22 octobre 294 - Q.A.Combien de temps avait-il erré, sans but précis, sans compagnie et sans guère d'espoir d'en retrouver un jour, sans nourriture décente et sans sa gourde? Sans même la volonté de s'en sortir par une quelconque pirouette, contrairement à son habitude. Une seule chose lui restait, la vie. Il était vivant, mais pour combien du temps encore?
C'était l'aube, mais il n'avait pas dormi de la nuit, contraignant ses pieds meurtris à avancer encore un peu, comme par peur de s'arrêter et de ne plus repartir. Pourtant, il lui semblait que son esprit se réveillait à peine. Essayant de se remémorer dans sa tête douloureuse les évènements dont il pouvait se rappeler depuis qu'il avait quitté son Seigneur, ses yeux s'égarèrent sur d'étranges fleurs aux couleurs vives, encore qu'elles parussent irréelles, comme tirées d'un rêve, dans ce monde terne.
Il se trouvait, en vérité, en plein milieu des Champs d'Iris, bien que son esprit égaré ne s'en soit pas rendu compte. Et puis tout lui revint peu à peu, mais bribes par bribes. Son Seigneur s'appelait Hadhod. Il revit dans son esprit la barbe blanche et les yeux fermes et perçants de celui-ci; de cela au moins, il se rappelait nettement. Le reste était plus flou...
"Une mission... se murmura-t-il pour lui-même.
Hadhod m'a envoyé pour cette mission... les Montagnes Bleues... Belegost... Oui, c'est bien ça, la ruse consistait à récupérer Belegost, pour gagner la confiance du roi de Tronjheim et s'en faire un allié pour la guerre..."Mais la ruse avait mal tourné. Elle consistait, pour notre mystérieux Nain, à faire comme qui est de connivence avec les Gobelins pour les piéger finalement. Pour une fois, il avait joué le jeu à fond, sans perdre de vue le but, en restant fidèle à ses engagements. Mais ça ne lui avait pas réussi. Car qui peut discerner un acteur d'un véritable traître. Il avait pourtant tout essayé pour se faire comprendre par le seigneur de Tronjheim, avait dévoilé le plan de Hadhod, mais cela n'avait fait qu'empirer les choses.
"Si votre maître vous a utilisé pour cette perfidie, je l'en tiendrai pour responsable, qu'il disait... continua-il toujours pour lui-même.
Mais vous, je vous chasse de mon territoire, et votre nom sera ici maudit pour toujours."
Cette ruse, qui avait pour objet de rapprocher Ered Luin de la Moria, avait eu l'effet inverse: elle avait jeté un froid entre les deux royaumes de Khazads. Quant au serviteur qui avait joué ce jeu dangereux, il avait été, comme promis, chassé des montagnes, et il est assez inutile de raconter ses longues errances jusqu'ici, le cruel manque d'eau et de nourriture l'ayant presque fait devenir fou.
Soudain, sa cadence s'accéléra. De l'eau, il entendait une source! Se baissant jusqu'à plat ventre pour boire dans la Rivière aux Iris, son épuisement lui fit perdre connaissance et il ne fut plus, pour les bêtes sauvages et les oiseaux des alentours, qu'un vulgaire cadavre de vagabond affalé sur la rive boueuse d'un cours d'eau, couvert de vase et de souillure.
Mais le destin ne permit pas, ce jour-là, pour le bien ou pour le mal, de faire mourir Ibun, dixième Compagnon de la Croix-de-Fer.