Nuit dans les landes d'Etten

Voilà. Ça faisait déjà quelques heures que les deux voyageurs avaient pénétré dans ce territoire, vaste et sauvage, qu'on appelait les landes d'Etten et déjà l'ambiance avait changée. C'était discret, presque imperceptible mais bien présent. Les sens de Farïn étaient exacerbés par l'air étrange qu'il respirait. Il se sentait observé et il n'aimait pas bien ça. Et puis quand son regard s'arrêtait sur Warna et qu'il voyait ses poils dressés et ses oreilles tourner de droite à gauche, il en avait la certitude : ils n'étaient pas seuls. Cependant, quelle que soit la menace que l'animale percevait, elle était soit faible soit lointaine car la bête ne semblait pas affolée outre mesure. Farïn étendit sa main devant lui, son petit doigt longeant l'horizon. Son majeur cachait le soleil, il lui restait donc un peu moins d'une heure de jour avant que le soleil ne glisse sous l'horizon. Après avoir transmis l'info au fundul¹ ils se mirent rapidement d'accord sur la nécessité de s'arrêter au prochain abri qu'il trouverait.
Cet abri se trouva être une pitoyable masure qui semblait appartenir à un ancien corps de ferme abandonné. Malgré l'état du lieu - qui constituait toutefois un abri plus que décent pour la nuit - Farïn arriva bien à se projeter. Il n'avait pas vraiment de rêve à lui mais s'il pouvait recréer un jour, autour d'une petite communauté de nains et dans ce genre de lieu, ce qu'il avait découvert et vécu chez les béornides, il serait enfin prêt à se poser quelque part et à appeler un endroit son chez lui. Mais ce qui le préoccupait pour l'instant c'était ce ciel orageux et tout ce vent.

*Un temps à embuscade*, pensa-t-il pour lui-même.

Cette idée le fit frissonner alors qu'il repoussait derrière lui la porte de la vieille ferme. Voyant qu'elle n'avait pas de verrous il examina la pièce à la recherche d'une solution pour la fermer.
Le lieu était abandonné mais ne l'avait pas été volontairement puisque la pièce était encore pleine de meubles et de différents objets. Farïn traîna le lourd vaisselier de la pièce et le posa contre la porte.

« Voilà, avec ce machin au milieu, il faudrait être fort comme un troll pour ouvrir la porte ! Bon, avec votre permission Sire Elfe, je vais faire un feu. Aussi imprudent que cela puisse sembler, je pense qu'on peut se le permettre. Nous ne sommes pas encore trop enfoncés dans les landes. »

Et puis sans attendre la permission, puisqu'il ne s'agissait encore une fois que d'une remarque moqueuse, Farïn s'attela à faire le feu. Une fois fait, il versa dans sa plus petite casserole une poignée généreuse d'avoine qu'il mélangea à l'un de ses biscuits au miel qu'il émietta. Il recouvrit le tout d'eau  et commença à touiller sa petite mixture quand l'elfe prit la parole.

« Dites-moi, avez vous déjà eu l'occasion de chasser le troll ? Après tout vos semblables passe leur temps à courir après l'or. »

Farïn était agacé par les remarques perpétuellement désobligeante de l'elfe. Mais elles étaient de bonnes guerres. Dès comme ça il en avait soixante en réserve à balancer à l'elfe mais il se retint. Plus il passait du temps avec celui-ci, plus notre nain doutait d'une de ses certitudes comme quoi il y avait des êtres de qualités dans tous les peuples. Mais il en avait vu d'autres. Il avait toujours était différent, même au sein de ses pairs. Il respira avant de répondre.

« Non, je n'ai pas encore eu la chance de me mesurer à un troll, bien que j'en ai déjà vu au cours de batailles et d'escarmouches. Peut-être est-ce de ma faute car après tout je ne suis pas le genre à passer mon temps à courir après l'or, comme vous dites. Tous les nains ne sont pas identiques, Sire Herendil, chevalier de Fondcombe. Et c'est une bonne chose car sinon votre tête reposerait peut-être déjà loin de vos épaules à l'heure actuelle. Il y a des nains bien moins patient que moi. »

Un grognement de Warna stoppa Farïn. Malgré son envie de demander à l'elfe pourquoi il mangeait de la viande - il était persuadé que ces êtres étaient végétariens - il se retint. Il connaissait ce grognement. Un danger approchait.

« Ah je crois que nos invités répondent à mon signal cher Herendil ! La fumée de mon feu aura mis moins de temps que prévu à les attirer. Débarrassons-nous de ceux-là et nous voyagerons mieux dans les prochains jours. Il me paraît nécessaire de faire le ménage petit à petit avant qu'ils ne soient en trop grand nombre, rigola le nain. »

Farïn prit le temps de retirer son ersatz de porridge du feu, et d'en goûter une large cuillérée, avant de rejeter sur un meuble sa lourde cape et d'empoigner sa hache à deux mains. Il resserra son bandana sur son front et fit craquer son cou. Aussi étrange que cela peut sembler en de telles circonstances, il souriait en s'approchant de la fenêtre. Il avait un peu de porridge dans sa barbe. Mais ça il ne le savait pas.

¹ Terme khuzdul non péjoratif pour parler d'un elfe.

« 'ârra ! Allez venez, misérables descendants de rats ! Venez, un nain vous attend ! »

Farïn était prêt. Ses réflexes de soldat reprirent le dessus le temps d'un battement de cœur. Les cris aigus et primitifs laissaient peu de place au doute : leurs assaillants étaient des gobelins. Cela rassura notre nain qui avait craint de devoir affronter plus gros et plus dangereux puisque les gobelins du coin sont réputés pour leur talent à dresser les trolls des collines environnantes. Son ouïe entrainée estima à une quinzaine le nombre de gobelins chahutant autour de la cabane. Un vulgaire deux contre quinze... Il n'y avait pas là de quoi paniquer mais la menace était sérieuse. Il fallait agir avec sa tête. Réfléchir et réagir vite. Tout se passerai bien. Sans un regard vers l'elfe, il se plaça face à la fenêtre béante qui était, puisque la porte était bloquée, l'un des deux seuls autres moyens d'entrer dans leur abri de fortune. Chacun sa fenêtre et ils passeraient la nuit. Et puis les deux compagnons de voyage n'étaient pas seuls dans cette bataille. Le premier gobelin sauta à travers l'ouverture, sa lame émoussée pointée vers l'avant. Avant qu'il n'atterrisse au sol, Farïn lui avait ôté la vie d'un grand coup de hache.

« Bâkhza ! rugit-il alors qu'un craquement terrible se fit entendre et qu'une odeur ignoble de chair brulée monta à ses narines. »

La foudre venait de s'abattre sur le toit de leur abri, calcinant trois des gobelins qui tentaient de passer par là. Une grande partie du plafond s'écroula dans le dos du nain. Le reste du toit était en feu, mais la pluie qui commençait à tomber éteindrait vite ça.
Dans un de ces moments hors du temps, les pensées de Triple Pierre fusèrent l'espace d'un instant.

*Pourquoi n'ai-je pas escorté un bon et solide nain plutôt que cet elfe ?*
*Saloperie de pluie, on peut d'ores et déjà oublier l'idée de se réconforter par un bon feu après ce combat.*
*Foutrailles ! Ma casserole est enterrée sous les pierres.*
*Yâk ! Mon porridge est foutu !*

Cette dernière pensée décupla la rage du nain qui sans attendre qu'un autre gobelin passe par sa fenêtre se rua dans la mêlée formée par les quelques créatures qui venaient de sauter depuis le toit déchiré. D'un coup fulgurant de sa hache, il trancha à travers le flanc d'un des gobelins et l'envoya s'écraser au sol avec une autre de ces créatures. Du coin de l'œil il vit Warna se jeter sur le gobelin encore vivant et refermer ses mâchoires sur sa jugulaire. L'instant d'après, elle avait bondit en arrière pour éviter une attaque de coutelas. Farïn ne s'inquiéta pas pour elle qui semblait avoir un talent inné pour bouffer du gobelin et se replongea dans son combat. D'un pas rapide en arrière, il s'évita la galère d'être encerclé et trancha dans les chairs du gobelin sur sa gauche. C'est ce moment que choisi une énième de ces créatures pour lui sauter dessus depuis le toit. Le choc fit plier les genoux du nain mais il ne tomba pas. Ses muscles et ses os de nain pouvaient encaisser bien plus qu'un simple gobelin. Libérant une de ses mains, il attrapa l'adversaire par le pied qui le chevauchait et l'envoya voler à travers la pièce dans un déploiement de force brute. L'action violente le laissa pantois un court instant. Ce qui profita à ses adversaires. Un gobelin, plus rapide que les autres se rua sur lui, lame au clair et pour éviter un coup trop violent, Farïn n'eut d'autre choix que de se jeter à corps perdu sur lui. Son épaulette métallique stoppa net le gobelin et un coup de tête violent l'envoya au sol. Mais le coup du gobelin avait quand-même porté et le nain avait une longue entaille dans sa cuisse gauche, le coutelas étant resté coincé dans les différentes couches de sa tenue. Le pire était évité... et le pire était à venir. En se jetant en avant, il se retrouvait maintenant encerclé. Evitant de prendre appui sur sa jambe blessée, Farïn tourna sur lui-même, sa hache loin devant lui, pour faire reculer les gobelins qui déjà s'approchaient de tout côté. Les trois créatures le fixaient de leurs yeux torves et se jetèrent sur lui dans un accord parfait. Celui sur sa droite roula au sol, emporté par la charge de Warna qui venait à la rescousse de son ami. Farïn contra l'assaut du premier gobelin, l'envoyant dans son dos et coupa net les deux jambes de son autre assaillant. Lorsqu'il se retourna pour faire face au dernier gobelin, il se rendit compte, à la peur dans ses yeux qu'il était le dernier de sa troupe. Warna lui mordit la jambe avec violence, faisant craquer l'os. Avant que le gobelin ne puisse porter son coup de couteau à l'animale, Farïn avait profité de la diversion. Sa hache fendit l'air et le cou de l'abomination qui s'écroula, décapitée, au sol.

« Shuf ! souffla le nain. C'était un beau combat, j'espère que nous ne saurons pas accueillis tous les soirs par un tel comité. Je vous propose, Sire Elfe, d'accélérer le pas dès demain. En courant nous devrions être capable de traverser ces terres désolées en beaucoup moins de temps que prévu. Plus vite nous serons en vue des Monts Brumeux, plus vite mon cœur nain reprendra espoir.. »

Farïn ramassa sa cape chaude de voyage et la reposa sur ses épaules sans prendre la peine de l'épousseter. Repoussant sans ménagement le cadavre d'un des gobelins que l'elfe avait tué, vu la finesse de la plaie, notre nain fouilla la masse de pierre du toit écroulé. Il finit par en ressortir sa casserole écrasée et sourit. Par un heureux hasard, elle s'était refermée sur elle-même. À la force de ses doigts, il fit reprendre à l'objet sa forme initiale et put enfin en déguster le contenu, qu'il fit glisser d'une traite dans sa bouche.

« Si la pluie ne vous gène pas et que l'orage ne vous effraie pas, nous pouvons même partir immédiatement ! Le plus tôt sera le mieux. »