C’était toujours lui qui était de corvées de bois mort. De corvée d’eau aussi. Et de foin. Et de pots de chambre au petit matin. Il était de corvées pour tout. Il avait bon dos, de répondre à toutes les jérémiades de son seigneur. Est-ce qu’il se rendait seulement compte, Daeron, de tout ce qu’il lui demandait ? Alors que
Baudouin, lui, était juste chargé de réparer le toit. Ha oui, il était de corvée de clous aussi, et de ramassage d’outils qui tombaient depuis la charpente, et de balayage de copeaux et de sciure et de…
Le craquement d’une branche rompit les plaintes silencieuses de Miston. Il leva le menton de l’humus sec et chercha du regard quelle grosse bête avait bien pu faire un bruit pareil. Ce n’était pas la jument, il l’avait mis à l’enclot le matin même pour éviter qu’elle ne parcourt tout le Riddemark avec son petit air bredin de vieille carne. Miston posa son fagot au sol, se saisit d’une pierre et chercha à tâtons une branche suffisamment longue et large pour servir de gourdin. Les sangliers qui descendaient des montagnes avaient des défenses aiguisées comme des dagues et il n’avait pas envie de finir tailladé par un de ces cochons sauvages. Daeron lui avait suffisamment rabâché ses conseils de bûcherons d’Edoras à propos des bêtes fauves et de tout ce qui allait sur quatre pattes, museaux et gueules au vent, entre les Montagnes Blanches et l’Entalluve.
La terre trembla sous un coup de pied sourd. Si c’était un sanglier, il était sacrément gros pour agiter pareillement le sol. À quelques mètres, trois ou quatre silhouettes sombres émergèrent des broussailles et des ronces. Elles tenaient derrière elles une créature difforme et noire, que Miston ne connaissait pas et dont personne ne lui avait jamais dit mot. Sous la surprise, il recula, se prit les pieds dans une racine traîtresse et tomba sur le dos en arrachant aux arbres des craquements de branches plaintives. Il se remit aussi vite qu’il le put sur ses jambes et se roula dans le creux d’une vieille souche pourrie. Le bruit de sa chute avait attiré l’attention des étrangers et il espérait, qu’Eorl l’entende, qu’ils ne chercheraient pas à lui mettre la main dessus.
Miston trembla bien malgré lui, saisi par la peur et des questions si nombreuses qu’il ne parvenait pas à les ranger dans l’ordre. Est-ce qu’il s’agissait d’orcs ? Les orcs ne traînaient pas derrière eux de si hautes vaches noires aux cornes d’ébène. Les orcs n’élevaient pas de vaches. S’il s’agissait seulement d’une vache. Est-ce qu’ils s’étaient couvert le corps de charbon pour mieux se dissimuler sous le couvert des arbres ? Mais pourquoi se peinturlurer pareillement le visage en plein jour ? C’était stupide. Malgré la peur, Miston se contorsionna avec une lenteur extrême pour tenter de jeter un nouveau coup d’œil à ce qu’il avait vu.
Ils étaient noirs. Comme le charbon de bois, comme une nuit sans étoile, comme l’encre qu’utilisait Daeron pour écrire. Mais ils avaient visage d’hommes. Miston relâcha son attention, une douleur lancinante lui enserrant la nuque à force de se tortiller dans sa souche. Et il cria, il cria malgré lui, quand il se retrouva nez à nez avec une de ces faces sombres qui le toisaient, un long couteau dans la main. L’étranger le saisit par les cheveux et le tira hors de sa cache en marmonnant dans une langue inconnue. Miston rua et cogna de toutes ses forces dans ce qui lui semblait être un nez. Il voulut crier, mais aucun son ne voulut franchir ses lèvres. Saloperie de trouille qui lui nouait la gorge ! Il partit en courant à toutes jambes, pas assez vite cependant, pour échapper à ses poursuivants. De longues griffes s’agrippèrent à sa tunique et le saisirent fermement. L’un des étrangers gronda quelque chose en se tenant le visage.
Ça saigne, pensa Miston, sans savoir pourquoi l’idée était si importante à son esprit. Avant qu’il ne se demande qui lui viendrait en aide, si loin de la demeure de son seigneur. Il ouvrit une nouvelle fois la bouche pour hurler, mais une main ferme lui bourra un gros paquet de mousse rêche dans le bec qui lui griffa le palais. Il manqua de peu de s’étouffer. Un bras musculeux lui enserra la gorge et des étoiles de lumière noire papillotèrent devant ses yeux. Il sombra dans un monde de vide, de silence et d’oubli.
***
Baudouin, perché sur la panne faîtière du toit, scrutait les alentours, la main en visière pour se protéger de la morsure lumineuse du soleil. Miston était parti depuis près d’une heure chercher un peu de bois.
Il lui en faut bien du temps pour trouver une poignée de brindilles et quelques feuilles sèches ! Son ventre gronda.
Baudouin avait faim. Le gamin devait ramener juste assez de combustible pour relancer le feu sous la marmite. Le Rohirrim fronça les sourcils, une pointe d’inquiétude logée dans le cœur. Ce n’était pas normal. Le gosse était finaud, un peu retord, mais pas fainéant. Traîner autant ne lui ressemblait pas. Il sauta de son perchoir et dégringola du toit en faisant trembler l’échafaudage à chacun de ses pas. Il rejoignit son seigneur sous sa toile de tente qui diffusait une ombre protectrice.
– Miston n’est pas rentré ? questionna Daeron.
– Non. Ils échangèrent un regard inquiet et
Baudouin vit danser dans les yeux de son maître les dernières rumeurs venues du sud.
– Je vais le chercher, dit le gigantesque Rohirrim.
– Et si le colporteur disait vrai ?
— Alors je vais le chercher rapidement, répéta
Baudouin.
Il délaissa ses outils et se saisit d’un large marteau à tête rectangulaire. Il vérifia que son couteau était bien ajusté à sa ceinture et prit la direction du bois. Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour atteindre le bosquet de hêtres gris et de chênes rouvres qui dominaient la colline basse à l’est du domaine. Il retrouva le fagot laissé par l’enfant et des traces de lutte. L’étau qui menaçait son cœur l’étreignit subitement.
Il sursauta quand une ombre apparut dans son champ de vision et il leva haut son arme pour l’abattre sur l’animal qui se trouvait devant lui. Il n’avait jamais vu de chat aussi gros et aussi long. Même les êtres sylvestres qui arpentaient le piémont des Montagnes Blanches n’étaient pas aussi larges et aucun d’eux n’aurait été capable d’enlever un enfant dans sa gueule. Mais la créature qui se tenait là était aussi grosse qu’un bélier et armée de dents pointues et saillantes plantées dans une mâchoire capable de briser un crâne.
– Je vais te crever, sale bête. Il savait, par expérience, qu’il ne sortirait pas indemne du combat qui s’initiait. Mais
Baudouin était prêt à tout pour retrouver Miston, mort ou vif, et pour venger l’offense qu’on venait de leur faire sur leurs propres terres.