Le projet Krammkarn

Le Seigneur Croix-de-Fer n'avait pas convoqué le chef du clan Krammkarn dans la salle du trône. Non, il y avait en ces murs trop de conseillers, devenus douteux dans l'esprit de Hadhod. Trop risqué, trop indiscret. Plutôt avait-il préféré recevoir son visiteur dans la salle de la Confrérie. Ici, seuls les membres de la Maison de la Croix-de-Fer pouvaient entrer, et nul autre à moins qu'il n'en soit expressément prié par l'un d'eux ou que les circonstances l'exigent. Et aujourd'hui, en l'occurrence, elles l'exigeaient...

- Vous savez sans doute pourquoi j'ai réclamé votre présence ici, Tôrhun, mon vieil ami.

C'était plus une question qu'une affirmation. Tôrhun, assis sur un siège de pierre en face de son interlocuteur, avait toujours été très proche de Hadhod fils de Trehod depuis un certain temps. En fait, depuis le jour où il avait gagné sa confiance en l'arrachant aux mains des Gobelins, bien avant le temps où ledit nain deviendrait Seigneur de la Moria. Et même après sa promotion, Hadhod avait toujours révélé beaucoup de choses sur sa politique au vieux Tôrhun. Aussi s'attendait-il à ce que ce dernier devine le sujet de cette entrevue. Il continua:

- Pour discuter de l'extraction du charbon dans mes mines, officiellement. C'est ce que vous direz si quiconque vous questionne à ce sujet. Mais en réalité, je pensais plutôt à une toute autre utilisation de votre clan, c'est pourquoi j'ai appelé ce projet, le projet Krammkarn: j'ai des buts plus urgent que le charbon, des affaires plus délicates à régler. Non, ne craignez rien, vous êtes en présence de gens de confiance.

Assis un peu plus loin se trouvaient trois autre Nains, l'un à l'aspect âgé, l'autre à l'aspect important, le dernier à l'aspect rustre et peu soigné. Pourtant, tous trois appartenaient à la Croix-de-Fer, il n'y avait donc aucun risque de traîtrise.

- Vous vous rappelez sans doute qu'il y a environ un an, je créai la Brigade des Fidèles, composée de ces trois-là, Oïn, Bahïn, et Thörn de leur nom, et de quatre autres personnes de confiance. Car la confiance était une chose rare par les temps qui couraient, et elle l'est toujours. Cette organisation était censée m'apporter des renseignements, elle avait pour rôle d'identifier les gens douteux et les traîtres. Elle existe toujours, mais les gens qui la composent sont trop connus, ils ne passent pas assez inaperçus. Mais j'ai confiance en vous, Tôrhun, je n'oublie pas le passé. Si je ne vous ai pas proposer d'entrer dans la Brigade, c'était pour une raison simple: j'ai déjà une dette envers vous. Pourtant, aujourd'hui, la nécessité me pousse à vous demander quelque chose. Une demande, notez, pas un ordre. Je pensais appeler votre clan secret à travailler en collaboration avec les Fidèles pour les aider dans leur tâche.

#Hadhod #Romo

Tôrhun se savait privilégié. Peu de personnes avait reçu l'honneur de rentrer dans la salle de la Confrérie de la Croix-de-Fer. Lui y entrait, encore une fois. Son vieil ami, le Seigneur Hadhod, Souverain de la Moria, l'avait demandé auprès de lui. La raison de cet appel, il ne la connaissait pas encore, mais il se doutait qu'elle était importante. Car même un ami fidèle n'est pas convoqué dans la Salle de la Confrérie pour rien.

Tôrhun s'inclina devant son Roi. Ils avaient beau être amis, le respect du à son souverain ne devait jamais être oublié. Lorsqu'Hadhod lui demanda s'il connaissait la raison de sa venue, il ne dit rien. Il avait son idée, car les dernières rumeurs n'étaient pas rassurantes pour le Roi, aussi se doutait-il que celui-ci pourrait faire appel à lui. A lui et à son clan. Le clan Krammkarn, créé pour servir le Roi dans l'ombre, un clan secret, officiellement producteur de charbon mais en réalité informateur du Seigneur de Khazad-dum.

Ce que son souverain lui confirma. Il avait besoin de ses services. Il avait bien sur entendu parler de la Brigade des Fidèles, et comprenait que ceux-ci aient besoin d'aide. En fait, bien qu'extérieur à cette Brigade, il en connaissait déjà tous les membres. Pas très discrets... Son clan à lui ne se montrerait pas si facile à démasquer.

Tôrhun sourit quand Hadhod lui fit par de sa "demande". Pour un Nain comme lui, ami fidèle et sujet loyal, une demande est un ordre, bien que ce ne soit pas une corvée.

- Monseigneur et ami, je m'acquitterai avec plaisir de cette tâche. Le clan Krammkarn est à votre service aussi longtemps qu'un de ses membres vivra.

Puis commença une longue réunion afin de définir les objectifs précis du clan, de conjuguer les connaissances de celui-ci et de la Brigade des Fidèles, et de programmer leurs actions respectives.

Ainsi, voilà qui était réglé. Le projet de Hadhod pouvait être mis en œuvre, et cela lui était un grand soulagement. Il faut dire qu'il passait par des temps difficiles: sa méfiance envers quelques-uns de ses conseillers et généraux était devenue grande, et, plus généralement, il hésitait à accorder sa confiance à ceux dont il n'était pas sûr à cent pour cent de la loyauté, au point de jeter le trouble sur tous les débats et les conseils militaires.

Il fallait que cela cesse! Bien sûr, il ne suffisait pas de dire cela, ce qu'il fallait, c'était agir. Et les circonstances actuelles avaient rendu toute action difficile...

- Comme vous le savez peut-être, je suis privé d'une grande partie des membres de ma Maison. Voilà presque deux ans que je n'ai plus de nouvelles de Murin, sans doute pris en otage bien que nulle rançon n'ait été demandée, non plus que de Dràr parti à sa recherche. De Kofur je n'ai que des nouvelles lointaines et insignifiantes, des rumeurs incertaines. Je l'avais envoyé chez Asthrabal, le marchand de Lossarnach en Gondor, mais il n'est point revenu. Certains disent l'avoir aperçu en compagnie d'Elfes, mais quand on leur demande où, les versions divergent. Frehïn et Fréor, eux, je sais où ils se trouvent. En Erebor, royaume auquel ils ont toujours été très attaché... et qui sait dans quel état d'esprit ils sont lorsque j'ai fermé la Porte Est aux émigrants du Mont Solitaire. Et d'Ibun, j'ai perdu toute trace depuis que je l'ai envoyé en mission à Tronjheim.

Le récit de ces tristes évènements renfrogna un peu le Seigneur Croix-de-Fer. Son visage devint plus terne et ses traits s'amplifièrent. Ses yeux trahissaient son sentiment de frustration et d'abandon, bien que sa fièrté et sa dignité ne l'eussent pas quitté. Il conclut ainsi cette sombre énumération:

- Vous voyez que je suis bien seul à présent. Mon règne avait débuté à merveille, tout marchait comme sur des roulettes, le mithril était extrait, nos victoires militaires étaient chantées en multiples louanges, mais toute bonne chose à une fin. Je ne suis pourtant pas tout à fait seul: Bahïn, Oïn, et Thörn sont toujours présents à mes côtés. Et puis il y a ma mère, Drìs, revenue du Nord il y a quelques temps déjà. Et le vieux Gamil, un humain de confiance revenu avec elle. Mon cousin Mohrnar est aussi de ceux auxquels j'ai une entière confiance. Ces six composèrent alors la Brigade des Fidèles, et j'en engageait un septième plus récemment. Ils sont braves, loyaux, courageux, mais sans moyens d'infiltration, leur tâche ne peut être accomplie correctement...

Le discours du fils de Trehod était long, et peut-être fastidieux, mais il se devait de mettre les choses au clair avant de décider des actions à entreprendre. Tôrhun était à présent au courant des difficultés qu'avait rencontré Hadhod par le passé, et de celles qu'il rencontrait toujours, ainsi il pourrait mieux l'aider.

- C'est pour cela que j'ai besoin de vous, et de votre clan qui est très secret et passe inaperçu sous le couvert de l'extraction du charbon. Je vous remercie donc infiniment de votre réponse positive, et je ne l'oublierai pas. Maintenant, parlons plus concrètement. Je connais très peu de choses sur vos gens, que ce soit à cause de leur grande discrétion ou des soucis qui encombrent mon esprit. Combien sont-ils sous vos ordres? Comment est organisé le Krammkarn? Avez-vous une entière confiance en chacun de ceux qui le composent? Autant de questions auxquelles j'aimerais que vous me répondiez très sincèrement, comme vous l'avez toujours fait depuis toutes ces années d'amitié.

Tôrhun fronça les sourcils en écoutant le discours de son ami et souverain. Cela faisait beaucoup de disparitions, et qui concernaient des proches du Roi. Ce ne pouvait être une simple coincidence. Il lui faudrait découvrir ce qui se passait, et qui pouvait ainsi démembrer la Croix-de-Fer.

Mais avant cela, Tôrhun devait en dévoiler plus sur son clan, qui avait bien souvent servi le Roi, mais dont celui-ci ne savait que très peu de choses. En effet, Hadhod n'avait jamais été en contact direct qu'avec Tôrhun, celui-ci préférant garder sous silence certaines parties de son organisation. Et il devrait le faire une nouvelle fois, car certaines activités des Krammkarn ne devait pas parvenir aux oreilles du fils de Tréhod. Ainsi lui répondrait-il, mais pas dans une absolue franchise. Un mensonge par ommission pourait-on dire. Cependant, Tôrhun restait loyal envers le Seigneur de Khazad-Dum, c'est pourquoi il lui annonça :

"Seigneur, je vais vous révéler certains détails sur mon clan, mais sachez que certaines informations vous resteront cachées. Non par manque de confiance ou de respect, comprenez le bien, simplement, pour rester efficace, les Krammkarn doivent garder certains de leurs secrets."

Tôrhun savait que Hadhod comprendrait. Cela ne lui ferait probablement, et même certainement pas plaisir, car les Nains sont orgueilleux et il ne dérogeait pas à la règle. Mais il était habitué aux méandres de la politique et de ses zones d'ombres. Il saurait que ces dissimulations n'étaient pas pour lui nuire, bien au contraire. Le vieil ami du Roi s'attela ensuite à son discours.

"Bien que vous ne connaissiez que moi, sachez que le Clan Krammkarn comporte de nombreux Nains qui ont tous un jour agit pour votre service. Vous ne les connaissez pas, certains d'entre eux ne vous ont même jamais vu, mais ils se tueraient pour vous. Cela fait plusieurs dizaines d'années que ce clan est formé, et il compte aujourd'hui 43 membres très précisemment. Si j'ai confiance en eux? Sachez, Seigneur, que la plupart de ces Nains sont de ma propre famille, ou bien de très vieux amis, à qui je confierais ma vie, ma famille et mon trésor sans la moindre petite hésitation. Quand à savoir si vous pouvez avoir confiance en eux, et bien, vous apprendrez que tous vous ont juré fidélité, au nom de leur sang et de leur peuple. J'ai procédé moi-même à de nombreux tests psychologiques sur chacun d'entre eux -je ne dévoile pas mes secrets à n'importe qui- et je puis affirmer sans la moindre hésitation que leur loyauté envers vous n'a rien à envier à la mienne."

Tôrhun avait bien insisté sur cet aspect du clan Krammkarn. Il avait senti son ami quelque peu désemparé par les nombreuses pertes qu'il avait subit. Il ne serait pas faché d'apprendre que de nombreux autres fidèles se tenaient toujours prêts à le servir.

"Quand à l'organisation des Krammkarn, sachez que tous ne vivent pas ici, à Cavenain. Comme vous le savez, ma "société de production de charbon" est principalement basée dans les Montagnes Bleues, et, à Khazad-Dum, il n'y a qu'un bureau et une coopérative de distribution. Cela me permet de laisser mes Nains à l'écart et de ne les envoyer ici qu'avec parcimonie, ce qui leur évite de se faire remarquer. Le bureau et la coopérative, vous savez où ils se trouvent. Quand à mon domaine en Ered Luin, il se constitue d'une mine, dont les travailleurs n'ont aucune idée des agissements du clan, et du soit-disant siège, où nous nous réunissons."

Tôrhun fit une pause pour boire une gorgée dans la chope qu'un des serviteurs de Hadhod lui avait apporté.

"C'est là que je leur donne leurs ordres de mission. Pour limiter au maximum les intermédiaires, je leur expose moi-même leur tâche, et entend leurs rapports et compte-rendus personnellement. Je viens parfois ici pour rencontrer ceux de mes gens qui restent continuellement à Cavenain. Ceux là ont des missions plus complexes et plus longues, ce qui nécessite moins de rapports et me permet de rester la plupart du temps dans les Montagnes Bleues. J'évite autant que faire se peut les messages transmis, et préfère que mes Nains se déplacent eux-même, quand ce n'est pas moi le fait. Je n'ai ainsi jamais eu de fuites."

Une autre gorgée de bière. Il en avait terminé.

"C'est tout ce que je peux vous dire sur l'organisation des Krammkarn. Le reste ne vous serait sans doute d'aucune utilité... Un dernier détail toutefois. Mon fils Rômrhun, que vous vous rappelez peut-être, n'est pas au courant des agissements secrets du Clan. Je n'ai pas voulu le mêler à ça. Il doit choisir sa voie lui-même, sans être obligé de suivre celle que j'ai emprunté. Il a d'ailleurs décidé de découvrir le monde, et est parti en voyage quelques jours avant que vous ne me demandiez de vous rejoindre. Si jamais il arrivait ici, je vous serais gré de ne rien lui dévoiler."

- Très bien. Très bien. Voyez-vous, même si vous me cachez des choses sur votre clan, vous avez l'honnêteté de me l'avouer, et c'est cela qui compte pour moi. Je comprends tout à fait qu'une organisation aussi secrète que la vôtre doive prendre des précautions pour conserver son anonymat, et ce même auprès du seigneur qu'elle sert. Je n'aurai nullement besoin d'une présentation de vos effectifs, non plus que je n'exigerai de serment de l'un d'entre eux. Votre parole me suffit.

Le fils de Trehod se leva alors de son siège et se mit à faire les cent pas de façon énergique autour de Tôrhun, comme s'il ne tenait plus en place. Son ami venait de lui livrer une bonne dose d'informations, et il les digérait, les analysait, comprenant que le Nain en face de lui n'était pas le chef d'une petite confrérie d'apparat, mais bien d'un groupe organisé, efficace, professionnel. L'espoir venait de rejaillir en son cœur comme une source longtemps tarie qui coule de nouveau.

Et tout en arpentant la pièce, Hadhod songeait à la conduite à tenir à présent, aux opportunités qui s'offraient à lui. Il serait enfin informé de ce qui se passait vraiment dans son royaume. Tandis que l'éclat dans ses yeux devenait de plus en plus brillant, il se parlait comme à lui-même, mais assez fort pour que ses paroles soient audibles de tous, et notamment du père de Rômrhun...

- Ce qu'il faut, c'est une collaboration entre nos deux corporations. Sans le Krammkarn, la Brigade des Fidèles était trop visible. Mais sans la brigade, le Krammkarn ne peut entrer dans tous les lieux importants. La connaissance des uns servira aux autres, et vice-versa.

Il tourna d'un geste brusque de la tête son regard vers son interlocuteur, faisant au passage virevolter les tresses de sa barbe et de ses cheveux:

- Bien sûr, je comprendrais très bien que vous ne vouliez pas trop mêler vos gens aux miens, dans votre éternel - mais justifié - souci de discrétion. Néanmoins, je pense envoyer au moins un membre de la brigade en collaboration avec le Krammkarn. Celui que j'ai engagé en dernier. Romo Coeur d'Acier. Je crois que nul ne l'a encore remarqué comme étant en étroite connivence avec moi: il n'est pas mon parent, il n'est pas de la Croix-de-Fer, il n'est pas arrivé à Khazad-dûm depuis très longtemps. En bref, il a toutes les conditions pour passer inaperçu, vous n'avez donc aucun risque de vous faire démasquer à cause de lui. J'ajouterai aussi qu'étant un Garde du Khazad, il connaît fort bien la cité, et est au courant des mots de passe de certaines casernes et d'autres endroits de ce genre.

Le Seigneur de la Moria força ses pieds à s'arrêter et attendit patiemment de connaître le point de vue de son vis-à-vis.

Tôrhun réfléchit. Travailler avec un autre ne lui disais rien qui vaille. Il n'avait jamais agit de cette façon. D'autant plus que celui avec qui il devrait collaborer était également un proche de Hadhod, et par conséquent son égal. Lui qui avait toujours été son propre chef (et le chef de ses troupes) devrait concéder quelques décisions à ce Romo Coeur d'Acier.

"Seigneur Hadhod, pour tout vous dire, cette proposition ne m'enchante guère. J'ai toujours agit seul, ou du moins mon clan l'a toujours fait. Cependant, je comprends aisément votre intérêt en une collaboration entre nos deux groupes. C'est pourquoi j'accepte votre décision, à une condition toutefois: j'écouterais tous les avis, les conseils et les suggestions de ce Romo, mais je veux que la décision finale concernant toutes nos actions m'appartienne. Est-ce possible?"

C'était peut-être en demander beaucoup à un Nain de la trempe de Hadhod. Après tout, s'il voulait faire collaborer un de ses proches avec le Clan Krammkarn, s'était sans doute aussi pour pouvoir garder un contrôle sur les opérations. Mais Tôrhun devait prendre ce risque. Il ne pouvait se permettre de voir ses actions contrer par un autre, même si celui-ci avait la confiance du Seigneur de la Moria.

"Je tiens également à vous précisez que, si cette collaboration s'opérait, je pense que vous avez choisit celui qu'il nous fallait. L'armée est le seul corps que mon clan n'a pas encore infiltré, car les contrôles sont nombreux et très poussés. Ce n'est pas comme dans les Montagnes Bleues, où ils embauchent de force le premier imbécile venu."

Tôrhun ne savait pas qu'à ce moment, son fils s'était déjà fait avoir par le Seigneur Ghomenar et avait été enrôlé malgré lui dans les troupes de Tronjheim.

"Si nous sommes d'accord, peut-être pouvons nous aborder le sujet de notre première mission..."

"Oui je suis d'accord. Parlons de cette mission." dit une voix grave dans l'ombre.

Hadhod et Tôrhun se retournèrent et purent voir un Nain de carrure large dans l'emcablure de la porte. Il s'agissait de Romo Coeur-d'Acier, fils de Bomo de Nogrod. Ses yeux étaient rivés sur le fils de Trehod et le Nain avec qui il parlait, il s'avança alors d'un pas sûr et arrivé à deux mètres des deux protagonistes, il les salua.

"J'ai cru comprendre que l'on parlait de moi, ici." continua Romo sur un ton légèrement ironique.

Il savait pertinemment que la situation en Moria était déplorable et depuis quelques cycles, le comportement de Romo avait changé. Trois ans auparavant, son plus grand ami Salfalur fut touché par une flèche gobeline ; il s'éteignit quelques semaines après, et il souffra de fièvre aigüe et de quintes de toux terribles. Pendant tout ce temps, Romo resta à son chevet et lorsque la flamme de vie quitta Salfalur, il resta seul, sans parler durant deux semaines.

Après cela, sa rage envers les ennemis des Nains s'était agrandie et il était devenu plus sombre qu'avant. Toutefois sa fidélité envers Hadhod n'en avait pas été victime et il demeura en Khazad-dûm pour servir du mieux qu'il put son vieil ami. Lorsque le Seigneur de la Moria lui avait proposé d'entrer dans la très secrète Brigade des Fidèles, Romo avait accepté sans réfléchir car il voulait ramener la prospérité d'antan dans les Mines.

N'étant pas de noble lignée, nul ne pouvait soupçonner Romo d'être un Agent pour Hadhod. C'est ainsi qu'il put travailler dans l'ombre, en solitaire car c'est dans la solitude qu'il se sentait le mieux depuis la mort de Salfalur...

Dès qu'il entendit les paroles du nouveau venu, Hadhod sut qui les avaient proféré. Non pas que Romo eut un timbre de voix particulièrement reconnaissable ou insolite, mais simplement parce qu'il était la seule personne que les deux gardes de la salle ait eu pour directive de laisser passer. Brön et Hurdïn avaient reçu des ordres précis un peu plus tôt dans l'après-midi, et ils n'étaient pas du genre à les enfreindre.

- Nous parlions en effet de toi, Romo.

Si le Seigneur de Cavenain tutoyait celui qui venait d'entrer, c'était tout simplement à cause de l'âge de leur amitié. En fait, Hadhod connaissait Romo depuis le temps où il logeait encore en Erebor, dans le mont solitaire, alors qu'il n'avait rencontré Tôrhun qu'après son arrivée en Moria. Mais ce dernier n'avait pas à en être jaloux, car la confiance qu'accordait le fils de Trehod à ses deux compagnons était la même. Simplement, il faut longtemps pour qu'un Nain abandonne le vouvoiement...

Mais tout cela n'avait que peu d'importance. Seul leur projet commun était important. Il reprit:

- Nous parlions du projet Krammkarn, et de la possibilité que tu fasse équipe avec le clan de Tôrhun, comme je te l'avais dit l'autre jour. Je viens d'avoir l'accord de la personne concernée, tout est donc réglé! Sauf peut-être, simplement un petit détail... sans grande importance pourrait-on dire...

La voix de Hadhod trahit sa gêne grandissante. Tout n'allait pas bien, il y avait encore un point à définir:

- Simplement, voilà, puisque tu vas faire équipe avec le Krammkarn, collaborer avec eux, les conseiller et tout cela, et que c'est déjà un grand privilège... Tôrhun voudrait prendre les décisions lui-même dans les diverses situations auxquelles vous serez confrontés.

Voilà c'était dit. Voulant à tout prix éviter que le débat tourne mal entre les deux intéressés, le fils de Drìs tenta d'enchaîner rapidement sur la première mission:

- Alors, justement, votre première tâche sera de vous rendre au Conseil de la Vie Minière et Militaire. Seront présents les différentes corporations de mineurs et les chefs militaires qui assurent leur sécurité dans les galeries, pour leur réunion annuelle. Vous pourrez y glaner quelques informations importantes, je gage, car les langues devraient se délier.

Les deux autres allaient-ils finalement reporter leur attention sur la mission, ou entrer dans le débat concernant le "chef" de l'organisation?

Ainsi, voilà ce fameux Romo... C'est ce que se dit Tôrhun en constatant qu'un Nain les avait rejoints. Sa barbe était aussi blanche que la sienne, et il était de petite taille, tout comme lui. Un trait qu'il avait même transmis à son fils (qui était même encore plus petit, un vrai Nain nain). D'apparence, les deux futurs collaborateurs se ressemblaient donc beaucoup. Tôrhun espérait qu'ils allaient également pouvoir s'accorder dans leurs idées. C'est pourquoi il décida de prendre les devants.

"Brave Romo," dit-il en s'inclinant, "permettez-moi de me présenter. Je me nomme Tôrhun, fils de Môrhun, et je dirige le Clan Krammkarn. Comme vous l'a dit notre ami commun Hadhod, j'aimerais que lors de notre collaboration, je sois celui qui prenne la décision finale concernant les opérations de mon clan. N'y voyez pas une quelconque offense à votre égard, cependant, j'ai toujours fonctionné ainsi et ai obtenu d'excellents résultats. C'est pourquoi je ne voudrais pas gripper la machine, et souhaiterais continuer selon mes méthodes. Mais rassurez-vous, je ne suis pas un chef autocrate, j'écoute tous les avis que l'on me donne et en suis un grand nombre. C'est la raison pour laquelle je vous demanderais de me parler en toute franchise selon vos idées, qui j'en suis sur seront bénéfiques à notre cause. Je tacherais autant que possible de réaliser les actions que vous jugerez nécessaires, afin que notre collaboration s'épanouisse et donne de très bon fruits. Sachez toutefois que je suis d'un naturel méfiant, tout comme mes gens, ne soyez donc pas choqué si certains d'entre eux ne se montrent pas d'emblée amical envers vous. Mais n'ayez crainte, quelques soient mes ordres, ils les suivront à la lettre, dussent-ils en mourir."

Tôrhun arrêta de parler, s'inclina une nouvelle fois en signe de respect, et attendit la réponse de Romo.

Romo écouta attentivement les paroles de Tôrhun mais ne put s'empêcher de grimacer à plusieurs reprises. Certains des points que lui imposait ce Nain ne l'enchantaient guère, aussi répondit-il cela :

"Et bien prenez-les vos décisions finales, peu m'importe. Vous inquiétez pas, je ne me gênerai pas pour vous donner mon point de vue ! Je n'ai pas l'intention d'être votre larbin, Tôrhun."

Au moins les choses étaient claires, Romo ne faciliterait pas les choses au Krammkarn et à Hadhod, par conséquent. Son caractère rustre faisait ici montre de tous ses recoins. Le Nain était clair.

"Tant que l'on règle tous ces problèmes en Moria au plus vite, je ferai comme Hadhod le demande mais pas plus. Je dois dire que collaborer avec des Nains si vicieux et si secrets ne m'enchante pas. Après tout que savons-nous de vous, hein ?! Vous restez cachés et ne dites rien à personne. Les fils d'Aulë devraient être toujours francs entre eux et ne pas se cacher de leurs semblables comme vous."

Croisant les bras, le Nain quelque peu respectueux des vieilles traditions déballait ses quatre vérités à ce Tôrhun, sans mâcher ses mots. Pourtant, ils devraient faire équipe...

Aie! Ce Nain était orgueilleux, la tache serait donc plus compliquée que prévu. Tôrhun ne voulait pas envenimer la situation -il ne recherchait jamais le conflit et faisait bien souvent des concessions pour arrêter une confrontation- mais les dernières paroles de Romo lui arrachèrent un sourire narquois.

"Les fils d'Aulë devraient toujours être francs entre eux? Dites-moi Romo, la mission de la Brigade des Fidèles n'est-elle pas de s'infiltrer parmi les Nains afin de récolter des informations pour notre Seigneur? C'est exactement ma mission. Vous êtes aussi vicieux et secret que moi. Alors s'il vous plait, n'essayez pas de me faire croire que ce que je fais vous répugne, nous ne sommes pas différents. Ah si, il y a une différence entre nous. Vous agissez seul, tandis que j'ai tout un clan sous mes ordres, un clan que j'ai juré de protéger, comme j'ai juré de servir Hadhod. Veuillez donc me pardonnez si je veux assurer la survie de mon clan en faisant ce qui lui a toujours réussi, le diriger seul."

Voilà c'était fait. Tôrhun avait dit sa façon de penser à ce Romo. Il respira profondément pour se calmer, car il savait que les discussions n'avanceraient jamais si les deux étaient énervés.

"Mais ne vous méprenez pas sur mes intentions. Vous ne serez jamais mon larbin comme vous dites. Je n'aurais pas la prétention de vous dicter votre conduite ou de vous donner des ordres. Tout ce que j'espère, c'est que vous m'aiderez dans ma tache en usant de vos liens dans l'armée. Si j'ai bien compris, mon Clan ne fait que remplacer la Brigade des Fidèles, trop découverte, dans sa tache. La votre ne sera donc pas différente de celle que vous exécutiez auparavant. La seule différence, c'est que vos alliés sont maintenant les Krammkarn."

Tôrhun dit cela en prenant son ton le plus conciliable possible. Il ne voulait pas froisser son nouvel allié, d'autant plus que celui-ci aurait un rôle capital à jouer dans leur mission.

Aux premières paroles de Tôrhun, Romo avait serré ses poings et était à deux doigts de lui sauter dessus pour le frapper. Mais ce qui dit ensuite le Nain calma quelque peu les ardeurs de Romo. Le Coeur-d'Acier inspira puis redevint calme.

"Soit. Je ne dirais plus rien qui puisse dégrader nos relations."

Le fils de Bomo avait l'habitude d'être calmé par Salfalur jadis mais aujourd'hui qu'il était sans son cousin, il avait du mal à se retenir, la situation actuelle en était le parfait exemple.

Après un court silence, l'ami de Hadhod reprit de plus belle.

"Bon alors si j'ai bien compris, nous allons devoir assister à une réunion regroupant les différentes corporations de mineurs ? Mais certains vont se demander pourquoi Tôrhun y assiste. Pour moi, ça ira puisque j'ai déjà défendu des convois plusieurs fois dont l'expédition du forgeron Flosi, il y a cinq ans..., le Nain s'arrêta en pleine phrase avant de terminer, ... avec mon cousin."

Attendant une réponse de ses deux interlocuteurs, Romo baissa la tête afin que nul ne puisse voir une larme couler sur sa joue rugueuse avant de disparaitre dans sa barbe.

Tôrhun fut étonné des questions de Romo. Ne lui avait-on rien dit sur les Krammkarn? Il jeta un coup d'oeil interrogateur à Hadhod, puis répondit lui-même à Coeur d'Acier.

"Je vois que vous semblez peu connaitre mon Clan. Sans doute vous a-t-on mal informé. Officiellement, je suis le plus gros producteur de charbon des Montagnes Bleues. Je le suis effectivement, car je dirige une mine très prospère, ce qui me donne une très bonne connaissance du milieu de l'exploitation des sous-sols. Rassurez vous donc, je ne trahirais pas notre couverture."

Hésitant, Tôrhun regarda une nouvelle fois Hadhod, et continua.

"Je pense qu'il serait bon que vous connaissiez les agissements du Clan Krammkarn afin de faciliter notre mission. Donc, si vous avez la moindre question sur moi ou mes gens, n'hésitez surtout pas. Je ne peux vous promettre de répondre à tous, mais je veillerais à vous éclairer dans la mesure du possible. Et peut-être consentirez-vous à me rendre la pareille, si cela ne vous dérange point."

Puis, il finit son discours en s'adressant à Hadhod.

"Cette réunion me semble en effet un excellent point de départ pour notre mission. Je connais personnellement bon nombre des exploitants qui seront présents, et Romo pourra se mêler aux militaires. Ce qu'il nous faut savoir à présent, ce sont les noms de ceux que vous souhaiteriez surveiller en priorité. J'imagine que certaines personnes vous inquiètent plus particulièrement. Donnez simplement leurs noms, nous nous débrouillerons ensuite."

- Maître Tôrhun, si Romo connaît, comme vous le dites, bien peu de votre clan, sachez en tout cas que vous ne savez pas tout sur la Brigade. Elle n'a pas été remplacé par le Krammkarn, , et même ses membres trop repérables continuent d'être fort utiles. En vérité, elle est devenue, au fil du temps, davantage un moyen de dissuasion qu'une source d'informations secrètes. Seul Romo a continué sur cette voix, toujours aidé par les six autres, mais ceux-ci agissant à distance plus sûre du terrain et du risque. Ainsi, le Krammkarn a peut-être repris le but premier des Fidèles, mais il ne l'a pas remplacé. J'ai besoin de l'un et l'autre, à présent, et pour des utilisations différentes. Mais ne parlons plus de ceci.

Hadhod réfléchissait à présent à la mission proprement dite, et à la demande de Tôrhun. Des noms. Il voulait des noms. Le seigneur de Moria n'eut pas à se creuser la cervelle, il avait suffisamment médité, conjecturé, retourné tout cela dans sa tête ces derniers mois.

- Dalin Balrim, déclara-t-il après un bref instant de suspens. Le vassal dont je me méfie le plus. Il sera le plus élevé hiérarchiquement de cette réunion, car il est l'un des seigneurs qui sont venus ici me prêter serment, mais je me suis toujours demandé si ses cheveux roux ne cachaient pas des idées tortueuses. Thorik, le Maître des Runes: il est descendant de Durin en ligne droite, et peut prétendre de droit au trône d'Erebor. J'ai toujours eu confiance en lui, mais qui sait s'il n'a pas lorgné avec avidité le trône de Khazad-dûm ces derniers temps... Il ne sera, par contre, présent qu'en début de conseil, le pré-conseil comme nous l'appelons, pour discourir, laissant ensuite la place aux militaires et mineurs proprement dits. Gagan, un caporal des gardes du Khazad qui se montre très influent sur les autres, de par sa faculté d'élocution et son charisme.

Ce serait tout pour cette fois. A l'avenir, il y aurait sans doute d'autres missions, plus ciblées sur tel ou tel personne. D'ailleurs, tous ceux que Hadhod redoutait n'étaient pas forcément présents à ce conseil.

- Bien sûr, ajouta-t-il, d'autres que ceux que j'ai mentionnés peuvent avoir des choses à me cacher. Il faudra ouvrir l'œil et tendre l'oreille!