous voulons arriver au pieds des montagnes pour bivouaquer. Mais nous risquons quand même d'avoir à marcher dans la pénombre. Hâtons-nous."

Ainsi fut fait. Les deux voyageurs partirent d'un bon pas, alors que leurs ombres s'allongeaient progressivement devant eux. Et déjà, ils leur fallait gravir les premiers contreforts des Monts Brumeux, dérapant sur le sol pierreux qui avait remplacé les étendues herbeuses de la vallée du Grand Fleuve. Mais le guide de Nyann ne semblait pas décidé à s'arrêter.

La nuit était tombée, et seule l'éclat laiteux de la Lune permettait aux compagnons de voir où ils posaient leurs pieds. La pente se faisait de plus en plus raide, le sol de plus en plus inégal. Et toujours, ils avançaient. Inlassablement, silencieusement. Jusqu'où? L'air se refroidissait sensiblement, engourdissant l'extrémité de leurs membres. Et enfin...

Nous sommes arrivés.

En face d'eux se dressait une falaise vertigineusement droite, mais que de nombreuses anfractuosités parcouraient. Elle s'élevait à plus de cinquante mètres au-dessus d'eux.

"Il y a une grotte juste en face, là. Nous y passeront la nuit en toute sécurité. Et demain, il nous faudra escalader cette hauteur. Le sentier dont je vous ait parlé se trouve juste en haut, il n'y a as d'autre alternatives... à moins de contourner et de s'aventurer à traverser les Montagnes dans la nature. Je pourrais nous guider, mais cela nous ferait perdre sans aucun doute de nombreux jours trop précieux. Je vais chercher du bois pour le feu."

Et il disparut dans l'ombre.