Aelyn descendait lentement les marches qui menaient aux cachots d’Edoras. Eólida suivait derrière elle, silencieuse comme une ombre. La guérisseuse n’avait jamais autant ressenti l’impact de la gravité qu’en descendant cet escalier avec sa cheville fragile et son ventre gravide. Chaque pas nécessitait un savant calcul de prudence et d’équilibre. Il fallut un temps bien trop long aux deux femmes pour enfin arriver en bas.
« Oh par les sabots d'or de Nahar ! » souffla Aelyn en reprenant son souffle contre un mur
« Je n’ai pas souvenir de m’être sentie aussi imposante durant ma première grossesse et pourtant, mes ancêtres m’en soient témoins, j’étais énorme ! Faut-il vraiment que je sois destinée à toujours les porter deux à deux ? » Elles s’arrêtèrent finalement devant la porte d’une des cellules les plus éloignées de l’entrée. Une oubliette ni plus ni moins.
La fiancée du Vice-Roi se sentit soudain très mal. Prenait-elle réellement la bonne décision ? Elle repensait aux corps étendus des femmes du village, aux cauchemars de la petite Lora qui se réveillait parfois si paniquée que la guérisseuse finissait par se rendormir dans le lit d’enfant, la jeune fille serrée contre elle. Et pourtant cette pensée la confortait dans son idée. Il fallait briser le cycle infernal du sang qui appelait le sang.
Elle prit une grande inspiration et entra finalement dans le réduit sombre et malodorant. Les relents acres résultant de la mauvaise aération vinrent aussitôt agresser l’odorat hypersensible de la jeune femme. Une meurtrière horizontale bardée de fer était la seule source de lumière dans la pièce autrement noire.
Comme convenu, sa garde du corps resta à la porte, l’oreille tendue et l’œil vif, prête à agir si les choses ne se déroulaient pas comme prévues.
Au fond de la cellule, recroquevillé dans le coin le plus sombre, une expression alarmée défigurant son visage, se tenait le tout jeune homme qui l’avait malgré lui aidé dans sa fuite. Sa vie avait reposé sur Aelyn seule ce jour-là. Elle aurait tout aussi bien pu le jeter à bas de son cheval pour se débarrasser d’un poids mort qui la ralentissait. Elle aurait pu l’égorger une fois à l’abri. Elle aurait pu laisser Gallen régler le problème sur le champ de bataille. Son fiancé avait été perplexe face sa clémence alors et elle doutait qu’il soit plus serein sur le sujet aujourd’hui. C’était un homme d’action qui agissait dans le feu du moment, "œil pour œil". C’était un défaut avec lequel elle composait parfois, tout comme une qualité qui l’avait maintenu en vie dans ses nombreux combats.
Le garçon la reconnut immédiatement et une vague d’émotions passa au fond de son regard creusé par les mois d’emprisonnement. Trop vite pour qu’Aelyn n’en saisisse toute l’étendue mais ce fut surtout la peur qui resta le plus longtemps. Il était le dernier de ses co-conspirateurs après tout. La population vengeresse avait bu et chanté au retour d’Aelyn comme elle avait damné les traitres de rituels superstitieux. Le jeune homme était resté longtemps seul, à craindre le pire chaque fois que la porte s’ouvrait, incapable de savoir s’il allait désormais manger ou mourir.
Si seulement elle avait été plus vite remise, plus vite prête à affronter cette réalité… Cela n’avait que trop duré.
Elle s’installa sur le petit tabouret trépied qui constituerait le seul meuble de la pièce à l’exception de la paillasse et d’un pot de chambre en métal rouillé.
« Bonjour, commença-t-elle d’une voix douce.
Je ne connais pas ton nom mais tu me pardonneras de ne pas vouloir le connaitre en pareilles circonstances ? Il s’est passé quelque chose qui a bouleversé nos vies ce jour-là, mais je n’oublie pas que sans toi, sans ta compassion et tes valeurs, je ne serais plus là. Alors… j’ai une proposition à te faire.
C’est une proposition très simple à vrai dire. La liberté. Si tu choisi cette option, tu entreras en apprentissage auprès d’un artisan d’Aldburg, tu y seras logé et nourri par ton maître et tu y apprendras un métier. En contrepartie, tu abjureras ta loyauté et tes devoirs envers l’Ordre de la Couronne de Fer et tous ceux qui leur sont ou leur furent liés, et ce, jusqu’à la fin de ton existence. Si tu choisi cette option, tu laisseras dans cette cellule jusqu’à ton identité pour renaitre de nouveau. Tu porteras le nom de Feorlean, fils du Riddermark, et tu pourras te forger une existence libérée des démons du passé. Voilà ce que je te propose. »Aelyn laissa planer un silence qui se prolongea longtemps. Cela faisait beaucoup à digérer.
« Tu auras quatre jours à partir de maintenant pour prendre la décision d’accepter ou non cette offre. L’autre option étant évidement d’affronter le tribunal. Je témoignerais en ta faveur, bien entendu, mais je ne peux garantir la clémence du verdict. L’Ordre a fait énormément de mal au Riddermark et les rohirrim ne sont pas encore prêt à oublier… »La jeune femme s’agita sur le siège inconfortable. Sa grossesse avancée ne laissait pas grand place au confort mais cette position était particulièrement pénible.
« Je sais que ça ne ressemble pas vraiment à un choix présenté comme ça mais tu dois être conscient que même si tu choisis la voie que je t’offre, elle ne sera pas aisée et elle s’accompagnera de lourdes conditions et d’importants devoirs. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère. De plus le Vice-Roi n’approuve pas vraiment ma décision et il risque de t’avoir à l’œil un long moment… Bien… Je vais te laisser maintenant. Prend le temps de bien réfléchir… »Aelyn prit elle-même le temps de regarder le jeune homme. Le nom qu’elle lui offrait n’avait rien d’anodin. Il prenait sa source dans un vieux mot rohirric pour désigner le prix du sang. Une vie pour une vie. Il représentait le payement pour les vies que lui et ses comparses avaient volées. Il représentait également la reconnaissance d’Aelyn, une vie épargnée pour une vie sauvée. Une identité lourde de sens.
Pour sauver le Riddermark il fallait retrouver son essence même, celle qui faisait du peuple des chevaux un peuple grand et fier, un allié irremplaçable des Peuples Libres, un peuple heureux dont les membres pouvaient compter les uns sur les autres... Et cela, elle en était persuadée, commencerait par un acte de bonté.
Finalement, elle se leva péniblement et prit le chemin vers la porte.
« Le monde n’est pas parfait et il est aisé de croire que la colère, la violence et le sang peuvent le rendre meilleur… mais cela ne marche pas comme ça. On n’y gagne que plus de colère et plus de haine. Ce n’est pas ce Riddermark-là qui rendra sa fierté à notre peuple. Ce n’est pas ce Riddermark-là qui lavera la honte de nos luttes fratricides et de nos échecs. Nous sommes un grand peuple parce que nous connaissons le sens du mot honneur, que nous connaissons la valeur d’une vie et la valeur de la paix. »Ce furent les derniers mots qu’elle prononça avant de quitter la cellule. Un garde vint rapidement refermer la porte. Aelyn sentit son regard sur elle. Il semblait jauger son état. Nombreux étaient ceux qui agissaient ainsi depuis qu’elle était enfin sortie de sa chambre. Elle avait peu parlé de ce qui lui était arrivé là-bas mais la rumeur avait vite fait son chemin quant à l’état dans lequel on l’avait retrouvé. A présent on cherchait à savoir d’un coup d’œil à la dérobé, si sa boiterie était dû à la grossesse ou à la blessure, si sa main parvenait encore à saisir une coupe pour y boire, si les larmes lui montaient à la suite d’un son trop brusque ou d’un souvenir revenu. Mais la jeune femme tenait bon et se remettait progressivement, ignorant les regards insistants et la prévenance empressée.
Eólida lui emboita le pas à une allure martiale. La jeune femme semblait plus sombre depuis le départ de Learamn et Aelyn ne pouvait pas l’en blâmer. Nulle nouvelle ne leur étaient parvenues depuis son départ et il y avait de quoi craindre le pire. Iran était-elle encore de ce monde ? Aelyn en doutait terriblement. Malgré la science de tous les guérisseurs à la ronde, rien n’y avait fait. Elle aurait souhaité que Rihils ne fût pas auprès du Roi pour leur venir en aide, mais aurait-il pu y faire quoi que ce soit ? Qu’adviendrait-il de Learamn ou du Riddermark tout entier si Lyra venait à tourner son courroux dans leur direction ? Une chose cependant la rassurait. Heolstor, le cheval dont elle avait fait don à l’ancien capitaine n’était pas revenu. C’était pour elle un signe de bon augure auquel elle accrochait tous ses espoirs.
Alors qu’elle remontait à grand peine les escaliers, elle s’arrêta un moment pour reprendre son souffle.
« Eólida… Dites-moi franchement… Ais-je tords de laisser ainsi une chance à ce garçon ? Quelque part, même s’il m’a approuvé, je pense que le Vice-Roi aurait aimé se débarrasser du problème une bonne fois pour toute. J’ai parfois du mal à savoir ce qui se passe dans sa tête. Il est inquiet… et si sombre ces derniers temps… » Elle hésita un instant avant de poursuivre.
« J’ai conscience des risques, bien sûr. Je ne suis pas si naïve… Mais tuer un gamin, n’est-ce pas jouer le jeu de l’ennemi ? Nous valons mieux que ça, n’est-ce pas ? »Bien que persuadée au fond d’elle d’avoir raison, elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter… Malgré ce qu’elle avait enduré aux mains de l’ennemi, un tel geste pouvait tout aussi bien être considéré comme de la pure trahison. Et pour l’ennemi qui guette dans l’obscurité, une marque de faiblesse de plus. Le doute la rongeait.
La demande de Gallen, leurs fiançailles, avaient redistribué les cartes. Elle n’était plus dans l’ombre, on guettait ses décisions, ses choix avaient à présent un impact. Elle n’était pas née pour ça. Elle n’avait jamais été préparée à ça. C’était nouveau, et effrayant pour elle qui avait pourtant été habituée à prendre des choix rapides et difficile devant des patients éventrés sur sa table, aux portes de la mort…
Sa famille était grande à présent, et le serait plus encore. Et quand elle parlait de son peuple, à présent ces mots prenaient une toute autre signification. C’était un poids bien lourd, et pourtant une responsabilité qu’elle avait décidé d’assumer. Elle avait trop sacrifié et trop souffert pour qu’il en fût autrement. Alors elle avançait dans le noir, un pas après l’autre, en espérant faire ce qui était juste et ne pas sombrer dans l’abysse.
Elle laissa échapper un long soupire las, cala une main contre ses reins et entreprit de finir l’ascension. Qu’elle plaignait les femmes de Minas Tirith obligées à supporter les pentes raides à chaque niveau. Elle avait hâte de retrouver son fauteuil rembourré de coussins et de fourrures.
#Aelyn