Curieuses manigances

#Artamir ibn Aram

Le cavalier avançait lentement dans l’ombre des collines rocailleuses. La lune montait tranquillement dans le ciel, éclairant d’une lumière pale le paysage aride qui constituait l’essentiel du Harondor. Quelques buissons épars, parfois le tracé sec d’un ancien oued, des collines, des roches, un peu de sable. Ces terres étaient rudes, mais pas invivables : des clans nomades arpentaient ces terres, élevant des moutons et des chevaux. Quelques petits villages étaient installés près des oasis ou autour des plus grosses rivières, dont les flots coulaient même au cœur de l’été, longtemps après la fonte des glaces des lointaines montagnes de l’Ephel Duath.

Mais, dans cette zone tampon entre l’ancien émirat allié du Gondor et le nouvel état « libéré » par Taorin et ses alliés d’Umbar, la plupart des paysans et villageois avaient abandonnés leurs maisons, par crainte des pillages par les bandes de soldats à la solde de l’un ou de l’autre de ces camps. Les clans nomades changeaient d’allégeance selon leur gré, pour justifier d’une querelle avec un ennemi de longue date ou éviter la confrontation avec une troupe armée envoyée patrouiller la zone par l’une des deux capitales. Qu’ils viennent de Djafa ou de Dur’Zork, ces soldats espéraient en général ne pas tomber sur leurs homologues venus de l’autre côté de la frontière : le meilleur combat, disait-on, est le combat qui n’a pas eu lieu.

Mais pour ce cavalier solitaire, ces patrouilles représentaient un risque bien réel. Il ne pouvait rien faire contre une troupe de cavaliers harondorim, et, de plus, sa mission devait rester secrète. Il avait pris le risque de voyager sans rejoindre l’une des rares caravanes faisant encore la liaison entre les deux Harondor pour ne pas être suivi à son arrivée à Dur’Zork : chaque capitale savait bien que, parmi les gardes de ces convois marchands se trouvaient de nombreux agents du camp d’en face, autant de potentielles épines dans le pied qu’il valait mieux les suivre dès leur arrivée en ville pour les éliminer dès que leur culpabilité était prouvée. Bien sûr, la plupart des vrais agents réussissaient à déjouer la surveillance des quelques hommes disponibles pour cette tâche, mais il arrivait que certains se fassent tuer avant d’avoir pu remplir leur mission, et la plupart était tout de même connus des autorités en place. Autant de contraintes que préférait éviter Artamir ibn Aram, agent au service de l’Emir Radamanthe.

Il devait donc se faufiler à travers la frontière poreuse, contourner Dur’Zork, et arriver par le sud ou l’est en se faisant passer pour l’un de ces nombreux mercenaires qui écumaient ces régions. Suite à la démobilisation après la défaite de Dur’Zork (les umbarites l’appelaient victoire), de nombreux mercenaires et soudards s’étaient retrouvés sans emploi, bien loin de leurs terres natales, et cherchaient à vendre leurs services à qui le souhaitait. Bien souvent, les autorités les engageaient pour de courtes missions lorsque les troupes officielles venaient à manquer. Mais la demande ne parvenait pas à répondre à l’offre, et nombreux étaient ces mercenaires qui rejoignaient la capitale dans l’espoir d’y trouver un travail.

Cette nuit-là, l’agent de Radamanthe eut de la chance : la patrouille la plus proche avait déjà quitté cet endroit, et faisait route vers l’ouest. Ne le sachant pas, il progressa néanmoins lentement, prenant de nombreuses précautions pour ne pas se faire repérer par un éventuel observateur. La présence d’un homme seul au milieu de ce no man’s land soulèverait des questions, inévitablement.

Après plusieurs jours de marche à travers les plaines du Harondor sud, Artamir bifurqua, et se dirigea enfin vers Dur’Zork. Il arrivait par le sud-ouest, et pénétrerait dans la ville à travers les taudis des bas-quartiers. Et gare au malandrin qui chercherait à le dépouiller !

*** *** *** *** ***

A la lumière de bougies, onze hommes s’assirent sur des coussins défraichis, près d’une petite fontaine de briques de terre cuite. Ils étaient dans le jardin d’une petite tchaikhane d’un quartier pauvre et tranquille, où habitaient de petits artisans, des ouvriers, et autres personnes qui avaient les moyens d’habiter dans de petites maisons qu’ils ne partageaient qu’avec une ou deux autres familles. La tchaikhane avait fermé pour la nuit : son propriétaire, qui arrivait avec un plateau chargé de tasses et d’une théière, avait prétexté une maladie l’empêchant de travailler et renvoyé ses aides. Les onze autres hommes étaient arrivés au compte-goutte, discrètement. Tous étaient des agents de Radamanthe.

Artamir fit un signe de tête au gérant de l’établissement : il valait mieux pour lui qu’il n’écoute pas ce qui se disait ici, et, de toute façon, le chef de cette petite troupe n’avait aucune confiance en lui. Ils avaient pris le risque de se réunir chez lui ce soir, parce qu’il fallait transmettre les instructions aux hommes et qu’ils ne pouvaient le faire autrement. Une fois l’aubergiste parti, Artamir se baissa légèrement, et, lorsque ses hommes firent de même, leur transmit ses instructions. Caché dans l’ombre de la porte, observant la réunion qui avait lieu dans son jardin, l’aubergiste ne parvenait pas à entendre ce qui se disait mais voyait les hommes venus de Djafa hocher la tête de temps en temps. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment que les hommes se redressèrent, et que leur chef dit plus clairement, son regard sombre rivé dans les yeux de l’aubergiste :

« Des questions ? »