- Allez Fumseck, daaaaa, avance gros tas, on se traîne !Le vieux cheval de trait peinait dans la montée, tirant tant bien que mal sur son collier pour hisser la petite carriole jusqu’au sommet de la colline.
Anton le motivait avec force insultes et coups de fouet, n’hésitant pas à descendre pour l’injurier directement dans les oreilles, en le tirant par la bride ou en poussant le chariot comme un pauvre hère. Il avait le col de la chemise sale et humide, son torse dévoilait une sueur abondante et dans son sillon on pouvait humer un musc fort et puissant. N’importe qui aurait pu le suivre à la trace et son cheval devait avoir perdu l’odorat depuis longtemps pour supporter encore son maître. Fumseck était le seul compagnon de route qui possédait assez de gentillesse et de pardon pour continuer à suivre
Anton et ce depuis plusieurs années maintenant. Son cornage l’essoufflait à mourir dans les montées, le trot et le galop étaient une souffrance permanente, et le moindre repos était une bénédiction. Le cheval souffrait donc le martyr depuis l’aube pour tirer son maigre chargement entre des routes sinueuses et mal entretenues qui menaient des berges de l’Anduin jusqu’aux champs du Pelennor.
Anton savait, pour sa santé, qu’il n’était pas bon de rentrer entre les murs de la Cité Blanche, mais aux alentours de Minas Tirith, beaucoup de petits villages et de marchands ambulants se laisseraient facilement embobinés. Son commerce n’avait pas été des plus florissants dans le Sud, le terme de désastre aurait été plus approprié. Il espérait que les frontières du Gondor seraient plus clémentes avec lui.
Il bifurqua et entreprit de traverser un chaume pour gagner du temps lorsqu’il entrevit un autre chariot plus loin sur la route. Deux cavaliers étaient en tête quelques dizaines de mètres devant et un autre plus en arrière semblait fermer la marche. Le meneur était seul à bord, dirigeant deux chevaux légers au petit trot. Le chargement qu’ils possédaient était autrement plus conséquent que le sien et il enviait irrésistiblement ceux qui parvenaient à faire plus de profit que lui. Il s’arrêta à moitié dans le champ et se retourna vers la route pour les observer. Ils avaient tous le teint brun et basané des gens de l’Est. Le cavalier en tête fit un écart pour se porter au-devant de lui.
Anton serra la poignée de sa dague ; avec la poisse qui le suivait comme son ombre, tout pouvait mal tourner. Le cavalier s’arrêta juste devant lui, une foulée de plus et
Anton aurait perdu des orteils. Le marchand cracha au sol pour manifester son dédain et le cavalier lui répondit par un rire sonore.
- Toi qui viens du fleuve, où est le meilleur endroit pour traverser ?
- Et pourquoi je te répondrai ? Que l’Anduin vous avale et vous recrache à la mer ! On sera débarrassé de la vermine étrangère et des voleurs dans ton genre !Anton grognait plus qu’il ne parlait, la mâchoire serrée, plus déterminé que jamais à en venir aux mains. Le Rhûnien continuait de l’observer du haut de son cheval, le regard fier, mesquin, où brillait une lueur d’intelligence mauvaise, un sourire sardonique sur les lèvres.
- Parce que ton chariot est plus vide que le verre d’un nain qui a soif ! Et que ton cheval serait plus heureux dans une assiette que sur les chemins. Où peut-on traverser ?
- C’est pas gratuit !Le Rhûnier ne dit pas un mot de plus et décrocha une petite bourse de sa ceinture. Le tintement des pièces entre elles étaient un supplice pour
Anton, il ressentit un manque profond et l’envie irrésistible de dépecer l’ignoble cavalier qui se trouvait devant lui pour s’en saisir. Ses yeux s’étrécirent et il se pencha en avant, prêt à bondir pour se saisir de ce petit trésor inattendu. Le Rhûnien éclata de rire.
- Vous êtes tous les mêmes, Gondoriens ou pas, les gens de l’Ouest se courbent devant nous en leur propre pays ! Et pour quoi ? Pour quelques piécettes de bronze ou d’étain… car nous sommes plus à mêmes de vous enrichir que les dirigeants de votre propre royaume. Et vous avez encore l’audace d’appeler cela la liberté ! Nos esclaves se portent mieux que vos gueux qui divaguent en crevant la faim.
- Plus loin, il faut quitter la route et prendre une sente qui mène à un bac. Vous traverserez peut-être à pieds, mais les chevaux pourront pas. Anton n’avait pas pris le temps de la réflexion. Le Rhûnien continuait d’agiter devant lui la bourse pleine de pièces comme on présente un morceau de viande devant un chien affamé. Le Rhûnien finit par laisser tomber le petit sac à ses pieds.
Anton se précipita pour la ramasser, les yeux emplis d’une folie sans nom, assoiffé par l’argent, incapable de résister au pouvoir qu’il avait sur lui. Maintenant qu’il avait l’argent entre ses mains, toute peur s’était évanouie et il regardait le Rhûnien droit dans les yeux, comme si rien ne s’était passé.
- Si je te retrouve sur mon chemin sale chien de l’Est, je te crève ! Casse toi !Le Rhûnien eut une grimace de dégoût avant de reprendre brièvement son masque et son petit sourire en coin.
- Bien évidemment !Il talonna son cheval et reprit la route pour rattraper le chariot et les deux autres cavaliers qui avaient continué d’avancer. Lorsqu’ils se retrouvèrent, les deux hommes de l’Est eurent un signe de tête commun et ils continuèrent leur route sans plus se retourner.
Anton était encore fébrile. Non seulement aucune bagarre n’avait eu lieu, mais en plus il s’en était tiré avec une somme rondelette entre les mains. La chance lui souriait, et le prochain village n’était pas loin. Il allait pouvoir fêter ça !
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Un bruit de ronflement ignoble résonnait entre les murs de la taverne.
Anton s’était endormi sur un banc, une pinte encore à la main, des bulles se formant irrégulièrement aux coins de ses lèvres quand un filet de bave ne venait pas lui inonder la joue. Ses cheveux étaient collés par l’alcool et le gras qui couvrait le banc, sa veste sentait autant la transpiration que le repas de l’avant-veille et des morceaux de pot-au-feu couvraient sa chemise en indiquant assez précisément là où il avait vomi. Il fut jeté dehors au petit matin par le tavernier en personne qui prit soin de lui mettre la tête dans l’abreuvoir avant de lui réclamer les trois tournées qu’il avait offertes à tous les poivrots du village.
- Ola mon petit ami, on s’affole pas !Anton avait étrangement très bien pris ce réveil brutal et glacé. L’eau lui dégoulinait sur la figure, ses cheveux étaient aplatis sur son crâne et il avait des cernes aussi larges qu’une quille de bateau. Il arborait néanmoins un sourire goguenard et plein de fierté. Il mit la main sans aucune élégance à l’intérieur de son pantalon et en ressortit la bourse qu’il agita au nez du tavernier !
- J’ai de quoi payer mon gros ! Tu t’y attendais pas à celle-là hein ?Anton se saisit de trois pièces rhûniennes qui avaient une valeur supérieure à la somme exigée par le propriétaire des lieux. Il fit mine de les donner au tavernier tandis que l’homme tendait la main pour les recevoir.
Anton ferma la main sur les pièces et les ramena à lui et recommença son petit manège deux fois avant de recevoir un sévère crochet du gauche dans les côtes. La patience n’était pas l’apanage des taverniers et
Anton avait dépassé les bornes. Il eut un hoquet de surprise et s’empressa de donner l’argent au gros bonhomme tout en se tenant le côté droit. Il attendit que ce dernier ait le dos tourné pour lui sauter dessus et le prendre à la gorge comme pour l’étouffer.
- Espèce de gros lard ! Tu ne m’as même pas remercié pour le paiement, on ne traite pas de la sorte Anton le Grand ! Anton le Magnifique. Je vais te faire crever sale porc.L’incartade se transforma en véritable bataille de chiffonnier devant les yeux ébahis du boulanger venant livrer son pain et de quelques badauds levés aux aurores. Les coups s’échangeaient avec mollesse mais détermination,
Anton étant encore trop saoul pour se battre et le tavernier trop gros pour avoir le geste leste. Tandis que les deux hommes essayaient de s’entretuer, les pièces quittèrent leur propriétaire et se retrouvèrent dans la poussière, aux pieds de tous, mais pas de n’importe qui.