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 L'Innocence ne Prouve Rien

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Nivraya
Assistante de l'Intendant d'Arnor
Nivraya

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L'Innocence ne Prouve Rien EmptySam 22 Juin 2024 - 19:19
- Vous ne voulez pas la tenir un peu, madame ?

Nivraya lève la tête.

Les papiers s’amoncellent sur son bureau, les courriers le disputant aux rapports qu’elle doit lire et synthétiser. Il lui faut en outre terminer la rédaction d’un épais rapport qu’elle destine au nouvel Intendant d’Arnor, et qu’il attend depuis maintenant quelques jours. Tant de choses se bousculent dans son esprit qu’elle met un moment à revenir à la réalité : à la nourrice qui se tient devant elle, un sourire désolé sur les lèvres. La Dame de Gardelame la regarde un instant. Puis son bébé. Ses yeux s’écarquillent légèrement.

- Plus tard. Je dois d’abord finir ça.

Elle n’estime pas nécessaire de se justifier, et retourne à ses affaires. La nourrice referme soigneusement la porte derrière elle, et retourne jouer dans le salon. Elle est une des rares personnes autorisées à pénétrer dans la Chambre – l’appartement privé de Nivraya à Annúminas. Parmi les autres privilégiés, le géant Freyloord monte la garde à l’entrée en essayant de dissuader d’éventuelles âmes mal intentionnées de s’en prendre à l’assistante de l’Intendant, tandis qu’à l’intérieur Alyss occupe le double rôle de servante et de garde-du-corps.

Toute à sa concentration, Nivraya s’empare d’une nouvelle plume, la taille soigneusement à l’aide d’un canif, puis commence sa synthèse. Ses pensées s’envolent toutefois vers sa fille, sitôt la porte fermée, et elle regrette immédiatement de n’avoir pas montré plus de souplesse. Valeria est un ange, cadeau tombé du ciel. Une enfant vive et pétillante, d’une grande douceur et d’une grande beauté. Elle a les jolis yeux verts de sa mère, et ses cheveux d’abord très clairs, prennent progressivement une teinte plus foncée qui tire vers le noir. Nivraya n’aurait jamais pensé qu’un enfant pouvait grandir aussi rapidement, et receler autant de mystères… Elle babille déjà, et tend ses doigts adorables pour s’emparer de tout ce qui passe à sa portée, au grand dam de sa nourrice qui s’échine à ramasser tous les jouets dont elle dispose et qu’elle essaie de mettre dans sa bouche curieuse.

Pendant un bref instant, la Dame de Gardelame est tentée de tout quitter, et d’aller jouer un peu avec son enfant. Passer quelques minutes de calme et de sérénité.

La tentation est balayée par un vent de peur, alors qu’elle lit sur le nouveau dossier un nom qui lui rappelle des heures trop sombres. Demeson. La jadis puissante famille Demeson, tombée en disgrâce à la suite d’une enquête menée par ses soins. Une famille obscure, dont les liens avec l’Ordre de la Couronne de Fer n’ont jamais été prouvés, mais dont les sympathies laissent à penser qu’ils peuvent y avoir été sensibles avant de sentir le vent tourner. La révélation de la trahison de la famille Demeson est un des plus hauts faits d’armes de Thorondil de Kervras, qui lui a permis de gagner un prestige encore plus grand que celui dont il jouissait déjà après l’épisode du retour du roi Aldarion dans sa cité. Nivraya, plus pragmatique, s’est chargée personnellement du démantèlement du fief et des propriétés de cette famille aristocratique, au bénéfice presque exclusif de la couronne. Un ennemi en moins. Une fortune en plus.

Le souverain d’Arnor ne s’est pas plaint.

Mais la lutte ne s’arrête pas là.

Consciente qu’une conspiration à plus grande échelle a menacé le royaume, favorisant la montée au pouvoir de plusieurs personnalités extrêmes et fidèles à l’OCF, Nivraya a entrepris de mener une enquête à l’échelle de tout l’Arnor, pour traquer et trouver tous les sympathisants de l’Ordre de la Couronne de Fer. Leur éviction obéit à un principe simple : ceux qui confessent leurs crimes sont susceptibles d’être pardonnés, à condition d’accepter une hausse locale des taxes et un contrôle plus étroit sur leurs affaires – notamment une vérification annuelle de leurs comptes par des percepteurs royaux, l’ancien corps dans lequel travaillait Nivraya. A défaut de confession et de contrition, ce sont les autorités compétentes qui s’arrangent pour régler ces affaires : la Rose Noire, principalement. De ce point de vue, l’accession de Sirion Ibn-Lahad au poste d’Intendant a grandement facilité les choses.

Nivraya jette un dernier regard vers la porte.

Une pensée pour sa fille.

- C’est pour elle que tu fais ça, murmure-t-elle à elle-même. C’est pour qu’elle ait un avenir sûr dans ce royaume. Elle comprendra.

Reprenant son travail derechef, elle s’immerge dans la pile de documents, déterminée à n’en ressortir qu’après avoir trouvé ce qu’elle cherche.

L’avenir de tout un royaume en dépend.


~ ~ ~ ~


Elle toque.

Une vague réponse l’incite à pousser la porte. L’Intendant d’Arnor, comte d’Amon Araf, Sirion Ibn-Lahad, la reçoit avec un visage las. De toute évidence, les affres de son nouveau métier commencent déjà à lui peser. Elle pénètre à l’intérieur du bureau, en portant sous son bras de nouveaux dossiers qu’elle s’apprête à lui soumettre. Le sourire désolé qu’elle affiche tranche avec sa réserve habituelle. Cela fait plus de six mois qu’ils travaillent ensemble désormais, et les réticences initiales de la jeune femme sont tombées peu à peu. Derrière le guerrier, le « Fantôme » comme on l’appelle encore parfois, elle a appris progressivement à découvrir l’homme, à moins craindre ses origines khandéennes, et ses manières parfois étonnantes.

Avec une relative familiarité qui ne vient qu’après de longues heures passées à travailler côte à côte, elle lui souffle :

- Excellence… Je vous amène encore de la lecture, pardonnez-moi.

Une manière comme une autre de lui demander des nouvelles, dans une fonction où aucune journée n’est particulièrement bonne. L’Intendance d’un royaume aussi grand et puissant que l’Arnor est un métier à plein temps, et quoiqu’il soit épaulé par une armée de petites mains, il appartient à Sirion de valider les décisions au nom du roi Aldarion, et de ne pas uniquement focaliser son attention sur un problème à la fois. Cet exercice d’équilibrisme est à la fois stimulant et terriblement éprouvant. L’adjointe, familière de certaines codifications administratives de la chancellerie d’Arnor, n’a besoin que d’un regard sur son bureau pour comprendre ce qui le préoccupe :

- C’est le dossier de la succession du baron Azrûbael ? Les Juges n’ont pas trouvé comment trancher le litige ?

L’affaire est d’un complexité étonnante. Le baron est mort sans héritier légitime, laissant uniquement un fils bâtard qu’il avait eu avec une autre femme de la noblesse, l’héritière des Milanizir. A la mort de son père, le fameux Aloys Milanizir a subitement fait son apparition en clamant que sa double ascendance noble, quoique illégitime au regard des coutumes matrimoniales arnoriennes, le qualifie néanmoins pour prétendre à la succession d’un baron qui laisse derrière lui un domaine fort bien géré, et une fortune intéressante. Les Milanizir, y voyant là l’occasion d’étendre leur influence, soutiennent officieusement cette requête et d’après quelques rapports préoccupants, ont même fourni des hommes en armes à Aloys pour s’emparer du domaine d’Azrûbael par la force si sa demande devait ne pas aboutir.

Nivraya connaît assez bien le dossier, pour l’avoir parcouru avant que l’affaire ne prenne de telles proportions, et alors que le conflit de succession ne concernait que deux parties : le frère de l’épouse survivante d’Azrûbael, un certain Venys Nasdur ; et de l’autre côté, une cousine éloignée du défunt, Ûriphel de Cerdan. L’imbroglio familial et politique est si complexe, encore aggravé par le rôle joué par les Milanizir, que les deux jugements qui ont été rendus par les tribunaux de Fornost sont parfaitement contradictoires. Afin d’éviter que les armes ne parlent à la place du droit, l’affaire a été remontée jusqu’à Annúminas… jusqu’au bureau de l’Intendant.

- Souhaitez-vous que je regarde ce dossier pour vous, Excellence ? J’ai quelque expérience dans les affaires de ce genre, et je peux vous aider à éclaircir un peu la situation.

Elle sourit. Là où Sirion est davantage en difficulté, elle brille. Éduquée et au fait du droit en Arnor, Nivraya est une administratrice de qualité, à la mémoire fantastique, et à la loyauté indéfectible envers la Couronne. Cependant, elle manque cruellement de cette poigne de fer dont le Fantôme a le secret, et de cette capacité à manœuvrer autour des questions militaires indispensables à la sécurité du royaume. C’est la raison pour laquelle elle vient le trouver, lui présentant le premier dossier.

- En échange, permettez-moi de vous soumettre les conclusions de l’enquête démarrée il y a quatre mois. Comme vous me l’aviez suggéré, j’ai suivi la piste laissée par la famille Demeson…

Sirion, en tant que chef de la Rose Noire, ne peut ignorer quelle importance cet épisode a joué dans la vie de Nivraya. Le récit de son bref enlèvement durant le mariage royal, et des sévices qu’elle a subis aux mains d’individus qui n’ont jamais été retrouvés, a naturellement fait l’objet d’un rapport précis et détaillé. Bien que la Dame de Gardelame soit la seule à savoir exactement ce dont elle a été victime, le nom Demeson est à jamais associé dans sa mémoire à un péril mortel dont elle se méfie encore comme de la peste. La peur, moteur inépuisable quand elle est bien utilisée, lui a permis de concentrer ses efforts sur les archives des Demeson, pour essayer d’y trouver des connexions avec d’autres familles susceptibles d’avoir trahi, ou de planifier quelque chose contre la Couronne.

- Le premier dossier est peut-être le plus délicat. Il s’agit des Morendacil.

Le nom à lui seul suffit à jeter un froid dans la conversation. Cette vieille famille arnorienne, dont le surnom Morendacil remonte aux années les plus terribles de l’Arnor, quand le royaume bataillait contre ses ennemis, a clairement fait savoir ce qu’elle pensait de la nomination de Sirion Ibn-Lahad comme Intendant d’Arnor. Sans contester frontalement la décision du roi – ce qui aurait été inconvenant – le patriarche, Tulkandur Istandirion s’est fendu d’un discours quelques jours plus tard au Sénat qui est resté dans les mémoires de beaucoup. Il y a notamment fustigé les « influences étrangères », les « orientalismes » et le « parfum sauronnien » qu’il sentait poindre dans les plus hautes sphères du gouvernement. Mais l’homme, enflammé et porté par le soutien d’une frange conservatrice du Sénat arnorien, ne s’est pas arrêté là et a dénoncé « l’administration passive et lascive » jugée inefficace, la diffusion d’une « pensée émasculée » et la « pusillanimité féminine » qui s’est emparée de l’armée.

- Leurs liens avec la famille Demeson sont ténus mais réels. Des échanges irréguliers de courriers que nous n’avons pas su décoder, et des échanges de présents épisodiques qui laissent à penser qu’il ne s’agit que de relations distantes et lointaines. Pourtant, nous avons retrouvé une série de lettres écrites par le fils de Tulkandur, Elaurë. Nous avons réussi à les décoder, en trouvant finalement la bonne clé de lecture. Voyez vous-même.

Elle invite Sirion à tourner la page. Le texte, qui date de toute évidence de quelques mois, a été reproduit par la main de Nivraya au mot près.

Citation :
« Sire Demeson,

Les nouvelles du Rhudaur ne sont pas bonnes. Les Gobelins continuent de pousser leurs incursions toujours plus loin dans nos terres, et le roi ne fait toujours rien. L’Intendant Aleth est invisible, et la politique du royaume est incompréhensible. Combien de temps allons-nous subir cela ?

L’Arnor a besoin d’ordre.

Ma famille serait prête à lui en donner, si elle y était invitée. Mais le roi préfère faire confiance à des incompétents, plutôt que de s’appuyer sur la belle noblesse arnorienne. Comment Aldarion en est-il venu à avoir peur des siens ? Quelle perversion l’a poussé à épouser une étrangère ? Un homme tel que vous mériterait cent fois d’être Intendant de ce royaume, pour y ramener l’ordre d’une main de fer. Quant à moi, l’arme à la main, je vaux dix Ballas, et si j’étais à la tête de la Garde de la Rose, nul n’aurait pu s’en prendre aux héritiers du roi.

L’indignité a frappé l’Arnor.

Notre royaume est en déclin, il périclite, il s’éloigne de ce qui fit un jour sa grandeur. Le changement se fait attendre, mais j’espère, Sire, que vous saurez incarner le vent d’un renouveau que beaucoup espèrent en secret, et que de plus en plus de fidèles réclament en public.

Vous trouverez toujours en moi votre serviteur.

Elaurë »


Nivraya laisse Sirion finir la lecture, et en mesurer la portée, avant d’ajouter :

- Avec votre permission, j'aimerais participer à cette enquête. Excellence.

#Nivraya
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Sirion Ibn Lahad
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L'Innocence ne Prouve Rien EmptyVen 25 Oct 2024 - 15:57
Suite de Maudite Poussière


– Heureux de vous voir en forme, ma dame.

Un sourire réellement compatissant se lut sur le visage de l’Intendant en voyant apparaître son bras droit, sa conseillère privilégiée et son assistante officielle au bureau de l’Intendance.
Nivraya de Gardelame.
Sirion avait tout fait pour s’en faire une alliée de premier ordre. Dans une réciprocité d’intérêts ô combien utile. Si la jeune mère avait eu besoin de soutien dans sa vie personnelle, Ibn Lahad s’était appuyé sur les talents administratifs et techniques de Nivraya à de nombreuses reprises.

Il la regarda déposer sa pile de dossiers et soupira intérieurement. La paperasse. Encore et toujours.

La fraîcheur de Nivraya et son presque-enthousiasme au sujet d’Azrûbael dessinèrent un rictus gêné sur le visage de l’intendant. Elle semblait si à l’aise.

– Cette histoire de bâtard est ennuyeuse. Pour autant, nul ne saurait brandir les armes au sein même du royaume pour revendiquer quoi que ce soit. C’est inacceptable. J’ai fait envoyer une compagnie de la Vieille Garde pour maintenir le calme auprès des Milanizir, en prétextant des patrouilles d’exercices. Mais pour le volet juridique, je vous saurai gré de votre aide. Le dossier est à vous.

Sirion écouta ensuite les nouvelles au sujet du dossier des Demeson. Et lorsque le nom des Morendacil résonna, le front de l’intendant se rida comme rarement. On lui avait rapporté le discours de Tulkandur lors de sa nomination et dès lors, à travers de vieux réflexes de son ancien poste, Sirion avait fait mettre le doyen des Morendacil sous étroite surveillance. Il n’était plus officiellement le maître de la rose. Pourtant, son emprise sur le service était encore palpable. Ballas, son successeur, répondait bien entendu au roi mais avait conservé un lien étroit avec Ibn Lahad.

La lettre signée par Elaurë n’avait rien de véritablement confondant mais les propos tenus par l’héritier des Istandirion pouvaient les conduire sur une route dangereuse. Sirion la roula et la rendit à Nivraya.

– Vous et moi avons déjà chassé des traîtres et des suppôts de l’ennemi ensemble.

Le Fantôme posa ses coudes sur son bureau. D’un geste rapide, il invita la dame de Gardelame à s’asseoir face à lui.

– Un ennemi venant de l’extérieur comme de l’intérieur. Hors de question de nous laisser dominer par des ambitieux incapables de voir plus loin que le bout de leur nez.

En son for intérieur, Ibn Lahad fulminait. Ces imbéciles auraient cru mieux faire face à l’Ordre ? Empêcher la mort des héritiers ? Empêcher la Couronne de Fer de s’infiltrer ? Où étaient ces pleutres lorsque l’on avait besoin d’aide ? Où étaient… Non, ils n’avaient pas leur mot à dire. Encore moins en étant de possibles alliés d’une famille ayant perpétré des sévices à l’encontre de sa première conseillère.

– Permission accordée, répondit-il simplement. Mais j’aimerais que vous n’ayez pas à porter seule ce fardeau. Il vous faut quelqu’un sur qui vous pourrez compter aveuglément, comme j’ai pu le faire durant toutes mes années de service auprès de la couronne.

Sirion se leva, tandis qu’une troisième âme passait le pas de la porte.

– Vous connaissez Maegon, je crois.



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L'Innocence ne Prouve Rien EmptySam 26 Oct 2024 - 1:26
« En forme ».

Le choix de mot est audacieux, mais n’écorne en rien le sourire de la Dame de Gardelame. Son masque irréprochable, soigneusement étudié pour bien paraître en société, ne saurait se flétrir pour si peu.

Si peu.

Des souvenirs flous lui reviennent en mémoire. Une silhouette minuscule, inanimée. Un être sorti de ses entrailles, mais point né d’elle. Son fils. Mort. Mort avant d’avoir pris son premier souffle, avant d’avoir aperçu les merveilles que recèle le vaste monde. Un être si pur et si fragile, arraché aux bras aimants de sa famille sans avoir entendu ne serait-ce que la voix de son père.

Son père.

Justar.

Les pensées de Nivraya se bousculent dans son esprit, chaque image en amenant une autre, plus vivace que la précédente. Plus douloureuse, aussi. Elle les congédie d’une légère inclinaison de la tête, et revient à l’Intendant.

- Merci, Excellence.

Une manière polie de laisser ce sujet de côté, et de revenir à des considérations plus pressantes. La sécurité du royaume ne saurait souffrir que ceux en charge de la préserver s’accordent la moindre minute pour se plaindre et s’épancher sur leurs sentiments. La jeune femme trouve dans le travail un exutoire salutaire, un moyen d’échapper aux idées noires qui reviennent la hanter parfois, tard le soir, sous la forme de voix éthérées qu’elle chasse avec l’aide d’une bouteille ou de la lecture d’un nouveau rapport. Les deux, souvent. Elle devine en voyant l’Intendant que lui-même a ses propres stratégies pour surmonter les démons qui l’assaillent lorsque la solitude lui renvoie les échos de ses propres doutes.

Il réoriente son attention vers l’affaire Azrûbael.

Elle ne peut s’empêcher de sourire en l’entendant lui expliquer les mesures déjà prises pour apaiser l’affaire. Déployer la Vieille Garde. La réaction attendue d’un homme de guerre, face à une potentielle dérive armée. Voilà pourquoi ils sont à ce point complémentaires. Elle n’aurait tout bonnement pas eu la présence d’esprit de faire intervenir l’armée si tôt, afin d’utiliser son aura pour dissuader les Milanizir de tenter quelque chose d’audacieux. A l’évidence, l’Intendant a passé une vie entière à anticiper les crises, à flairer les tensions et à les éteindre par une utilisation appropriée de la violence. Il utilise cette précieuse expérience judicieusement dans un poste administratif qui manque souvent de cette capacité à voir venir les troubles autres que politiques.

- Une sage décision, Excellence. Cela me donnera le temps de régler cette affaire, sans craindre un embrasement. Merci de votre confiance.

Ses remerciements sont sincères.

Dans ces terres, elle n’a pas toujours bénéficié du soutien qu’elle estime mériter. L’Intendant Enon a certes vu en elle quelqu’un de loyal et de fiable, et il a choisi de l’ériger à ce poste prestigieux malgré les critiques et les attaques. Son successeur, cependant, aurait très bien s’affranchir de ses services et privilégier quelqu’un d’autre. Il a pourtant choisi de la conserver en poste, et de s’appuyer sur elle sans réserve, alors même que tout semble les séparer. En son for intérieur, elle s’estime chanceuse que ce Khandéen ne soit pas imprégné de la même culture misogyne que les membres de l’aristocratie arnorienne.

Leurs préoccupations s’éloignent cependant des affaires successorales de la noblesse, pour revenir à des questions plus délicates. La trahison de certaines grandes familles du royaume n’est jamais un sujet facile à aborder. Encore moins lorsqu’il s’agit de débusquer d’éventuels traîtres qui n’ont pas encore révélé pleinement leurs allégeances.

A l’invitation de l’Intendant, Nivraya prend place.

Pendant un bref instant, alors qu’elle lisse les plis de sa robe, elle ressemble à une de ces demoiselles studieuses devant un précepteur patient. Sage et bien élevée, impeccable sous tous rapports, il serait facile de la prendre pour une de ces poupées de porcelaine aux grands yeux innocents et impressionnables. Ceux de Nivraya, d’un vert troublant, racontent pourtant une toute autre histoire. Le feu qui brûle en eux à la mention des « suppôts de l’ennemi » est au moins aussi ardent que celui qui anime le cœur de l’Intendant d’Arnor. Sa guerre à elle, menée derrière les portes closes d’un bureau, entourée de papiers, est non moins importante, et non moins réelle.

Elle garde les lèvres serrées, laissant à son supérieur le soin de décider de la marche à suivre. Cependant, un bref soupir de soulagement lui échappe lorsqu’il finit par lui donner l’autorisation de poursuivre. Elle a mis tant d’efforts à traquer les associés de Demeson, qu’elle aurait été frustrée de devoir abandonner sa chasse maintenant. Les dangers qui planent au-dessus de cette mission, et que l’Intendant n’hésite pas à lui rappeler pudiquement en parlant avec euphémisme d’un fardeau à porter, ne sauraient la dissuader de partir en croisade contre les ennemis de la Couronne. C’est précisément pour piétiner la peur qu’elle ressent, qu’elle a besoin de mener cette affaire jusqu’à son terme.

Personnellement.

Elle se lève par réflexe au moment où le Khandéen quitte son siège pour accueillir un nouveau venu dans la conversation, et lui adresse une référence très maîtrisée, qui trahit à l’œil attentif les origines et l’éducation gondorienne de la jeune femme.

- Sire Maegon, mes salutations.

Puis, revenant à l’Intendant Ibn Lahad.

- Je connais essentiellement sire Maegon de nom… et de réputation. Ce serait un honneur de pouvoir mener cette enquête à ses côtés.

A défaut de l’avoir vu travailler, Nivraya a vu passer assez de documents et de rapports le concernant plus ou moins directement pour mesurer son rôle au service du Fantôme, lorsque ce dernier n’était encore que le bras armé d’Aldarion, la tête de la Rose Noire. Elle ne peut qu’imaginer quelle force de caractère et quelle résilience se cachent derrière ces traits anodins, presque banals. Faut-il voir dans son apparition la preuve que l’Intendant a pleinement confiance dans les capacités de son assistante, au point de lui adjoindre l’aide d’un de ses plus précieux alliés, ou bien la crainte que cette enquête ne les mène sur un chemin bien plus périlleux qu’elle l’imagine ?

Éludant la réponse à cette question, pour ne pas laisser la peur l’envahir, elle reprend.

- J’ai moi-même quelques agents de confiance dans mon entourage, mais à l’heure actuelle je préfère les savoir auprès de ma famille. Je serais ravie de travailler avec la fine fleur de l’Arnor.

Elle songe un instant à Alyss et Freyloord. Les deux piliers de son existence.

Tous les deux seraient prêts à donner leur vie pour elle.

Cependant, l’idée de les entraîner vers de nouveaux dangers lui paraît tout à coup révoltante, alors qu’ils ont déjà tant fait pour la protéger des malheurs qui se sont multipliés dans sa vie ces derniers temps. A quoi bon les solliciter encore, alors qu’ils méritent eux aussi de vivre une vie apaisante, et de profiter des plaisirs de la capitale sans avoir à courir le monde. Il est peut-être mieux de ne pas leur parler de cette enquête, d’autant qu’elle dispose de la protection de toute l’armée d’Arnor si le besoin s’en fait sentir.

Son inquiétude se dissipe à cette idée.

- Sire Maegon, je suis tout à fait disposée à commencer cette enquête dans les plus brefs délais, pourvu que Son Excellence n’ait point d’autre mission pour moi. J’ai hâte d’entendre vos recommandations : j’ai mené cette enquête à ma manière, en étudiant des pistes indirectes. Je crois que j’aurai grand besoin de votre aide pour la suite. Par où proposez-vous que nous commencions ?
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Sirion Ibn Lahad
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L'Innocence ne Prouve Rien EmptyMer 27 Nov 2024 - 15:45

Sentant que la discussion allait peut-être s’éterniser plus longtemps que ce qu’il imaginait, Ibn Lahad quitta son siège et s’arrêta entre ses deux invités. Un sourire discret pointa sur son visage encore par une certaine mélancolie.

– Je vous prie de bien vouloir m’en excuser, mais Sa Majesté ayant choisi de résider un moment entre les murs de la capitale, je m’en vais en mon fief. Le grand air va me faire du bien. Je compte sur votre rapport détaillé à mon retour.

Puis sans plus de circonvolution, le Fantôme s’évapora derrière la porte, laissant son bureau sous le patronage de Nivraya et Maegon. L’ancien espion esquissa un sourire en voyant son ami disparaître à la vitesse de l’éclair.

– L’ambiance de la capitale lui pèse, je crois. Difficile d’abandonner l’ombre pour la lumière constante d’Annùminas.

En son for intérieur, Maegon s’était déjà posé la question des raisons qui avaient poussé Sirion à accepter ce titre prestigieux mais ô combien sensible. Mais jusqu’ici, il devait bien l’admettre, Ibn Lahad apprenait vite les arcanes du pouvoir et à s’adapter. Quand bien même n’était-il pas toujours à l’aise.

– Pardonnez-moi, ma dame, dit-il pour revenir au sujet. L’affaire est complexe et me paraît des plus délicates. Les familles intéressées ne doivent en aucun cas apprendre que nous enquêtons sur elles. Cela ne ferait que rajouter de l’eau à leur moulin : le terrible Intendant venu du sud qui espionne des arnoriens de souche…

Maegon jeta un rapide coup d’oeil autour d’eux. Il ne se sentait pas très à l’aise, là debout au milieu du bureau de l’intendance.

– Peut-être pourrions-nous continuer cette discussion ailleurs, qu’en pensez-vous ?

Ils quittèrent bientôt la pièce pour arpenter le dédale du palais que tous deux connaissaient comme leur poche. Maegon se tenait droit, humble et discret dans sa tenue, les bras croisés dans le dos, en signe d’écoute et de respect pour la conseillère de l’intendant. Il s’était bien entendu renseigné sur elle, sachant tout ce qu’il y avait à savoir. Il ne lui en fallut pas davantage pour éprouver une certaine sympathie naturelle à son égard. C’était une battante. Typique des Gardelame.

– Enquêter sur Elaurë me semble le plus évident. Il peut être notre porte d’entrée de toute cette affaire. Et s’il continue à coucher sur papier ses revendications et celles de sa famille à qui veut le lire, alors il pourrait bien faire un pas de travers.

Maegon se sentait étrange. Comme s’il se retrouvait dans des bottes trop grandes pour lui. C’était la première fois qu’il n’était pas le second dans une mission. La première fois qu’il n’était pas dans l’ombre de son maître, de son capitaine, de Son Excellence, son ami. Sirion lui faisait confiance. Pour porter main forte à Nivraya et préserver l’équilibre encore fragile du royaume.

Il ralentit le pas et tourna distinctement le visage vers son interlocutrice.

– J’ai été navré d’apprendre ce qu’il vous est arrivé. Loin de moi l’idée de vouloir remuer le couteau dans la plaie. Simplement… j’en suis désolé.



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L'Innocence ne Prouve Rien EmptyJeu 12 Déc 2024 - 12:49
Nul besoin d’être physionomiste pour voir quelques menues traces de fatigue sur les traits de l’intendant d’Arnor. Son regard assombri par le manque de sommeil donnent une idée des soucis qui l’accablent au quotidien, et qui vont de pair avec la fonction prestigieuse qu’il occupe. Il se lève soudain, et s’approcher de ses deux subalternes, aussi différents qu’il est possible de l’imaginer. L’aristocrate dans sa plus pure incarnation, belle et intelligente, qui détonne dans l’univers froid et austère du palais d’Annúminas ; et le soldat – si un tel mot suffit à qualifier l’ampleur des compétences de Maegon – qui pourrait passer pour un quidam, s’il ne portait pas dans ses paupières lasses le poids de tant de vies ôtées au nom de la Couronne d’Arnor.

Sirion s’arrête entre eux deux, se retenant à peine de leur poser une main familière sur l’épaule, pour leur annoncer avec une simplicité déconcertante qu’il entend prendre congé non seulement de cette réunion, mais également des affaires de la capitale pour un temps.

Nivraya ne peut que comprendre son choix.

La pression exercée par la haute noblesse du pays est de plus en plus forte, et nombreux sont ceux qui scrutent les allées et venues du « Fantôme » pour trouver à le discréditer. La jeune femme exécute une brève révérence, et lui répond d’une voix chaleureuse :

- Reposez-vous bien, Excellence. Vous trouverez mes rapports sur votre bureau à votre retour, soyez sans crainte.

« Sans crainte ».

Est-ce encore un état dans lequel ils peuvent se plonger ? L’intendant pourrait-il, même au cœur d’Amon Araf, trouver la quiétude que son âme recherche ? Quelle part de son esprit, encore attachée aux problèmes du royaume et aux complexités de la politique arnorienne l’empêcherait de dormir cette fois ? Quelle inquiétude emportée en voyage le rongerait lentement mais sûrement, le privant d’un éclat de rire pleinement sincère ?

La seule consolation qu’il peut trouver est de confier les affaires courantes à deux individus déterminés et loyaux à la Couronne, mais également à lui-même. S’il a pu éprouver au cours des années la fidélité de Maegon, celle de Nivraya à son endroit n’a jamais failli durant les quelques mois de leur étroite collaboration. A sa façon, la dame de Gardelame veille sur lui, et n’a jamais manqué de lui faciliter le travail, de synthétiser au mieux toutes les informations qu’il avait eu besoin d’assimiler, pour lui permettre d’endosser les immenses responsabilités qui pèsent sur ses épaules.

Nul doute qu’après son absence, il trouvera ces rapports consignés soigneusement d’une écriture fine et serrée, au style précis et efficace. Accompagnés comme souvent d’une tasse de thé fumante et de quelques biscuits parfumés à la fleur d’oranger. Les origines étrangères de la jeune femme, née dans les régions méridionales du Gondor, lui ont toujours permis de mesurer à quel point quelques parfums exotiques peuvent suffire à apaiser l’âme, quand on n’a pas grandi dans les terres rudes et froides du vieux royaume des Dúnedain.

La porte se referma derrière Sirion, laissant Maegon et Nivraya seuls. Cette dernière, le regard égaré un instant sur sa dernière vision de l’intendant, revient à son interlocuteur, qui se fend d’un commentaire aussi juste qu’observateur.

- Si seulement cette lumière était bien intentionnée… Répond-elle, pensive. Mais vous-même devez trouver étrange d’être ici, à arpenter publiquement les corridors du Palais royal.

Nivraya en connaît bien peu sur l’homme en tant que tel, mais davantage sur les missions qu’il a pu effectuer, pour en avoir coordonné un certain nombre depuis la chancellerie d’Annúminas. Les rapports portant sur la destruction de diverses cellules de l’Ordre de la Couronne de Fer, certaines très reculées et ayant coûté la vie à de nombreux agents de la Rose Noire, ont souvent fini sur son bureau avant d’être retravaillés pour être présentés à l’intendant Enon lorsqu’il était encore en poste. Elle songe un instant au vieil homme, usé par la tâche et pourtant toujours si alerte même au dernier jour de son mandat. Sans lui, où serait-elle aujourd’hui ?

Maegon, prudent et habitué des luttes de pouvoir internes à l’Arnor, ne peut que conseiller à Nivraya la plus grande discrétion dans cette affaire, ce à quoi elle répond par un hochement de tête appuyé :

- Vous avez raison, Sire. L’autorité du roi sur les grandes familles est encore fragile, et si nous sommes surpris avant d’avoir obtenu des preuves irréfutables, nous pourrions faire plus de mal que de bien.

Elle soupire, consciente que la tâche qui les attend risque d’être ardue. Son dernier coup d’éclat face aux grandes familles arnoriennes s’est soldé par une brillante réussite pour la couronne, payée au prix fort dans le sang d’une innocente. L’affaire Demeson, que l’on murmure encore sur son passage, a contribué à sa réputation inflexible, mais lui a également fait beaucoup d’ennemis en Arnor. Cette fois, elle est déterminée à réussir sans créer autant de remous, afin de consolider les fondations de l’autorité du roi.

Tous deux quittent bientôt le bureau de l’Intendant, dont l’absence ne fait que renforcer l’aura. Ni l’un ni l’autre n’ont les épaules pour occuper sereinement cet office en l’absence du comte d’Amon Araf, et leurs pas les mènent rapidement vers les coursives du Palais d’Annúminas. Sans y penser vraiment, ils se dirigent négligemment vers une autre aile, que frappent les rayons du soleil en cette heure, et où il fait meilleur pour travailler. On y trouve notamment une bibliothèque privée, où personne ne se rend jamais, sinon quelques pages pressés en quête d’un ouvrage précis pour un officier du roi. L’endroit parfait pour discuter.

- Je gage que vos hommes peuvent surveiller Elaurë, et le prendre sur le fait s’il devait commettre un impair. Cependant, pourrons-nous intervenir à temps ?

Elle laisse sa question en suspens. Seul le bruit de leurs pas accompagne leurs réflexions. Les services de la Rose Noire, parmi les meilleurs de la Terre du Milieu, ont été impuissants à prévenir la montée de l’Ordre de la Couronne de Fer, et à déraciner le mal qui se cache dans les cœurs de certains hommes de l’Arnor. Les ennemis du roi, quoique plus discrets, ne sont pas moins nombreux, et ils se tapissent en attendant leur heure. Faut-il vraiment attendre une nouvelle tragédie, comme la mort des enfants d’Aldarion, pour agir ? Ou existe-t-il une autre voie ?

La Dame de Gardelame préfère garder le silence.

Sans doute parce que la réponse n’est pas aussi claire qu’elle l’imagine dans son esprit. Droit et morale, devoir et désir. Tant de choses se bousculent dans son esprit.

Les paroles de Maegon la ramènent brusquement, brutalement, à la réalité.

Pendant un instant fugace, une brève fraction de seconde, le masque de la jeune femme se fragmente et un millier de larmes de souffrance, océan de désespoir dans lequel son âme lutte pour ne pas se noyer. Ses yeux s’écarquillent un instant, son souffle se brise comme une vague sur la digue d’un deuil indicible.

- Merci.

La sécheresse de sa réponse n’a rien d’agressif.

La rudesse de son ton n’est que le pâle reflet de la brûlure qui l’étreint. Quotidiennement.

Elle garde le silence un moment, tête basse. Ses pensées tumultueuses s’apaisent progressivement, tandis qu’elle reprend la maîtrise de ses émotions. Un bref moment de vulnérabilité. Elle en veut presque à Maegon de l’avoir vue ainsi. Elle se figure ce qu’il peut penser d’elle… Lui, l’homme d’action, l’homme de guerre, sans doute moqueur et condescendant vis-à-vis des humeurs d’une femme placée à un rôle qu’elle n’aurait pas dû obtenir. Les coutumes de l’Arnor ont la vie dure, les vieilles traditions et les préjugés y sont ancrés profondément dans le cœur des hommes contre leurs femmes. Si Nivraya n’était pas originaire du Gondor, si elle n’avait pas cet accent léger et ces manières distinctement étrangères, lui aurait-on ouvert ces portes qui demeurent closes à tant de femmes d’Arnor ?

La vulnérabilité reflue. Le masque d’autorité revient.

Un instant.

Puis s’écroule. Le simple fait de penser à ses enfants lui noue les tripes, lui tord le ventre, mais elle se rend compte avec une surprise non-feinte que Maegon est un des premiers à lui en parler aussi frontalement. Le grand silence qui entoure cette tragédie et son obstination à ne rien laisser paraître font que rares sont ceux qui osent aborder le sujet avec elle. Ses lèvres s’entrouvrent légèrement, alors qu’elle souffle :

- Avez-vous des enfants ?

Elle lui jette un regard presque timide.

Presque… amical ?
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