Marach et Hirlon … « Sacré nom d’une pipe, ces deux gamins me restent collés à l’esprit comme un ivrogne au cul d’une prostituée ». Il se retint de rire en public devant sa propre pensée. Bien heureusement sa vulgarité restait arrimée à son esprit et ne franchissait que très rarement ses lèvres de lettré. Même au sein de ses contes il minimisait l’emploi de mots grossiers et déplaisants aux oreilles chastes des enfants ou des nobles qui descendaient parfois de leur perchoir doré pour venir l’écouter. Il savait fort qu’enfants comme nobles devaient pourtant se plaire à prononcer l’interdit comme à l’écouter. Mais son attitude relevait de la bienséance, et les conteurs grossiers finissaient bien souvent là où se trouvaient leurs comparses : dans le fond d’une taverne crasseuse où quelques catins offrent leurs services à ceux qui ont les mains les moins sales.
Il fit plus attention cette fois de ne renverser personne. Sa rencontre inopinée plus tôt dans l’après-midi avec une vieille folle en guenille l’avait laissé coi. En termes de vulgarité elle l’avait d’ailleurs fort étonné. Cependant il n’était plus temps de penser à cette harpie, quoi qu’il puisse s’en servir comme un personnage de conte. Il y repenserait plus tard.
Il franchit quelques marches depuis le Bas de la Cité avant de s’engouffrer dans une sombre ruelle menant à la Maison des Contes et Légendes. Quelques troubadours en costume répétaient des vers en canon. L’un maniait une cithare, l’autre un luth, et ceux qui ne jouaient d’aucun instrument jonglaient avec des balles de couleurs. Les musiciens avaient été intégrés progressivement au sein des groupes de conteurs. Les légendes n’étaient pas la base de leur travail mais servaient surtout de supports à leurs exercices vocaux ou gymniques. Lui-même éprouvait toujours un certain plaisir à voir quelques uns de ses contemporains exercer quelques pirouettes avec agilité et souplesse. Qui plus est cela faisait rire les enfants et les adultes acceptaient de sortir quelques piécettes de leur bourse qui semblait être toujours résolument ceinte par une lanière de cuir indénouable.
Il ne savait encore lequel de ses contes il narrerait en cette froide soirée. Les gens de Minas Tirith aimaient beaucoup à entendre des légendes qui avaient un rapport avec leur propre passé et celui de la Cité, mais beaucoup affectionnaient aussi les récits rapportant les hauts faits des elfes des anciens temps. Peu croyait encore à l’existence concrète et réelle des elfes à présent, même si la Grande Guerre avait été le support de nouvelles histoires à propos d’alliance entre Elfes et Hommes. Les hobbits possédaient encore un certain attrait sur les esprits, mais depuis une vingtaine d’année, le temps aidant, les mémoires s’en défaisaient progressivement. Rares en effet étaient les gens de la Comté qui passaient les portes de la grande Cité Blanche.
Il fut coupé dans sa réflexion par un grand homme blond se portant au devant de lui. Tout en lui respirait le Rohan et la contrée des chevaux – sa contrée natale. Il fut d’abord surpris de voir un tel personnage. Mais ses souvenirs revinrent bien vite et le visage d’abord inconnu, devint rapidement une figure familière. Il tendit la main et serra vigoureusement celle de Baudoin.
- Baudoin, fils du Rohan, quelles nouvelles t’amènent si loin de chez toi alors que tu répugnes toujours à dépasser les limites du jardin de Daeron ?
- Salutations maître Nathanael. Mon Seigneur m'envoie pour vous conter les derniers évènements du Rohan. Sombres sont les heures pour le Gondor comme pour les cavaliers du Riddermak. Il fronça les sourcils. Gilgamesh l’avait prévenu que les choses n’allaient pas pour le mieux au Nord des Montagnes Blanches, mais si même Daeron prenait la peine de faire voyager son plus casanier serviteur pour lui porter des nouvelles, rien de bon ne pouvait être présagé.
- Parle Baudouin … mais peut-être avant de discourir veux-tu boire quelque chose et te restaurer. Depuis combien de temps es-tu là ? Et comment m’as-tu retrouvé ?Baudouin hésita à parler mais entreprit tout de même de fournir quelques explications.
- Je n’ai ni besoin de manger ni besoin de boire, pas plus que de discourir. Je transmets un message et je m’en retourne au pays. Le seigneur Daeron vous savait en la Cité du Gondor.La vieille canaille en avait toujours su plus long qu’elle n’avait jamais voulu le lui dire. Daeron était un vieux fou mégalomane, demandant du Seigneur par-ci et du Maître par là. Il descendait d’une noble lignée rohirrim depuis longtemps déshéritée et ce qu’il qualifiait souvent comme son « domaine » n’était rien de plus qu’un grand chalet en bois planté au milieu d’une plaine qu’il ne possédait pas. Cependant il détenait bien de petits secrets et un réseau, certes restreint, mais fort utile, de communication. Quant à Baudouin son attitude ne le surprenait pas. Il ne lui avait jamais manifesté de grande amitié et se montrait toujours froid et réservé devant lui.
Le Rohirrim l’extirpa de ses pensées par quelques paroles.
- Êtes-vous toujours aussi pensif ou me permettez-vous de vous dire ces nouvelles ?Nathanael regarda autour de lui et indiqua un recoin discret, non pas tant à l’abri des regards, mais assez bien situé pour que personne ne puisse entendre mot de ce qui se dirait. Le groupe de troubadours s’était déplacé en ce lieu et leur musique couvrirait leurs paroles.
- Viens à présent et parle Baudouin, ces nouvelles seront sans doute d’une grande importance pour moi.
- Comme toujours, je n’en doute pas.Baudouin laissa apparaître sur son visage un sourire plein de moquerie. L’éloignement d’avec Deron le rendait plein de vigueur et il se permettait quelques paroles et une attitude qu’il n’aurait jamais adoptées en sa demeure.
- Daeron vous transmet cette lettre et ces mots : « Aure entuluva … ». Il ajoute que « bien évidemment, tout est relatif, et il faut espérer que le jour ne soit point celui perçu par les Orcs. Il est temps de choisir son camp, et de bien choisir, sans quoi vous aurez quelques surprises… »
- Merci Baudouin.Il récupéra la lettre qu’il glissa immédiatement dans une poche intérieure de son manteau. Le sceau de Daeron était poinçonné sur un pli de papier. Cependant les paroles du vieil homme lui paraissaient bien mystérieuses. En quoi devrait-il choisir son camp ? Daeron préparait-il quelque chose ou bien des mouvements de troupes se préparaient-elles au Rohan qui menaçaient le Gondor ? Que savait Gilgamesh de tout ceci ? Devrait-il retourner dans son pays natal pour en savoir plus ou attendre encore plus d’informations avant de se précipiter dans les griffes d’un ours ? Il ne savait quoi penser.
- Je te remercie Baudouin de m’avoir retrouvé si vite et de m’avoir fait parvenir ces messages. Remercie aussi ton maître et transmets-lui mes amitiés. Que perdurent nos souvenirs communs et d’autres puissent s’ensuivre sans qu’aucun mal ne nous soit fait entre temps.Baudouin ne prit pas la peine de lui répondre. Il lui assena simplement une claque virile sur l’épaule pour lui signifier qu’il le quittait et s’en retournait chez lui. Le choc lui permit de ne pas prolonger ses questionnements et de se rendre compte qu’un garçon à la lèvre gonflée le regardait d’un air mauvais et plein de rancune.
Il se leva prestement et quitta les lieux avant d’attirer plus l’attention. Il rejoindrait une place plus discrète prochainement, mais il lui faudrait d’abord semer cet inconnu un tant soit peu louche…