L’approche du navire gondorien avait duré de longues heures. De longues heures pendant lesquelles son Aigle Noir sur fond blanc avait claqué au vent en haut du pavillon. La Capitaine eut un léger sourire de voir ainsi ses hommes s’affairer, distribuer les armes, invectiver les esclaves sur les bancs de rames. Plus vite, plus vite tandis que le soleil déclinait peu à peu à l’Ouest. Il n’y avait rien de tel que l’adrénaline de la chasse, de la manière dont sa galère de course perçait les vagues l’une après l’autre sans relâche, éclaboussant les matelots qui ne faisaient que hurler davantage, le sabre sorti, prêts à en découdre.
Ce soir, ils auraient ce pour quoi ils étaient venus et pourraient repartir de plus belle abreuver les marchés couverts d’Umbar de leurs victuailles. Lamia Al-Mansûr essayait de se convaincre que cela serait sa dernière sortie en mer, sa dernière conquête. Mais malgré sa quarantaine passée elle ne pouvait se mentir : elle vivait pour cette course en haute mer et pour ces brefs instants de gloire. Elle mourrait certainement en mer, sur son navire, et ne pouvait qu’espérer être alors jetée dans ces eaux pour rejoindre les bras d’Ulmo, ou qu’importe le nom qu’il porte en ces terres.
Qu’importe les étendards, les croyances, les non-dits. Ce n’étaient que des mots et l’un pouvait tout autant signifier un autre. La femme elle, ne comptait que sur le toucher des pièces trébuchantes dans ses mains légèrement ridées et recouvertes de cicatrices, ne comptait que sur son armure ouvragée et le poids familier de son sabre pendu à sa ceinture.
Mais alors les voiles du navire pris en chasse s’abaissèrent et la déception fut palpable sur le pont. Elle claqua sa langue contre ses dents, mécontente également d’un tel dénouement et elle savait bien que ses hommes ne pourraient se contenter d’une résolution pacifique. Pas après une telle chasse, pas après les promesses faites et déclarées haut et fort entre eux. Elle leur avait elle-même promis du sang… et Lamia Al-Mansûr tenait ses promesses…
- Garçons, garçons, rangez-moi ces couteaux, montrons à ces blancs-becs un peu de civilité, mh ?
Et son ton raillard ne passa pas inaperçu, arrachant des rires à ses pirates qui se ralliaient volontiers derrière la Capitaine de l’Aigle Noir. La femme avait revêtu son armure reconnaissable de métal ouvragé par les meilleurs artisans d’Umbar. C’était bien plus qu’une protection mais une œuvre d’art, les ciselures fines et parfaitement entretenus, attrapant les reflets du soleil couchant. Elle avait accroché ses cheveux légèrement grisonnants à l’arrière de sa nuque avec un morceau de tissu noir et la légère moue affichée sur son visage confiant ne laisser rien présager de bons pour ces Gondoriens un peu trop éloignés des côtes.
Elle attendit donc l’abordage en silence, laissant ses hommes démontrer leur déception avec des regards mauvais bien qu’aucun n’osa bafouer l’ordre reçu de garder les lames dans les fourreaux. Enfin, elle monta à bord du navire, son regard critique et noir, et fut guidé jusqu’au capitaine.
- Lamia Al-Mansûr. Votre ligne de flottaison semblait bien basse l’ami, je me disais qu’un peu d’aide serait le bienvenu ?
La jeune femme ignora les quelques rires et se délecta de la tension qui régnait sur le navire et de la gêne visible sur le visage dudit Capitaine de pacotille. La Haute Mer n’était pas faite pour les hommes faibles. C’était une leçon à apprendre…
- Dites à vos gaillards de charger la marchandise, pas de perte sinon des doigts tomberont, c’est compris ?
Son bosco vint alors à elle pour lui fournir une information des plus intéressantes qu’elle ne manqua pas de relayer à l’audience :
- Qui est le passager qui se cache parmi vous ?
Et qu’elle ne fut sa surprise de voir apparaître alors devant elle le seul et l’unique Capitaine Taorin. Un sourire se dessina désormais sur ses lèvres, le détaillant un instant de son regard noir profond. La Mer réservait bien des surprises pour ses serviteurs… Son moussaillon tenait fermement le passager clandestin en mains, ne laissant pas d’échappatoire… Elle s’avança donc d’un pas lourd résonnant sur les planchers du pont supérieur. D’un geste ferme elle attrapa la mâchoire de l’homme et la remonta, l’observant de prêt. Jolie proie en effet. Bien plus précieux que tout le contenu de la cale de ce navire.
- Bienvenue, capitaine Taorin. Bien loin de vos Chiens du Désert, n’est-ce pas ?
Une pointe de curiosité dans sa voix rauque, car cela faisait bien quelques années qu’elle n’avait plus entendu ce nom et qu’il avait disparu. Bien des spéculations avaient été faites mais au fil des mois…nombreux étaient ceux qui avaient conclu à une mort certaine. Après tout… il en fallait du culot pour se prénommer Emir du Harondor Libéré. Et cela, elle ne pouvait que l’admirer. Il n’empêche que… elle avait promis à ses hommes bien plus qu’un invité de marque… Elle s’éloigna donc de l’homme et s’y désintéressa totalement, se redirigeant à nouveau sur son propre navire maintenant que la marchandise avait été transférée en bonne et due forme. Elle s’adressa alors à son second :
- Trois places sur les bancs, c’est bien cela ?
Elle n’eut pas besoin de dire un mot de plus alors qu’elle tourna le dos à l’équipage condamné. La lune sera une fois de plus rouge cette nuit, et ses hommes auront de quoi festoyer leur victoire. Une victoire au goût amer pour la Capitaine qui indiqua au moussaillon de diriger le passager émérite et les poings liés vers sa cabine. Elle donna quelques ordres, s’assura qu’aucun débordement ne sera commis. Tuer, oui, mais proprement. Elle hocha la tête, pensive, et se dirigea à son tour dans sa petite cabine de Capitaine. Elle observa à nouveau le prisonnier, si tel était son statut, qui sait.. ? Elle s’approcha d’abord de lui, s’assura des nœuds qui le sécurisait sur la chaise en bois, et passa ses mains rapidement sur ses vêtements pour vérifier la présence éventuelle d’armes. Elle faisait certes confiance à ses hommes mais elle n’avait pas atteint son âge honorable sans faire preuve de précaution supplémentaire…
Une fois satisfaite elle se dévêtit avec lenteur, en silence, de ses pièces d’armures qu’elle déposa avec soin dans un coffre qu’elle referma avec une clé qu’elle gardait autour de son cou. Sa tenue de coton simple et ample laissaient voir les cicatrices fines de ses avant-bras qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Elle s’assit enfin sur le fauteuil en face du bureau recouvert de papiers et de cartes, regarda un instant l’homme en face d’elle…. le jaugeant du regard et pendant quelques minutes seul le bruit du craquement du bois et les conversations enjoués du dehors de la cabine pouvaient être entendus. Lamia déclara enfin :
- Donnez-moi… Trois raisons de ne pas vous livrer au plus offrant, Taorin, Capitaine déchu.
Le Chien Borgne fixait la capitaine en silence alors qu’elle lui attrapait le menton pour scruter son dernier œil. Il ne tremblait pas, bien que sa vie ne tînt qu’au bon vouloir de cette pirate aguerrie. Qui était-elle ? Si elle venait d’Umbar, comme l’immense majorité de flibustier de cette grande mer, il avait dû la rencontrer lors des préparatifs de l’invasion, il y a si longtemps. Mais il ne parvenait pas à s’en souvenir : était-ce une séquelle de son emprisonnement (il y arrivait encore de se réveiller en sursauts et en sueur, au milieu de la nuit), ou bien cette capitaine s’était-elle montrée discrète ? Avait-elle soutenu, et profité, du sac du Harondor, ou s’était-elle opposée aux Neufs ? Était-elle une future alliée, malgré ces débuts un peu rudes, ou représentait-elle un danger encore plus grand que les gondoriens ?
Ne sachant comment répondre sans risquer de se faire instantanément trancher la gorge ou jeté aux fers, Taorin restait silencieux, un sourire en coin, observant tout en se laissant observer. Il avait échappé aux geôles de Minas Tirith, il avait assassiné le général Cartogan : il avait tant de fois cru mourir ces derniers mois qu’il ne risquerait pas bêtement sa liberté si chèrement acquise avec des propos risqués. Lorsque la capitaine se lassa de le toiser, et relâcha sa mâchoire, il se laissa guider sans résistance par le jeune mousse jusqu’au navire pirate, puis jusque dans une cabine étroite mais bien aménagée. Sans doute celle de la capitaine, se dit-il en observant les cartes marines soigneusement rangées dans des filets suspendus au plafond. On le fit s’asseoir, et on le ligota à une chaise, fermement mais sans violence.
A peine une heure plus tard, alors que le chargement de la soute du pauvre marchand finissait de s’entasser dans les cales de la nef noire, la porte de la cabine s’ouvrit. Taorin entendit le début des cris de supplication avant que la porte ne se referme sèchement derrière la capitaine pirate. Ainsi, elle avait décidé de passer tout le monde au fil de l’épée. Seuls les équipages les plus cruels ou les plus engagés dans la campagne du Harondor, ceux qui ne pouvaient faire demi-tour et espérer mouiller dans les ports gondoriens, procédaient ainsi plutôt que de laisser repartir le navire marchand vidé de toutes ses possessions. Peut-être Taorin avait-il une chance. Peut-être lui devait-elle sa fortune, amassée lors des pillages au nord. Ou peut-être ne s’agissait-il que d’une stratégie pour asseoir son autorité dans un milieu d’hommes, une manière de proclamer haut et fort son indépendance. C’était de toute évidence une femme forte, tenant bien ses hommes, aguerries aux arts de la guerre et du pillage. Une femme dont l’équipage avait l’habitude de se débarrasser de ses proies dans le sang.
Elle s’approcha, encore en armure, et, se penchant sur lui, vérifia ses liens. Puis, satisfaite, elle retira tranquillement son harnachement, posant chaque pièce d’armure à sa place, fixant les éléments qui risquaient de tomber en cas de houle. Elle ne portait que de simples vêtements, de bonne facture, mais qui avaient vécu. Elle ne cherchait pas à en imposer : ses actes devaient parler pour elle. Elle toisa l’Emir borgne, puis s’assit dans son fauteuil qui craqua légèrement. Quelques minutes passèrent. Puis elle prit la parole : « Donnez-moi… trois raisons de ne pas vous livrer au plus offrant, Taorin, Capitaine déchu. »
Il déglutit. Prit son temps avant de répondre, la fixant de son œil valide. Sa barbe, trop longue, trop peu entretenue, le grattait. Les cordes autour de ses poignets irritaient sa peau. Son cœur accéléra légèrement. Mais il prit la parole calmement, d’une voix assurée :
« Félicitations pour votre prise, capitaine ? Vous me voyez en mauvaise posture, ne sachant même pas qui a l’honneur de tenir ma vie entre ses mains. » Il parlait lentement, distinctement, sans détourner son regard. « Trois raisons, voulez-vous… Je pourrais vous promettre tout ce que vous désirez contre votre soutien, mais je ne pense pas que ce soit ce que vous souhaitez entendre. Je vais plutôt vous raconter une histoire. Mon histoire. » Il fit une courte pause, la jaugeant. « Je me suis élevé lors de l’invasion des Bleus, puis j’ai chuté avec les Duzingi. Je me suis de nouveau élevé, libérant Umbar, devenant l’un des Neufs. Puis j’ai été trahi, et suis resté emprisonné dans les geôles du Gondor… Jusqu’à m’en échapper, et passer au fil de l’épée celui qui m’avait emprisonné. Et je suis là, maintenant, attaché dans votre cabine. Je n’ai plus rien à perdre que ma vie, et j’ai déjà accepté la mort de nombreuses fois. Mais que pourrais-je faire, si vous décidiez de m’aider ? J’ai des ennemis, mais des alliés également. Et, des rumeurs que j’ai entendu lors de ma fuite de Minas Tirith, mon nom a encore une certaine valeur. Ne serait-ce pas, pour vous, une occasion à saisir ? »
Il la regardait, attendant sa réponse. Comment réagirait-elle, face à cet homme que la mort ne faisait plus guère trembler ?
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
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Quel étrange homme…pensa la Capitaine de l’Aigle Noir, qui reposait son menton avec patience sur le dessus de ses mains nouées. Elle releva un peu la tête pour toiser l’homme en face d’elle. Comment différencier l’homme des mythes ? Quelle était sa véritable histoire, et croirait-elle-même ses propos ? Tout cela avait-il même la quelconque importance ? Elle l’observa donc…son regard sombre détaillant sa taille plutôt petite, sa carrure fine…les cicatrices qu’elle pouvait apercevoir sur sa peau dévoilée. Son teint mat et son œil borgne…la crasse d’un long voyage et ses vêtements empruntés qui n’étaient pas vraiment à sa taille… Il avait ce teint fade et un regard fatigué et las. Probablement vieilli par les épreuves, il lui était difficile de lui donner un âge. Taorin, Capitaine, Emir, un des Neufs,et bien d’autres choses… Car devant elle, Lamia Al-Mansûr ne voyait qu’une marchandise brisée. Que peu de valeur… actuellement. Il lui faudrait donc décider s’il avait le mérite de bénéficier de son investissement pour le remettre sur pieds. S’il valait le coup.
Elle l’écoutait cependant, plus par politesse et pour trahir son ennui. Il était bien rare de tomber sur des personnalités connues, encore plus de retrouver un homme disparu depuis des mois, ou bien même des années ? Elle n’aurait su le dire… Il parlait bien, cet homme cassé par la vie, mais cela suffirait-il à convaincre la Capitaine du navire ? Bien d’autres avaient essayé de faire appel à ses sentiments et à sa compassion. Bien des hommes avaient essayé de la mener en bateau, elle, Lamia. Ah ! Riaient-ils encore, la gorge ouverte et sanguinolente ? Riaient-ils encore, les pieds accrochés à des pierres au fond de l’océan ? Un léger sourire se dessina sur ses lèvres et vint égayer son regard qu’elle ne détachait pas non plus du captif. Il voulait lui raconter une histoire, qu’il déclarait être la sienne. Mais quelle part de vérité s’y cacherait ? Bien. A défaut de l’amadouer par son allure, peut-être pouvait-il au moins l’amuser pour un soir.
Elle laissa s’installer un silence une fois qu’il eut fini son introduction. Puis se leva avec lenteur en poussant un soupir las, claquant par réflexe sa langue contre ses dents. Elle fit le tour de son bureau en bois massif dont elle était particulièrement fière, appartenant à son défunt époux. Une main passa le long en un geste qu’elle n’avait même pas conscience, et prit place face à Taorin, se reposant contre la table, à moitié assise dessus.
- Vous fumez ?
Demanda-t-elle de sa voix devenue rauque par les années et les mauvaises habitudes sans même le regarder tandis qu’elle sortit d’une boite joliment ouvragée une pipe et de quoi l’alimenter. Silence, à nouveau après sa réponse. Elle déposa dans l’instrument les brins salvateurs, l’apporta à son nez pour en humer les effluves. Elle avait eu bien du mal à mettre la main dessus… c’était un produit rare et prisé, de l’herbe des terres lointaines, bien au Nord… d’un peuple qui savait prendre leur temps pour apprécier les bonnes choses… Elle attrapa le bec entre ses lèvres pincées et l’alluma ensuite avec ses deux mains pour guider les étincelles jusqu’au foyer. Elle tira ensuite par petites inspirations, sentit déjà les effets l’apaiser après une longue journée de chasse en Haute Mer. Elle resta un instant ainsi, à contempler la fumée s’élever dans l’habitacle sous le fond de musique qui provenait d’au dehors de la cabine. Lamia ensuite expira avec lenteur, dessinant de longues spirales qui s’envolèrent pour disparaître entre les filets retenant ses effets personnels au plafond.
Elle tira par deux fois sur la pipe, fermant les yeux pour mieux profiter de la saveur de cette herbe si rare et exotique… puis l’éloigna de ses lèvres et la retourna vers Taorin. Elle se pencha donc en avant quelque peu pour réduire la distance, et la lui proposa en silence… Libre à lui de refuser… Ils échangèrent ainsi un moment particulier où les mots n’avaient pas leur place, et bien peu d’importance. Car malgré qu’il soit encordé sur une chaise, Lamia ne souhaitait pas tout à fait le considérer comme une « prise » ou un « prisonnier ». Il avait déjà perdu de son lustre, de son panache…et le maltraiter ne ferait que baisser davantage sa valeur marchande. Pour l’instant, la Capitaine continuait de l’observer pour définir s’il méritait… si il y avait encore une lueur dans son être qui pourrait refaire surface, faire revenir le Taorin qui avait soulevé les foules et pris part à une révolution. Le Taorin qui pouvait faire trembler les puissants. Elle brisa ensuite le silence avec un léger rire de sa voix grave :
- Libérer Umbar vous dites.
Et son sourire dubitatif fit ressortir les fossettes de ses joues légèrement ridées par les âges. Elle avait toujours trouvé amusant les hommes voulant contrôler des éléments qui étaient bien supérieurs à leurs conditions mortelles. Contrôler des pays, des Royaumes, ou même la Mer. Quelle idée saugrenue. Il était déjà bien difficile de maîtriser plusieurs matelots sous son autorité, une poignée de vies dans ses mains. Son ton cependant se fit plus froid et cassant quand elle reprit :
- Une occasion à saisir ? Mettre mes hommes en danger pour une épave, faire face à des ennemis qui ne sont pas les miens ?
Elle tira sur la pipe et prit une grande inspiration avant de proposer à nouveau à Taorin d’échanger quelques souffles. Un terrain d’entente bien qu’éphémère. Sa voix était plus calme désormais…
- Tu n’es qu’un nom et un fantôme du passé. Ne serait-il pas préférable pour toi de rester mort ?
Et en ces derniers mots une proposition osée et une familiarité nouvelle. Une voie de sortie ? Car si tel était le cas Lamia perdrait potentiellement un grand retour sur ses investissements… mais il lui faudrait bien plus qu’un nom et des mots… bien plus qu’un vestige d’un temps révolu.
Taorin acquiesça d’un léger hochement de tête lorsque la capitaine lui tendit la pipe. Il avala une bouchée de fumée, et se laissa porter quelques instants en fermant son œil avant de le rouvrir sur une Lamia qui le regardait fixement. Il lui sourit légèrement, témoignant de sa gratitude. Il voyait un espoir de se sortir de cette situation : il n’était pas maltraité, il n’avait pas été jeté aux fers, on l’écoutait avec attention et on lui offrait à fumer des herbes venues de pays lointains, qui avaient dû coûter une fortune. Cette femme pourrait peut-être se révéler une alliée, s’il réussissait à la convaincre de l’aider. Tout comme elle pouvait devenir son bourreau, s’il ne trouvait les bons mots.
Le silence dura de longs instants. Ils s’étudiaient mutuellement du regard, lui ligoté à sa chaise, elle se prélassant dans un confortable fauteuil en cuir. On entendait les rires et appels de l’équipage, derrière les cloisons ; le grincement des cordages et du navire ; le léger choc des vagues sur la coque. Le temps semblait suspendu.
Puis elle brisa ce moment éternel avec un petit ricanement rauque. « Libérer Umbar, vous dites. » La tension revint. Elle continuait : pourquoi irait-elle risquer sa vie, son navire et son équipage pour un antique Emir déchu, un capitaine borgne laissé pour mort par ses anciens alliés ? Il était dans le flou le plus total à leur sujet, ne sachant lesquels s’étaient réjouis de son emprisonnement, lesquels espéraient sa libération. Ni comment avait évolué la situation au Harondor et aux Havres. Ses libérateurs avaient été avares en informations, se contentant du minimum requis pour mener à bien sa mission suicidaire et, ensuite, pour gagner Pelargir et prendre la mer. Mais il ne doutait pas de leur capacité à agir avec des forces de l’autre côté de la ligne de front entre les deux émirats, de leurs capacités à avoir des agents infiltrés jusqu’à Umbar. De leur capacité à informer, tôt ou tard, ses anciens alliés et ennemis de son rôle dans l’assassinat du si craint général de Minas Tirith.
Ainsi sourit-il quand Lamia lui offrit une porte de sortie. Pouvait-elle vraiment croire qu’il pouvait disparaître, laissé pour mort, sans que personne ne chercher à s’en assurer ? Sans qu’il ne soit poursuivi, à travers toutes les Terres du Milieu, par des assassins engagés par ses rivaux craignant son retour ? Et qu’y gagnerait-elle, elle ? Le garderait-elle en otage pendant des années, lui faisant miroiter une nouvelle liberté en tant qu’officier de son équipage ? Pourrait-elle le débarquer dans une crique anonyme ? Il n’y croyait pas : une telle femme, à la tête d’un équipage, n’agissait pas par idéalisme ou pour la beauté du geste. Elle agissait de manière réfléchie, dans son intérêt propre, pour sa richesse et sa gloire. Elle n’aurait pu survivre longtemps au milieu de ces requins sans une bonne dose de cynisme et d’intelligence. Il la scrutait, laissant le silence se développer, essayant de deviner ses pensées. Mais son visage restait de marbre, imperturbable, illisible.
« Rester mort ? » Il ricana légèrement. « Je ne fais pas un mort très reposé. Si tant est que j’ai envie de le rester. La nouvelle de ma libération et de mon rôle dans la mort de Cartogan, ce fumier de général de Minas Tirith, ne tardera pas à atteindre les oreilles des autres Seigneurs Pirates. Ceux qui m’ont aidé à quitter la Cité Blanche ont leurs propres intérêts, et le secret de ma libération sera vite éventé. Quelle liberté aurais-je, alors, poursuivi par les assassins de mes ennemis ? Et quel sort réserveront-ils à une femme qui m’aura aidé ? Que tu le veuilles ou non, nos destins sont désormais liés. Si tu me livres à mes ennemis, tu en tireras quelques pièces, mais risque de déclencher une guerre au Sud. Et tu auras choisi ton camp, sans savoir qui pourra l’emporter. Si, au contraire, tu m’aides à m’introduire discrètement à Umbar et à rallier mes alliés, alors tu pourras choisir d’échapper au conflit à venir tout en conservant ma reconnaissance. Ou te joindre à moi, et t’élever plus haut que jamais. » Il fit une pause, laissant son regard divaguer quelques secondes. Puis, tant pour la convaincre elle que lui, il continua : « Tu as vu comment Umbar s’est levée pour me suivre au-delà de l’Harnen, comment les Neufs, malgré leurs réticences, se sont inclinés et m’ont suivi pour libérer le Harondor. Ne me crois-tu pas capable de réitérer ? De rallier les masses derrière mon nom ? » Il la regarda dans les yeux. « Les gains ne valent-ils pas le risque encouru ? »
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
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L’observation se poursuivit ainsi, bercés par le clapotis des vagues contre la coque du navire et les chants paillards des matelots qui dénotaient d’un certain niveau d’alcoolémie. Si Lamia sortait et qu’elle n’en trouvait pas un seul en état, ils savaient très bien ce que cela engendrerait et le reste du voyage serait sur un tout autre ton.
Un claquement de langue à nouveau, pensif, tandis que la Capitaine de l’Aigle Noire tirait à nouveau sur sa pipe qui touchait à sa fin, déjà. Malheureusement… L’équilibre était fragile entre les Royaumes du Nord et du Sud et la tension était palpable même sur les mers sur lesquelles de nombreuses batailles étaient menées, les pirates d’Umbar s’approchant de plus en plus des côtes de Pelargir pour harceler les gondoriens. Bientôt, bientôt l’étau se resserrerait sur les gorges des visages pâles, bien contents de se cacher derrière des murailles de pierres hautes. Ils ne connaissaient rien de la vraie bataille, celui pour préserver la vie même.
Au milieu des déserts, des pans de toile pour seule barrière contre les éléments déchainés, où la nature même tentait de repousser les limites d’un corps jusqu’à son extrême. Ils ne connaissaient rien de la furie d’Umbar ni du désespoir des haradrim. Mais bientôt, bientôt ils le découvriraient. Et Lamia comptait bien demeurer ici, sur le pont de son navire où elle maitrisait les règles et tournures de chaque situation. Elle tenait la barre et ses hommes se pliaient à sa volonté. Que les autres se tuent pour une idéologie s’ils le souhaitaient.
Avec lenteur elle se leva et contourna le captif pour aller entrouvrir la porte de sa cabine et ses ordres furent inaudibles pour Taorin. Elle revint ensuite et resta debout pour mieux le toiser, les bras croisés :
- Les temps ont changé depuis votre capture, et les Neufs aussi…
Un voile sombre se déposa alors dans son regard et sa mâchoire se crispa à cette moindre pensée.
- Il ne sera pas aussi aisé de les convaincre de se joindre à vous. Eh oui… ils ne vous ont pas attendu pour nommer un Neuvième. Déçu ?
Elle jaugea de sa réaction un instant, puis fut interrompue par l’arrivée de son matelot, revenu avec ce qu’elle lui avait demandé. Il déposa une bassine sur une table basse ancrée au sol, un linge propre, une lame de rasoir et une pierre d’alun. Lamia Al Mansûr se mit alors à faire des gestes rapides de ses mains à destination de l’homme qui s’était reculé à nouveau vers l’arrière de la cabine. Elle pliait les doigts successivement, les passa sur le plat de sa paume de l’autre côté, avant d’enchainer sur des mouvements verticaux des mains, l’annulaire et l’auriculaire repliés. Elle articulait parfois des mots de ses lèvres bien qu’aucun son n’en sortit. Enfin après quelques secondes, elle hocha la tête et son attention revint vers le captif. Elle plongea ensuite le linge dans la bassine d’eau chaude et vint le déposer sur la barbe hirsute de l’escapé dont la tête était mise à prix. Restait à découvrir quel montant pouvait-elle en tirer.
Elle n’eut pas besoin de mots, ne donna guère d’explication, mais il était clair qu’elle avait l’habitude tandis que ses mains s’emparèrent du coupe choux qu’elle fit jouer un instant entre ses doigts, pensive, détaillant le matériel mis à disposition sur la table. A cours de certains produits… bah, il faudrait s’en contenter, elle ne lui donnait de toute façon guère le choix. Elle tira un tabouret vers lui et retira le linge qu’elle jeta distraitement à nouveau dans la bassine avant de diriger la lame contre sa gorge, retenu entre son pouce et l’auriculaire. Elle vit la glotte de l’ancien Emir se soulever et un sourire se dessina sur les lèvres. Elle appuya plus fortement sur la lame, au niveau de la carotide.
- Je ne veux de généralité et des « ont-dit ».
Elle se mit alors au travail. Ne possédant de crème et en vue des semaines passées dans les geôles, cela serait loin d’être une expérience agréable malgré le linge chaud. Lamia Al-Mansûr respecta les normes et n’alla pas plus loin que nécessaire, jouant cependant de la lame pour lui rappeler sa position plus que précaire sur son navire. Il ne souhaitait pas rester mort ? Pourtant le trépas était si facile à obtenir, immobilisé sur une chaise et sous la lame d’une Capitaine téméraire. Plongée dans ses réflexions elle murmura cependant tout en se concentrant sur la gorge de l’homme, plus pour elle-même :
- On ne s’élève pas sur une mer.
Pour reprendre les mots même de Taorin. Oh non on ne pouvait prendre de hauteurs, on pouvait au mieux se tenir en haut des vagues crées par Ulmo même. On ne pouvait s’élever sur une mer. Mais les profondeurs, elles, ne connaissaient aucunes limites. Elle continua de sa voix rauque :
- T’emmener à Umbar sonnerait ta perte.
Si l’homme en face d’elle s’attendait à une foule en délire et des louanges pour services rendus, il se fourrait le doigt dans son œil restant. Le désert, tout comme la mer, n’offrait pas de cadeau mais prenait beaucoup. Ingrates.
La lame aiguisée crissait contre les poils rêches du haradrim. Les poils noirs parsemés de blanc, bouclés, longs et hirsutes, se rebellaient contre le rasoir qui, dérapant, entaillait légèrement la peau sombre du Chien Borgne. Il ne s’était pas rasé depuis son départ de Minas Tirith, plusieurs semaines auparavant, dissimulant ses traits derrière une touffe hirsute de poils, prenant peu à peu l’apparence de cette image qu’avaient les Gondoriens des Suderons, des hommes à la peau hâlée, aux cheveux noirs, à la barbe fournie, aux yeux sombres et perçants. Il avait tout fait pour se plier à ces clichés, évitant ainsi les questions, passant inaperçu sous le regard des nordistes.
Il déglutissait lentement, alors que la lame passait à côté de la pomme d’Adam. La capitaine de l’Aigle Noir était concentrée à la tâche. Les égratignures étaient somme toutes peu nombreuses, au regard de la difficulté que pouvait être la taille d’une barbe hirsute, sans savon, dans la cabine d’un navire en pleine mer. Mais Taorin ne pouvait s’empêcher de légers sursauts lorsque l’acier mordait sa peau, laissant perler quelques gouttes de sang au milieu des poils coupés. Il fixait de son œil valide la capitaine, qui, parfois, lui retournait son regard, imperturbable.
Elle lui parlait tout en maniant la lame plus près que quiconque depuis de nombreux mois. Ainsi, la situation avait plus changé que ce que ses libérateurs avaient pu lui laisser penser. Les Neufs avaient retrouvé leur équilibre suite à la mort de Riordan et à son emprisonnement. Ce n’était guère surprenant, vu les mois passés en captivité, mais il avait espéré un peu plus d’inertie et de gratitude de la part de ses anciens rivaux et alliés. Il se doutait que les couloirs du Palais avaient dû être témoins de nombreuses réunions, d’alliances secrètes et de trahisons pour remplir les vides de pouvoir laissés par les deux Seigneurs Pirates manquants. Mais qui s’en était sorti ? Qui avait réussi à tirer son épingle du jeu ? Et comment tirer les vers du nez de cette capitaine, qui se montrait si réfractaire à se laisser entraîner dans ses rêves de grandeur ? Que voulait-elle ?
« On ne s’élève pas sur une mer. » Sans doute. Mais on pouvait suivre les courants, atteindre des paradis cachés et des trésors inconnus de tous, se perdre dans l’immensité des vagues, frapper ses ennemis puis repartir tout aussi vite. La mer était comme son désert natal. Immense, apparemment vide, mais regorgeant de vie, d’opportunités et de dangers pour ses hôtes. Une immensité changeante et éternelle, une immensité cosmique aux règles strictes. Effectivement, pas des endroits où élever des forteresses, comme le faisaient les Gondoriens. Mais des endroits où se mêler aux vents, aux dunes, aux vagues, aux étoiles. Où le vide représentait les plus hautes murailles, où l’itinérance la plus sûre des forteresses.
« T’emmener à Umbar sonnerait ta perte. » dit-elle, juste avant d’appliquer un linge chaud sur sa figure. Les entailles se transformèrent en autant d’éclats brûlants, qui se calmèrent rapidement. Elle retira le linge, et recula un peu, admirant son œuvre. Et Taorin la regarda en retour. Umbar, cette ancre, ce tas de pierre qui rassemblait tant de pouvoirs, qui canalisait le désert et la mer tout en étant pas essence leur opposé. Umbar, le verrou incontournable qui n’était que le tombeau de ceux qui y restaient.
« Sans doute… Mes informations sont trop vieilles… »
Il baissa le regard sur ses liens, puis vers le rasoir qu’elle tenait toujours en main.
« Ne sommes-nous pas au-delà de ces simagrées ? Je ne me débattrais pas. » Puis, sans même attendre sa réaction, il enchaîna : « Je vais cesser de louvoyer. Vous ne voulez pas vous joindre à moi pour m’aider à retrouver mon trône ou mes hommes. Soit. Que voulez-vous ? Quelles sont vos intentions ? »
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
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Lamia s’empara du linge humide en silence et essuya longuement la lame, observant son tranchant à la lumière faiblissante d’une bougie, enfermée dans une lanterne à lucarne suspendue au plafond. Déjà elle pouvait trouver quelques menues traces de l’homme qu’il fut jadis, du moins dans les récits qu’elle avait entendus. Elle l’avait croisé, quelques fois d’ailleurs, mais s’en souvenait-il ? Elle lui adressa un sourire, amusée devant cette amnésie partielle. Elle n’avait pas pensé être une femme qu’on oubliait facilement et pourtant… Dans d’autres circonstances elle aurait pu s’en offusquer. Mais… mais cela jouait plutôt en sa faveur elle ne fit donc rien pour éclaircir ce passé, ces brèves rencontres… Elle était une autre femme à l’époque après tout. Peut-être ne l’avait-il tout simplement pas reconnue. Il paraissait également être un autre désormais. Qui sait ce qu’il restait de sa vie passée ? Pouvait-il percevoir dans le regard de la Capitaine, des flots d’un passé révolu et de souvenirs lointains cherchant à refaire surface ?
A sa demande, elle sembla prendre un instant de réflexion. Le détacher…hm. Elle s’approcha de lui avec lenteur, le toisant de toute sa hauteur et un air menaçant qu’elle n’eut à feindre.
- Un geste envers mes hommes, et je tranche le membre associé, compris ?
Après tout, il aurait bien du mal à fuir en pleine mer. Non… le seul « risque » qu’elle pouvait entrevoir était sa prédisposition aux belles paroles mais elle savait son équipage fidèle et loyal envers elle. Elle ne comptait pas le laisser sans surveillance non plus. Elle se pencha par-dessus lui et utilisa la lame de rasoir pour trancher d’un geste sec les liens retenant les mains du Chien Borgne. Elle n’était de toute façon pas prédisposée à le nourrir à la cuillère le temps de la traversée. Elle recula ensuite, rangea la lame de rasoir, ayant à sa disposition de toute façon un poignard accroché à sa hanche et son sabre qu’elle ne quittait jamais. Elle lui désigna d’un signe de tête une malle dans un coin de la cabine.
- Tu devrais trouver une tenue à ta taille dedans.
De la présence de vêtements masculins dans cette malle elle n’en fit aucune remarque. Chaque dame avait le droit à ses mystères et Lamia en possédait à revendre. Elle ne prit pas la peine non plus de se retourner, l’intimité étant une chose toute relative sur un navire pirate et chacun en avait conscience. Elle s’occupa donc de mettre de l’ordre sur le bureau qui prenait la majeure partie de la place dans sa cabine étroite, roulant les cartes l’une après l’autre en des gestes précis et rapides avant de les sécuriser dans les filets au-dessus de sa tête. Une fois satisfaite elle le détailla de son regard, hocha la tête. Bien. Elle se permit de mettre sur table une partie de ses cartes :
- Cela fait désormais plusieurs lunes que je suis en mer. La situation à Umbar… était pour le moins houleuse.
Lamia ne lui fit pas part des raisons de son départ prolongé… ni des alternatives qu’elle eut dû mettre en place pour s’assurer un ravitaillement dans des ports secondaires. Elle n’avait pas hâte de rentrer à Umbar… qui sait ce qui pouvait l’y attendre. Mais l’on ne pouvait se permettre de laisser Umbar pour de bon. Après tout… n’était ce pas là le cœur des pirates, la Cité du Destin ?
- A ce jour j’ignore s’il te reste un « trône » et des hommes. C’est ce que t’ont fait croire tes « libérateurs » ?
Un rictus cynique. Ancien Neuf, Emir du Harondor Libéré à la tête des Chiens du Désert et des Masques Rouges… que lui restait-il désormais ? Peu de chose… et ses maigres certitudes semblaient s’envoler tels les grains de sable face à une tempête d’envergure. La tempête des Neufs. Elle s’approcha de lui d’un pas confiant, une flamme dans son regard de Capitaine. Elle s’avança jusqu’à le faire reculer, ses mains reposant sur les gardes de ses armes.
- Ce que je veux ?
Un léger rire de sa voix rauque.
- Ce dont tous les hommes désirent, n’est-ce pas ?
Elle pencha la tête sur le côté, observant de près les réactions sur son visage d’haradrim cassé par la vie et la captivité. Puissance, contacts, richesses, longévité, conquêtes… la liste pouvait-être longue. La Capitaine de l’Aigle Noir le poussa à nouveau en arrière jusqu’à l’accoler dans un coin. Il avait beau être détaché, la femme devant lui avait une aura d’autorité accablante sur son navire.
- Ancien Neuf, tu n’es pas sans connaître l’existence du marché d’Eclipse ?
Certains le considèrent comme une légende, une rumeur tout au plus. Celui d’un marché accessible seulement aux Neufs et à leurs plus proches collaborateurs, dont la localisation, secrète, change à chaque occurrence. Un secret jalousement gardé qui avait déjà coûté bien cher à Lamia pour obtenir une preuve de son existence. Ce marché… garantissait la meilleure qualité des marchandises, l’accès à des produits jugés introuvables de par leur rareté. Ce lieu d’échanges réservé aux plus grands. Elle prit une profonde inspiration…. Le Marché d’Eclipse n’était qu’une étape sur ses rêves et ses désirs les plus enfouis. Mais cela, il n’avait pas à le savoir. Elle le défia donc de son regard tranchant :
- Comment comptes-tu t’y prendre, pour t’assurer de la fidélité de tes alliés, et trouver qui t’a trahi, Chien bien éloigné de ton Désert ?
Un sourire, à nouveau. Puis elle s’éloigna de lui après une poignée de secondes qui semblèrent interminables. Elle n’en avait pas fini avec lui, mais bien des jours les attendaient avant le prochain port. Ils avaient, après tout, de la belle marchandise gondorienne à vendre. D’un geste brusque elle ouvrit la porte de sa cabine, laissant entrer les chants de ses matelots enjaillés guidés par quelques cordes d’un instrument récupéré lors d’un précédent abordage. Il s’améliorait, le p’tit mousse, et réussissait presque à recopier les airs connus de tous, bien que quelques fausses notes vinssent encore perturber la mélodie. Les pirates ne semblaient pas lui en tenir rigueur et l’incitait au contraire à poursuivre. Un coup d’œil, rapide, pour s’assurer que certains restaient vifs et alertes. Bien. La Capitaine hocha de la tête, satisfaite, avant de tendre une main vers le matelot qui gardait l’accès à sa cabine, et qui ne tarda guère à lui remettre une flasque odorante. Bien.
Taorin acquiesça lorsque la capitaine lui coupa les liens. Il se frotta les poignets, rougis par les cordes épaisses qui avaient légèrement coupé la circulation du sang. Il sentait le bout des doigts qui le picotait, le sang revenant petit à petit à ses extrémités. Cette femme et ses hommes n’avaient pas été cruels envers lui, mais étaient précautionneux. Sans doute une réputation de combattant, légèrement embellie par son statut et ses efforts de propagande à l’époque de l’invasion, les effrayait-elle un peu. Mais il savait bien qu’il ne pourrait jamais triompher par la force ou par son adresse, qui, au demeurant, était rouillée après sa longue incarcération. Non, s’il voulait s’en sortir, il lui faudrait ruser et convaincre cette capitaine de se joindre à lui. Cela, ou convaincre suffisamment de ses matelots pour organiser une mutinerie et emporter le contrôle du navire. Ce qui était peu probable, les bons capitaines ayant généralement des équipages loyaux. Non, il lui faudrait s’arranger avec cette femme à l’air dur.
Elle lui indiqua une malle dans un coin de la cabine, lui indiquant qu’il pourrait trouver une tenue à son goût. Il fouilla dans les affaires accumulées sans logique particulière, sortant des voiles de soie colorée, des chausses sombres et sobres, des vestons richement décorés. Il fit sien un pantalon blanc, ample, qui se resserrait aux chevilles, une chemise bouffante beige, tenue à la taille par une ceinture de tissu rouge sombre toute simple. Ces vêtements restaient simples, sans fioritures, mais étaient suffisamment amples pour ne pas gêner les mouvements et de bonne facture, contrairement aux fripes qu’on lui avait donné dans son précédent navire. Il ne lui manquait qu’un sabre à la hanche, et on aurait l’image d’un parfait flibustier.
Pendant qu’il se changeait, la capitaine rangeait ses cartes et papiers sur son bureau, ne lui jetant que des regards rapides pour vérifier qu’il trouvait des habits à sa convenance. Puis, lorsqu’il se fut changé, elle le regarda, une carte marine étalée sous ses mains. « Cela fait désormais plusieurs lunes que je suis en mer. La situation à Umbar… était pour le moins houleuse. » Houleuse ? Que pouvait-il se passer aux Havres pour qu’une capitaine aguerrie évoque l’agitation des Havres ? Il y avait toujours des conflits entre les puissances du Sud, mais les hommes et femmes qui peuplaient la Cité du Destin avaient appris à faire avec, à ignorer les vendettas les plus insignifiantes. « A ce jour j’ignore s’il te reste un « trône » et des hommes. C’est ce que t’ont fait croire tes « libérateurs » ? » Il acquiesça brièvement. Il avait voulu y croire, croire à ses alliés, croire à sa renommée, croire à son importance. Mais bien cruelle était la cité des pirates, cette vieille dame qui avait vu passer d’innombrables maîtres et chefs de guerre, qui était tombée aux mains de ses ennemis tant de fois et qui pourtant avait toujours survécu.
Elle contourna la table et s’avança vers lui, son regard intense fixé sur lui. « Ce que je veux ? » Ah ! Enfin, il pourrait connaître ses objectifs, et pourrait les jouer pour la rallier lui. « Ce dont tous les hommes désirent, n’est-ce pas ? » Il sourit, ou plutôt fit un rictus. Elle avançait encore, et il reculait jusqu’à être adossé à la paroi de la cabine. « Ancien Neuf, tu n’es pas sans connaître l’existence du marché d’Eclipse ? »
Il hoqueta. Elle connaissait le marché d’Eclipse ?! Il s’agissait d’un secret des Neufs, qui n’hésitaient pas à faire tuer ceux qui essayaient de ne serait-ce que divulguer des rumeurs à son sujet. Il s’agissait d’un trou noir dans les activités des plus puissants des seigneurs d’Umbar, d’un secret encore mieux gardé que l’identité de leurs amants ou amantes. En évoquant ce marché, elle jouait gros. Et montrait qu’elle voulait entrer dans la cour des grands. Voire, peut-être, devenir elle-même l’une des Neufs.
Puis, le laissant songeur, elle recula, et tout en lui demandant comment il comptait retrouver sa place et occire ses ennemis, elle ouvrit la porte de sa cabine et récupéra une flasque auprès du matelot qui gardait la porte de sa cabine. On pouvait entendre les chants joyeux des marins qui célébraient leur victoire et leur butin.
Elle se retourna vers lui, et écouta la réponse du Chien Borgne :
« Tu ne manques pas de courage, pour rechercher cet endroit. Beaucoup sont morts pour n’avoir qu’entendu ce nom. » Il la regarda, elle qui était debout, une main sur le pommeau de son sabre, une flasque d’alcool dans l’autre. « Tu veux savoir comment je retrouverai mon pouvoir. Mon second, Ezhel, siège à ma place au Conseil des Neufs. Et les Chiens du Désert me sont d’une loyauté totale. Autour de ce noyau, je pourrai reconstruire mon influence. Les autres Neufs ne pourront pas m’attaquer frontalement : ce serait trop grossier, trop risqué. Ils devront accepter la situation. Et le temps qu’ils prendront à ourdir des tentatives d’assassinat me permettra de rafraîchir la mémoire de ceux qui se sont tant enrichis pendant la libération du Harondor, à ceux qui ont tant profité de mes largesses et qui pourraient bien encore y gagner. » Il fit une courte pause. « Mais le plus dur sera d’atteindre Ezhel et mes hommes. Tant que je n’aurais pas pu m’annoncer publiquement, je serai à la merci de leurs équipages. Et ceux qui m’aident, ou ceux que les traîtres croient mes alliés, subiront le même sort que moi. Ils ne laisseront pas de témoins à l’assassinat d’un Seigneur Pirate. Cela pourrait donner des idées aux autres capitaines, et briser les derniers usages qui tiennent ensemble le Conseil. »
Il tendit la main pour attraper la flasque, et but une gorgée de l’alcool fort.
« Et toi, capitaine, jusqu’où es-tu prête à aller pour atteindre le marché d’Eclipse ? »
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
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Ainsi sur le pont de son navire, une main sur la garde de son sabre et l’autre faisant sauter le bouchon en lierre de la flasque, reliée par une corde, sa stature était indéniable. Elle n’avait pas besoin de porter son armure ouvragée ou des couvre chefs élaborés pour lui attribuer le rôle de Capitaine. Elle porta le goulot à ses lèvres et laissa le liquide ambré lui réchauffer la gorge, le vent soulevait sa chevelure parsemée de gris, retenue par un foulard sobre. Elle observait encore un instant le fantôme revenu des morts devant elle, un rictus sur ses lèvres. Du courage ? Oh non… elle n’en avait jamais manqué. Et cela avait été l’erreur de son premier mari. Elle dégagea son index de la main portant la flasque et l’apporta contre ses lèvres avec un clin d’œil. La confirmation même de l’existence de ce marché la remplissait d’une joie à l’état brut. Elle se sentait ainsi rajeunie et combattante. Oh, d’apprendre ce nom lui avait coûté très cher… mais de voir la surprise spontanée sur le visage d’un Ancien Neuf… était toute la confirmation dont elle avait besoin. Et avec lui… peut-être bien la clé pour y accéder. Peut-être bien… Il tendit sa main vers sa flasque, et elle la lui céda sans résistance. Ainsi il prononçait encore ce nom si secret, si jalousement gardé, sur le sol même de l’entrée de sa cabine de Capitaine. Elle se rapprocha à nouveau de lui, et se pencha pour lui murmurer :
- Dois-je désormais te découper la langue ? C’est la coutume, non ?
Et bien d’autres subtilités à la discrétion du gardien du secret. Elle en avait vu une panoplie, à la recherche d’un grain de sable dans le désert et les traces qu’ils laissaient derrière eux étaient moindres. Quiconque les aurait ignorés comme une vulgaire attaque ou règlement de compte, sauf lorsqu’on savait les signes à reconnaître… les échos d’un silence pesant, les murmures dans un cri. Elle soutint son regard et repris possession de sa flasque pour prendre une gorgée à sa suite, en un échange qui semblait presque devenir coutumier entre les deux, se jaugeant du regard. Peut-être… qu’il en était capable. Le temps le dira… Elle humecta ses lèvres avant de lui répondre d’une voix assurée :
- Par-delà les limites du monde connu.
Après tout, la découverte du Marché d’Eclipse reviendrait à mettre pieds sur une terre inconnue et invisible sur les cartes. Dépasser les frontières, les ignorer, tout simplement. Cette perspective fit frissonner son âme d’exploratrice invaincue jusque-là. Elle recula d’un pas et retourna aux festivités et aux encouragements de ses matelots ravis qu’elle se joigne à eux. Ainsi passèrent les prochaines heures, le soleil ayant désormais entièrement disparu à l’horizon, les plongeant dans une obscurité seulement percée par les quelques lanternes suspendues. Certains auraient pu ressentir une légère appréhension d’être ainsi entouré de toute part par un monde sombre qui pouvait confondre les merveilles du ciel et les mystères des profondeurs. Mais en cette nuit… aucun astre ne perçait à travers le voile de nuages… aucune lumière pour les guider.
Elle sut en reconnaitre les premiers signes… s’arrêta un instant et leva la tête pour essayer de percer ces présages… Un claquement de langue contre ses dents, à nouveau. Elle fronça les sourcils et attrapa une lanterne avant de se diriger vers le bord du bateau et se pencha en avant, observant le niveau de flottaison, la hauteur des vagues, leur rythme… cela n’augurait rien de bon. Elle se tourna vers la vigie qui lui confirma ses craintes, puis fit un signe à son second qui interrompit l’humeur joyeuse des matelots d’un sifflement strident, et tous tournèrent leur attention vers la Capitaine de l’Aigle Noir. Sa voix portait haut et clair, et sa mine sombre suffisait à en dégriser certains :
- Hissez les voiles et sécurisez les effets. Qu’on réveille les rameurs, ça va souquer !
La suite des ordres furent donnés par son second qui prit le relais par habitude. Il se chargerait de prendre la barre et d’orienter la proue face aux vagues en l’attendant. Elle savait ce qu’elle devait faire elle aussi. Elle se dirigeait avec un pas assuré vers la cale du navire, et jeta à Taorin d’une voix ferme :
- Rends toi utile. On a n’autorise pas les poids morts sur ce navire.
Elle descendit rapidement les quelques marches en bois qui grincèrent sous son poids, et s’empara d’une craie blanche accrochée à un crochet au mur. Elle gardait dans sa deuxième main la lanterne et s’enfonça dans la cale, analysant d’un œil expert la marchandise en leur possession. Trop lourds… il fallait être prêts à faire quelques sacrifices. Lamia ouvrit les caissons de bois, jaugea leur contenu, referma le couvercle et marqua d’une croix blanche chaque caisse pouvant être jetés par-dessus bord au besoin. Les objets qui avaient, en somme, le ratio poids-prix le moins favorable.
Elle entendait le bois craquer autour d’elle et le vent monter en puissance. D’ici une heure ou moins, ils seraient au cœur de la tempête…
Comme deux chats farouches, les deux suderons se regardèrent sans bruit, se jaugeant du regard, attendant que l’autre brise cet instant flottant. Comment basculerait la discussion ? Dans les cris et le sang ? Ou scellant une nouvelle alliance ? Lamia s’humecta les lèvres avant de répondre. Par-delà les limites du monde connu… Le Chien Borgne sentit le coin de ses lèvres se relever légèrement. Décidément, cette capitaine ne manquait pas de courage et de détermination ! Pourquoi ? Il le découvrirait bien assez tôt, chaînon manquant dans la quête de cette femme pour accéder au secret des Neufs et de quelques rares initiés.
Ils rejoignirent la fête des matelots sur le pont. Plusieurs tonneaux de bière légère avaient été mis en perce, permettant à l’essentiel de l’équipage de festoyer gaiement après la prise d’un navire marchand gondorien. Plusieurs marins se retournèrent et dévisagèrent le Chien Borgne lorsqu’il posa pied sur le pont, suivi de près de Lamia. La voyant, tous se levèrent, et firent un toast enjoué à leur capitaine qui les menait à si bonne fortune.
La fête suivi son cours. Taorin ne put manquer de remarquer qu’un marin, relativement sobre, restait non loin de lui et le surveillait. Mais nul ne l’empêchait, si ce n’est les conversations qui se taisaient à son arrivée, de se mêler à l’équipage. Après une ou deux tentatives soldées d’échecs, il fit main basse sur une outre de vin et alla s’installer, seul, au bastingage de proue, observant les pirates festoyer et, petit à petit, descendre se coucher. La capitaine passait d’un groupe à un autre, discutant avec ses hommes quelques instants avant de changer de groupe. Elle semblait appréciée, ce qui expliquait en partie son succès et sa longévité. Rare étaient les femmes pirates, et encore moins celles gradées. Beaucoup préféraient, ou étaient obligées, de rester à terre, asservies à leurs maris, pères, frères ou maquereau. Parfois plusieurs de ces qualificatifs à la fois.
La capitaine leva les yeux sur le ciel d’encre, et se dirigea vers le bastingage, l’air inquiète. Elle observa les flots quelques instants, puis se retourna vers les derniers marins encore debout, criant d’une voix claire : « Hissez les voiles et sécurisez les effets. Qu’on réveille les rameurs, ça va souquer ! » Et tout à coup, ce fut comme si les chaînes retenant des fauves enragés avaient lâché. Les pirates se levèrent d’un bond, vacillant légèrement sous les effets de l’alcool mais bien vite dégrisés, et partirent en tout sens prendre position. Plusieurs descendirent dans la cale en courant, pendant que la majorité s’éparpillait sur le pont pour obéir à leur capitaine. Taorin se leva, et se dirigea vers Lamia. Il n’appartenait pas à son équipage, n’avait pas de rôle dédié, mais c’était une occasion de se faire bien voir et d’attirer la confiance de la capitaine. Elle descendit dans la cale, le Chien Borgne sur les talons, et commença à marquer des caisses. Une tempête fondait sur eux, et il leur faudrait s’alléger pour gagner un peu de vitesse.
Des hommes couraient prendre leurs positions dans tous les sens. L’ancien émir se retourna et en héla trois qui passaient, leur faisant signe de le suivre. Ils le regardèrent, sans savoir s’ils devaient obéir aux ordres d’un prisonnier, puis virent Lamia poursuivre son inventaire des choses dispensables, et acquiescèrent alors. A quatre, ils déplacèrent des caisses vers le pont, les jetant par-dessus bord, pendant que la capitaine terminait son inspection et prenait place sur le gaillard arrière, prête à diriger son navire dans la tempête qui s’annonçait. Les rafales étaient de plus en plus violentes, faisant claquer les voiles dans la nuit noire. Les lanternes-tempête oscillaient avec la houle, créant des ombres inquiétantes dans les recoins de la cale et sur le pont, donnant à la scène une atmosphère de fin du monde. Et peut-être était-ce le cas. Peut-être allaient-ils tous périr, englouti par les abysses insondables. Nombreux étaient les pirates à périr de la sorte, pris dans des trombes marines, dans des vents contraires ou des vagues immenses. La mer était une amante jalouse et prompte à s’emporter, et même les plus aguerris avaient parfois toutes les peines du monde à survivre aux caprices des éléments.
Le tangage se faisait de plus en plus fort, et il devenait de plus en plus difficile pour les quelques hommes trimant dans la soute de sortir les lourds sacs ou lourdes caisses dont il fallait se débarrasser. Toutes étaient fixées les unes aux autres par de lourdes cordes, maintenant en place la cargaison pour lui éviter de valser à chaque vague. Mais Taorin et ses compagnons d’infortunes devaient défaire les astucieux systèmes d’attache pour extraire les caisses marquées par Lamia, leur laissant alors toute l’opportunité de voler en tout sens au gré du roulis. Les quatre hommes peinaient sous les lourdes charges, se retrouvaient projetés contre le bois de la coque, parfois jetés à terre par une fourbe vague qu’ils ne savaient prédire, perdus comme ils étaient dans les confins de la cale.
Il ne sût combien de temps ils passèrent à trimer dans l’obscurité, à porter ces sacs et ces caisses jusqu’au pont pour les balancer par-dessus bord. La pluie tombait à verse, et ruisselait en une petite cascade dans les étroits escaliers menant au pont.
Taorin luttait tenir en place l’une des dernières caisses à faire passer par-dessus bord, le temps qu’Hakim, un marin, finisse de sécuriser les autres, lorsqu’il entendit, entre le fracas des vagues contre la coque du navire et les cris des marins au-dessus d’eux, le claquement caractéristique du verre brisé. Se retournant, il vit qu’une des lanternes était tombée, brisant le verre et répandant de l’huile enflammée au sol. Sans prendre le temps de réfléchir, il cria « Au feu ! » et lâcha la caisse pour attraper un morceau de toile cirée, la jetant sur les flammes qui prenaient peu à peu de l’ampleur. Il piétina de longues secondes la toile, jusqu’à ce qu’il fût certain que les flammes étaient asphyxiées. Il se retourna alors, et vit une scène de chaos derrière lui. La caisse s’était renversée, écrasant la main d’Hakim. Un autre marin essayait de soulever la lourde charge, mais n’y parvenait pas. Hakim criait de douleur, essayant sans y parvenir de retirer son bras et sa main brisée. Taorin se précipita pour les aider, et, à deux, ils parvinrent à soulever la caisse suffisamment longtemps pour permettre au futur estropié de retirer sa main sanglante.
« Il faut l’amener au toubib ! Aide-moi à le relever ! »
Le choc, la fatigue, le froid, l’adrénaline, avaient eu raison de la panique du blessé, qui, silencieux, se tenait le bras contre son corps en frissonnant. Taorin l’attrapa au-dessus de la taille, et avec l’aide de l’autre pirate, le releva. Lentement, ils se frayèrent un passage dans la cale sombre, projeté contre les parois à chaque vague, jusqu’à parvenir à la cabine du médecin de bord, déjà encombrée de blessés.
*** *** *** *** ***
Epuisé, Taorin était affalé contre le bastingage. La tempête était passée, le calme revenu. Tous les marins, hagards de fatigue, se laissaient tomber à terre, toute tension quittant leur corps. Des débris de cordages trainaient sur le pont, sans que personne n’ait le courage de les ramasser. Après ce temps infini (s’était-il écoulé un jour ? une semaine ?), plus personne n’avait la force de faire quoi que ce soit. Seule Lamia, en haut du gaillard d’arrière, restait debout, appuyée contre la rambarde, observant d’un regard confus le champ de bataille qu’était devenu son royaume flottant…
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
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La tempête arriva sur eux alors qu'elle finissait de marquer la marchandise à virer de bord. Elle la sentait sous ses pieds, sur les planches, faisant craquer la coque de son navire, balançant les lanternes de droite à gauche, le vent furieux s'engouffrant dans la cale par l'escalier comme un nouvel arrivant qui n'était pas invité. Lamia la sentait dans les fibres de son corps, rompue par la mer et les océans. L'Aigle Noir était devenue au fil des ans une partie d'elle indissociable, elle pouvait en reconnaître chaque recoin les yeux fermés et sentait la pression folle des éléments se presser contre elle. Il devenait dur de communiquer des ordres par dessus le vacarme des rafales et des vagues et leur équilibre était mis à rude épreuve, jouant des genoux et des jambes pour maintenir son appui, jouant avec les soubresauts plus que de lutter. Il était inutile de lutter contre la mer. Il leur fallait danser avec. Apprendre ses mouvements, écouter son râle, son rythme. Ajuster son corps et fléchir, accueillir en eux la cadence imposé par un être beaucoup plus puissant qu'eux. La mer était une femme rebelle et indomptable. Belle à aimer et à mourir pour elle.
La Capitaine acquiesa de la tête des efforts faits par l'ancien Neuf et trois de ses gaillards pour éliminer le plus rapidement possible la surchage, mais ils n'avaient pas la tâche facile. Plus d'une fois elle les vit projetés à terre, parfois la marchandise devenait une arme léthale, balancée par-ci par-là au fil des flots violents qui soulevaient le navire avant de l'écraser dans le creu d'une vague. Elle devinait, Lamia, que ces vagues étaient bien plus hautes que le mât principal. La nuit serait longue. Elle ne fit pas mine de leur prêter main-forte, elle avait mieux à faire, et se contenter de claquer sa main sur leurs épaules pour les encourager.
- Une fois fait, encordez vous !
Et ressortit sur le pont. Une scène de chaos indescriptible se présenta à elle, une cohue de matelots occupés à sécuriser les cordages, les voilages, les tonneaux libres et un de ses pirates tapait d'un tambour pour marteler le rythme aux rameurs exténués par l'effort. Mais ils poursuivaient cette danse, jouant de leurs épaules ruisselantes, poussant des cris lors des poussées. Les cris se changèrent bientôt en chant primitif pour encourager les danseurs dont les rames s'enfonçaient dans l'eau sombre avec force et répétition, inlassablement.
La Capitaine se détourna d'eux également, et grimpa sur le gaillard prendre place. Son second resta non loin, et beugla des ordres pour coordonner les efforts. Sa voix portait loin, et permettait à Lamia d'affronter les vagues titanesques devant elle. Elle inspira, isola les bruits environnants pour ne garder que celui des vagues et du vent. Entra en transe, tandis qu'elle procédait à des ajustements au fur et à mesure pour s'assurer de la meilleure approche. Un pas en avant, sur le côté, en arrière, en diagonale, et la ronde continua. Ses mains fermes sur la barre, elle les laissait pourtant glisser sur le bois avant de l'attraper à nouveau, affermit ses bras pour tenir bon et endurer le prochain affront des eaux.
Elle ignora combien de temps cela dura... Elle entendit les cris de ses hommes, une alerte au feu, et par-dessus cette cohorte la voix tonitruante de son second Caleb qui dut la quitter pour descendre aider sur le pont. Lamia se retrouva seule alors, accrochée à la barre, son regard tentant de percer l'obscurité autour d'eux, mélange confus d'eaux et de ciel d'orage parfois traversé d'un éclair claquant, lui secouant le cœur dans sa poitrine et vibrer ses tympans. Etait-ce la fin ? Ainsi que s'achèverai la vie de l'insatiable Lamia Al-Mansûr, Capitaine de l'Aigle Noir ? Sur ses mains, des cloques s'étaient depuis longtemps percées et le sang coulait sur ses poignées, recouvrant le bois et le rendant glissant. Une danse... une danse pensa-t-elle en contrôlant son souffle, les sourcils froncés, les pieds fermement sur le sol. Elle sentait la douleur envahir ses bras, ses épaules et ses jambes tétanisés sous l'effort continu.
Mais le jour enfin perça à travers les nuages gris, nimbant l'horizon de lueurs salvatrices. Ils étaient saufs...Elle reprit son souffle, son regard ne lâcha pas cet astre diurne qui avait apporté avec lui la fin du cataclysme. Combien d'heures s'étaient écoulées, elle l'ignorait. Elle ne reprit pieds dans ce monde que petit à petit, son regard d'abord quelque peu flou d'épuisement. Elle l'abaissa et vit l'état de ses mains déchiquetées. Elle en avait vu d'autres... mais elle mettra tout de même un moment pour s'en remettre. Légèrement tremblantes, elles securisèrent la barre pour maintenir le cap et Lamia essuya le sang sur sa tunique en observant la scène de désolation qui s'étendait sous elle. Des blessés, des pertes matérielles, cela irait... ils étaient en vie. Cependant il ne lui fallut pas attendre le compte rendu détaillé de Caleb pour se faire à l'évidence : Ils ne pourraient pas rentrer ainsi à Umbar, il fallait faire escale.
Elle attendit qu'il la rejoigne pour lui laisser la navigation et descendit pour s'enquérir de l'état de ses hommes. Ils étaient épuisés, le moral en berne et la tempête avait fait des dégâts importants sur le pont. On lui informa également de quelques brisures dans la cale qu'ils avaient consolidé au mieux. Bon. Elle les remercia d'un geste de tête et envoya les rameurs se reposer.
-Levez les voiles, rythme croisière. On s'arrête à Al-Tyr.
Les matelots se relevèrent sous ses ordres bien qu'endoloris et s'activèrent. La perspective d'une escale était la bienvenue bien que la situation en Harad était des plus...instables. Lamia observa Taorin pensivement... la proximité des forces gondoriennes était un danger mais de pousser son navire pouvait risquer leur perte à tous. C'était un pari risqué, surtout avec un tel personnage à bord mais elle n'avait le choix. Elle s'approcha de lui, assis avec quelques marins qui avaient prêté main forte pour le cargo.
- Beau travail. Comment va Karim ?
Elle ne le voyait pas à leurs côtés. Elle avait entendu qu'il y avait des blessés mais ignorait encore le nombre. Elle s'adressa ensuite à Taorin :
- Tu resteras dans ma cabine le temps de la traversée.
Elle soutient son regard, n'attendait pas de commentaire ni de contestation. Elle ne voulait pas lui donner l'opportunité de se lier de trop près à ses hommes et faire utilisation de son charisme pour les retourner contre elle ni influencer leurs prise de position. Il fallut deux jours de plus pour rejoindre la terre ferme. Mais alors... ils se doutèrent point que ce ne fut que le début de leurs peines...
Ce n’était pas une petite tempête, qui avait frappé les côtes du Harondor.
Un déluge aussi soudain que violent, des vents d’Ouest terribles qui avaient bouleversé la course des navires, et malmené les équipages, les poussant jusque dans leurs derniers retranchements. Les hommes s’étaient battus contre les éléments, contre la furie d’Ulmo lui-même, usant leurs muscles dans un effort extraordinaire pour arracher aux griffes du Vala un jour de plus sur cette Terre du Milieu. Un ultime rayon de soleil, après la tourmente et le chaos d’une nuit de lutte. Tous n’avaient pas eu la chance de s’en sortir indemne, hélas. Combien de marins, surpris par la violence et la soudaineté de la tempête, avaient perdu la vie ce soir ? Combien de capitaines devaient relever les rescapés du cauchemar, pour les remettre péniblement en ordre de bataille, afin de gagner le plus rapidement possible une terre amicale… si une telle chose existait dans les contrées méridionales de ce monde.
L’Aigle Noir, comme beaucoup d’autres vaisseaux, pansait ses plaies. Ses ailes brisées, trempées, épuisées, ne pouvaient plus guère l’amener à bon port, et il devait détourner sa course pour se rapprocher des côtes…
Ses hommes, une fois le soleil revenu, avaient poussé un soupir de soulagement. Ils avaient survécu, et leur joie sincère se transformait en un relâchement naturel, après avoir combattu la mort des heures durant.
C’était désormais l’heure du repos.
De la guérison.
L’heure que choisissaient les prédateurs avisés pour quitter leur tanière à la recherche d’une proie.
La vigie de l’Aigle Noir l’avait repéré alors qu’ils n’étaient qu’à un peu moins d’une journée du port d’Al’Tyr, sa silhouette émergeant de la brume matinale comme celle d’un démon de l’ancien monde lancé à leurs trousses. Une créature infernale et impitoyable, qui avait senti le sang dans l’océan, et avait décidé de suivre leur trace pour achever l’Aigle blessé. En temps normal, le navire sur lequel avait trouvé refuge l’ancien Seigneur Pirate aurait probablement pu distancer son poursuivant, et rejoindre les rives d’Al’Tyr à temps… Mais après avoir subi de telles avaries, le noble bâtiment ne croisait plus qu’à une vitesse réduite, et tous les efforts des marins n’y changèrent rien. Leur poursuivant gagnait inexorablement du terrain.
Et plus il se rapprochait, plus il semblait immense.
Gigantesque, véritablement.
Un mastodonte des mers. Une vision à la fois épouvante et superbe.
Ils se rendirent rapidement compte qu’ils n’avaient pas affaire à un navire corsaire d’Umbar. Ceux-ci étaient plus petits, plus maniables, taillés pour les assauts rapides et pour la chasse. Ils tiraient surtout leur force de leur nombre, et de leurs audacieuses manœuvres, qui compensaient le manque de savoir-faire des charpentiers du Harad qui n’avaient tout simplement pas la science leur permettant de construire de tels prodiges flottants. Mais ils comprirent également, à mesure que le navire approchait, qu’il ne s’agissait pas d’un des fiers représentants de la flotte gondorienne. Trop lourd pour être une nef de Dol Amroth, trop colossal pour être une frégate de Pelargir, il s’agissait d’un navire d’un genre nouveau.
Non…
D’un genre ancien…
Un vestige d’une époque révolue, surgi des profondeurs des mers pour hanter les vivants. Un édifice stupéfiant, sur le pont duquel s’affairait une armée d’hommes que l’on voyait courir en tous sens. Quelques uns étaient accrochés au bastingage, l’œil mauvais, observant le gaillard arrière de l’Aigle avec attention, essayant d’anticiper sur une vaine tentative de résistance. Hélas pour le capitaine Al-Mansûr, son Aigle était surclassé dans tous les domaines. L’affrontement direct n’était pas une option, et elle devait réfléchir à une autre stratégie pour mettre ses hommes à l’abri.
Le monstre ralentit progressivement pour caler sur la vitesse de sa proie.
Les premiers grappins furent lancés sans sommation, entravant le noble animal des mers, le piégeant dans les griffes immenses dont sa vie dépendait aujourd’hui.
~ ~ ~ ~
L’abordage s’était déroulé de manière tout à fait pacifique.
Il fallait dire que les six cents hommes du Lynx, tous merveilleusement entraînés à la guerre, avaient de quoi dissuader toute résistance par leur simple nombre, et par le professionnalisme dont ils faisaient preuve. Avec une étonnante synchronisation, ils avaient jeté des planches de bois entre les deux navires, et avaient abordé celui-ci par trois points d’accès principaux : un au centre, un à la proue, et un à la poupe. Cinquante combattants à chaque fois, tous équipés de solides cuirasses, de larges boucliers, et d’épées d’excellente facture.
Ces hommes ressemblaient davantage à une armée privée qu’à une bande hétéroclite de pirates.
C’était une des plus grandes fiertés du capitaine Agânhil, qui avait mené lui-même ses ttoupes sur le pont de l’Aigle Noir, et qui observait son équipage avec un mépris certain. Il avait personnellement supervisé le recrutement et l’entraînement des guerriers d’exception qui l’escortaient, et qui auraient sans doute fait pâlir de jalousie de nombreux seigneurs du Gondor ou du Harad. Il fallait dire qu’ils étaient impressionnants, ne fût-ce que par leur taille. Le plus petit d’entre deux mesurait à peine moins de sept pieds, ce qui donnait un net avantage psychologique aux assaillants, regroupés en rangs serrés.
- Qui commande, à bord de ce navire ? Avait lancé Agânhil d’une voix où perçaient des accents graves et profonds, particulièrement mélodieux.
Quelques regards se tournèrent vers une femme, et il lui fallut un moment pour comprendre que c’était bien elle la cheffe de ces pirates. Il fit une moue presque dégoûtée, mais ne fit aucun commentaire. Les barbares du Sud avaient leurs coutumes, et des siècles de domination n’avaient pas réussi à les décrotter de leur sauvagerie et de leurs idées ineptes. Il fallait s’y faire.
- Je suis le capitaine Agânhil, commandant en second du Lynx, fit-il néanmoins avec un respect qu’il attacha à la fonction davantage qu’à celle qui l’incarnait. Vous avez pris une sage décision en ne nous opposant aucune résistance. Vous auriez hélas précipité votre fin de manière tragique, alors que nous n’avons aucune intention belliqueuse.
En dépit de la présence d’une cohorte de géants armés et sur le pied de guerre, il avait dit cela sans aucune ironie. Il ne semblait de toute façon pas capable de faire preuve d’humour ou d’auto-dérision.
- Nous inspecterons votre cargaison, et n’y prendrons que le strict nécessaire à nos opérations. Nous procéderons également à l’arrestation des fugitifs faisant l’objet d’une prime substantielle que vous détiendriez à bord… ou qui se trouveraient parmi votre équipage. Sachez que si vous résistez, petite femme, vous serez massacrés jusqu’au dernier. Si vous coopérez, nous apporterons des soins à vos blessés, et nous vous aiderons à procéder aux réparations les plus urgentes, avant de vous escorter jusqu’au port le plus proche : à savoir celui d’Al’Tyr. Entendez-vous résister, capitaine ?
Sa question avait été posée sur le ton de la conversation, mais il s’agissait bel et bien d’une menace. Les hommes derrière lui, impassibles, attendaient le moindre signe de rébellion pour passer par les armes tous ceux qui oseraient protester. Leur attitude, leurs uniformes, leur discipline et leurs méthodes ne ressemblaient en rien à celles des pirates, ce qui ne pouvait que soulever des interrogations quant à la raison de leur abordage.
- Bien, reprit Agânhil. Capitaine, vous montrerez au sergent Azûrhil votre cargaison. Nous ouvrirons chaque caisse, chaque compartiment. Tout sera passé au peigne fin. Soyez précise dans votre inventaire, et je vous conseille vivement de ne rien omettre. La vie de votre équipage en dépend.
Azûrhil était de toute évidence un soldat, mais tout chez lui trahissait une bonne éducation et une réelle vivacité intellectuelle. Il posa un regard amène sur la jeune femme censée le guider, et lui fit un signe élégant de la main pour l’inviter à le précéder. Il avait abandonné son bouclier, et son épée avait regagné son fourreau, mais même ainsi il paraissait menaçant. Son calme apparent ne faisait que renforcer cette impression.
- Pendant que vous serez affairée, Capitaine, je vous présente notre médecin, Dolgân. Tenez, vous le borgne là… Oui, vous, petit homme… Montrez-lui où sont vos blessés.
Dolgân était le seul à ne pas porter la cuirasse de l’équipage du Lynx, ce qui ne l’empêchait pas de ressembler en tous points à ses compagnons. La même haute stature, le même port altier, les mêmes cheveux d’un noir de jais qu’il portait mi-longs. Il avait cependant l’air un peu plus doux, celui de ceux qui avaient voué leur vie à sauver celle des autres, et qui ne se trouvaient jamais tout à fait à l’aise dans ce genre de situations. Il adressa un sourire timide au borgne qui semblait épuisé mais encore capable, et lui souffla alors qu’ils s’engouffraient dans l’estomac de l’Aigle Noir :
- Je suis désolé que nous devions vous aborder ainsi, mon ami. Le capitaine Agânhil a dit la vérité, aucun mal ne sera fait à l’équipage : et si cela peut vous consoler, je suis sincèrement là pour vous aider à soigner les vôtres. Il ne me plaît guère de voir autrui souffrir sans rien faire. Vous pouvez m’appeler Dol.
Il avait tendu la main, et une tentative de réconciliation qui semblait étrange mais animée par de bonnes intentions.
- Et vous ? Comment dois-je vous appeler ?
Pour l’ancien Seigneur Pirate, donner son véritable nom n’aurait sans doute pas été une excellente idée.
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Taorin Emir du Harondor Libre
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Les marins de l’Aigle Noir avaient eu le temps de panser leurs plaies et de mettre les voiles pour Al’Tyr lors de l’annonce de la vigie. Une certaine tension se propagea à travers le navire endommagé, trop faible pour prendre en chasse quiconque, suffisamment faible pour devenir une proie lui-même. De la cabine de Lamia où il était enfermé, Taorin entendit les cris se faire de plus en plus pressants au fur et à mesure que le navire étranger se rapprochait, visiblement belliqueux, et que l’équipage s’agitait pour trouver une parade. Ne voulant désobéir à la capitaine, qui détenait encore un pouvoir de vie et de mort sur l’ancien Seigneur Pirate, le Chien Borgne hésita longuement avant de sortir de la cabine et de la rejoindre sur le pont, près du gouvernail. Elle regardait au loin, vers les voiles blanches qui, lentement, grossissaient. Et réfléchissait, calculait ses chances de fuite, ses chances en cas de combat. Nulles.
Prenant la décision qui s’imposait, Lamia al-Mansûr prévint son second, puis son équipage. Ils ne combattraient pas, pas devant un navire si puissant.
« Capitaine ? » Taorin s’était approché d’elle. « Il ne faut pas qu’ils découvrent mon identité. C’est trop risqué de les laisser savoir qui vous abritez, ou avez capturé. Prévenez vos hommes, et faites-moi passer pour un membre de votre équipage, un mercenaire embauché à Umbar. Dites-leur que je m’appelle Selim. »
*** *** *** *** ***
La masse des marins de l’Aigle Noir se tenait serrée sur le pont, entourée par des dizaines d’hommes en armes à la posture militaire, bien plus disciplinés qu’un équipage pirate d’Umbar. Taorin n’en croyait pas ses yeux, et n’avait jamais vu de navire pareil. Aucun des Neufs n’avait eu de tel monstre de bois et de voiles, de cordes et de corps. Un tel monstre aurait paradé fièrement à l’avant des flottes d’Umbar lors de l’invasion, vaisseau-amiral invincible. D’où venait-il ? A qui appartenait-il ? Une nouvelle puissance dans ces mers du Sud ?
Le chef de cette armée privée annonça haut et fort que personne ne serait blessé, tant que tout le monde obéissait calmement aux ordres et laissait l’Aigle Noir être pillé de toutes ses denrées intéressant le mastodonte de bois, avant d’être escorté jusqu’à Al’Tyr. Une retenue notable, en ces mers où les plus forts avaient plutôt tendance à couler les navires pris dans leurs rets. Taorin restait aussi discret que possible au milieu de la masse des pirates. Il se retint de sourire lorsqu’il entendit le commandant en second du Lynx promettre d’arrêter les fugitifs à rançonner. Même sans savoir ce qu’il en était au Gondor, sa tête valait son pesant de pièces d’or et de multiples factions enchériraient pour l’utiliser à leurs fins, soit en le gardant en vie, soit en exposant sa tête sur une pique. Il avait bien fait de demander à la capitaine al-Mansûr de garder son anonymat, et de faire passer le mot parmi ses hommes.
Ses réflexions lui firent lâcher le fil des annonces du capitaine Agânhil, et il ne sortit de ses pensées que lorsqu’il l’entendit l’appeler. « Tenez, vous le borgne là… » Regardant autour de lui, comprenant vite que son identité n’avait pas été révélée, il se fit embarquer par un homme tout aussi charpenté, au physique de soldat plus que de médecin. Il voulait inspecter les blessés. Fort bien.
« Suivez-moi, ils sont dans l’entrepont. Vous pouvez m’appeler Selim, el Aewar. Ou bien le Borgne, si vous préférez. »
Il guida le médecin à travers la foule des pirates, puis le fit descendre dans l’entrepont, jusqu’à une cabine où étaient allongés les blessés suite à la tempête.
« Hakim a eu la main écrasée par une caisse folle, pendant la tempête. Les autres, des bleus, quelques plaies, quelques os brisés. Vous pouvez faire quelque chose pour eux ? »
Kryss Ganaël Apprentie des Ombres
Nombre de messages : 290 Age : 31 Localisation : vagabonde sur les chemins du Destin
L’aube d’un nouveau jour n’apportait pas toujours le sursis souhaité. Le premier jour après la tempête avait vu l’organisation des réparations sommaires pouvant être effectuées en cours de route, une partie de la cale avait été consacrée aux blessés qui étaient plus nombreux que Lamia ne l’avait espérée et bien que les matelots étaient soulagés d’avoir préservés leurs vies lors de cette tempête désastreuse qui aurait fait couler plus d’un navire, la perte de marchandises et le détour imposé avait rendu l’atmosphère morose.
La Capitaine demeurait sur le pont du navire cette journée là pour garder à l’œil ses hommes tandis que son second Caleb lui enveloppait avec soin ses mains sanguinolentes en serrant raisonnablement les bandages afin de les maintenir en place sans gêner ses mouvements. Elle avait d’abord refusé, prétextant que ses hommes avaient plus besoin qu’elle mais il s’était montré intransigeant. Un de ces rares moment où il osait affronter l’autorité de la Capitaine de l’Aigle Noir et imposer son opinion. Elle avait obtempéré, seulement après que les préparatifs soient bel et bien lancés. Le cuistot du navire avait ouvert une caisse de victuailles pour remonter le moral, comme ils pourraient bientôt refaire le plein à Al Tyr. Ma foi, ils l’avaient bien mérité après pareilles épreuves.
Elle gardait un œil sur Taorin, l’observait se mouvoir sur le pont et se lier d’amitié avec certains de ses hommes. Il avait une facilité déconcertante à ainsi créer des accroches, initier des conversations et ne rechignait pas à la tâche. Il montait dans son estime bien qu’elle avouait être méfiante de ce charisme légendaire. Plus d’une fois leurs regards s’accrochèrent en cours de journée et elle n’hésitait pas à lui claquer des ordres sur le même ton qu’elle employait avec ses hommes… Le soir venu ils avaient partagé à nouveau quelques herbes à fumer dans sa cabine, venant accompagner des échanges qui pouvaient sembler anodins et qui pourtant dénotait d’une certaine prise de mesure mutuelle entre ces deux meneurs d’hommes. Lamia se demandait bien comment elle pouvait assurer sa sécurité, à proximité des forces gondoriennes. Mais bientôt, ces préoccupations n’avaient plus aucune importance.
Car l’aube prochaine apportait avec elle une menace d’un nouvel ordre et ils se retrouvaient à nouveau piégés et impuissants face à un bâtiment de cette envergure. Avait-elle contrarié Ulmo pour qu’ainsi il se déchaîne sur eux ? Arriverait-elle à danser, cette fois la Capitaine de l’Aigle Noir, face à ce nouveau cataclysme ? Elle n’avait pas revêtu son armure, inutile de se lancer dans un combat ni de donner des justificatifs pour une agression en bonne et due forme. Inutile de tenter de cacher les trésors et objets de valeur… ces hommes là ressemblaient bien plus à une armée qu’eux et pourtant leur sens moral était plus bas même qu’un honneur de pirate car ils n’étaient pas régis par le même code. De résister mènerait inexorablement à leur perte et ses hommes devinaient sans mal, à la mâchoire serrée de leur Capitaine, le fond de sa pensée. Qu’il était frustrant de savoir qu’en temps normal elle n’aurait eu aucun mal à échapper à leurs griffes, mastodonte des mers. Elle se demandait bien combien pouvait coûter l’entretien d’un tel navire et d’un équipage si nombreux. Et à quelles fins arpentaient-ils les mers ?
Elle les regarda les aborder aux côtés de son second sur le gaillard de l’Aigle Noir, ses mains bandées maintenant la trajectoire. Observa les grapins accrocher son bois, l’entailler tandis qu’ils s’enfonçaient dans les planches et son regard s’assombrit. Taorin la rejoint alors et elle hocha de la tête, approuvant cette décision. Ce ne fut que lorsqu’ils débarquèrent en un nombre ridiculement élevé sur le pont de son navire qu’elle laissa la barre à Caleb et descendit les marches avec lenteur pour venir faire face à ce Capitaine envahisseur. Elle sentit avec précision la teneur de son dégoût pour elle, lui tirant un léger sourire sur le coin de ses lèvres. Elle le laissa déblatérer son discours sans prendre la peine de l’interrompre ni de lui offrir son nom. Cela n’avait aucune importance pour ce genre de rustres. Elle jeta un regard aux soldats en armure qui se serraient en rangs d’oignons contre les rambardes de l’Aigle. Elle dut reconnaître que ses pirates, bien qu’ils n’aient pas leur allure, ne se laissaient pas si facilement démonter et ne baissaient pas les yeux non plus. Elle était fière d’eux. Son sourire s’élargit quelque peu devant les paroles du second. « Aucune intention belliqueuse », n’est-ce pas ? avec ses 150 soldats sur son navire. Peut-être étaient-ils juste là pour prendre du bon temps, hm ? Il se présentait comme un chevalier des océans, à proposer soins et escorte contre son pillage qu’il pensait tout à fait légitime. Elle ne répondit pas à la menace ni à l’insulte mais soutint son regard sans ciller, avant de faire un geste de la main pour que ses hommes s’écartent légèrement. Elle se contenta seulement d’un ordre, car elle était tout de même encore la Capitaine de ce pavillon :
- Gardez vos soldats en laisse. Pas de « visiteur » non accompagné sur mon navire.
Et convia le sergent à la suivre. Avant qu’elle ne parte elle apostropha Taorin qui avait été désigné pour prendre en charge le soigneur du Lynx :
- Selim, d’abord les amputés. J’espère que votre « docteur » a avec lui des anesthésiants.
Elle avait ainsi subtilement rappelé à tous l’ordre de s’adresser à l’ancien Neuf comme « Selim » et put la conscience tranquille mais non sans un claquement de langue ennuyé, descendre dans la cale où elle attrapa à l’aveugle le document accroché à un pic sur sa droite, qu’elle plaqua sans ménagement dans les bras du sergent. Les ventres de l’Aigle semblaient démunis après la tempête mais demeuraient les marchandises avec le plus de profitabilité. Après… à voir ce que le Lynx préférait, argent comptant ou utilité ? Mais la Capitaine se faisait peu d’espoirs tandis qu’elle se tournait vers l’homme dont la mission était de finir de saccager ses réserves et le moral de ses hommes :
- Vous savez lire non ? Descriptifs sur le document, étiquettes sur les caisses.
Elle s’adossa sur le mur à côté de l’escalier et lui tendit un pied de biche.
Agânhil se félicita de la réaction de la jeune capitaine.
Cette petite femme avait de toute évidence envie d’abréger les choses, et c’était également son intention. Tous les navires n’avaient pas fait preuve de la même intelligence, et les hommes du Lynx avaient passé par l’épée l’équipage du Vivace, car son capitaine avait tenté une manœuvre stupide et dangereuse que le Commodore n’avait pas appréciée.
Cela avait été sa dernière erreur.
La capitaine de l’Aigle Noir, sans perdre sa verve et son autorité, donnait à voir une souplesse appréciable, sur ces mers tumultueuses. Le capitaine Agânhil haussa un sourcil interloqué en l’entendant parler des « visiteurs ».
- À moins que vous ne cachiez quelque chose de valeur en-dehors de vos cales, nous n’avons aucun intérêt à visiter votre navire, croyez-moi.
Il se détourna, pour distribuer quelques ordres autour de lui dans une langue qui n’était clairement pas celle du Sud, ni du westron. C’était un dialecte rude, ancien, qui se paraît d’une certaine noblesse et d’une aura de prestige à laquelle il n’était pas possible d’attacher un sens précis. Une langue surgie du passé, comme ces baleines que l’on voyait parfois émerger des flots, leur dos immense crachant de grands jets d’eau vers le ciel, avant de disparaître vers les profondeurs où elles dissimulaient leurs secrets. Le Lynx avait l’air de venir de bien plus loin que le fond des océans, pourtant.
Son équipage et ses méthodes surannées n’avaient rien de commun avec les hommes que l’on voyait sillonner ces mers habituellement.
Elles n’en étaient pas moins efficaces pour autant. Dolgân, qui avait reçu ses directives de manière très précise, avait filé avec le borgne en direction des ponts inférieurs, où il y avait généralement plus de blessés en raison de l’exiguïté des lieux. Les chocs, plus ou moins violents, y étaient souvent plus nombreux qu’ailleurs. La capitaine fit une réflexion à son endroit, qui lui tira un sourire triste :
- J’espère que nous n’aurons pas besoin d’en arriver là, capitaine. Je ferai de mon mieux pour que vos hommes s’en sortent au mieux.
Il n’ajouta rien.
Cela aurait été inutile, car la femme ne cherchait pas à être convaincue : elle voulait seulement, et légitimement, rappeler qu’elle était aux commandes de ce navire et que la sécurité des marins qui s’y trouvaient était sa responsabilité. Dolgân s’en voulut de ne pas pouvoir lui expliquer qu’il cherchait simplement à aider.
Puis ce fut au tour du sergent Azûrhil de sortir du rang. Il s’approcha de la jeune femme qui commandait le navire blessé, avec une attitude résolument moins contrite que son médecin. Elle ne lui fit évidemment pas l’accueil chaleureux dont il aurait rêvé, mais il y était habitué désormais, et ne s’en offusqua pas. Nul n’aimait être arraisonné ainsi par une force supérieure. Et en mer, il y avait toujours un plus gros poisson. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle le Lynx se concentrait sur les navires en difficulté, et qui n’avaient guère les moyens de se défendre. Ceux qui étaient liés de trop près avec les Seigneurs Pirates étaient également à éviter sur leur liste, car ils ne souhaitaient pas se mettre en porte-à-faux avec les autorités d’Umbar qui faisaient la loi sur les mers du Sud.
- Tout est très clair, déclara le sergent en regardant le manifeste.
Il s’empara du pied-de-biche, et ouvrit la première caisse sans brusquerie. Son geste était sûr, et dénotait une certaine civilité. Il observa le contenu avec circonspection. Des denrées alimentaires, des vivres qu’il faudrait débarquer rapidement pour les vendre à un prix correct. Inutile. Il passa à la caisse suivante. Celle-ci renfermait un contenu beaucoup plus précieux : des biens venus du Gondor, des objets d’art et d’artisanat, qui devaient valoir un bon prix, d’autant plus que leur commerce vers les ports au Sud de Djafa était théoriquement interdit. Un mot qui rimait avec « profit ». Le sergent examina la cargaison avec attention, avant de la reposer à sa place.
Inutile.
Il poursuivit ainsi son travail, sous le regard de la jeune capitaine. Caisse après caisse. Sans paraître trouver ce qu’il cherchait. De toute évidence, Azûrhil n’était pas là pour la dévaliser : il cherchait quelque chose de particulier.
~ ~ ~ ~
La poignée de main entre Dolgân et ce fameux Selim el Aewar fut cordiale, un premier pas dans la bonne direction de toute évidence. Le médecin du Lynx savait qu’il devrait se faire accepter par ces hommes qu’ils venaient d’aborder sans douceur, s’il voulait avoir une chance de faire son travail. Engager la conversation autour de sujets anodins était une manière comme une autre d’y parvenir :
- Le gros orage d’hier soir a fait du dégât… C’est souvent là que les hommes se blessent, en essayant de maintenir le navire à flots. Mais vous avez l’air d’avoir connu votre lot de tempêtes vous-même… Celle-ci n’a pas dû vous inquiéter outre mesure.
Il était évident que Selim était un homme expérimenté. Son allure le trahissait malgré lui, avec ce visage buriné et ces yeux qui en avaient vu bien plus que ceux des moussaillons qui tremblaient sur le pont en craignant pour leur vie. Il avait le pied sûr, et se repérait aisément dans les entrailles de l’Aigle Noir, serpentant à travers les marins sans jamais perdre l’équilibre, malgré le léger roulis qu’ils ressentaient particulièrement dans l’entrepont, maintenant que leur vitesse avait décru. Dolgân, qui était immense, avait un peu plus de mal à coordonner le mouvement de ses jambes, et le fait de se baisser pour ne pas laisser sa tête heurter les épaisses poutres qui striaient le plafond.
Ils arrivèrent bientôt devant un groupe de blessés, réunis dans une cabine à part, et Selim lui présenta sommairement leurs cas.
- Nous allons commencer par les blessures les plus graves. Hakim, d’abord, puis les autres fracturés. Pour les coupures et les bleus, nous essaierons de faire au mieux quand nous aurons traité ceux-là.
Dolgân déposa ses affaires, et examina soigneusement le bras du malheureux. Il avait au moins deux fractures à l’avant-bras, et ses phalanges étaient brisées. Entre les mains d’un chirurgien d’Umbar, il aurait rencontré une scie et un mords bien avant d’avoir eu le temps de souffler. Cependant, le médecin du Lynx était d’un tout autre calibre. Ce dernier commença par tirer une petite fiole de sa trousse médicale, et par en faire boire le contenu à Hakim.
- C’est du pavot somnifère, fit-il. Cela va t’aider à moins sentir la douleur.
« Moins ».
Le mot devait se révéler crucial. Se tournant vers Selim, le médecin ajouta à voix basse :
- Aidez-moi à ouvrir sa main. Cela va lui faire horriblement mal, alors j’aurai besoin que vous m’aidiez à le tenir immobile.
L’opération fut à la fois longue et douloureuse, en dépit des effets du léger sédatif qui ne pouvait qu’engourdir les sens de manière superficielle. Selim contribua grandement au succès de l’entreprise. Il fallut d’abord examiner chaque os de la main de Hakim, pour s’assurer qu’ils n’avaient pas été déplacés, et qu’une immobilisation permettrait une cicatrisation rapide. A l’aide d’un outil qui ressemblait à une pince plate, Dolgân réaxa deux phalanges tordues, au prix de deux longues plaintes étouffées par le bandage qu’on avait placé entre les dents du malheureux. Une fois les os alignés, il fallut construire une attelle de fortune à l’aide de petites baguettes de bois, et de bandages propres. La blessure au bras impliqua un travail moins précis, mais tout aussi important. Les os avaient souffert grandement, et l’alignement de ceux-ci demanda plusieurs essais qui s’avérèrent être une véritable torture pour Hakim. Cependant, au bout de la quatrième tentative, les os s’emboîtèrent bon gré mal gré, et l’attelle qui fut posée signala la fin du long combat qu’ils avaient dû mener pour ne pas priver Hakim de son bras.
- Vous vous en êtes très bien sorti, Selim, fit Dolgân. Vous ne semblez pas avoir peur du sang ou des blessures… Vous feriez sans doute un bon médecin, si vous choisissiez cette voie.
Il laissa ce commentaire en suspens.
Ils avaient d’autres patients dont ils devaient s’occuper.
Avec beaucoup de bienveillance, Dolgân s’efforça d’apaiser ceux qui souffraient le plus. Deux hommes avaient des fractures légères, qui ne nécessitèrent pas d’intervention aussi violente que pour Hakim, et après avoir observé comment faire, Selim fut en mesure de pratiquer tout seul.
- Voilà, serrez bien l’attelle pour qu’elle ne bouge pas, lui conseilla seulement le médecin qui l’observait de loin.
Le borgne se montra un élève attentif et efficace, disposé à recevoir les conseils qui lui étaient prodigués. Les hommes qu’il soignait, quant à eux, le traitaient avec un certain respect que forgeaient généralement les épreuves vécues ensemble.
- Il y a longtemps que vous servez sur ce navire ? Demanda Dolgân pour faire la conversation.
L’homme était sympathique, de toute évidence honnête et bien intentionné. Cependant, sa curiosité naturelle pouvait l’amener involontairement à mettre la véritable identité de Selim en danger. La moindre erreur pouvait créer de la suspicion, et pour un esprit scientifique comme le sien, il n’était aucun mystère qui ne valait pas d’être exploré.
~ ~ ~ ~
- L’inspection est terminée, capitaine.
Azûrhil, raide comme un piquet, faisait son rapport à son supérieur avec l’attitude d’un soldat de l’armée du Gondor parlant à un officier. La capitaine de l’Aigle Noir, sur ses talons, ne put qu’écouter le récit de ce qu’elle avait déjà vu dans les cales de son navire. Un homme méthodique, précis, déterminé, mais à l’évidence pas un vulgaire pillard, ni un maraudeur des mers.
Le sergent n’avait tout simplement rien pris.
Aucune des caisses, quelle que fût la valeur de ce qui se trouvait à l’intérieur, n’avait trouvé grâce à ses yeux. A l’évidence, ils cherchaient autre chose que des victuailles et des marchandises communes. Quelque chose qui motivait un tel débarquement en armes, et qui occupait leurs pensées. Le capitaine hocha la tête, sans cacher une certaine déception. Il se tourna vers la jeune femme.
- Merci de votre coopération, petite femme. Comme vous le voyez, nous avons déjà commencé le remorquage de votre navire.
Il s’effaça pour que son immense carrure n’obstruât pas le champ de vision de l’intéressée. Les soldats du Lynx avaient regagné en grande partie le pont de leur navire, ne laissant qu’une petite escorte autour du capitaine pour s’assurer qu’il ne lui arriverait rien. Ils avaient retrouvé leur rôle de marin, et s’étaient affairés à tendre une série de cordes épaisses entre les deux navires, pour que le plus gros fût en mesure de tracter le plus petit vers le port d’Al’Tyr. L’Aigle Noir avait repris sa course en avant, dans le sillage de ce drôle de navire qui filait toutes voiles dehors vers la côte.
- Nous n’avons pas de quoi vous aider à réparer votre navire, mais à terre vous trouverez sans doute des charpentiers compétents. Je laisse le médecin Dolgân avec vous : le connaissant, il voudra vérifier que vos blessés se remettent bien. Il en sera de même du sergent Azûrhil qui veillera sur lui. Le reste de mes hommes et moi-même retournons à bord du Lynx faire notre rapport. Hélas, vous n’avez pas ce que nous recherchons…
Ses talons claquèrent l’un contre l’autre, et il fit un salut sec de la tête, avant prendre congé de l’équipage. A l’évidence, ces hommes étranges n’avaient qu’une parole, et ils quittèrent l’Aigle Noir prestement sans rien exiger en contrepartie de leur aide. Seule la présence du gigantesque sergent rappelait que l’ombre du Lynx continuait de planer sur eux. Ce dernier tourna la tête vers la capitaine :
- Je n’aime pas être oisif, capitaine. Que puis-je faire pour vous assister en cet instant ?
Les mains croisées dans le dos, le menton levé, il attendait de recevoir des directives claires et précises.
Non vraiment, cet homme n’était pas un simple pirate.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"