Silence et Obscurité

Une semaine plus tôt, la troisième compagnie d'archers Nains était envoyée à l'Ouest, quittant les murs et la sécurité de la Cité de Khazad-dûm. But: surveiller l'activité des Gobelins dans ce secteur, en vue de divers projets touchant principalement au domaine de la ferronnerie et du minage. Il étaient trente-huit à partir: un Lieutenant, son Caporal, et leur trente-six subordonnés. Mais cette mission banale n'allait pas se dérouler comme prévu...

En plein après-midi, alors que le Conseil de la Vie Minière et Militaire venait tout juste de se terminer brusquement et avant l'heure - mais cela relève d'une autre histoire - un grand fracas se fit entendre, provenant de l'Ouest: martèlement de pas lourds, cliquetis d'armures, souffles rauques... Point de doute, un groupe d'individu approchait à la course!

Ce fut Zîn qui en premier les aperçut. Marchand à Cavenain, il furetait dans les couloirs de la ville, profitant du rare temps libre qu'il s'accordait chaque jour. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit arriver en trombe une compagnie d'archers, grands et forts - lui-même était plutôt petit et chétif, même pour un Nain. Il se demanda pourquoi ces gaillards couraient comme cela, mais n'eut pas à poser la question. En effet, un guerrier s'avança, haletant, et s'adressa avec précipitation à Zîn tout en reprenant son souffle:

"Je suis... dit-il, le lieutenant de la troisième compagnie d'archers... que Hadhod a envoyé... voilà une petite dizaine de jours, en reconnaissance. L'un des nôtres a disparu! Il s'est sûrement fait kidnappé! Allez vite alerter notre Seigneur!"

Ce que Zîn alla faire tout de suite, quoique il en fut fort embêté. Entrant en urgence dans la Salle de la Confrérie, il ne trouva pas Hadhod, mais d'autres membres de la Maison de la Croix-de-Fer. L'un d'eux, Bahïn, apprenant cette nouvelle, se précipita au-dehors et, légèrement paniqué malgré son expérience, héla quiconque voulait l'entendre dans les corridors, à grands cris de:

- Il nous faut deux éclaireurs! En urgence! La vie d'un des nôtres est en jeu!

Il comptait bien gagner du temps en trouvant des volontaires, plutôt que de parcourir tout le chemin jusqu'aux casernes ou aux salles de conseil. Mais réussirait-il à tomber sur la bonne personne, cela restait à voir...

L'après-midi était déjà entamé lorsque Kadagan revint avec sa commande chez lui. Il avait un nouvel équipement reluisant et bien décoré, mais pas d'affectation. Deux semaines d'ennui sans temps libre en perspective. Mais Kadagan avait une connaissance dans la ville (un ancien soldat de sa compagnie) qui avait été mutée en garde. Il alla donc à sa rencontre, son statut assurant aux soldats de ne pas avoir d'ennuis, et s'engagea dans une conversation assez anodine avec le nain qui souffrait d'un ennui égal au sien.

Cette position lui permit d'entendre d'abord, de loin, l'arrivée de la compagnie, puis un peu après les pas de course d'un petit nain. Celui-ci traversa la salle et arriva immédiatement à la porte, sans un mot pour le garde ou le capitaine, et il entra immédiatement dans la salle de conseil, malgré le cri d'outrage des deux khazads. Comme il n'avait aucune raison évidente d'entrer (même un messager donnait deux ou trois mots aux gardes), les deux nains le suivirent.

Comme le capitaine allait saisir le nain avec la ferme intention de le jeter hors de la salle, celui-ci commença à parler rapidement et de façon légèrement chaotique. Ce qu'en comprit Kadagan l'ébahis, puis le paniqua. Il allait de nouveau réagir, mais fut devancé par un des membres de la maison de la Croix-de-Fer, qui sortit de la salle et lança une annonce à la cantonnade.

- Il nous faut deux éclaireurs! En urgence! La vie d'un des nôtres est en jeu!

Kadagan réagit sur un coup de tête typiquement nain, c'est-à-dire le rentre dedans.

-Moi, dit-il, je peux y aller!

Il s'était dressé et bombait le torse, et sa voie s'était répercutée dans tout le hall. Il sentit bien des regards se poser sur lui.

Bahïn fut agréablement surpris d'entendre quelqu'un répondre à sa requête. Et quelle personne! Le capitaine Kadagan lui-même se proposait pour cette mission d'aide, périlleuse et délicate, et c'était tout à son honneur. Bahïn savait qu'il pouvait compter sur l'officier, aussi accepta-t-il tout de suite:

- Très bien, capitaine Kadagan, vous serez de ceux qui partiront! Restez auprès de moi pour l'instant, pendant que je trouve quelqu'un pour vous accompagner. C'est un volontaire que je veux! Inutile de demander à telle ou telle corporation d'armée: ce qu'il nous faudrait, ce serait un espion, comme disent les humains, mais nous n'en avons point.

Et il recommença à héler les personnes qui étaient à portée de voix:

- Il nous faut un dernier volontaire, militaire de métier ou non, quelqu'un qui ait l'âme de se faufiler chez nos ennemis, quelqu'un à qui la vie d'un compatriote compte!

À la surprise de tous, une petite voix, faible et timide, s'éleva de la Salle de la Confrérie, disant:

"Moi, je veux bien le faire..."

C'était Zîn, le marchand. Peut-être regretta-t-il tout de suite cette envolée soudaine, peut-être regretterait-il bien des fois d'avoir parlé en cet instant, mais il l'avait pourtant fait. En entendant parler de la vie d'un compatriote, cela avait été plus fort que lui: il voulait aider, il souhaitait se rendre utile. Bahïn, lui, ne fut pas moins surpris que les autres. Regardant à deux fois le petit Zîn pour voir si ses yeux ne le trompaient pas, il hésita un instant, mais sourit ensuite au marchand tout en s'adressant à lui:

- Eh bien, monsieur Zîn, qu'il en soit ainsi. Vous n'êtes pas le plus illustre, ni le plus fort, mais sans nul doute le plus dévoué. Et pour une telle mission, il n'est ni besoin de force, mais plutôt de dévotion, justement, ainsi que de discrétion, et vous semblez avoir l'un et l'autre.

Les deux compères d'aventure, Zîn et Kadagan, furent amenés devant les membres de la Croix-de-Fer présents: en plus de Bahïn se trouvaient Thörn et le vieil Oïn III. Mais avant de leur expliquer en détail le plan et la tâche à accomplir, ils leur demandèrent:

- Êtes-vous prêts à partir affronter le danger ensemble? Je ne crois pas que vous ne vous connaissiez bien avant aujourd'hui, mais il sera indispensable d'avoir une bonne coopération, sans quoi ce sera l'échec. Ici, vous serez égaux: un marchand n'est pas sous les ordres d'un capitaine, ne faisant pas partie de l'armée. Suis-je bien clair, Kadagan? Ah oui, aussi, pour cette tâche, une très bonne connaissance de la géographie des mines est requise; pensez-vous posséder cette qualité?

#Bahïn

Kadagan se plaça aux cotés de Bahïn, suivant les instructions de son aîné. Immédiatement, le membre du conseil chercha un autre volontaire, et là, ce fut l'étonnement général. Zîn, le nain qui avait donné "l'alarme", s'était porté volontaire. La plupart des Khazads présents se turent quelques secondes pour observer le frêle nain qui avait pris la parole, lui qui n'avait peut-être jamais pris d'armes dans ses mains, lui qui était le plus petit et maigre de la salle. Le capitaine eu le bon sens de ne pas afficher une bouche bée, mais il l'aurait fait et longtemps dans n'importe qu'elle autre situation.

Bahïn ne sembla pas trop se démonter par l'apparence du volontaire, et lui assura qu'il ne serait pas de trop dans la mission. Kadagan ne put s'empêcher de se demander si son aîné le faisait plus par pitié du petit nain que par intérêt pour la mission.

Le capitaine et son compagnons furent amenés devant quelques membres de la Maison d'Hadhod. Étaient présents Thörn, un vieux nain du nom d'Oïn III, et évidemment Bahïn, qui avait réagi si vite à la nouvelle. Ils posèrent ensemble quelques questions.

- Êtes-vous prêts à partir affronter le danger ensemble? Je ne crois pas que vous ne vous connaissiez bien avant aujourd'hui, mais il sera indispensable d'avoir une bonne coopération, sans quoi ce sera l'échec. Ici, vous serez égaux: un marchand n'est pas sous les ordres d'un capitaine, ne faisant pas partie de l'armée. Suis-je bien clair, Kadagan? Ah oui, aussi, pour cette tâche, une très bonne connaissance de la géographie des mines est requise; pensez-vous posséder cette qualité?

Le capitaine répondit en parlant lentement, choisissant ses mots avec soin.

Je comprends parfaitement, dit-il, et je suis prêt à aller dans les territoires gobelins. Je connais bien une des entrées de ces endroits, et à deux nous pourrons passer par un couloir anexe pour traverser les postes de garde. Plus loin, cependant, j'ai des doutes... Le fonctionnement et la géographie des mines est extrêmement complexe, et nous ne savons pas vraiment par où chercher.

De plus, il me faudra quelques minutes pour me préparer; je ne peux pas aller dans les mines avec cette armure. Cependant, avant toute chose, exposez-nous vos plans.

Non, si Bahïn avait accepté la présence de Zîn pour cette périlleuse mission, ce n'était nullement par pitié ou pour lui faire plaisir. D'ailleurs, s'il avait réellement eu pitié du marchand, il l'aurait renvoyé dans sa boutique confectionner ses gants et autres accessoires, et vendre ses produits; pas dans les galeries des Gobelins. Non, si Bahïn avait choisi celui-ci, c'était parce qu'un curieux pressentiment, aussi inexplicable que soudain, avait orienté son choix comme un instinct. Et le membre respecté de la Croix-de-Fer se trompait rarement.

Ce fut Oïn qui réagit aux paroles de Kadagan. Le plus vieux et le plus sage, il savait bon nombre de choses que les autres ignoraient, et tous se fiaient à ses conseils quand il en prodiguait...

- Il est fort probable qu'aucun d'entre nous ne connaisse exactement la physionomie des mines et l'agencement des galeries dans la partie Nord des mines, qui est sous domination gobeline. Comment le pourrions-nous? Le doyen des Nains qui vivent aujourd'hui dans notre Cité ne pourrait se vanter d'avoir visité ces lieux sombres et reculés, pour la simple et bonne raison que, même dans sa jeunesse, notre peuple n'avait pas recouvré l'ensemble de la grande Moria. Il existe des cartes, tracées il y a longtemps, qui décrivent les galeries septentrionales avec plus ou moins de précision, mais elles ne seraient pas de grande utilité: ces créatures à la peau verte ont dû modifier, agrandir cet endroit, boucher certains couloirs, creusé d'autres... Non, lorsque vous serez arrivés aux limites du Royaume de Hadhod, lorsque vous vous trouverez au seuil de leur territoire, vous ne saurez pas à quoi vous attendre.

Cela n'était guère réjouissant, mais sans doute fort réaliste, et vrai. Le vieux Nain ne s'arrêta pas là:

- Lorsque Bahïn exige que vous connaissiez la géographie des mines, il entend par là que vous ayez un bon sens de l'orientation, et que vous sachiez pénétrer dans leur domaine... ce que vous semblez affirmer, Kadagan. Une information capitale cependant: la disparition à eu lieu alors que la compagnie campait au Croisement des Trois Portes. Après, nous ne pouvons plus vous aider. Nous nous fions à votre débrouillardise, à votre détermination, et aussi à votre chance, à tous les deux, pour repérer cet archer du nom de Fenback sans vous faire repérer. Si vous réussissez, revenu en hâte, mais discrètement, et décrivez-nous du mieux possible où il se situe, comment il est gardé, etc... L'armée fera ce qu'elle pourra pour le libérer. Vous partirez tout de suite après vous être préparé.

Les réponses de Zîn aux questions posées un peu plus tôt par Bahïn furent les suivantes: il aimait assez l'idée d'être sur le même pied d'égalité que Kadagan, et, bien qu'il appréhendât un peu - voire beaucoup - de faire ce qu'il avait à faire, il lui plaisait de coopérer avec son nouvel équipier. Quand à la géographie, il répondit que, bien qu'aujourd'hui il mène une vie tranquille, il fut dans sa jeunesse un vrai trublion, toujours le nez au vent, et qu'il avait déjà visité la partie Ouest de la Moria. En outre, il affirmait connaître l'emplacement du Croisement des Trois Portes.

- Qu'Aulë vous garde! déclarèrent bientôt Bahïn, Oïn, et Thörn à l'unisson.

Kadagan écouta attentivement Oïn, et réfléchit attentivement au passage auquel il pensait, le meilleur moyen possible d'éviter tout poste de garde gobelin. Il ne l'avait lui même jamais utilisé. C'était un éclaireur qui l'avait découvert, il y avait deux ans. L'éclaireur avait su passer, mais Kadagan n'avait pu suivre. Il posa les yeux sur Zîn, et sourit, amusé. Son compagnon serait utile, et dès le début, en fait.

Ils firent un détour par une petite armurerie, où Kadagan déposa son armure (il garda sa hache) et prit une corde ainsi qu'une courte hache, qu'il donna à Zîn. À cet instant, il murmura quelques mots, que le petit nain n'entendit sans doutes pas.

-Et prie pour ne pas avoir à t'en servir...

Ils commencèrent la descente vers les mines, d'un pas rapide. Plus ils descendaient, moins ils rencontraient de nains qui se promenaient. Bientôt, ils arrivèrent à peu près à la limite des mines. Là, Kadagan mena son compagnon à travers quelques salles, jusqu'à celle voulue.

Il y avait là une espèce de gouffre, et là salle se trouvait à sa limite; un pont effondré se tenait au centre. Au bout de la pièce, les nains purent voir un petit pan de mur (une décoration probablement) tout juste capable d'accueillir un nain. Et là, Kadagan exposa son plan à son compagnon.

-Bon, dit-il. Ce sera notre première épreuve, mais vaut mieux ça qu'un avant poste gobelin. Comme tu vois, je ne tiens pas moi même sur ce passage. Toi, si. L'idée, ce serait que j'attache cette corde à ma taille et de la donne. Tu traverses, et tu accroches la corde (solidement, s'entend) à quelque chose. Là, je me balance jusqu'à l'autre bout du gouffre, et tu m'aides à monter.

Évidemment, si tu connais un autre chemin, n'hésite pas à te manifester, hein? Je suis tout ouïe.

Kadagan n'osait évidemment pas dire qu'il craignait particulièrement le passage, bien qu'à son regard Zîn devait s'en douter.

Zîn accepta avec un remerciement la petite hache que venait de lui remettre son compagnon d'aventure. Il ne s'était jamais battu, n'avait jamais tué personne: les haches lui avaient servi, tout au long de sa vie, à couper du bois quand il en avait besoin. Il se demanda, tandis que le duo arpentait les salles, ce qu'il ferait s'ils étaient attaqués par la soldatesque gobelines, mais préféra reporter son attention sur autre chose...

Justement, il eut l'occasion de chasser de son esprit les Gobelins et les combats, car se présentait un premier obstacle: un gouffre, traversé par un pont branlant et hasardeux, mince et effrité sur les bords.

"Hélas, non, répondit le marchand à la question polie de Kadagan. Je crains bien que ce soit le seul chemin pour nous rendre où nous allons. A moins de vouloir faire un détour qui nous prendrait des heures, peut-être même des jours... Et j'imagine que le temps nous est précieux, je n'ai que trop entendu les histoires sur les Gobelins et les mauvais traitements qu'ils infligent à leurs prisonniers."

Il accepta donc le plan du capitaine, attacha une extrémité de la corde tressée autour de la taille de ce dernier - car il avait de bonnes connaissances en nœuds - saisit l'autre bout. Puis, s'avançant prudemment, il entama la traversée... Le pauvre Zîn n'osait pas regarder en bas, étant tout simplement terrifié à l'idée de choir: il tâchait de ne pas perdre des yeux le côté opposé. La manœuvre dans la demi-obscurité sembla durer un siècle mais, grâce à son petit gabarit et à son poids plume, le commerçant parvint à son but avec un " ouf! " de soulagement.

"C'est bon! Je suis arrivé!" cria-t-il en se retournant.

Il vit alors qu'une torche était accrochée au mur, laissée là depuis bien longtemps sans doute. Une idée germa en lui.

"Attendez un instant, Kadagan!"

Il sortit un briquet de sa poche et essaya... le bout de la torche s'enflamma avec un grésillement. Puis il arrima solidement la corde à la base d'une colonne de pierre éboulée.

"Un peu de lumière ne sera pas de trop. Vous pouvez y aller!"

Écoutant la réponse de Zîn et comprenant que sa traversée serait inévitable, il laissa le marchand attacher la corde avec plusieurs noeuds presque militaires, et le regarda s'avancer sur le pont. En voyant Zîn opérer, Kadagan se rendit compte de sa chance d'avoir eu le petit nain comme compagnon; lui serait mort bien avant d'avoir traversé la moitié du pont. S'émerveillent devant le calme du commerçant et la réflexion de ses mouvements, il ne put s'empêcher de retenir son souffle jusqu'à ce que son camarade se rende au bout.

Là, il disparut un moment de son champs de vision, puit revint et alluma une torche, après avoir solidement attaché la corde à une colonne tombée au sol. Puis il lança quelques mots au militaire :

"Un peu de lumière ne sera pas de trop. Vous pouvez y aller!"

Prenant son courage à deux mains, Kadagan saisit son bout de corde, et s'élança, pieds en avant, dans le vide. Le parcours dura quatre secondes, mais cela aurait pu être des heures pour le nain, qui se rendit compte du défaut de son plan. Il observa ses pieds, placés pour amortir le choc, et ferma sa bouche de toutes ses forces pour ne pas crier.

Au moment où ses pieds touchèrent le mur, un grand bruit de coup, aditionné à deux craquements, l'un grave et l'autre plus aigu, retentit dans la pièce. Kadagan baissa de nouveau les yeux, se demandant ce qui s'était brisé. Le mur avait craqué, fissuré à un endroit, et le nain s'était brisé un orteil.

*Seulement un... J'aurais pu tous les briser...*

Dans un grand effort il monta au même niveau que Zîn et prit la parole en se massant le pied.

-Bon... C'était la première étape... Au prochain passage, j'essaierai de me faire un pont avec cette colonne... Mais avant de partir, je dois vous dire quelques mots.

Vous prenez les devants, vu que vous savez comment aller aux Trois Portes. S'il y a des gobelins, ils nous verront avec ou sans torche, donc mieux vaut la garder. Elle pourra vous servir d'arme.

Mais si je vous dit de vous placer derrière moi, faîtes-le, Zîn. Ne les affrontez pas de front, je m'en chargerai. Ce n'est pas un ordre, c'est un service que je vous demande.

Il se leva, et fit signe à son camarade de prendre le devant.

Le frêle Nain regarda avec appréhension le saut de son compagnon. La manœuvre en elle-même se passa bien, la corde ne rompit pas, mais la réception laissait à désirer. Zîn fit son possible, malgré sa force menue, pour aider Kadagan à remonter à sa hauteur. Apparemment, son pied avait souffert, mais il ne semblait pas s'en préoccuper plus que ça, préférant donner ses conseils.

"Oui, répondit Zîn une fois qu'il eut compris en quoi consistait les projets de son ami, je vous guiderai jusqu'aux Trois Arches. De mille ans, je ne saurais oublier les voyages de ma jeunesse. Le feu sera en effet utile, car, si l'on en croit les légendes et les livres, les créatures chez lesquelles nous aurons à nous infiltrer voient aussi bien dans la pénombre qu'en pleine lumière!"

Malgré sa crainte, il était assez excité, et content que ce capitaine tienne autant compte de ses connaissances du terrain. Et lorsque ce dernier lui dit qu'il n'aurait pas à combattre de front les Gobelins, il en fut certes assez soulagé, et ne pensa même pas à contester ce "service".

"Allons-y donc, si votre orteil ne vous en empêche pas?"

Il prit les devants, portant la main gauche en avant pour éclairer leur progression, sa main droite fermement serrée sur le manche de sa hache, juste au cas où. Le duo passa par bien des lieux célèbres de la grande Moria: le Corridor de la Résistance, les Anciennes Mines de mithril, le Grand Logis, et bien d'autres encore. Mais, à mesure qu'ils avançaient en direction de l'Ouest, les salles se faisaient plus rares, laissant place à des cavernes moins nettes et moins propres; les couloirs devenaient plus irréguliers; le plafond moins haut. Ils quittaient peu à peu la civilisation de Khazad-dûm.

Huit heures après leur départ, ils arrivèrent, fourbus et affamés, au Croisement des Trois Portes. Ils étaient à présent en plein milieu des mines, à égale distance entre la Porte Ouest et celle de l'Est.

"Mangeons quelque chose, et reposons nous..." parvint à articuler le pauvre Zîn, exténué. Il n'était plus tout jeune...

La torche était depuis longtemps consumée, il était crasseux, ses pieds lui faisaient un mal de chien, il avait froid et il était un peu malheureux. Il regretta l'heure où il avait eu la sotte idée de se porter volontaire, mais ce qui était fait était fait. Jamais il n'avait tant souhaité se trouver dans sa boutique confortable et bien chauffée, à vendre ses ustensiles et à faire ses comptes.

Après que Zîn aie aidé Kadagan à monter et lui aie répondu, les deux compères s'aventurèrent dans les territoires ouest de la Moria, et quittèrent les "frontières" naines pour s'enfoncer dans les territoires gobelins. Ça et là, l'on pouvait voir les vestiges de combats menés entre nains et gobelins, certains beaucoup plus vieux que l'âge des deux nains ensemble, d'autres si récents que le capitaine y avait participé. Cependant, au fur et à mesure de leur avancée, les nains constatèrent le déclinement de l'architecture, et Kadagan (en matière de soldat) observa qu'il n'y avait plus de traces de combat.

*Personne ne combat les gobs chez eux, vu que personne de sensé n'y va....* se dit-il sombrement en voyant les restes d'un bivouac ancien mais fait de manière paresseuse et sans la moindre défense par des gobelins.

Après de longues heures, il arrivèrent finalement à destination, le Croisement. Fatigués, les deux nains se stoppèrent et ils étaient déjà à moitié assis quand Zîn parla.

"Mangeons quelque chose, et reposons nous..."

Kadagan acquiesça à peine et s'assit sur un rocher pas même confortable, et tendit un bout de pain avec de la viande séchée au marchant, tout aussi fatigué que lui.

Le soldat aurait bien voulu pouvoir dire qu'il était encore en pleine forme, mais son pied le faisait souffrir, il n'avait pas mangé depuis longtemps et avait fait de nombreuses mauvaises chutes en chemin. Il prit donc tout son temps (savourant l'instant) pour prendre la parole.

-Et maintenant, dit il, le coeur du problème. Il y a trois chemins qu'aurait pu prendre notre disparut, et à chacun, des chances de tomber sur des gob's. J'aurais bien aimé trouver un moyen de l'avoir du premier coup, mais malheureusement, ce n'est pas possible. (Il soupira, puis se leva lentement) N'ayant plus de torches, je préférerais que nous suivions une façon plus organisée, mais je propose de passer par chaque porte et de chercher un indice, une trace de botte, n'importe quoi, prouvant qu'un nain est venu ici, et après, il faudra suivre.

Une fois remis et rassasiés, les deux Nains pensèrent à la suite de l'aventure. Dans l'immédiat, la question était simple: quelle porte prendre. La réponse l'était moins, car ils n'avaient aucun moyen de deviner sans emprunter l'une des trois.

"Prenons celle de gauche! déclara Zîn. C'est celle qui se situe le plus au Nord, aussi, avec un peu de chance, elle nous mènera en direction des tanières des Gobelins."

Ils passèrent donc sous l'arche de gauche, non sans appréhension, et évoluèrent lentement tout en balançant la tête de gauche à droite à la recherche d'un quelconque indice, comme l'avait suggéré Kadagan. Il est vrai que sans la lumière de la torche, la chose se révélait difficile, mais le marchand ne cessait de produire tant bien que mal des étincelles, à l'aide de sa mèche et de son silex.

Les chemins devenaient franchement mauvais. Par terre, on pouvait voir ça et là quelques traces de piétinement, lorsque certains gravillons étaient déplacés, mais suivre une trace dans les mines était bien plus difficile que pister quelqu'un en plein air, dans l'herbe ou dans la terre. Ici, on ne pouvait tout simplement pas identifier les pas. Quoiqu'il en soit, l'architecture et la puanteur grandissante ne pouvait tromper: ces galeries menaient à un repaire de Gobelins.

Zîn avançait avec la peur au ventre, ne sachant si ces tunnels ne les mèneraient pas à une mort affreuse. Et morts, ils ne serviraient de rien aux autorités naines et à leur compatriote prisonnier. Puis soudain, alors que le commerçant ressassait ces sombres pensées tout en produisant sa faible lumière, quelque chose capta leur attention: sur leur droite, de l'or brillait. Le duo s'approcha.

Non, ce n'était pas de l'or, c'était une barbe blonde. Une barbe coupée, laissée là à traîner dans la saleté des corridors.

"Les Gobelins, dit sinistrement Zîn, se font un délice de couper les barbes de notre peuple, dont ils se moquent, lorsqu'ils emmènent les nôtres en esclavage. J'ai cela lu dans bien des contes..."

Zîn eut l'idée de prendre le chemin du Nord, et Kadagan le suivit, ne trouvant rien n'à redire à ses raisons. Lentement, les deux nains s'avancèrent dans les ténèbres. Au fur et à mesure de leur avancée, les nains constatèrent leur avancée dans les territoires gobelins, par le changement de l'architecture des tunnels. Les deux nains tombèrent finalement, grâce au marchand, sur la barbe d'un nain. L'interprétation de Zîn était sombre mais malheureusement réaliste; les nains continuèrent donc d'avancer, cette fois avec la certitude de la présence du disparu quelque part au bout de ce tunnel.

Alors que l'odeur devenait presque insupportable, Kadagan dégaina, sachant qu'ils entraient dans une zone habitée. Ci et là, ils entendirent de sombres bruits, venant de tunnels annexes. Le capitaine frémit à l'idée qu'il étaient probablement des centaines à errer aux alentours. *Un seul qui nous voit, et nous sommes morts.*

Éventuellement, ils parvinrent à un embranchement. Suivant de nombreuses traces de pas, ils prirent à gauche, celui de droite ne semblant pas avoir été emprunté depuis des mois. Ce n'était pas une très bonne nouvelle. Cela voulait dire que le chemin devant était sans doute encore hanté par quelques unes des créatures.

Doucement, Kadagan se stoppa, et adressa quelques mots à Zîn, murmure à peine porté par l'air.

Ici, dit-il, Commence la plus dangereuse étape. Nous avons des armes, mais elles seront inutiles en cas d'affrontement. Le premier qui nous voit, on court. Pas d'alternatives. Nous en savons assez pour considérer que ce ne sera pas un échec total.

Et il s'avança dans le dernier tunnel.

Zîn ne trouva rien à redire aux directives de son compagnon: il approuvait entièrement l'alternative de la fuite si d'aventure ils se faisaient repérer. Un peu tremblant, il laissa passer Kadagan devant, suivant ainsi leur arrangement préalable, et se contenta de suivre, sa pauvre petite hache à la main. Sa mèche et son silex ne servant plus de rien à la lumière rougeoyante qui se répandait au bout du tunnel, il les rangea précipitamment dans ses poches.

Soudain, ils entendirent d'autres voix, plus proches, plus nettes, mais vilaines, rocailleuses, et grossières. L'une, particulièrement malfaisante, fit naître des frissons dans le dos du marchand...

"Pour la dernière fois, petit bonhomme, disait-elle méchamment, si tu ne daigne pas nous parler des passages et des entrées de ta Cité, je te planterai avec délices cette lame dans les boyaux !"

Le duo s'approcha, le cœur serré, plaqué contre la paroi. Le bout du tunnel dessinait un coude sur la droite, et au-delà se trouvait la source de la lumière rouge: un grand foyer, au centre d'une petite pièce circulaire. Un Nain à la barbe tailladée était attaché par les poignets à un piloti tout près du feu, et un grand Gobelin se tenait face à lui, un poignard courbe à la main. Les autres, au nombre de cinq, se gaussaient et lançaient des jurons, en gambadant autour, excités.

Que faire? Rebrousser chemin, informer les autorités et mener à bien la mission? Ou bien prendre des risques et tenter de libérer le prisonnier? Cruel dilemme.

En entendant le gobelin menacer le nain prisonnier, une rage froide monta dans le coeur de Kadagan. Un nain, à qui on avait taillé la barbe, prisonnier entre les mains de six gobelins. Six gobelins menaçant de le tuer, s'il ne leur révélait pas comment massacrer d'autres nains. Furieux, il les observa un moment, avant de se retourner, comme pour partir, rapporter les informations au conseil, contrer les plans des gobelins...

Mais il n'avait pas fait un pas qu'une insulte, particulièrement insultante, sur tous les enfants de Aulë retentit. Quelque chose céda alors en Kadagan, qui posa un regard comme navré sur Zîn, dégaina sa hache dans un silence parfait, se retourna et bondit au centre de la pièce, avec la grâce d'un tueur et la force d'un béornide. Un seul mouvement du poignet; un arc de cercle quasi parfait; la tête du chef qui roule sur le sol.

Immédiatement, il bondit vers les cinq autres, encore ébahis, et donna un superbe coup d'épaule à celui qui lui parut le plus frêle; un craquement retentit tandis que la cage thoracique était défoncée. Parfaitement synchronisé, il saisit le corps avant qu'il ne touche le sol et l'envoya sur les deux gobelins sur sa gauche, puis pivota à droite et fit un moulinet dévastateur, tranchant en deux l'un de ses au niveau de la taille, puis enfonça sa hache dans la moelle cervicale du second.

Sans perdre de temps, il pivota à 180 degrés sur son talon, et enfonça sa hache sur la longueur de la cage thoracique. Mais elle resta bloquée, et il ne put rien faire d'autre que d'éviter les coups du gobelin qui lui sauta dessus.

Zîn ne put qu'être admiratif devant le courage et les capacités martiales de son compagnon d'aventure. Certes, il ne s'agissait que de petits Gobelins pris au dépourvu, et le problème aurait été bien différent en présence de grands guerriers Orques ou d'Uruk-Haï du Tiers-Âge. Néanmoins, Kadagan avait accompli là un bel exploit, mais il n'avait pas tout à fait terminé le boulot: il restait une créature verte, particulièrement énervée.

Le marchand était resté près du seuil, mais il se demandait à présent comment allait se terminer cette bagarre: le petit ennemi pouvait très bien, de dépit, trancher la gorge du prisonnier attaché, ou tuer Kadagan, dont la hache était par malchance retenue. Aussi décida-t-il d'agir, et ce fut un acte de grande bravoure, car il avait très peur... Lorsque, dans les échanges de coups, le capitaine et son adversaires déboulèrent de son côté, Zîn courut et poussa de toutes ses forces le Gobelin qui, pris par surprise, vacilla, puis tomba dans le brasier central.

Il se débattit un court instant, cria, hurla, beugla, mais les flammes étaient trop vives pour qu'il puisse en réchapper: la vie le quitta peu après, et il ne fut plus que cendres.

"Voilà qui lui apprendra!" dit le commerçant.

C'était la première fois depuis bien longtemps qu'il tuait qui que ce soit. Mais l'excitation fit place à une angoisse alarmante. Leur situation n'était pas bonne: les cris éperdus de l'individu rôti vivant avaient dû alerter ses semblables, là-bas dans leurs profondes tanières, et la poursuite ne tarderait pas à être lancée contre eux. De plus, ils avaient à présent un prisonnier à délier, et probablement à restaurer - ses gardiens ne lui ayant probablement pas donné de nourriture bien raffinée pendant sa captivité...

Kadagan évita trois fois les coups du gobelin, reculant à chaque fois (La technique du capitaine favorisait l'attaque par moulinet, très populaire dans la Moria, ce qui signifiait souvent peu de ripostes et la parade, logiquement, en arc de cercle, très utiles contre plusieurs ennemis. Cependant, sans hache, le style de Kadagan le désavantageait énormément, de par la rareté des évitements nécessaires lorsque armé) un peu plus. Au quatrième coup, il fit un faux pas et tomba sur le coté.

Alors que le gobelin lui sautait dessus pour lui porter le coup fatal, Zîn sortit de l'ombre et poussa la dernière créature dans le feu. Celle-ci hurla, mourant dans une agonie extrême.

"Voilà qui lui apprendra!"

Les trois nains commencèrent alors à entendre, progressivement, des bruits venant des tunnels annexes. Kadagan se releva, saisit sa hache et trancha les liens du nain prisonnier. S'engouffrant dans le tunnel, il prit la parole en commençant à courir.

-Dépêchons nous! D'autres vont venir, il faudra courir pour atteindre le pont avant eux!

Si sa voix était pleine de convictions et que son ton ne laissait paraître aucun doute, dans ses yeux brillait une lueur d'hésitation. Le pont était loin, et dans des tunnels, les gobelins étaient bien plus rapides que les nains.

Calculant rapidement, Kadagan estima qu'à la course et sans avoir à hésiter aux tournants, ils mettraient deux heures au moins à se rendre au pont. Les gobelins pouvaient, quant à eux, leur tomber dessus d'un moment à l'autre.

Il fallait les semer.

Zîn tenta de réfléchir à toute vitesse. Tout en soutenant un peu le prisonnier chancelant, il lui remit sa petite hache et chercha, de sa main libre, de la nourriture. Par chance, il tomba sur quelques fromages bien secs, légèrement effrités mais en parfait état de consommation. Il le donna donc à leur nouveau camarade de route, qui avala avidement ces petits morceaux. Il ne refusa pas non plus l'eau qu'on lui présenta.

Il fallait maintenant trouver un moyen d'échapper à des dizaines de Gobelins énervés, vengeurs, et dépités d'avoir perdu leur prise. La situation était alarmante, mais Zîn entrevit une lueur d'espoir:

"Le Croisement des Trois Arches n'est pas loin. Nous sommes actuellement dans le passage de la porte de gauche, et nous sommes arrivés tout à l'heure par celle du milieu, qui mène à la route principale vers Khazad-dûm, et au pont. Nos poursuivants s'attendront à ce que nous passions par là, ils ne verront pas d'autre possibilité. Hors, trompons-les: passons sous l'arche de droite, continuons, et espérons. Peut-être mène-t-il également au pont, par des chemins plus détournés ?"

Le commerçant ne voyait que cette solution. Si Kadagan envisageait une autre méthode, il n'avait qu'à en faire part, mais cela était peu probable, surtout dans la panique intérieure qu'il devait sûrement ressentir...

Ils arrivèrent une bonne minute plus tard au croisement. Là, Zîn se libéra de la charge accablante du prisonnier, qui avait à présent retrouvé la force nécessaire pour tenir debout tout seul, et se dirigea précipitamment vers l'arche du milieu. Là, il continua de marcher en traînant un peu des pieds, pendant une dizaine de mètres, puis revint délicatement. Il renouvela cette opération des nouvelles fois, puis prit encore la parole:

"Ils croiront peut-être que ce sont nos traces. On ne sait jamais, avec des cerveaux comme le leur. Bon, maintenant, avancez sans faire de trace jusqu'à ce que nous soyons suffisamment enfoncés dans le chemin de droite, puis courrons !"

Kadagan acquiesça aux dires de Zîn et s'engagea dans le tunnel le plus délicatement possible. Tout autour de lui, il pouvait voir qu'il retournait vers le royaume nain. L'architecture se faisait de nouveau régulière tandis qu'ils avançaient dans l'obscurité, et que les bruits de poursuite cessaient. La plupart du temps, ils avançaient en ligne droite ou bien se fiaient soit au savoir de Zîn, soit aux souvenirs de Kadagan du temps où la frontière de Khazad-Dum était encore mise en doute par les deux camps voulant s'accaparer le territoire. L'ancien prisonnier eut du mal à suivre le rythme au début, mais il reprit des forces au fil du temps.

Après avoir franchis une distance d'environ un kilomètre, ils reprirent un rythme nettement plus rapide, les gobelins pouvant encore avoir envoyés des troupes dans cette voie. Le capitaine nain finit par s'arrêter, essouflé, après une course d'une heure. Bien qu'habitué à rester debout des jours d'affilée, courir sur un parcours aussi inégal, souvent en montant, dans le noir et en aidant un autre nain à suivre était trop pour des jambes de sa taille.

Levant les yeux vers la voûte, il réalisa qu'ils étaient dans les territoires nains, et les vieux. Regardant plus attentivement autour de lui, il se rendit compte qu'ils couraient peut-être depuis une heure dans des couloirs datant du premier âge, l'âge de Durïn.

Il n'avait pas la moindre idée de leur emplacement par rapport au pont. S'asseyant sur le sol, il réfléchit à ses connaissances géographiques de la Moria. Ils étaient encore dans les zones inhabitées, mais sortis du territoire gobelin, ce qui n'empêcherait pas ceux-ci de continuer à les suivre. Ils devaient avoir déviés de leur route dans leur hâte, et il avait maintenant un franc doute sur leur position.

-Je crois, dit-il, que nous sommes sortis des cartes naines et de celles gobelines. Nous sommes entre les deux territoire, et pas moyen de savoir de combien avons nous déviés de notre route. Si ça se trouve, nous allons arriver au gouffre et pouvoir apercevoir le pont, à des centaines de mètres de là, et nous demander comment faire pour y retourner!

Alors que Kadagan faisait part, à voix basse, de ses considérations géographiques sur la partie des mines qu'ils étaient en train de traverser, Zîn tendit l'oreille et sentit les poils de son dos se hérisser, tel un chat. Il en était sûr: il venait d'entendre un bruit, un son qui ressemblait à un pas... Il ne semblait pas venir de derrière eux, mais plutôt de devant, et, quelques instants plus tard, il aperçut avec surprise un de leurs congénères déboucher vers eux à l'improviste.

Le commerçant relâcha l'étreinte de son arme et se rassit, soulagé. Pour toute justification, le nouveau venu leur expliqua que l'impatience était grande à Khazad-dûm, et qu'il avait été envoyé pour prendre des nouvelles des deux missionnaires. Avec un ton aussi léger que lors d'une cueillette de champignons, le soldat leur demanda s'ils avaient retrouvé le prisonnier. Comme si la chose avait été aisée...

"Figurez-vous, mon bon monsieur, répondit Zîn, légèrement irrité, que notre tâche se bornait normalement à la collecte d'information, et non à l'action pure et dure. C'est de notre propre chef que nous avons libéré l'archer, alors que nous n'y étions tenu par aucune obligation, sinon morale. Alors excusez-nous bien d'avoir mis un temps fou, mais les tunnels des Gobelins ne sont guère propices à la course de vitesse - encore qu'on y soit parfois contraint."

Puis il ajouta:

"Et parlez moins fort ici, nous sommes peut-être poursuivis."

Gurdal devait trouver leur trio particulièrement étrange: un petit bonhomme à présent énervé, un ancien prisonnier ne tenant debout que par la bonne volonté d'Aulë, et un capitaine affalé par terre alors que les Gobelins étaient à leur recherche depuis plus d'une heure maintenant. Mais s'ils s'étaient arrêtés, c'est qu'ils n'avaient pas le choix: il était inutile de courir dans les galeries sans avoir une idée de la direction... un petit temps de réflexion n'était donc pas de trop. Maintenant, au moins, ils seraient quatre.

"Je m'appelle Zîn, voici Kadagan, et voici, heu. . . l'ancien prisonnier."

"Noménàr." dit aussitôt celui-ci.

"Voilà. Nous avons été contraints de prendre cette voix qui nous était inconnue, car les créatures vertes se sont introduites dans le passage principal vers Khazad-dûm, croyant que nous y étions aussi. Bref, nous cherchons un moyen. . ."

Il s'arrêta net, puis reprit:

". . . hey mais attendez un peu. . . si vous venez de Khazad-dûm, vous saurez sûrement nous y ramener. Non ? Il est bizarre que vous connaissiez cette partie des mines, vous devez en savoir plus que nous trois réunis. . ."

Kadagan leva la tête au moment où l'inconnu entra dans la pièce et commença à poser des questions. Sur le moment, Kadagan s'en posa, lui aussi, des questions. Combien de temps avaient-ils passé dans les mines? Le nain était-il seul (un camarade de plus ou de moins contre une marée gobeline), connaissait-il un moyen pour sortir... Le capitaine ouvrit la bouche pour répondre, et la referma, dépité, lorsque Zîn le prit de vitesse.

Celui-ci résuma relativement bien la situation, et permit à Kadagan de connaître le nom du prisonnier, mais la plupart des informations étaient déjà connues, et donc relativement superflues pour un nain qui entend de temps à autres des bruits de pas d'un nombre considérable et hostiles, sauf au dernier point, qui mérita de faire se lever la tête du capitaine perdu dans ses pensées.

-Ce n'est pas faux, murmura-t-il, comment êtes-vous venu ici?

Se levant, il posa le regard sur l'endroit d'où venait le dénommé Gurdal, comme s'il s'attendait à y voir la lumière des torches, des nains, sa maison... Mais un autre point important jaillit dans son esprit, le détournant de ses espoirs fugaces et le faisant retomber dans une morne acceptation de la situation.

Et, par les dieux, êtes-vous venu seul dans un territoire gobelin pour chercher des nains qui ne pouvaient être retardés que par ceux-ci?

L'irritation de Zîn disparut bientôt pour laisser place à une certaine admiration. Le nouveau venu semblait trouver facile, et normal, de venir seul en direction des territoires hostiles et d'emprunter les anciens chemins du Royaume de Moria pour porter assistance à ses trois compatriotes poursuivis par les hordes Gobelines. Le Seigneur Hadhod devait être fortement impatient - ou incroyablement visionnaire - pour avoir envoyé Gurdal. Car avec lui, à présent, ils avaient beaucoup plus de chances de retrouver la Cité.

"Eh bien Aulë soit loué, déclara Zîn tout en cheminant. Vous avez une connaissance bien plus grande de ces mines que nous autres. En fait, c'est par la faute de ces créatures immondes que nous nous sommes égarés. Mais je parle trop, pressons un peu. Je n'ai nullement envie de finir entre leurs mains crasseuses. . ."

Noménàr sembla acquiescer fortement de la tête, lui qui venait de connaître, quelques heures plus tôt, la captivité, mais il ne dit mot. Peut-être était-il encore sous le choc d'avoir vécu ce calvaire, car, tout au long de la course-poursuite, il était resté très silencieux. Les quatre Nains redoublèrent donc de rapidité, ce qui ne fit, naturellement, qu'accroître leur fatigue. Bientôt, malgré les battements de pieds résonnant derrière eux, ils furent incapable de tenir plus longtemps la distance, et les échos des poursuivants se firent de minute en minute plus proches.

En fait, les Gobelins étant bien plus rapides que les Nains dans les cavernes obscures, ils avaient vite compris que la piste qu'ils avaient suivi était la mauvaise - et oui, ils leur arrive de réfléchir, parfois. La ruse de Zîn n'avait qu'à demi marché, et les pisteurs s'étaient rués sur l'autre chemin, le bon cette fois. Le nombre de créatures vertes était toutefois bien moins important que lors de la première vague, mais cela leur permettait aussi d'aller encore plus vite. Si bien qu'au bout de quelques heures de course, ils talonnaient le quatuor.

Nos quatre Naugrim, justement. Ils débouchèrent dans une galerie plus large que les autres, évasée sur les bords. A gauche et à droite, une pente d'une vingtaine de mètres s'élevait jusqu'à la paroi rocheuse, où de nombreux rochers de diverses tailles reposaient par miracle: c'était une ancienne voie d'acheminement du charbon, déblayée jadis à la hâte.

"Il n'y a plus que deux solutions, dit Zîn en désespoir de cause. Leur tendre une embuscade en faisant rouler ces pierres, ou atteindre avant eux le mince pont que nous avons emprunté à l'aller, et, si nous le trouvons, prier pour qu'il s'écroule à leur passage. Je laisse les militaires décider !"

Cinq minutes après être partis, Gurdal assura à Kadagan que celui-ci pouvait prendre les devants, mais celui-ci hocha négativement la tête et sourit. Le soldat ne faisait pas partie de son unité, et, du fait qu'il était en service et pas Kadagan, ainsi qu'avec une autorité supérieure au capitaine (Hadhod) il était totalement indépendant des ordres de l'officier. De plus, celui-ci n'avait absolument aucune idée du chemin exact, puisque, même durant ses années de service dans les défenses des mines, il n'avait jamais pénétré dans les territoires gobelins.

Ils s'arrêtèrent après un court moment de marche dans une salle bien spéciale, aux bords évasés sur lesquels trônaient des rochers de diversent taille. Tandis que Zîn expliquait son plan, Kadagan sourit; ça aurait pu marcher, contre n'importe quel adversaire. Mais ici, c'était des gobelins.

-Je pencherais pour la deuxième solution,dit-il.C'est une chose d'affronter six gobelins par surprise en commençant par celui qui donne des ordres, c'en est malheureusement une autre que d'affronter un nombre aléatoire de gobelin en pente. Ils monteront rapidement ou passeront pas les murs verticaux pour atteindre le haut des bords, de façon à ne recevoir aucun rocher.

Si nous allons au pont, par contre, nous avons de très bonnes chances d'y arriver avant eux, avec notre guide, et de là, on peut aller chercher la garde. Ce sera le deuxième pont de Khazad-Dum, mais en encore moi large.

Qu'en dites vous, Gurdal?

Apparemment Gurdal n'avait rien contre l'idée d'atteindre le pont, connaissant parfaitement tous les chemins, salles, corridors et coursières qui y menaient. La perspective de l'embuscade fut donc rejetée: trop risqué, trop incertain, pas assez préparé... c'était une idée en l'air. Mais il ne faut pas oublier que Zîn n'était que vendeur, et, s'il savait assez bien manier les chiffres et montrait d'assez bonnes facultés pour tirer profit des situations, il n'était en aucun cas un stratège.

"Bien, vous êtes mieux placés que moi pour décider, mais j'ai beau avoir des idées saugrenues, je n'en perd pas moins la tête: j'espère que ce pont n'est pas éloigné, car nous ne tiendrons pas longtemps la distance avec ces créatures à nos trousses. D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi nous nous attardons ici, dans cette salle, à faire des discours et à se questionner les uns les autres, car nos poursuivants approchent. Bref. . . Courons !"

Les quatre prirent leurs jambes à leur cou alors que les murs tremblaient presque du bruit de pas de leurs poursuivants. Gurdal en tête, montrant le chemin, puis venait Kadagan presque à ses côtés. Suivait ensuite Noménàr, l'ancien prisonnier plus épuisé que les trois autres, un peu décroché, et Zîn fermait la marche derrière lui pour ne pas le perdre. Quand il se retournait - et cela arrivait à peu près toutes les vingt secondes - le petit commerçant apercevait par moment la lueur des premières torches. Sa cadence s'en voyait alors grandie.

* Sont-ce ces torches qui serviront à allumer les bois sous nos dépuoilles pour leur grand festin? * se demandait-il.

Une créature apparut alors à l'angle du couloir qu'ils traversaient, à environ une trentaine de mètres derrière Zîn. Son cœur ne fit qu'un tour... Que n'aurait-il pas donné à présent pour se trouver dans une salle évasée avec des rochers en surplomb! Au moins serait-il mort sur un dernier coup d'éclat, une ultime résistance... maigre consolation certes, mais cela serait sans doute mieux que d'être mis au sol, assommé, transpercé ou décapité en tentant de fuir.

L'espoir était mort en son cœur. Il ne valait même plus la peine de courir, de souffrir, puisque la fin était indubitable. Ainsi, cette expédition de recherche n'aurait servi qu'à offrir trois proies de plus à ces vils Gobelins, sans réussir à sauver Noménàr. Où 'était-il donc d'ailleurs, celui-là? Où étaient le soldat et le capitaine? Où étaient les autres? Dans son désespoir, Zîn s'était fait distancé... Le bout du tunnel arrivait, dans les deux sens du terme. Puis, contre toute attente, il entendit une voix résonner dans sa tête, celle d'un de ses compagnons, non loin devant:

"Le pont! Enfin, nous y sommes. Traversons, vite!"