Il courait à travers les fourrés, se déplaçant bien moins silencieusement qu'il l'aurait dû, mais tant pis ! Il avait d'importantes nouvelles à annoncer, et on lui avait demandé de faire preuve de célérité. Pour l'instant, la rapidité était presque aussi importante que la discrétion, s'ils voulaient arriver à leurs fins. Ainsi, bien qu'épuisé, affamé et assoiffé, il continuait à avaler les mètres, à écarter les branches basses qui se dressaient sur son chemin et qui paraissaient ne pas vouloir le laisser aller de l'avant. Il progressait tant bien que mal, mû par une énergie prodigieuse, et par une crainte qu'il ne s'expliquait pas. Il avait peur, oui. Peur ce qui se trouvait sur ses talons, de qui avait pu le repérer et le suivre depuis qu'il avait quitté le monde habité. Peur également de ceux vers qui il s'en retournait, et qui l'effrayaient plus que la plupart des êtres humains pouvaient le faire. Pourtant, il n'était pas un couard, et on pouvait même dire qu'il avait eu ses heures de gloire par le passé. Mais depuis quelques temps, la situation avait changé, et il était passé du prédateur à la proie, du traqueur à la bête traquée, isolée, et cruellement soumise aux aléas de la vie. Mais peut-être... peut-être que tout ceci leur permettrait enfin de retrouver leur place, de sortir de la clandestinité dans laquelle ils avaient plongés.
En dépit de l'obscurité, il reconnut le chemin qu'il avait mémorisé par cœur avant de partir, et bifurqua là où les branches du chêne aux racines noueuses croisaient celles du bouleau, au point de former sur moins d'un mètre une petite arche qu'ils avaient identifiée très rapidement en explorant les environs. Ils en avaient fait le point d'entrée de leur campement secret, et il savait qu'arrivé là, il devait encore parcourir une trentaine de mètres, avant de s'arrêter et de se mettre à siffler selon un air particulier. Les guetteurs qui se trouvaient là ne plaisantaient pas avec la sécurité, et deux jours auparavant, il avait failli ne jamais pouvoir regagner le campement, après avoir temporairement oublié la mélodie qu'il devait donner comme mot de passe. Il avait dû faire un effort de volonté, le vide dans son esprit, pour parvenir à retrouver le refrain de cette chanson assez triste, qu'il avait aussitôt sifflé avec un sentiment de soulagement. En effet, quand il s'était avancé à découvert en direction de ce qui ressemblait à une vieille mine abandonnée, il avait été satisfait de ne pas recevoir un trait mortel en pleine poitrine. Et lorsqu'il avait poussé la fragile porte en bois, il n'avait pas été accueilli par la lame froide d'une dague glissant entre ses côtes. Au lieu de quoi, il avait eu le droit à un regard sombre, un salut à peine grogné, et un signe de la main lui indiquant de filer faire son rapport.
Aujourd'hui encore, les choses se passèrent ainsi, et il pénétra en baissant la tête dans la mine. Il y faisait sombre et froid, comme si elle était totalement abandonnée, mais il savait que dans une des salles que les travailleurs avaient aménagés pour se reposer, stocker de l'eau et des onguents, ses supérieurs avaient élu domicile. Oh certes, ils n'entendaient pas rester bien longtemps. Pas plus de quelques jours, en vérité. Ils étaient tout à fait conscient du caractère précaire de leur situation, et ils savaient qu'ils avaient sur le dos des poursuivants qui ne leur permettaient pas de s'attarder plus d'une semaine au même endroit. S'ils s'autorisaient un repos que leurs corps réclamaient à grands cris, ils finiraient réveillés par les cris d'une bande armée venue leur fondre dessus pour leur régler leur compte... s'ils se réveillaient jamais. Après tout, on disait que parmi ceux qui les traquaient se déplaçaient des esprits, des spectres. Un fantôme qui se glissait au milieu des dormeurs, et qui leur ôtait la vie silencieusement et toujours sans laisser de traces. On murmurait son nom, mais il était malvenu de le prononcer ici, si on ne voulait pas s'attirer les foudres de tous les autres. La situation était déjà compliquée, inutile de rajouter du stress à quiconque.
Tâtonnant le long des murs de pierre soutenus à intervalle réguliers par de belles poutres qui s'affaiblissaient à mesure que les années passaient, il suivit le chemin unique qui s'enfonçait en pente douce dans les entrailles de la terre, après avoir descendu un escalier qui l'avait mené au niveau où on menait les excavations. Les toiles d'araignée peuplaient sa route, et il fit un effort notable pour éviter de les déranger. Conserver les lieux intacts, et donner l'illusion qu'ils étaient véritablement inhabités, telle était leur façon de procéder pour perdre un peu plus les hommes qui les traquaient, et qui finissaient toujours par mettre la main sur leurs cachettes. Une journée de gagnée parce qu'on s'était montré prudent, cela pouvait signifier une journée de plus à chasser pour obtenir de la viande fraîche, avant de devoir reprendre la route en évitant les dangers qui s'y promenaient. Quand on savait à quel point l'étau se resserrait autour d'eux, chaque seconde arrachée à leurs ennemis était précieuse.
Il s'engouffra dans un boyau que rien ne différenciait des autres, mais qu'il savait être le bon. Il avait compté soigneusement, et il ne s'était pas trompé. On lui avait dit de faire attention, car personne n'avait exploré la mine jusqu'au fond, et il pouvait marcher pendant des heures avant de se rendre compte qu'il s'était trompé de chemin. Et ensuite, pour se retrouver... Mieux valait ne pas y penser, et ne pas commettre d'erreurs. Ses pas ne produisaient presque aucun son sur le sol, et seule sa respiration de plus en plus rauque rompait le silence qui l'aurait sinon enveloppé tout entier. Il ne se retenait pas, conscient que sans un son, il serait devenu complètement fou. Il avait besoin de se rassurer, de se convaincre que la vie l'habitait toujours, et qu'il n'était pas soudainement entré dans les ténèbres de la mort. Tant qu'il percevrait les bruits de son corps éreinté, il saurait qu'il était en vie, et il en tirait une forme de satisfaction. Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, dit-on.
Il finit par repérer une lumière vacillante qui brillait au loin, et son cœur s'emballa à la pensée du bon repas chaud qui l'attendait. Oh certes, il serait plus chaud que bon, mais par les temps qui couraient, il valait mieux ne pas faire le difficile. Ce serait, comme souvent, une soupe assaisonnée avec ce qu'ils auraient pu trouver : quelques herbes aromatiques, peut-être un peu de pain s'ils étaient chanceux. Guère plus. Ils partageraient les rations équitablement, et se délecteraient de chaque cuillérée avant d'aller dormir, essayant de rester confiants quant à leur sort. Ne pas penser qu'ils avaient une chance d'échouer, c'était la seule façon de se ménager une chance de réussir.
Au bout d'un moment qui lui parut une éternité, comme si la flamme solitaire qui brillait dans son champ de vision s'éloignait à mesure que ses pas le poussaient à s'en rapprocher, il finit par déboucher dans une pièce où il fut accueilli par un peu de chaleur, et une dizaine de paires d'yeux qui le regardèrent avec lassitude. Tous étaient au bout du rouleau, et on lisait dans leurs gestes, dans leurs yeux, une forme de résignation qu'il était de plus en plus difficile de supporter. Dans tous les yeux sauf dans un regard, qui brûlait toujours d'une détermination féroce, et qui permettait à tous les autres de tenir le choc. C'était sans doute grâce à lui qu'aucun d'entre eux n'avait encore déserté. Naturellement, ils savaient qu'ils n'avaient aucune chance de s'en sortir seuls dans le monde extérieur, qu'ils seraient traqués, qu'ils seraient retrouvés, et qu'ils finiraient tués sans la moindre pitié. Toutefois, après des mois passés à courir et à se cacher, ils ne pouvaient plus supporter l'obscurité dans laquelle ils baignaient quotidiennement, et ils n'aspiraient plus qu'à courir au dehors, respirer l'air pur et frais de la forêt qui s'éveille au petit matin, quitte à recevoir dans la seconde qui suivrait un carreau d'arbalète entre les épaules. Mais lui parvenait à chasser cette idée saugrenue de leur esprit, et à les focaliser sur quelque chose de plus grand, de plus important. Grâce à lui, ils avaient un objectif, un espoir, et une perspective pour le futur.
Il n'y eut pas un mot, mais les regards furent éloquents, et on se comprit sans avoir besoin de s'exprimer à haute voix. Un des hommes sortit un récipient en étain, et servi deux louchée de soupe au nouveau venu, qui s'installa et but bruyamment, sans se soucier de tous les regards qui étaient posés sur lui. On y lisait une forme d'impatience, d'excitation, mais aussi de crainte. Si les choses ne marchaient pas comme prévu, ils pouvaient tous y laisser la vie, et ils devaient donc se montrer prudents, ne pas se laisser gagner par l'émotion le moment venu. Tout reposerait sur leur capacité à tenir leurs nerfs, qui pour l'heure avaient été mis à rude épreuve. S'ils étaient là, c'était parce que de tous ceux qui restaient, ils étaient peut-être les plus expérimentés et les plus compétents, mais même des soldats entraînés avaient leur limite. Et il fallait croire qu'ils l'avaient dépassée depuis longtemps. Désormais, on allait voir s'ils étaient capables de se transcender pour survivre. De toute façon, s'ils n'y parvenaient pas, ils en subiraient les conséquences bien assez tôt.
Reposant sa cuillère sur le sol, le dernier arrivé s'essuya la bouche d'un revers de manche, et en profita pour chasser les gouttes qui s'étaient perdues dans sa barbe. Il l'avait laissée pousser depuis quelques mois, davantage parce qu'il n'avait jamais trouvé le temps de se raser que parce qu'il avait eu envie de changer de style. Toutefois, il trouvait des avantages : ainsi, il était difficilement reconnaissable, et même si aux yeux de tous il avait l'air un peu hirsute, il avait pris le temps de se raser avant de partir en exploration - pour passer inaperçu - et de tous ses compagnons il était celui qui avait l'air le moins sauvage. Les autres le dévisageaient derrière leurs épaisses moustaches et leurs barbes immenses qui leur tombaient parfois sur la poitrine. Ils étaient méconnaissables, eux qui avaient jadis affiché le visage strict et sévère de combattants imberbes, ils étaient désormais des vagabonds sans identité, qui seraient sans peine passés pour des mendiants dans les rues de n'importe quel village.
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Alors ? Demanda l'un des types d'une voix grave et rocailleuse.
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Quelles nouvelles ? Lança un autre, qui se grattait la tête régulièrement, comme si les poux étaient revenus s'y installer.
L'intéressé tendit les mains près du feu, pour les réchauffer un peu :
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Il marche. Il peut nous faire entrer dans la cité, et nous présenter à quelqu'un qui peut nous fournir des armes là-bas. Il a dit qu'il ne pourrait pas faire rentrer plus de deux d'entre nous sans éveiller l'attention. Après ça, à nous de nous débrouiller.Les hommes se regardèrent, et murmurèrent entre eux, avant qu'une voix s'élevât :
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Et pour le plan ? Il a un plan ?-
La Reine sera probablement au Palais, avec son mari. S'ils sortent, ils seront bien escortés. Mais là-bas, on a une chance. Il faut simplement faire vite, avant qu'ils repartent.Il y eut un assentiment collectif. La plupart d'entre eux s'était déjà rendu à Minas Tirith, et ils connaissaient bien la cité. S'y repérer ne leur poserait aucun problème, et ils pouvaient sans peine s'élever dans les niveaux en profitant de l'agitation due au mariage. Toutefois, une fois dans le palais, les choses deviendraient beaucoup plus compliquées. Mais avec de la détermination, ils pouvaient y arriver. Ils n'avaient besoin que d'une opportunité, et leurs problèmes seraient réglés d'un seul coup. Un tel coup d'éclat au beau milieu d'un événement de cette importance était une aubaine qu'ils ne pouvaient pas laisser passer. Restait à savoir s'ils y arriveraient effectivement, ou s'ils seraient pris avant.
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Et pour après ? Il nous aidera ? Qu'a-t-il dit ?-
Si nous réussissons, il est avec nous. Il peut trouver leurs noms, et s'arranger pour s'en débarrasser. Mais nous devons agir avant. Sans ça, il a été clair : il ne nous apportera aucun soutien.Parmi le groupe rassemblé là, une des silhouettes difficilement reconnaissables n'avait pas encore pris la parole. Loin d'être en retrait, il écoutait avec beaucoup d'attention, et paraissait assimiler les informations, pour mieux en déduire ce qu'il fallait faire. De tous, il était évident rien qu'à voir de quelle manière les autres l'observaient craintivement qu'il était le chef, et que tous attendaient de savoir quelle allait être son verdict. Il se gratta le menton pensivement, et s'éclaircit la voix. Depuis ce fameux jour où leur destin à tous avait basculé, il avait beaucoup changé physiquement, mais son charisme n'avait pas diminué, loin de là. Son visage était encore plus sombre, sa voix encore plus caverneuse, et bien qu'aussi atteint que ses compagnons, la flamme de la détermination continuait à brûler en lui, et à le pousser toujours en avant. C'était cette flamme qui poussait ses hommes à le suivre. Cette flamme, et la crainte de voir une lame en acier leur passer à travers le corps si jamais ils venaient à lui désobéir ou à le trahir. Il lâcha, finalement :
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Toi, et toi, c'est vous qui accomplirez notre mission... Deux hommes... C'est peu, mais vous pouvez y arriver. Je ne viendrai pas avec vous, mais je sais que vous serez à la hauteur. Nous bougerons jusqu'au prochain point de rendez-vous, et nous opérerons la jonction avec les autres. Rejoignez-nous là-bas une fois que vous aurez terminé..
Les deux hommes, peut-être un peu plus en forme que les autres, sans doute les plus loyaux et les plus combatifs, hochèrent la tête avec gravité. Ils savaient que les risques étaient grands, mais ils iraient jusqu'au bout. Simplement parce qu'ils n'avaient pas le choix, simplement parce qu'ils n'avaient plus d'autre raison de vivre. Ils avaient mis tout leur cœur dans une entreprise qui s'était achevée avec fracas. Ils avaient tout perdu, et désormais ils étaient rongés par la haine, l'amertume, et l'envie de vengeance. Oui. Même s'ils devaient y laisser la vie, ils iraient jusqu'au bout. Forçant la voix pour rendre une dernière fois hommage à leur chef, ils s'écrièrent comme un seul homme :
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A vos ordres, Canthui !#Sellig