Des pas glissant sur le marbre d’une demeure luxueuse de Djafa, en silence. Seul le frottement léger de ses habits de lins sur sa peau pourrait le trahir aux habitants de ce lieu. Maigre barrière pour affronter la chaleur aride du désert. Du blanc, du doré, et le bruit de fontaines non loin. De la verdure, rare mais présente, arpentant chaque coin d’ombre. Il ne les voyait même plus. Quelques oiseaux, également, au plumage multicolore tenus en cage. Comme lui. Il gardait le regard en diagonale vers le sol, afin de ne pas heurter la sensibilité des maîtres de la maison. Jamais, jamais il ne devait croiser le regard, ou son corps s’en souviendrait. De ses années de servitude il ne se souvenait que d’une chose. Il n’y avait rien de plus efficace que le claquement d’un fouet pour apprendre. Réapprendre, serait un terme plus exact pour lui. Le ‘gharib’, l’homme étrange.
Il n’aurait su assigner un âge à son visage, mais devait être dans la trentaine. Ses traits, pourtant caractéristiques, n’avaient pas servi à grand-chose ici. Personne pour le reconnaître, personne pour lui rappeler ce qu’il avait oublié. Les mots même avaient quitté son esprit et il avait dû repartir de rien. Un mot, après un autre, comme un enfant. Le ‘gharib’, étranger en ces terres. Pourtant… pourtant au fil des ans ici il lui avait semblé se rappeler de bribes de souvenirs. Le rire d’un enfant, une chevelure brune… la sensation de la soie sous ses doigts. Parfois il lui semblait reconnaître un visage, ou bien un parfum. N’avait-il personne en ce monde ? Une ruelle, familière, mais était-ce seulement l’illusion causé par son esprit meurtri, à la recherche d’un lien même si éphémère ? La soif, d’appartenir, de se souvenir. D’être.
Ses sandales sur le sol le ramenèrent à la réalité, la sienne. On l’interpella « Gharib ! » Car tel était le nom pour lequel il était reconnu et qu’il devait s’accaparer à défaut de mieux. A chaque prononciation de ce mot, un tintement dans son oreille. Un inconfort, quelque chose… quelque chose qui l’appelait dans son esprit. Trop loin. Trop ancien. Effacé, oublié. Il se retourna, le grand inconnu, prêt à recevoir des instructions, à se tenir au service des maîtres de la maison. Cela, il l’avait appris. Pas réappris. Il obtempéra d’un mouvement de tête en silence. Les oiseaux pouvaient chanter, faire raisonner leurs mélodies entre ses murs. Lui, non. Sa cage pouvait être plus grande, elle n’en était pas moins silencieuse et vide.
Il quitta donc cette demeure après avoir pris auprès du maître de maison quelques pièces d’or dans ses mains ouvertes, paumes vers le haut. En cela, il savait que sa position avait pris en valeur, il avait monté en grade après des années à leur service. Ils lui faisaient confiance. Les châtiments étaient plus espacés. Son corps avait le temps de guérir, de se refermer avant que de nouvelles giclures lui furent arrachées de sa chair ouverte par la langue de cuir sans merci de ses maîtres. Une fois passée le portique en bois sombre ouvragée, il ne put cependant relâcher son attention. Bon nombre d’habitants savaient oh combien cette famille était aisée, et qu’il était tentant alors de s’en prendre à ces humbles serviteurs, tout juste au-dessus des esclaves en statut. Car malgré son rôle, le « gharib » avait dû apprendre à se défendre pour survivre. Réapprendre, plutôt. Il n’avait le droit de toucher à une arme et pourtant…pourtant l’attrait du sabre était fort en lui. Une constante, depuis son réveil au milieu des dunes de sables à des kilomètres de la ville. Comme un vrombissement entêtant qui résonnait au plus profond de sa poitrine. Il observait toujours les armes que possédaient les gardes de la Cité, et ses mains alors s’agitaient. Il ne pouvait mettre de mot sur les sentiments qu’une telle vue incitait en lui. Comme si ce morceau d’acier pouvait survivre à sa propre survie, à la défense d’êtres chers… s’il en avait eu. Le sabre l’appelait à lui.