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Sujet: [Gardelame] La nuit la plus longue
Nivraya

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Rechercher dans: L'Arnor   Tag justar sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: [Gardelame] La nuit la plus longue    Tag justar sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMar 21 Juin 2016 - 16:21
La pluie continue de tomber, jetée férocement contre les murs de la forteresse par le vent qui souffle en tempête, s'engouffrant dans les rues et les passages, accélérant comme s'il prenait son élan pour venir s'écraser sur les pauvres âmes qui tentent de rester droites au milieu de ce chaos. Le calvaire pénètre violemment dans la maison quand la porte s'ouvre, et ils rentrent à l'intérieur, frissonnant, rejetant leurs vêtements de pluie trempés pour dévoiler leurs visages. La fatigue se lit sur leurs traits, de même qu'une forme de soulagement. Enfin. Enfin à l'abri. Le premier passe la main dans ses cheveux pour tenter vainement d'en chasser les gouttelettes qui dégoulinent le long de ses longues mèches brunes, et se tourne de droite et de gauche en regardant autour de lui. Les autres commencent à faire de même, apparemment à la recherche de quelqu'un qu'ils ne parviennent pas à localiser :

- Mils ? Appellent-ils.

Personne ne répond. Tout est silencieux. Il est tôt dans la journée, certes, mais Mils est d'ordinaire relativement matinal, et il n'aurait pas manqué d'entendre le bruit des chevaux à l'extérieur malgré les éléments déchaînés. Les deux hommes et la femme, las d'appeler, finissent par déposer leurs vestes sur une malle, alors que le plus âgé se tourne vers le plus jeune :

- Justar, tu avais donné congé à Mils ?

- Non père, et j'avais même laissé des hommes en faction ici. C'est curieux qu'il n'y ait personne… Même les torches sont éteintes…

Un bref silence s'installe entre les deux hommes, qui ont reçu une éducation guerrière et dont le caractère les pousse à s'inquiéter automatiquement pour ce genre de détails. Il fait anormalement frais entre ces murs qui leur sont pourtant familiers, mais ce n'est pas la température qui leur jette un frisson le long de l'échine. Un mauvais pressentiment, irrépressible, les saisit. Ils ont tous les deux l'épée au côté, et par réflexe ils y portent la main. Ce geste n'est pas pour rassurer la seule femme du groupe, épouse du plus âgé, qui lui prend le bras en lui demandant :

- Que se passe-t-il ? Vous m'inquiétez tous les deux.

- Ce n'est pas normal, Alva. Reste avec nous. Justar, ouvre la voie je te prie.

Les lames chantent en quittant leur fourreau, davantage par sécurité que parce qu'ils ont clairement identifié une menace. Toutefois, il est plus sûr d'avoir l'arme en main que de regretter par la suite de n'avoir pas su prendre les précautions qui s'imposent. Les trois silhouettes attaquent le couloir sur leur droite, en restant aux aguets, essayant de ne pas faire de bruit. Ils connaissent le Palais Blanc comme personne, bien entendu, mais aujourd'hui il leur semble soudainement hostile, mystérieux et dangereux. Au lieu de déambuler dans ses corridors baignés de lumière d'un pas guilleret, ils progressent prudemment, se méfiant de chaque embranchement, de chaque recoin sombre où pourrait se tapir un assaillant. Alva ne peut s'empêcher de rompre le silence pesant :

- Baralhar, attends… Si Nivraya est ici, il faut aller la chercher en premier. Nous devrions commencer par les chambres.

Les deux militaires, songeant à la même chose, ont bien évidemment mis le cap sur l'aile où dorment leurs serviteurs et les hommes d'armes qui gardent leur demeure. Rester groupés, chercher du renfort, et faire un état des lieux de la situation. Sans se concerter, ils ont pensé à la même chose, mais la logique d'Alva de Gardelame les ramène à la raison : il y a des âmes qui doivent être sauvées d'abord, et Justar doit penser à son épouse avant tout. En vérité, il y a pensé. Cependant son infirmité, son bras droit manquant, ne lui permet pas de voler au secours de sa chère et tendre comme il l'aurait dû.

- Justar, retrouve Nivraya. Nous continuons par ici. Dépêche-toi.

Le fils prodigue, dissimulant son inquiétude, hoche la tête fermement et fait demi-tour, courant à toutes jambes pour rejoindre la chambre conjugale. Il sait que se précipiter n'est pas la meilleure idée si quelqu'un s'est introduit dans le Palais, mais son objectif est de retrouver sa femme, peu importent les risques. Il attaque les marches quatre à quatre, courant à en perdre haleine, à en perdre l'équilibre. L'épée dans sa main gauche le fait vaciller légèrement, alors il marque une pause dans l'escalier, levant la tête pour observer autour de lui. Si quelqu'un s'est introduit ici, sera-t-il réellement en mesure de l'affronter ? Difficile à dire. Il reprend sa progression, plus lentement cette fois. Ses pas claquent si faiblement sur le marbre qu'il a l'air de glisser sur le sol. Il franchit une série de portes, les yeux rivés sur celle de la chambre qu'il partage avec Nivraya. Sa respiration s'accélère, et il fait de son mieux pour se calmer. Il ne doit pas paniquer. En aucun cas. Maladroitement, il pose sa main unique sur la poignée, et ouvre la porte doucement…


~ ~ ~ ~


Les draps froissés glissent sur la jambe de la jeune femme, laissant apparaître sa peau nue et veloutée alors qu'elle se retourne. Sa tête vient se nicher au creux d'une épaule virile, et ses bras fins repliés contre sa poitrine féminine trouvent un peu de chaleur contre le torse large et puissant du guerrier allongé à ses côtés. Elle dort encore. Ses fines paupières refermées sur ses sublimes yeux verts cachent à sa vue la réalité d'un monde d'une violence incomparable. Sa respiration se cale instinctivement sur celle du fauconnier, sa tête se soulevant en même temps que ses poumons se gonflent. Rien ne vient troubler la quiétude de ce lit. Ni les rugissements du ciel qui a achevé depuis plusieurs heures de cracher ses éclairs. Ni l'accusation silencieuse des cadavres gisant sur le sol. Pas même le froid qui s'engouffre par la fenêtre brisée, dont les éclats translucides, tranchants comme des lames de rasoir, sont éparpillés sur le parquet hors de prix. Un bras entoure ses frêles épaules, la protégeant même dans son sommeil contre tout mal.

Nivraya s'éveille timidement, battant des cils comme si elle émergeait d'un tunnel de ténèbres pour plonger soudainement dans un royaume de lumière. Ses traits qui jusqu'alors ont affiché une forme de sérénité retrouvent soudainement leur expression soucieuse habituelle. Coupable, elle se rapproche un peu plus de Thorondil, laissant sa jambe fine envelopper la sienne tandis qu'elle se recroqueville contre lui. Nus tous les deux, ils n'ont pas trouvé la force de regagner leurs vêtements après avoir consommé leur crime dans la luxure et la passion. Ils se sont endormis là, coupables, sans pourtant penser au lendemain. Terrassés par la fatigue, par la douleur, ils se sont laissés aller à une impulsion, à une pulsion dévorante qui a scellé définitivement le cauchemar de cette nuit affreuse dans leurs mémoires, dans leurs chairs, dans leurs âmes. La jeune femme sent des larmes discrètes couler le long de ses joues…

Mais qu'a-t-elle fait ?

Elle est terrorisée. Elle ne se reconnaît pas le moins du monde dans ce personnage cruel et égoïste. Pas elle. Pas ici. Ce qu'il vient de se produire lui semble absolument irréel. Tant de violence, tant de colère, tant de désespoir… Et elle ne songe qu'à sa nuit fiévreuse passée en une compagnie qu'elle n'a pas désiré. Le bras se referme un peu plus fort autour d'elle, et elle sent des doigts fins entrer en contact avec ses reins. Elle lève le menton, mais le fauconnier a toujours les yeux fermés et sa respiration est profonde. La nuit et les rêves n'ont pas encore décidé de le libérer, et ses gestes de tendresse ne sont que les réflexes d'une autre vie, d'un chemin qu'il n'a pas choisi. La confusion s'empare de la jeune femme qui, incapable de quitter la chaleur de cet homme, sait toutefois qu'elle ne peut rester à ses côtés. Elle a enfreint la loi, franchi la ligne, et brisé quelque chose qu'elle ne pourra plus jamais retrouver. Mais elle ne peut s'éloigner…

Et soudain, un hennissement.

Elle écarquille les yeux de terreur pure. Sa réaction est si vive et si violente que Thorondil ne peut que se réveiller en sentant la jeune femme s'électrifier sous ses doigts, comme si elle avait été frappée par la foudre. Il met un instant à comprendre, mais sa vue de toute évidence revenue lui permet de mieux prendre conscience de son crime adultère. Il faut dire que la vision d'une femme aussi belle, dans le plus simple appareil, si proche qu'il pourrait la cueillir en tendant le bras, peut détourner même des problèmes les plus urgents. Mais Nivraya n'est pas aussi abasourdie que le fauconnier, et elle réagit avec davantage de promptitude à cette nouvelle menace.

- Dépêchez-vous ! Mon mari, il… !

Elle ne sait comment l'expliquer, mais les implications sont plus que claires. Elle se jette hors du lit, rejetant draps et couvertures sans prendre le temps de s'en envelopper. Elle bondit dans ses vêtements éparpillés, insensible presque aux corps froids qui gisent sur le sol et qui lui renvoient cruellement les souvenirs de cette trop longue nuit. Elle s'habille, tournant ostensiblement le dos à Thorondil, incapable d'échanger avec lui le moindre regard. Elle n'en a pas la force. Lui, sa présence… il est le symbole qui cristallise tout ceci, toute cette furie sans nom et cette débauche dans laquelle ils ont plongé. Elle l'entend s'habiller frénétiquement, bouclant sa ceinture qui cliquette en produisant ce son caractéristique. Elle l'entend jeter son épée dans son fourreau, ajuster sa chemise, tandis qu'elle-même tire sur les manches de sa robe pour essayer vainement d'en lisser les plis. Elle ramène sa chevelure flamboyante derrière sa tête en une queue de cheval maladroite. Ses mains tremblent, son cœur bat la chamade, et elle sait déjà que lorsqu'elle verra Justar, il lui faudra faire preuve de plus de courage que jamais.

Derrière elle, Thorondil s'approche et elle perçoit sans le voir qu'il veut lui dire quelque chose. Elle s'esquive, physiquement d'abord, en se plaçant soigneusement hors de portée. Elle ne veut pas qu'il la touche, pas même pour la réconforter. Elle évite la confrontation verbale, ensuite, en prenant l'initiative. Elle ne veut pas entendre ce qu'il a à dire, pas davantage qu'elle n'a envie de lui parler en réalité. Ses mots ne servent pas à amorcer une conversation, mais bien à occuper l'espace, à l'empêcher de s'exprimer. Elle parle pour elle-même, contre lui :

- Il va mourir d'inquiétude, dit-elle sur un ton effrayé. Mais ça ne servirait à rien d'essayer de lui cacher la vérité. Il prendra des mesures de toute façon, et il renforcera la sécurité au Palais… Mais ça ne changera rien, si je rentre à Annùminas. Et les négociations avec votre famille… il sera bien disposé à votre égard, c'est certain. Il se montrera généreux, je pense. Vous devriez pouvoir conclure rapidement. Mais qu'en pensera mon beau-père ? Il ne voudra jamais me laisser partir avec tout ça… Non, je trouverai comment le convaincre.

Elle s'éloigne inexorablement de Thorondil, le laissant seul avec ses pensées et ses questionnements. Nivraya est déjà passée à autre chose : être dans la planification lui permet de projeter son esprit vers un futur dans lequel sa trahison n'existe pas. En même temps qu'elle parle, elle imagine la conversation qu'elle va avoir avec Justar. Dans son esprit, elle voit parfaitement ses interrogations, et prépare déjà les réponses appropriées, choisissant ses mots avec soin pour ne pas le blesser, pour ne pas l'inquiéter… pour ne pas éveiller ses soupçons…

Un sursaut la saisit.

Est-elle devenue ce monstre avec son mari ? Avec Justar, qui toujours a réussi à lui faire tomber les masques ? Est-elle devenue cette femme froide, calculatrice et dénuée de toute forme de sincérité avec la seule personne qu'elle aime profondément ? Elle se rend compte avec horreur que oui. Elle se rend compte avec effroi que son univers de paix et de douceur, ce cocon protecteur que Gardelame a toujours représenté pour elle vient de voler en éclats, cédant sous les assauts pernicieux de ce monde extérieur qui a réussi à la traquer jusqu'ici. Jusqu'aux confins de l'Arnor. Elle s'immobilise un instant, interrompt sa litanie insupportable et douloureuse. Thorondil s'approche d'elle de nouveau. Pour lui parler ? Comme un ami le ferait ? Pour déposer un baiser sur ses lèvres ? Comme un amant le ferait ? Pour la prendre dans ses bras ? Comme un amour le ferait ? Elle recule de nouveau. Loin. Le plus loin possible. Elle lève enfin les yeux pour le dévisager. Dans son regard d'émeraude, que lit-il au juste ?

Que lit-il ?

Un bruit à l'extérieur leur fait tourner la tête. C'est la justice qui vient frapper à leur porte.


~ ~ ~ ~


- Tout va bien ?

Elle leva les yeux, et répondit trop rapidement :

- Oui, ça va.

Elle aurait voulu lui demander ce qu'il en allait de lui, mais elle ne pouvait pas véritablement se permettre de poser la question. L'amputation de Justar avait été bien menée, et il n'avait pas perdu son membre au cœur de la bataille, tranché par une arme émoussée. Toutefois, la violence psychologique de cette perte avait considérablement entamé son moral. Les conséquences physiques n'avaient pas tardé à suivre. Affaibli, fiévreux, il avait perdu beaucoup de poids à force de refuser de manger. Il s'était accroché à la vie uniquement parce que Nivraya avait été le chercher au fin fond des ténèbres où il s'enfonçait peu à peu. Elle n'avait pas lâché l'affaire, elle était restée à ses côtés plus que n'importe qui, se portant volontaire pour le veiller toute la nuit durant quand il était agité de spasmes inquiétants. Elle n'avait jamais failli. Elle n'avait jamais laissé tomber l'homme qui, du haut de son superbe destrier, avait penché un regard protecteur sur elle pour la première fois depuis une éternité. Sans même lui demander son nom, sans même lui demander qui elle était, il s'était battu pour elle comme personne ne l'avait fait avant lui.

Était-ce cela qui avait fait naître les sentiments qu'elle éprouvait pour Justar ? En partie, bien entendu, mais pas seulement. Quand il la regardait, elle se sentait transpercée : elle avait l'impression qu'il était capable de lire en elle, et qu'elle ne pouvait rien lui dissimuler. Et lorsqu'il était avec elle, il avait sincèrement envie de la connaître, de la comprendre. Encore une fois, par cette simple question, il allait bien au-delà de la simple politesse. Il avait ressenti le trouble qu'elle essayait de dissimuler, le frémissement imperceptible de ses mains quand elle avait défait son bandage une nouvelle fois pour s'assurer que les chairs n'étaient pas infectées.

Baissant les yeux, consciente que sa réponse était un mensonge, elle garda le silence un instant. Lui aussi. Il respectait toujours sa volonté de ne pas parler, de même qu'il l'écoutait toujours quand elle avait envie de se confier à lui. Elle tira délicatement sur les pansements qui suintaient légèrement. Depuis le temps, elle était habituée à la vue de ces chairs en train de cicatriser, et elle n'était plus incommodée comme le premier jour. Elle les examina d'un œil critique, avant d'attraper un linge qu'elle avait trempé dans une bassine d'eau chaude. Elle nettoya précautionneusement la plaie, faisant couler de l'eau sur la peau intacte, pour la laisser emporter le sang et les fluides alors qu'elle dégoulinait le long de la blessure. Justar serra les dents. Le moindre contact était un supplice.

- Ça ne va pas.

Il redressa la tête :

- Mon bras ?

- Non… C'est juste que…

Elle interrompit son geste. Non, elle ne pouvait pas. Elle ne devait pas le lui dire. Il était un noble, et même si elle avait reçu une excellente éducation, elle n'était qu'une roturière. Tout ce qu'il pouvait exister entre eux serait de l'ordre du troussage de servante, ou de quelques friponneries discrètes, de simples amourettes de jeunesse qui passeraient avec le temps. Ce n'était pas ce dont elle avait envie. Ce n'était pas ce qu'elle souhaitait en voyant cet homme qui, à la fois faible et fort, la regardait indépendamment des vêtements qu'elle portait, de la coiffure qu'elle arborait, ou des bijoux qui la paraient. Elle n'était ni noble ni roturière à ses yeux, elle n'était qu'une âme qu'il paraissait apprécier. Elle n'était pas capable de faire abstraction du statut de Justar, et elle était constamment renvoyée à sa condition. Il était noble… Il y avait comme une barrière infranchissable, derrière laquelle elle avait été consignée toute son existence. Tout un monde qu'elle mourait d'envie de connaître, d'expérimenter, qui se soustrayait à son emprise simplement parce que ses parents avaient eu le malheur de ne pas être de grandes gens. Son désir s'était mué en mépris jaloux, au fil du temps. Mais maintenant, voici que Justar était là. Et elle l'aimait, sincèrement.

Alors elle le lui dit, le plus simplement du monde.

- Vous m'aimez ?

Elle se sentit tellement ridicule. Le feu lui monta aux joues, et elle baissa les yeux. Il ne pouvait pas comprendre. Il ne pouvait pas comprendre ce qu'elle ressentait !

- M'aimeriez-vous autant si j'étais désargenté, sans titre et sans terre ?

- Bien entendu ! S'indigna-t-elle. Vous n'êtes pas noble par votre argent, votre titre ou vos terres. Vous êtes noble d'âme, et noble de cœur. C'est votre âme et votre cœur que j'aime, Justar. Et je les aimerai toujours.

Elle, agenouillée devant lui, semblait l'implorer de toutes ses forces. L'héritier de Gardelame la regardait avec un air neutre, qui n'était pas froid mais qui manquait de la chaleur qu'elle aurait espéré voir dans ses yeux. Toutefois, il ne l'avait pas repoussée, et la déraison la poussait à espérer encore. Tant qu'il n'aurait pas rejeté ses sentiments, tant qu'il n'aurait pas chassé d'un revers de main le désir qu'elle éprouvait, elle s'accrocherait au moindre fil d'espoir. Elle l'observait dorénavant, cherchant à lire en lui quelque chose, une esquisse de réponse, un début de décision. Il paraissait hésiter, et cette simple hésitation lui donnait l'impression qu'elle avait une chance. Une chance infime, une chance de fou, mais une chance néanmoins. Elle l'observait comme s'il était la seule branche à laquelle elle se raccrochait pour s'empêcher de tomber dans un abîme d'où elle ne ressortirait jamais. Il s'humecta les lèvres :

- Je vous connais sans vous connaître, Nivraya… Je vous fais confiance, mais j'ignore tout de vous. Or je voudrais vous dire quelque chose de très important, mais je ne sais à qui je me confie depuis ce qui me semble être une éternité…

- Je vous en prie, Sire… Vous pouvez me faire confiance. Je ne vous trahirai jamais. Tant que j'aurai un souffle de vie, je vous demeurerai fidèle. Je vous en fais le serment.



~ ~ ~ ~


- Par les Valar ! Nivraya, ma chérie, tu vas bien !

Alva s'est échappée de derrière son époux, et a pénétré dans la pièce en n'ayant d'yeux que pour sa belle-fille qu'elle adore. Baralhar Alen de Gardelame, le seigneur des lieux, s'est quant à lui figé de stupeur en découvrant l'ampleur du chaos. Tant de cadavres étendus sur le sol, du sang partout au point que les teintes carmin sont parties se mêler aux pigments renversés sur le sol. Les chevalets brisés, les toiles détruites et les pinceaux éparpillés sur le sol contribuent à l'ambiance. Une violence s'est déchaînée ici, comme si une tornade s'était introduite dans la chambre privée de la jeune femme, pulvérisant tout sur son passage. Alva est d'une rare douceur, et elle prend Nivraya dans ses bras pour la consoler. Cette dernière, les larmes aux yeux, lui rend son étreinte avec force. Enfin. Enfin une présence rassurante, rassérénante.

- Mais que s'est-il passé ? Demande le père.

Il est aussi choqué que son épouse. Son épée retombe mollement, alors que devant lui se joue une scène catastrophique qu'il n'aurait jamais pu imaginer. Son fils se tient debout, l'arme toujours au poing, les traits fermés. Il contient péniblement son essoufflement, lui qui a d'abord été vérifier la chambre conjugale qu'il a trouvée vide, avant de rallier les appartements privés de Nivraya, l'endroit où elle se retranche pour s'isoler et peindre. Un havre de paix, souillé et violé par des indésirables qui n'étaient pas là quand le seigneur des lieux, son épouse et son fils ont quitté les lieux. Face à Justar se trouve un homme que Baralhar reconnaît immédiatement : Thorondil de Kervras, le héros d'Annùminas. Sa présence ici est aussi étrange que celle des soldats d'Arnor en uniforme, gisant dans une mare de sang. Un silence pesant s'installe dans la pièce, que Justar rompt sur un ton glacial qui ne lui ressemble guère :

- Sire de Kervras, je n'ai pas bien compris vos explications… Je vous saurais gré de bien vouloir reprendre depuis le début je vous prie. Comment expliquez-vous votre présence et celle de tous ces hommes gisants mort – de votre main, je présume –, dans la chambre privée de mon épouse ?

Il est difficile de savoir si la colère contenue, que l'on entend vibrer dans la voix de celui qui d'ordinaire ne cède pas à de telles émotions, est le fruit de son incompréhension, ou si elle dirigée spécifiquement contre Thorondil. Après tout, la scène a de quoi soulever l'indignation, et par désir de protection un homme peut facilement se méprendre, et laisser éclater sa rage envers quelqu'un qui n'est objectivement pas responsable. Toutefois, Thorondil était présent la dernière fois que Nivraya a été cruellement malmenée, et c'est à cause du fauconnier que la jeune femme s'est coupée de son époux. Acceptant le marché terrible imposé par le héros d'Annùminas, Justar a dû assumer les conséquences de son acte, soit voir sa femme sombrer dans une angoisse dévorante sans rien pouvoir faire pour l'aider. Et voilà qu'au milieu de ce nouveau carnage, de ce nouveau champ de bataille, le fauconnier surgit encore.

Comme s'il était lui-même le phare attirant la mort autour de Nivraya.

- Viens ma chérie, laissons les hommes discuter entre eux…

Sans vraiment laisser le choix en la matière, Alva pousse Nivraya hors de ce pandémonium. La jeune femme semble assommée, incapable de se rendre compte de ce qui se déroule autour d'elle. Elle continue cependant d'avancer, tenant sur ses jambes par miracle. Baralhar lui prend doucement le menton pour la forcer à le regarder. Elle se laisse faire, mais il voit dans ses yeux qu'elle est au bord de la rupture. Avec une grande douceur, il demande :

- Tu n'es pas blessée ?

- Non, père… Je vais bien.

Il lui embrasse le front affectueusement, et la laisse s'éloigner en compagnie de son épouse. Il est des choses dont les hommes doivent effectivement discuter. Des détails qui n'en sont pas vraiment, comme par exemple le pourquoi de cette violence. Comment tout ceci a pu se produire ? Qui est responsable ? Que vient faire le fauconnier ici ? Ce sont autant de questions qui attendent des réponses. Nivraya souhaite se retourner pour lancer un dernier regard derrière elle, mais elle n'en fait rien… Elle ignorerait à qui l'adresser. A Justar ? A Thorondil ? Elle n'a aucune envie de les dévisager, l'un ou l'autre. Alors, s'appuyant sur Alva, elle quitte les lieux en baissant la tête, pleine de honte.

- Nivraya, est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre dans le Palais ?

- Non, mère… J'avais renvoyé tout le monde. Je voulais être seule.

Alva ne semble pas vouloir laisser sa belle-fille seule, alors qu'elle a besoin de soutien, mais elle aurait bien souhaité avoir un ou deux serviteurs sous la main pour lui préparer un bain, et faire en sorte de lui changer les idées. Manger, se laver, se reposer… Voilà de quoi elle avait besoin pour le moment.

- Bien, je comprends… Nous attendrons donc que Mils arrive, il ne devrait plus tarder désormais.

Sans prévenir, la jeune femme fond en larmes. De véritables sanglots, retenus jusque là, mais qui font voler en éclat les frêles garde-fous qu'elle a pu ériger. Mils. Le gentil serviteur, d'une douceur incomparable, toujours serviable. Mort. Elle le sait désormais. Elle ne peut plus se voiler la face, et le poids de cette réalité implacable lui revient en pleine figure. Ses larmes intarissables, cependant, ne pleurent pas seulement la mort d'un domestique. Elles pleurent la fin de l'innocence, de la pureté de ces lieux. Elles pleurent la fin de cette traque qui aura conduit ces assassins à la suivre jusqu'ici. Elles pleurent la fin de son couple, qu'elle ne voit pas survivre à cette estocade.

Elles pleurent la fin de sa vie.

La fin, et le renouveau…


~ ~ ~ ~


Aveugle. Il était aveugle.

Cette révélation frappa Nivraya de plein fouet alors qu'elle plongeait dans ces yeux gris qui ne la regarderaient plus jamais. Il avait tant sacrifié pour elle. Tant sacrifié. Il payait le prix d'une vie de guerre et de souffrance, à laquelle elle avait mis un point final. Voir la mort dans ses pupilles était aussi déstabilisant que s'il s'était retrouvé étendu, gisant dans son propre sang. Mais Thorondil n'était pas de ces hommes qui pouvaient mourir. Pas complètement. Agenouillé, il s'était emparé d'elle entièrement, comme pour vérifier qu'elle n'avait rien. Elle ne pouvait que rester immobile, pétrifiée. Terrorisée. Elle sentait ses mains qui l'examinaient, qui la caressaient, qui exploraient chaque quartier de sa peau pour s'assurer qu'elle n'avait rien. Comme s'il allait mourir dans l'instant, et qu'il s'assurait de pouvoir partir en ayant accompli son devoir, il l'examinait frénétiquement avec la peur chevillée au ventre. Elle sentait son angoisse faire écho à la sienne, laquelle pulsait dans ses veines. Nivraya était écrasée par l'effroi. Elle avait peur du fauconnier. Mais à sa plus grande surprise, le fauconnier avait peur également. Il avait peur de savoir qu'elle avait peur de lui… Ce fut ce qu'elle comprit à travers ses mots maladroits. Elle sentit son cœur se serrer. Elle voulait n'avoir pas peur de lui, elle voulait lui faire confiance et se rappeler de l'homme bon qu'il avait pu être. Cependant, elle ne pouvait pas oublier la rage, la violence, le sang. Le kaléidoscope éclatant d'émotions contradictoires qui isolait son esprit du reste du monde l'empêchait de trouver une fin à ce cercle vicieux.

Et puis ce fut le choc.

Elle sentit le fauconnier se rapprocher, et l'embrasser fougueusement. Violemment. Elle voulut se débattre, mais il était trop fort. Trop fort. Elle sentit sa rage, son envie de vivre et de la posséder s'emparer de lui plus fort que jamais. Il avait autant de colère en lui que lorsqu'elle l'avait poussé à faire des choses horribles, à prendre des décisions déchirantes. Au lieu de la gifler, de la brutaliser, cependant, il s'acharnait sur ses vêtements avec une obstination rebelle. Les conséquences de son geste n'existaient pas. Tout ce qu'il souhaitait, il pouvait l'avoir, et Nivraya ne se défendait même pas contre ses assauts maladroits. Elle ne le pouvait pas. Elle ne le voulait pas. Il la dominait de tout son être, il pouvait la tuer d'un seul mouvement… et elle désirait cela. Elle voulait être à sa merci. Elle voulait être à la merci de quelqu'un, pour une fois. Ne plus être en contrôle. Ne pas avoir à réfléchir, à décider, à choisir et à renoncer. Elle lâcha prise, brusquement, brutalement, et lorsqu'il la releva en continuant à l'embrasser, elle ne fit pas un geste pour le dissuader. Lorsqu'il la poussa en arrière, tout en délaçant ses robes qui finirent par se retrouver sur le sol, elle ne protesta pas davantage. Lorsqu'elle sentit ses mains impudiques glisser contre son corps, alors même qu'elle savait qu'il n'était ni bon ni souhaitable de le laisser aller plus loin, elle ne put trouver les mots pour l'arrêter.

Il n'y eut pas d'amour entre eux cette nuit-là, pas plus qu'il n'y eut de tendresse ou de douceur. Il n'y eut qu'une passion débridée qui les consuma tous les deux, leurs remords et leurs hésitations. Enlacés l'un à l'autre comme les branches de deux arbres voisins, leurs rares râles errèrent entre plaisir et souffrance. Ils n'avaient pas cédé à une envie, mais bien à un besoin primaire, animal, et lorsque Thorondil atteignit l'extase, il n'eut pas un geste d'affection pour la femme qu'il venait de posséder. Aveugle, il ne voyait pas ses larmes brillantes. Insensible, il ne sentait pas la panique dans son cœur. Alors qu'il devait prier pour trouver le sommeil, un repos non terni par de sombres cauchemars, il ne pouvait pas comprendre ce qu'elle ressentait en cet instant.

Elle avait peur.

Peur qu'en son sein, le fruit de son péché commençât à prendre forme.


#Nivraya #Justar #Thorondil
Sujet: Couleuvres et Pigeons
Nivraya

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Rechercher dans: Minas Tirith - Autres Quartiers   Tag justar sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Couleuvres et Pigeons    Tag justar sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyMer 10 Juin 2015 - 15:50
La colère de Thorondil retombe comme un soufflet, laissant Justar penaud, seul dans la pièce avec l'Intendant qui paraît être parfaitement cuirassé contre ce genre de choses, et un Demeson trop abattu et ravagé par la peine pour même trouver la force de se défendre. Le pauvre homme n'est plus que l'ombre de lui-même. On ne peut pas dire que Justar le connaisse personnellement, mais il a déjà eu l'occasion de le voir aux séances du Sénat, et il a toujours vu en lui un homme noble et droit. Leurs idées ont peut-être différé, mais il l'a beaucoup respecté, et lui a trouvé de nombreuses belles qualités qu'il a toujours su mettre au service de l'Arnor. Le voir ainsi sombrer, même s'il a attenté à la vie de Nivraya, c'est un choc terrible. Pour des hommes d'honneur, des chevaliers dans l'âme comme le Sire de Gardelame, il n'est aucun individu qui mérite un sort pareil, serait-il le plus cruel des criminels. Chacun doit assumer le poids de ses fautes, mais il est ignoble de voir un homme être ainsi dévasté. La tête basse, peinant sous une forme de compassion coupable, Justar quitte la tente au bord de la nausée, laissant les autorités de l'Arnor traiter elles-même ce problème. Il n'y est pas plus désirable qu'un vulgaire secrétaire, et il se retrouve dehors dans l'air frais de la nuit, aux côtés de Thorondil qui paraît essayer de retrouver la maîtrise de ses nerfs. Mais que dire alors ? Que dire après avoir assisté à un tel drame ? Ils sont partis gonflés de colère et épris de justice, pour se rendre compte que leur pire ennemi est en réalité un homme comme les autres, qui souffre peut-être encore plus qu'eux. Justar peut blâmer Demeson autant qu'il le veut, il peut au moins se consoler en se disant que Nivraya est en vie. Plus sauve que saine, mais en vie. Lise Demeson, elle, n'a pas eu cette chance.

L'affaire est complexe, toutefois, et l'esprit du vétéran au bras unique se met à réfléchir intensément. Il lui manque de toute évidence des éléments pour juger, mais il lui semble que la mort de Lise représente une coïncidence bien inquiétante. Demeson, coupable sans aucun doute, n'aurait eu aucun intérêt à éliminer sa propre fille, à qui il semble tenir plus que tout. Sa réaction prouve qu'il est le plus atteint dans l'histoire. La seule thèse valable est donc celle du suicide, mais Thorondil paraît lui-même peiner à croire à cette explication. Son regard est empli de questions et de doutes qui se succèdent trop vite pour qu'il soit possible de les interpréter avec un regard extérieur. Justar ne peut se prononcer davantage, ne connaissant ni la pauvre victime, ni la nature de sa relation avec le fauconnier, ni même l'objet de la mission que ce dernier a menée avec Nivraya. Pour la première fois de sa vie, il est très difficile au maître de Gardelame de ne pas savoir dans quoi son épouse s'est embarquée. D'ordinaire, elle lui cache ce qu'il n'a pas à savoir, à la fois parce qu'elle ne peut rien lui dire, et parce qu'elle veut le protéger d'éventuelles pressions. Toutefois, maintenant qu'elle est blessée, étendue dans un lit, le corps mutilé et l'esprit brisé, il se demande plus que jamais les raisons de son passage à tabac. Ne rien savoir le ronge de l'intérieur. Perdu dans ses pensées, sa réponse sèche, son "non" prononcé d'une voix cassante, part tout seul sans qu'il soit capable de le réprimer. Il s'adoucit néanmoins, expliquant à Thorondil qu'il n'est pas en mesure de le laisser parler à sa femme. Pas maintenant.

Néanmoins, le fauconnier insiste, et va même jusqu'à invoquer la dette d'honneur qu'il vient à peine de recevoir de la part de son interlocuteur. C'est cet élément qui fait pencher la balance. Jamais Justar n'aurait laissé quelqu'un approcher son épouse dans cet état, serait-il l'Intendant Enon lui-même, mais Thorondil a sauvé la vie de Nivraya. Il l'a retrouvée alors que nul n'aurait su dire où elle a été enfermée, et il a réussi à la sortir des griffes d'un bourreau qui sinon aurait pu aller jusqu'à la tuer. Comment lui refuser cela ? Justar a confiance dans le fauconnier, et il sait qu'il n'aurait jamais osé aller aussi loin si le jeu n'en avait pas valu la chandelle. Alors, conscient que son choix est avant tout une déchirure, il finit par accepter de laisser le guerrier presque aveugle interroger son épouse, en se promettant intérieurement de ne pas intervenir. Il sait d'avance qu'il lui faudra user de toute sa volonté pour ne pas craquer, bondir dans la pièce et mettre fin à un échange qui risque de blesser encore davantage Nivraya.

Ils reviennent sans un mot à la tente familiale, incapables de parler de ce qui va suivre. Ils sont conscients que ce sera comme infliger une seconde séance de torture à Nivraya, et s'ils essayent de se convaincre que c'est pour son bien, pour la protéger, pour lui éviter des tourments futurs, ils ne peuvent pas occulter la souffrance qui en résultera. Souffrance qui viendra bien avant les résultats qu'ils espèrent obtenir. Justar entre le premier, et oublie complètement Alyss et Freyloord, se dirigeant vers son épouse qui dort paisiblement. Par tous les Valar, qu'elle est pâle ! La première et dernière fois qu'il l'a vue aussi affaiblie, il s'en souvient avec une précision horrible. Ce jour est gravé à jamais dans sa mémoire : c'est le jour de leur rencontre. Un jour qui av changé sa vie à jamais. Il a cessé d'être le brillant chevalier de Gardelame, et a accueilli dans sa vie deux pauvres âmes errantes dont l'une est devenue sa femme, et l'autre son amie la plus fidèle. Il s'est juré de ne plus jamais laisser Nivraya retomber aussi bas, de la mettre à l'abri de tous les dangers qui la poursuivraient. Force est de constater qu'il a échoué lamentablement, et que c'est cette fois à elle d'en payer le prix. Il s'en veut horriblement d'être si inutile, si incapable de la protéger, d'avoir perdu le bras censé porter l'épée qui aurait dû la délivrer... Ravalant son amertume, il lui pose une main sur le front, la laissant glisser sur sa joue. Il ne la touche pour ainsi dire jamais, et il s'étonne toujours de la douceur de sa peau, de sa froideur aussi. Là d'où elle vient, le soleil brille fort, mais son coeur charrie un sang glacial comme la mort. Elle ne se laisse aller à éprouver un peu de chaleur que dans leur domaine de Gardelame, qui l'apaise.

Elle ouvre les yeux timidement, lui offrant le spectacle de ces deux pupilles d'un vert savoureux, qui en l'occurrence sont d'une tristesse infinie. Il s'en veut immédiatement de lui infliger ça. Il voit, avant qu'elle ne chausse son masque de guerrière, la profondeur de la plaie dans son âme. Il voit un aperçu de la souffrance qu'on lui a infligée, et cette simple vision d'horreur manque de le pousser à ordonner à Freyloord de refouler Thorondil. Le vétéran n'aurait rien pu faire face au colosse, et Nivraya aurait été sauve. Mais Justar est un homme d'honneur, et c'est avec une grande difficulté qu'il maîtrise sa voix en disant :

- Niv... Niv, c'est moi...

Elle le dévisage un très bref instant, comme si incapable de le reconnaître, et il en demeure bouleversé. Lui a-t-on donc fait tant de mal qu'elle n'est plus en mesure de le reconnaître lui ? D'un simple geste, elle lui prouve que non. Elle lui caresse la joue en retour, soudainement apaisée, rien qu'en croisant son regard. Elle a toujours été ainsi, et il n'a jamais compris pourquoi. Elle peut avoir les pires tourments, les pires difficultés, elle trouve toujours de l'apaisement auprès de lui, sans qu'il ne fasse rien d'extraordinaire pour cela. Il s'est résigné depuis longtemps à admettre ce simple fait, et à lui procurer le réconfort dont elle a besoin quand elle en a besoin. Lorsqu'elle revient à Gardelame, elle y trouve toujours un sourire, une oreille attentive prête à l'écouter. Elle parle en général peu de sa vie à la capitale, de ses soucis, et préfère se concentrer sur le domaine familial, sur les plantes et les paysages qu'elle adore peindre. Quand elle est avec lui, quand ils sont tous les deux, elle est tout à fait différente, enfin détendue, enfin totalement libérée des fardeaux de sa fonction. Il s'en veut horriblement de devoir la trahir. Il se jure de se faire pardonner auprès d'elle quand toute cette histoire serait terminée.

- Niv, écoute-moi... Maître Thorondil voudrait te poser quelques questions...

Elle ouvre de grands yeux effrayés, et lui fait "non" de la tête, l'implorant silencieusement. Il s'empare délicatement de sa main, et la serre fort entre ses doigts, comme pour lui dire de ne pas s'inquiéter. Elle craint ce qui va suivre, mais comprenant que la confrontation est inéluctable, elle enfile sa combativité, se referme sur elle-même, et se tient prête à affronter l'orage. Toutes ses tentatives pour la faire s'ouvrir quelque peu, qui auraient pu porter leur fruit, sont soudainement annihilées par la volonté du fauconnier de la faire parler. Il a intérêt à obtenir des résultats probants de cette conversation, car Justar a l'impression que l'esprit de Nivraya lui échappe. Meurtrie, il lit dans ses yeux qu'elle voit son action comme une forme de trahison, et elle préfère ne plus le considérer comme un allié. Cette attitude est comme une dague plantée sauvagement dans son coeur, et il doit faire un effort de volonté pour se redresser et quitter la pièce sans un regard. Au dehors, Alyss et Freyloord sont en pleine dispute à voix basse - ou plutôt, elle est en train de s'énerver après le géant, qui demeure de marbre. Justar les rejoint en traînant des pieds, et les invite à marcher un peu. Morts d'inquiétude, ils s'éloignent de la tente familiale, pour donner le temps à Thorondil de parler, mais aussi et surtout parce que rester à portée d'oreille serait insoutenable pour eux. C'est les poings et les mâchoires serrées, dans un silence de plomb, qu'ils prennent quelque distance avec la femme qu'ils aiment.

Au sein de la tente, règne le même silence étouffant, que Nivraya supporte sans  le moindre difficulté. Elle ignore superbement la présence de Thorondil, à la fois parce qu'elle refuse de lui parler, c'est un fait, mais aussi et surtout  parce qu'elle se sent trop faible pour soutenir les assauts qu'il entend mener contre sa défense. Chaque seconde gagnée lui permet de renforcer encore un peu plus sa volonté, de cuirasser sa détermination. Elle se sent comme une petite fille impuissante à protéger son château de sable des vagues qui viennent inlassablement s'écraser contre ses remparts, toujours plus fortes, toujours plus hautes. Creuser la terre de son esprit pour renforcer une défense illusoire l'épuise, et plus elle hisse les murs, plus elle-même s'enfonce dans la cour intérieure qui lui sert de dernier refuge. Si bien que lorsque la vague aura submergé la digue, elle se retrouvera noyée, perdue au milieu d'un maelström d'émotions et de souffrance qui l'emportera au loin, avec le reflux de la marée. Jusqu'où ? Jusqu'où la mènera la peine lorsqu'elle se retirera ? Que restera-t-il de son château quand les flots auront enfin daigné s'éloigner ? Rien. Absolument rien. Terrifiée à cette pensée, elle fait un immense effort pour ne pas laisser les larmes courir le long de ses joues. Ses mâchoires serrés, ses yeux fixés dans le lointain, elle tente par tous les moyens de résister. Survivre. Survivre avant tout.

Elle le sent s'installer auprès d'elle, si proche et à la fois hors de son champ de vision. Elle ne voit pas ses yeux accusateurs, ne voit pas la tension dans chacun de ses muscles alors qu'il essaie de dominer la colère sourde qui menace de l'emporter. Elle n'entend que sa voix, étrangement calme. Bizarrement calme. Inexplicablement calme. Il paraît sonné, lui aussi, alors qu'il aurait dû lui en vouloir. Elle se doute qu'il va découvrir la manigance qu'elle a effectuée, et elle se doute également qu'il ne va pas la dénoncer. Il est convaincu de la culpabilité de Demeson, et la preuve trouvée, il ne pourra pas décemment se retourner vers elle officiellement. Son plan a réussi parfaitement, et Thorondil a été une pièce maîtresse de son jeu, un pion particulièrement docile qu'elle a su manipuler pour le meilleur et pour le pire. Il a répondu à toutes ses attentes, et est même allé au-delà en venant la chercher dans cet enfer où elle a été emprisonnée. Cependant, elle ne décèle pas dans ses mots ou dans son ton la rage qu'elle s'est attendue à trouver. Pourtant, elle a fait en sorte de le manipuler pour qu'il séduise Lise, pour qu'il utilise cette jeune fille innocente afin de détruire son père. La pauvre gamine ne s'en remettra jamais, et refusera sans doute d'adresser la parole à Thorondil par la suite. Soit, c'est un sacrifice nécessaire. Elle a parfaitement réussi, malgré les écueils, et pourtant le fauconnier demeure d'un calme presque malsain. Pourquoi ? Elle ne comprend pas.

Ses mots sont emplis de compassion à son égard, alors qu'ils devraient être venimeux et agressifs. La douceur de son ton, la prévenance avec laquelle il la traite, l'affection à demi-dissimulée qu'elle devine derrière ses inquiétudes sont autant de pointes plantées dans son coeur. C'est plus qu'elle ne peut en supporter : elle ne veut pas qu'il la prenne en pitié. Pour la propre image qu'elle a d'elle-même, pour sa propre fierté, elle ne peut accepter qu'il la considère comme une faible femme. Il a beau la consoler en insistant sur le fait qu'elle a réussi à s'imposer dans un monde d'hommes, il demeure tout de même le chevalier servant qui est venu la délivrer, le preux guerrier à qui tout honneur est dû, alors que ses propres entreprises la font passer pour un monstre aux yeux de tout un chacun. Il salue son courage et sa ténacité ? Sa condition aurait été différente qu'elle se serait déjà hissée à un rang nettement plus élevé, son prestige parmi la noblesse aurait été inattaquable, et son talent aurait été unanimement reconnu. Mais précisément parce qu'elle est une femme, c'est elle qui se retrouve impuissante dans ce lit, à devoir être consolée. Le venin, ce n'est pas Thorondil qui en est gorgé, mais elle-même. Elle sent l'amertume et une haine profonde s'emparer d'elle, si rapidement qu'elle ne peut rien y faire. Cette rage bouillonnante, peu habituelle chez elle, gorge ses muscles d'une énergie insoupçonnée, agite son esprit jusque là apathique. Elle revit, appuyée sur la noirceur qui gangrène peu à peu son coeur.

En voyant Thorondil se lever, laissant enfin libre court à son propre emportement comme s'il comprenait enfin la situation, elle profite de l'ouverture. Galvanisée par les ténèbres qui s'agitent en elle, cédant sans combattre à la part la plus sombre de son esprit, elle réagit avec une lucidité peu commune. Le fauconnier est brusquement ramené à la conversation par la griffe qu'elle referme autour de son poignet, le tenant avec une force saisissante. Elle n'est plus Nivraya, c'est certain. Le même visage, le même sourire carnassier, mais la malice a disparu de ses yeux pour laisser place à la malveillance. Elle n'est plus cette femme détestable et haïssable, qui se croit si supérieure. Non. Il n'est plus question de l'abhorrer, maintenant, mais de la craindre. Ses yeux sont effrayants. La malédiction qu'elle a longtemps combattu prend possession de l'entièreté de son être, sous les yeux du vétéran, seul témoin de cette métamorphose. D'une voix dure comme le diamant, elle lui jette au visage :

- Vous comprenez enfin... J'ai tout planifié depuis le début. Lise, Demeson, vous. Vous n'êtes que des marionnettes. Vous comprenez enfin que Demeson devait tomber. Il ne pouvait en être autrement.

Elle n'entend même pas cacher ses actes, assumant tout sans honte :

- J'ai créé de toute pièce un document qui compromettrait Demeson. Ce pourri avait bien caché ses traces, et nous n'avions pas le temps de mener une enquête plus précise. Je savais qu'il était coupable, il me fallait simplement le mettre hors d'état de nuire, par tous les moyens. D'autres recherches seront menées, et la culpabilité de ce salaud apparaîtra au grand jour. Vous comprenez ? Il fallait que je le fasse ! Je n'avais pas le choix ! Il fallait l'arrêter !

Ses yeux agrandis à l'extrême laissent ses pupilles de jade nager au milieu d'un océan immaculé. Il est bien loin son regard profond et mystérieux, si envoûtant et si séduisant. Elle est devenue folle à lier, totalement hors de contrôle, libérée des entraves qu'elle avait elle-même placées autour des aspects les moins enviables de sa personnalité. Quelque part, Thorondil est responsable de tout cela, même si l'ampleur des conséquences lui échappe peut-être encore. En ne permettant pas à Nivraya de se reconstruire après le violent traumatisme qu'elle a subi, il a obtenu les aveux tant attendus, mais à quel prix ? Il n'est personne qui, pour l'heure, soit capable de le deviner. La jeune femme, déchaînée et de moins en moins inhibée, paraît lire en lui comme dans un livre ouvert. Elle devine les failles que ses révélations infligent à l'âme du fauconnier. Elle devine la peine qui doit être la sienne d'avoir été ainsi instrumentalisé. Se nourrissant de cela, elle attaque derechef, s'abreuvant de son désespoir :

- J'avais besoin que vous soyez de mon côté, j'avais besoin que vous me soyez entièrement fidèle, que vous soyez prêt à témoigner en ma faveur. J'avais peur que vous fassiez échouer mon plan en ne reconnaissant pas la preuve. Il me fallait une garantie. Alors j'ai tout organisé. Il n'y avait personne, Thorondil... Personne pour me torturer...

C'est la première fois qu'elle s'adresse à lui de manière aussi familière, mais le fauconnier est-il en état de le remarquer ? Il est sans doute davantage concentré sur la jeune femme, essayant de deviner si elle ment ou non. En vérité, elle est parfaitement sincère, et ses yeux comme son corps ne font que dire ce en quoi elle croit le plus. Annihilée par ce qu'il s'est passé dans cette cabane, elle a reconstruit la vérité, et a occulté ce qui ne lui plaît pas. Pour reprendre le contrôle de sa vie, elle préfère croire que tout cela fait partie de son plan génial, que rien ne s'est passé en dehors de ce qu'elle a prévu. De sa bouche, ne sort pas un mot en lequel elle ne croit pas. Elle est absolument convaincue que ce qu'elle explique est fondé. Comment peut-il en être autrement, de toute façon ? Sentant le vétéran vaciller, elle insiste, et se redresse en position assise, les mains posées sur le bord de son lit :

- Vous êtes tombé dans le piège, vous avez accouru comme je l'avais prévu pour me secourir. Je n'avais besoin que de cela pour être certaine que vous alliez faire ce que je voulais. Tout était faux, tout était arrangé. Même Lise...

Elle sent une brusque tension dans les épaules du guerrier, qu'elle interprète mal. Elle y voit une nouvelle opportunité d'attaquer. Juste avant que Thorondil ne s'emporte, c'est le nom de Lise qu'il a utilisé, et elle a enregistré cette information. Elle devine facilement que l'attachement qu'il lui porte est fort, et que ce sera là le coup de grâce. Il ignore précisément ce qu'il s'est passé entre eux, mais devine que la jeune fille a mal réagi. A-t-elle fait un scandale ? A-t-elle été elle-même arrêtée par les gardes ? Pour haute trahison, la peine est sévère, et la famille Demeson se retrouvera privée de tous ses biens, qui iront rejoindre les terres de la Couronne, laquelle manque cruellement d'argent. Cette entrée providentielle fera du bien aux caisses royales, purgera le Sénat d'un élément perturbateur, et permettra par le biais d'une revente de récompenser un noble de loyal. Tout le bénéfice sera pour le Roi, comme il se doit de l'être toujours. Lise Demeson, aux premières loges, va recevoir de plein fouet les conséquences des actes de son père :

- J'ai tout planifié. Je lui ai tout pris : son père, son statut, son avenir, sa vie... J'ai tout organisé, j'ai tout réfléchi. J'ai payé des hommes pour aller la voir. Faites-moi confiance, elle ne se mettra plus en travers de ma route, je...

Nivraya ne peut finir sa phrase. Elle est pourtant sur le point de dire quelque chose de particulièrement intelligent, emporté dans son élan. Elle a voulu expliquer au fauconnier qu'elle a fait pression sur elle pour qu'elle abandonne tout recours pour conserver ses terres, sous peine d'être elle-même associée à son père dans cette affaire. C'est un plan ingénieux, qui limite la complexité du scandale, qui en fait une affaire parfaitement manichéenne, ce que les nobles apprécient en général. Toutefois, cela semble en être trop pour Thorondil, dont la réaction aussi brusque qu'inattendue achève en un instant la tirade de la jeune femme.

#Justar #Nivraya
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