Les cavaliers qui avaient surgi dans leur dos avaient l’air tout aussi épuisés qu’ils l’étaient. Ces longues journées passées à courir après des ombres avaient eu raison de leur volonté et de leur ardeur initiales. Ils avaient désormais la mine basse, le front soucieux, et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Pourtant, magiquement, toute trace de leurs soucis semblèrent s’évanouir lorsqu’ils posèrent les yeux sur leurs proies.
Erkenwald eut une moue atterrée en voyant leur chef faire de grands signes pour haranguer ses compagnons, et lancer ses chevaux à leurs trousses. Il tourna la tête dans l’autre direction, et avisa les fantassins qui gardaient les gués de l’Isen, qui essayaient de ne pas se laisser distancer outre mesure. Ils savaient sans doute qu’ils ne rattraperaient jamais des cavaliers lancés au galop, même léger, mais s’ils pouvaient les rattraper au moment où ils franchissaient le fleuve… Alors leurs javelots feraient merveille, et ils n’auraient à abattre comme des lapins les fuyards incapables de se défaire des griffes de l’Isen.
Le Rohirrim qui menait la compagnie de marchands encouragea ses compagnons :
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Allez ! Allez ! Encore un effort !Ils forcèrent l’allure quelque peu.
Les montures étaient épuisées, les hommes aussi. Mais la perspective de la mort qui les talonnait leur donnait ce petit sursaut d’énergie dont ils avaient besoin. Le sol s’élevait en pente douce à mesure qu’ils approchaient des contreforts des Monts Brumeux, parsemé de rochers épars qui les obligeaient parfois à de longs détours pour trouver un chemin sûr et praticable. Les pentes devinrent des collines, et bientôt les collines devinrent des buttes escarpées qui mettaient les organismes de leurs montures à rude épreuve. Ils montaient parfois en se penchant en avant pour ne pas se laisser déséquilibrer, avant de redescendre quelques dizaines de mètres plus loin en s’allongeant presque sur la croupe pour compenser la raideur de la descente, alors qu’ils essayaient de ne pas s’éloigner du fleuve.
Erkenwald avait les yeux rivés sur l’Isen.
Il y cherchait une porte de sortie.
Une issue.
N’importe quelle inflexion dans le cours du fleuve, n’importe quelle coloration anormale de l’eau qui aurait pu lui indiquer un banc de sable suffisamment haut pour leur permettre de traverser. Ils n’avaient pas le temps de mener leurs chevaux dans l’eau pour tester sa profondeur… Toute tentative se devrait d’être la bonne, sans quoi elle risquait d’être la dernière.
Erkenwald ralentit quelque peu. Il croyait avoir vu quelque chose…
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Continuez ! Cria une voix dans son dos. Plus loin encore !
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Mademoiselle Tallenbär, vous êtes sûre que… ?-
Sûre ! Continuez !Ils continuèrent.
Cette fois, Erkenwald avançait à l’aveugle. Il n’était plus certain de rien, et attendait simplement que la jeune femme qui le suivait décidât que le moment était venu pour eux. Il n’avait aucune raison particulière de lui faire confiance, sinon qu’elle leur avait sauvé la vie en les aidant à échapper à la folie furieuse des Dunlendings, et qu’elle avait réussi à les guider sains et saufs jusqu’ici. Il s’était rangé à son avis de longer l’Isen… il était logique de lui laisser le commandement encore une fois. En espérant qu’elle n’avait pas épuisé la bonne fortune qui l’avait aidée à faire les bons choix jusqu’ici.
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Là !Il se retourna, puis suivit du regard l’endroit qu’elle lui indiquait. Il ne vit que de l’eau, et un courant aussi fort qu’ailleurs. Mais la femme aux cheveux blonds n’attendit pas d’avoir son assentiment, et engagea sa monture en travers du fleuve qui déferlait vers le Sud. Pendant un instant, il crut qu’elle allait mourir de sa folie. L’eau monta lui immédiatement aux genoux, puis aux cuisses, et son cheval ralentit de manière anormale, incertain sur ses jambes. Le sable devait se dérober sous ses sabots, et il chancela un instant, à la recherche d’un appui plus sûr.
Elle s’efforça de rester calme, lui murmura quelques paroles à l’oreille, et au bout d’un combat qui dura une longue minute, elle finit émerger de l’autre côté des flots, trempée et grelottante, mais bel et bien vivante.
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Venez ! Nous y sommes presque !Erkenwald laissa échapper un soupir de soulagement, puis s’engagea à son tour. La morsure de l’eau glacée était infiniment plus douce que celle de l’acier, et il serra les dents en s’efforçant de ne pas déstabiliser sa monture avec un mouvement brusque.
Ils furent sept à passer, l’un après l’autre.
Sept qui parvinrent à sauver leur vie, alors que les trois derniers étaient rattrapés par les Dunlendings enragés qui les taillèrent en pièces. Il n’y eut pas de quartier. Pas de pitié. La mort s’abattit sur les malheureux qui moururent dans d’atroces souffrances. De l’autre côté du fleuve, les cavaliers observaient la scène avec consternation. Une telle violence n’avait rien d’humain.
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Allons nous-en ! Fit Erkenwald alors que leurs ennemis achevaient leur œuvre sinistre.
Les premiers commençaient déjà à s’élancer à leurs trousses en empruntant le même passage, poussant des cris de guerre destinés à les effrayer.
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Mademoiselle Tallenbär, nous ne pouvons pas rester !Elle leva la main pour l’interrompre. Ses yeux fixaient le fleuve et les Dunlendings aux prises avec le courant. Pendant un instant, il crut qu’elle allait révéler quelque sortilège, et transformer les eaux impétueuses en une arme mortelle pour détruire leurs ennemis. Elle n’en fit rien, et se contenta de lui répondre doucement :
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Ils sont là. Nous sommes sauvés.Dans leur dos, en effet, une masse sombre approchait à pleine vitesse. Des silhouettes en armures, montées sur de puissants destriers aux muscles saillants, qui galopaient vers l’Isen en rangs serrés. Des lances aux lames effilées accrochaient la lumière tombante du soleil, jetant des éclats brillants comme la promesse d’une juste fureur. Et dans le vent qui soufflait sur les plaines du Riddermark, s’agitait un oriflamme reconnaissable entre mille.
Un cheval blanc sur fond sinople.
L’étendard du Rohan.
Les renforts venaient d’arriver.