Les muscles luisant de sueur, les hommes s'épuisaient dans un combat perdu d'avance. La lance manqua de nouveau l'ennemi invisible qui dansait devant leurs yeux, et la voix de stentor du capitaine Draggo résonna comme un coup de tonnerre :
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Assez, assez ! Qu'est-ce que c'est que cette catastrophe ?Il se frappa le front de la main, comme trop souvent ces jours derniers, et dissipa d'un geste le conflit en cours. Les soldats se redressèrent, l'œil farouche mais craintif. Ils n'aimaient pas Draggo, mais ils avaient appris à le respecter depuis qu'il avait cassé la mâchoire des deux plus téméraires du groupe. Cet homme avait des poings d'acier, et un mental fait du même métal. Il n'était guère amène, et on ne pouvait pas dire qu'il savait faire preuve de douceur, mais il les mènerait dans l'enfer de la bataille comme aucun autre officier ne le pouvait. Avec la délicatesse d'un Auroch chargeant sa cible, il s'empara d'une lance qui traînait là, et leur remontra le mouvement qu'il peinait à leur inculquer.
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Vous voyez ? De bas en haut, pour ouvrir le poitrail, et ensuite vous vous baissez pour encaisser la charge. C'est compliqué ? Non ? Allez, on y retourne !Il laissa les hommes reprendre, corrigeant leur position alors qu'ils frappaient dans le vide au même rythme. Il leur faisait répéter de manière inlassable les enchaînements qu'il avait lui-même appris et perfectionnés sur le champ-de-bataille. Plus d'un Gobelin avait fait les frais de la discipline de fer de ses troupes, alors que leurs lignes innombrables venaient s'empaler sur les hallebardes acérées de ses régiments bien ordonnés.
Pendant un bref instant, il lui sembla être de retour chez lui.
Il lui parut voir les vastes plaines du Rhovanion, la Montagne Solitaire qui l'observait, et les remparts de Dale. Il entendait presque le carillon qui sonnait, le chant guerrier de ses compatriotes alors qu'ils rentraient d'un voyage fructueux. Il lui semblait discerner les musiciens d'Esgaroth, venus à la capitale pour y jouer leurs œuvres les plus appréciées… Il n'avait jamais été féru d'art, mais il devait bien admettre qu'avoir grandi à Dale lui avait donné une sensibilité toute particulière pour la musique, le chant et les autres merveilles que le genre humain se plaisait à produire dans son temps libre.
Cet instant de nostalgie ne dura qu'une seconde.
La réalité le frappa de plein fouet sous la forme d'une bouffée de chaleur, et il tira de nouveau sur son col pour laisser rentrer un peu d'air sous sa tunique. Il faisait terriblement chaud dans ces terres méridionales, et il avait du mal à supporter la température. Ce n'était pas la dernière chose qu'il devait combattre pour se sentir enfin chez lui, mais c'était de toutes la plus insupportable. Cette chaleur étouffante, écrasante, inhumaine, mais à laquelle les locaux semblaient pourtant habitués. Elle lui donnait l'impression de bouillir de l'intérieur, et ses nuits étaient à chaque fois une bénédiction. Pendant un temps, il avait cru qu'il ne trouverait jamais aucun charme à ce pays, où tout semblait hostile.
De vastes étendues sablonneuses, des plaines la plupart du temps, qui se muaient parfois en de minces collines que l'on appelait « dunes ». Elles s'étendaient loin à l'est, et encore plus loin au sud où, disait-on, il était possible de se perdre et de ne jamais retrouver le chemin d'une oasis. Seuls les caravaniers et les Haradrim connaissaient bien ces routes, et il était déconseillé de s'y aventurer seul au risque de périr de soif ou de fatigue. Draggo avait atterri dans ce qui semblait être la seule ville aux alentours, et il devait dire qu'il avait été légèrement déçu en apercevant pour la première fois les murs d'Assabia.
Assabia la Survivante. Assabia la Légendaire. La ville qui avait tenu tête au roi Mephisto en personne !
Il s'attendait sans doute à voir des remparts au moins aussi élevés que ceux de Minas Tirith, aussi inexpugnables que ceux de Fort-le-Cor… Des murs de belle pierre taillée à la manière des Nains, garnis d'archers aussi précis que les régiments Bardides… Mais non, il n'avait rien trouvé de tel. Seulement une cité qui semblait avoir émergé tout droit du désert, et dont les remparts de terre cuite et de pierre grossièrement taillée semblaient craindre au moins autant la pluie que les trébuchets. Mephisto du Gondor n'avait eu ni l'un ni l'autre à sa disposition, et sa campagne vengeresse s'était arrêtée ici, devant ces murs. Sèchement vaincu, il avait dû se replier dans le plus grand déshonneur, laissant le prestige de la victoire à son adversaire le Prince Khaldun, qui depuis paradait comme le plus puissant de tous les seigneurs.
En voyant les murs de la cité, Draggo comprenait l'ampleur de l'humiliation pour l'armée du Gondor.
Le Prince d'Assabia avait pourtant fait ériger de nouveaux remparts pour consolider les précédents, et il avait profité de son aura nouvelle pour asservir quelques clans voisins qui lui posaient problème. Impressionnés par sa victoire, combien s'étaient placés à son service, s'engageant à lui prêter une épée fidèle jusqu'à ce que leurs engagements fussent rompus ? Les Khandéens avaient le sens de l'honneur, pour sûr, et Khaldun pouvait désormais compter sur un soutien massif de ce qu'il appelait souvent les « clans de l'ouest ». Cependant, le nombre ne faisait pas la qualité, et c'était la raison pour laquelle il avait fait appel à Draggo.
Fort de sa nouvelle position, il avait cherché à travers toute la Terre du Milieu un officier compétent désireux de rejoindre sa cité pour y devenir le chef de sa garde personnelle. Un homme expérimenté, rompu aux techniques de guerre occidentales, qui voudrait former ses troupes à résister à un potentiel prochain assaut. A l'époque, Draggo avait besoin d'or et d'un endroit sûr où vivre, loin des moments sombres de son passé : il avait accepté sans vraiment réfléchir, et avait fait le voyage en espérant prendre un nouveau départ.
Assabia avait peut-être été décevante, mais la paie beaucoup moins, et rapidement l'officier avait pu se rendre compte qu'il y avait du bon à se trouver au service d'un Prince. Il jouissait d'avantages non négligeables, qui lui avaient permis de goûter la nourriture, les liqueurs et les femmes locales. Toutes avaient le même goût épicé, qui n'était pas désagréable quand on s'y habituait. Mais surtout, il avait retrouvé un statut enviable, et cela n'avait pas de prix. Quand on avait connu la misère, la souffrance et l'isolement, on ne pouvait que se réjouir de vivre de nouveau une vie fastueuse et détachée de tout souci matériel.
Khaldun savait récompenser ses serviteurs, un trait de caractère que semblaient partager la plupart des chefs Khandéens. Draggo avait conçu un nouveau respect pour ces hommes étranges, mais honorables. Leurs coutumes différaient des siennes, mais certaines choses lui semblaient universelles et partagées. Le courage, le respect, la résilience… ces gens n'en manquaient certainement pas.
Alors finalement, qu'importe à qui il vendait ses services. Qu'importe si son épée était au service d'un Oriental aux rêves de grandeur, qui pouvait un jour devenir l'ennemi des Peuples Libres. Les idéaux n'avaient jamais rempli l'assiette de personne, et il devait penser à son propre bien-être. Peu importe si cela l'obligeait à se parjurer auprès d'hommes que les siens considéraient comme des sauvages menaçants. Peut-être même était-ce là une revanche sur la vie. Un pied de nez à ses détracteurs, à ceux qui l'avaient écarté et lui avaient tout pris.
Un sourire étira ses lèvres.
Il était de retour.