Quartier Général de l'Edwen

Il était revenu si près du lieu où son ancienne vie se consuma qu'un soupçon de regret et de nostalgie s'était emparé de son cœur. Pourtant l'engrenage était en marche et ses roues tournaient sempiternellement: il ne pouvait plus reculer. Regardant le ciel gris et morne, il vit sa vieille corneille-messagère revenir vers lui et se poser sur son épaule droite. Il éleva le bras et le volatile monta tout en haut, sur sa main.

"Attention, lui murmura-t-il, la plaie saigne toujours."

En effet, du sang avait coulé sur sa main, ruisselant depuis le bras. D'une petite impulsion, il invita au vol sa protégée, et elle reprit le chemin des airs. Elle venait de lui rendre un service considérable et inespéré; elle venait de renouer le lien avec son contact en Moria, et il pouvait lui en être reconnaissant.

Tahar respira profondément. Tout se déroulait comme prévu, pour l'instant. Cette petite forêt de sapins sombres, sur les rives de la Rivière aux Iris, bien en amont des Champs, proche des contreforts des monts, offrait le lieu parfait pour rester à l'abri des regards et agir dans l'ombre. Leurs tentes carrées noirs avaient été montées dans une petite clairière lugubre, et au centre trônait sa tente, haute, majestueuse, comme une reine parmi les insectes. Le nain était assis devant l'entrée de celle-ci lorsque deux de ses gens reparurent. Des humains vêtus de couleurs contrastantes, un grand et et petit.

Ils s'inclinèrent devant Tahar à tour de rôle, puis se fut le plus grand qui parla en premier:

"Nous les avons quitté avant qu'ils ne parviennent à hauteur de la Porte Est de la Moria. Ils seront donc dix-huit à leur tomber dessus. Apparemment, le subterfuge a fonctionné."

"Très bien, merci gârmë."

Le plus petit des deux individus s'exprima à son tour:

"Ils ne pourront résister à un contre trois, la partie est gagnée d'avance."

"Très bien, les armes de corps-à-corps commençaient à devenir lassantes. Merci angwâl."

Il n'y avait plus, à présent, ni regret, ni nostalgie dans son cœur. Simplement l'ambition.

Les deux Neleg n'ayant pas reçu l'ordre de disposer, ils restèrent piqués sur place tandis que Tahar était perdu dans ses pensées... Ils auraient bientôt des armes de tir en plus de leurs armes de corps-à-corps, et des forces assez conséquentes en nombre pour ne pas être risibles; et assez efficaces pour mener à bien, non plus de petites escarmouches, ni des prises d'otages, mais des batailles. Ils disposaient également de la connaissance des lieux: l'Ordre, en cette région, étant composé d'un pourcentage, certes infime mais suffisant, de Naugrim, dont certains étaient originaires de Moria. Enfin, Tahar et ses subalternes avaient toutes les cartes en main: des espions leur étaient acquis au sein même des mines; il n'y avait par contre aucun traître dans leurs propres rangs, la question ne se posait même pas.

"Maître. . . reprit angwâl... il faut que nous vous montrions quelque chose. Là-bas, aux cage-prisons. Avant votre venue, nous avons capturé des invités de marque."

Tahar sourit. Il n'avait pas goûté d'être tiré de ses réflexions, mais pour des nouvelles comme celles-ci, tout était pardonnable. La curiosité poussa l'exilé à se lever et à suivre ses deux camarades: qui donc avaient-ils emprisonné durant son absence? Les hypothèses les plus folles couraient dans sa tête. Il n'était pas là depuis deux jours que les bonnes surprises commençaient.

Dans une petite combe juste au Sud de leur camp se trouvaient ce qu'ils appelaient les cages-prisons. Ne disposant pas de cachots, ils avaient amené des cages en fer pour y fourrer leurs prisonniers, et les avaient disposé entre de gros blocs de rochers sans doute éboulés des contreforts montagneux tout proches. Tahar, entouré de ses camériers, s'y rendait à présent, traversant l'épais brouillard habituel - vapeurs remontant des marais voisins des Champs d'Iris. Le trio ne mit pas longtemps à trouver la cage voulue.

Deux Nains se trouvaient avachis dans cette prison, poignets attachés derrière le dos et bouche bâillonnée. L'un avait les cheveux et la barbe châtain clair, très ébouriffés et crottés, et portait un capuchon vert foncé en haillons. L'autre était brun, et sa cape noire, mais son état était identique. Tahar n'en croyait pas ses yeux.

"Tiens donc ! C'est ce qu'on appelle une surprise. Murin et Dràr pensionnaires du Quartier Général."

"Déliez leurs baillons." ordonna Tahar.

Les deux Neleg s'exécutèrent. angwâl sortit d'une poche dérobée une petite clef à bouterolles compliquées et l'introduisit dans la serrure de la cage. Avec un déclic métallique, la porte s'ouvrit, et il entra, suivi de garmë, chacun ôtant les tissus sales qui maintenaient muets les prisonniers. La parole libérée, Dràr s'adressa aussitôt à Tahar:

"Soyez maudit ! La traîtrise tournera à votre perte, vous regretterez bien assez tôt d'avoir transgressé l'allégeance que vous aviez juré à Hadhod Croix-de-Fer ! Voyez, vous pouvez bien nous laisser moisir ici pendant des mois, jamais nous rejoindrons votre organisation déshonorante et malfaisante."

"J'en suis sûr, répliqua l'exilé. Néanmoins, Murin ne semble pas de cet avis. . . ou bien est-il devenu muet à force de silence ?"

L'ancien éclaireur paraissait être le plus affaibli des deux. Il se redressa lentement en position assise et plongea son regard ferme dans celui de son ancien camarade, ne laissant paraître ni colère ni angoisse:

"Détrompez-vous, je suis l'avis de mon ami, comme vous le saviez fort bien avant même de poser la question. Je pense en effet que le chemin de la traîtrise mène toujours à une fin fâcheuse. Je ne croyais pas un Nain capable d'un tel comportement. Néanmoins, je sais qu'il y a encore du bon en vous, qu'il y en a toujours eu: aussi, réfléchissez bien, et si vous souhaitez vous sauver un tant soit peu de la honte, revenez nous voir et libérez deux otages sans utilité."

Tahar ne répondit pas. Peut-être n'en avait-il pas envie, mais il n'en eut en tout cas pas le temps: gârmë était parti d'un rire non dissimulé, qu'elle interrompit pour rétorquer à Murin:

"Sans utilité ? Eh bien détrompez-vous. Car vous nous aiderez à votre insu, comme vous le saviez fort bien avant de poser la question. Nous tirerons, de gré ou de force, tous les renseignements que nous pourrons vous arracher, à vous et votre compère brun. Et nous avons des moyens très persuasifs."

"gârmë, intervint Tahar, je vous remercie pour votre ferveur, cependant, nous possédons déjà tous les renseignements. Non, ces deux-là ne seront utiles que plus tard."

Il leur tourna le dos aux quatre autres et partit rejoindre le camp, un sourire sur le visage.

"Replacez leurs baillons, et n'oubliez pas de refermer la porte à clef."

À peine Tahar était-il revenu au camp de base que les deux autres Neleg - noms de code, kârk et morâkò - avaient reparu. Tout comme leur supérieur hiérarchique, c'étaient des Naugrim renégats. Le premier avait le visage maigre, étiré, avec un nez crochu et des yeux inquisiteurs. S'étant détaché du groupe qu'il commandait, il était venu s'adresser à l'Edwen en personne afin de lui faire son rapport:

"Nous avons suivi les dix-huit Lefnui en gardant une certaine distance, afin de les voir agir et de nous rendre compte par nous-même de la vigilance de nos ennemis dans ces régions. Rien qu'à en voir leur manque de discrétion, ces Elfes ne se doutaient pas le moins du monde de notre présence dans les environs. J'en conclus que notre secret avait persisté. . ."

Tahar coupa sèchement le camérier:

"Avait persisté, dites-vous, kârk ? Dois-je comprendre que maintenant, nous sommes repérés?"

Ses yeux semblaient prêts à s'enflammer, si menaçants que le Neleg se tassa sur lui-même. La réponse balbutiante de ce dernier fut arrêtée dans sa naissance par l'arrivée du reste des troupes envoyées pour la mission. morâko s'avança à son tour et parla, sans doute au grand soulagement de son égal hiérarchique...

"Les arcs et les flèches, selon votre vouloir." déclara-t-il en pointant du doigt les soldats chargés d'armes et de ballots. La réaction de Tahar fut toutefois mitigée:

"Voilà qui est parfait de ce côté-là. Mais il me semble que j'avais demandé aux deux races d'agir côte à côte; or seuls des humains sont tombés, à ce que je vois. Pure coïncidence ?"

En effet, huit Nains et seulement trois Hommes se trouvaient alignés devant lui.

"Il sont dû se scinder, expliqua morâkò avec plus de cran que kârk, car ils ont été appréhendés, poursuivis, et gênés dans leur tâche. Par un unique vieillard en cape noire, m'ont-ils dit. Nous ignorons qui il est, mais il avait apparemment eu vent, d'une manière ou d'une autre, de nos agissement. Reste à savoir à quel degré. . ."

D'un geste de la main, Tahar arrêta son vis-à-vis dans ses explications. Une ombre d'inquiétude pointa en son esprit, tel un vent particulièrement aigre et désagréable. Comment les Nains qui le servaient pouvaient-ils encore ignorer l'identité de ce gêneur solitaire? Ou peut-être avaient-ils peur d'en parler ouvertement... Cette description sommaire, à l'approche de tout territoire nain, ferait penser à Gamil même à un lapin de trois semaines.