Le vent glacé soufflait avec ardeur sur les steppes gelées. Le sol était d'une blancheur immaculée, illuminant le visage des chasseurs, renvoyant sur leurs peaux mâtes l'éclat d'un soleil à son zénith. Les jambes lourdes ils avançaient d'un pas régulier, soulevant à chacune de leurs enjambée la neige sous leurs pieds, qui se tassait sous leurs raquettes de bois. Petits et trapus, recouverts de fourrure, ils avaient la silhouette de chimères inhumaines, à la fois primates et grizzlis tant leurs habits étaient épais. Ils avaient laissés les chiens en arrière, au dernier bivouac, préférant pister le troupeau à pieds désormais. Les empruntes étaient fraîches, le troupeau était proche.
Voilà deux jours qu'ils suivaient péniblement ce gibier tenace qui les avait traîné loin de leurs terres. Les chasseurs s'étaient vu marcher jusque des territoires de chasses inconnus et des forêts de conifères bien éloignées de la baie. Les pêcheurs revenaient bredouilles et le froid était mortel. Mais tous étaient animés par le devoir qui leur incombait de nourrir leurs femmes et enfants. Les sorciers du village, les chamans, les avait bénis et chassés les mauvais esprits. Tout au long de leur route, ils avaient pris soin d'ériger des inuksuit, constructions de pierre leur servant à de nombreuses choses dont l'orientation. Ils se repéraient à ces formes variées, visibles à plusieurs kilomètres à la ronde quand la météo était clémente. Son bras le plus long indiquait la direction du village le plus proche.
S'ils avaient usés de leurs dons de pisteur à bon escient, ils avaient du en réalité dépasser le troupeau en le contournant par l'Est. Les tas de pierres qu'ils élevaient avec soin était ceux qui allaient leur servir à repérer le point de passage des grands troupeaux de caribous pour les mois à venir, mais aussi à délimiter leur territoire et organiser la chasse et le rassemblement du troupeau. Les plus grands qu'ils pouvaient construire étaient de véritables golems, parfois de silhouette humaine, ils servaient d'épouvantails pour orienter les troupeaux et diriger les proies vers des culs de sac.
En plaines, ils avaient du se séparer de plusieurs chasseurs, pour contourner le troupeau par son autre flanc. Les chasseurs avaient érigés le même dispositif de l'autre côté de la masse animale afin de les concentrer et éviter leur fuite quand l'embuscade commencera. Déjà, les bêtes étaient fébriles. La présence de chiens les aurait fait se disperser. Le brouillard se dissipait avec l'apogée de l'astre solaire et les hommes distinguaient sans peines leurs proies. Njall se délesta de sa besace, imité par les autres. Emmitouflé dans son manteau de fourrure, on distinguait à peine son visage derrière l'épaisseur de sa capuche et les mèches de cheveux qui dansaient au gré du vent. Il fallait agir avant que ce dernier ne tourne, dévoilant leur odeur au troupeau.
Agrippant son carquois et son arc, il avança d'un pas tranquille en direction du gibier, franchissant le rempart de golems, suivit par ses camarades, armés d'arcs et de harpons. Chacun agissait sans un mot, dans le silence le plus complet, car chacun connaissait sa place, savait ce qu'il avait à faire. Chaque rouage de l'engrenage était bien huilé.
Njall finit par se coucher dans la neige, imitant le vieux chasseur à sa gauche. Le groupe d'homme encerclait petit à petit le troupeau, chaque chasseur étant à une bonne dizaine de mètre de son comparse. Une fois l'arc de cercle formé, on attendit. Le silence était roi, et si l'on oubliait le hurlement fou du vent nordique, seul la respiration lourde et grasse des caribous venait briser le calme ambiant.
Soudain, des voix s'élevèrent de l'autre côté du troupeau et des hommes semblèrent surgir de la poudreuse, véritables monstres des glaces. Les animaux s'agitèrent, certains entreprenant de fuir en direction du groupe de Njall. Ils se dressèrent alors soudainement à leurs tours, criant et sifflant, apeurant les bêtes tandis que des flèches commençaient à fuser et que des harpons étaient lancés. Pour la première fois depuis plusieurs heures, les chasseurs échangèrent alors quelques mots dans leur langue gutturale et rauque. Au Sud, le troupeau ne pouvait espérer s'enfuir, les golems de pierre donnant l'illusion d'un énième groupe de chasseurs. Ils commencèrent alors à s'enfuir vers le Nord, pris en étau tandis que les chasseurs choisissaient avec soin leurs cibles, prenant soin de ne pas avoir trop de viande à transporter pour le retour, et de laisser assez de jeunes bêtes pour permettre la pérennité du troupeau.
Empoignant son arc d'os et ses flèches du même matériel, Njall décocha une flèche mortelle sur un jeune cervidé, lui transperçant la nuque. La bête tituba et bientôt d'autres flèches vinrent cribler son corps tandis qu'il se laissait choir dans un râle de désespoir. C'était la dernière prise de la journée. À l'horizon, le reste du troupeau disparaissait.
Sur la neige rougie par le sang, les lossoth s'affairaient désormais à dépecer les bêtes mortes et à enrouler la viande pour les ramener au campement. Elle était salée et conservée dans les besaces en peau de phoque, relativement protectrice. De toute façon le climat local était tel que la décomposition des chairs était exceptionnellement lente.
Quand il n'y eut plus sur le sol que des carcasses désossées et des bêtes mortes jugées inintéressantes, les chasseurs se regroupèrent et firent un rapide inventaire de la prise. Les gants pleins de sang et les yeux cernés, ils prirent la décision de rentrer sans plus attendre. Une longue marche les mènerait jusqu'au bivouac, où ils récupéreraient leurs traîneaux et pourraient rejoindre le village.
Alors qu'ils se mettaient en route, se préparant à une nuit gelée qui surviendrait peu avant d'atteindre les chiens, Njall prit la décision de fermer la marche. Il avait ramassé des bois d'un vieux mâle, des ramures d'une exceptionnelle grandeur, pour les ramener en guide d'offrande au chaman. Prenant le temps de boire quelques gorgées de l'eau froide contenue dans sa gourde, il observa avec un sentiment de satisfaction la troupe de lossoth qui rebroussait chemin, le dos lourd de viande et de peaux, avançant avec courage en file indienne. Leurs silhouettes trapues avançaient sous un ciel bleu qui rougissait à l'horizon, annonçant une nuit précoce qui serait certainement illuminée par les aurores célestes. Même le froid qui lui tenaillait les membres ne l'empêchait pas de sentir naître en lui un sentiment d'immense satisfaction, devant tant d'harmonie et de paix. Le désert blanc était des plus apaisants et expliquait la sagesse et le calme de ses habitants. Il savait que d'ici quelques jours, il quitterait son pays qu'il aimait tant. Il avait fait la promesse d'un pèlerinage vers le Sud avant de revenir et devenir le chef du village, comme son père le fut. C'était ses dernières chasses avant le départ. D'ici quelques jours, il rencontrerait les chamans pour une cérémonie préparant son départ, et il dirait adieu à chacun de ses amis et comparses. Sa rude contrée allait indéniablement lui manquer, alors il savourait chaque aspect de cette vie d'introspection au service d'une communauté soudée.
Il reprit la marche, rattrapant son retard et hélant le groupe pour qu'il ralentisse le pas, le temps d'arriver à leur hauteur. Alors qu'ils marchaient vers un rouge crépuscule, certains se prirent à chanter et on entendit des gorges vibrer faiblement au rythme des pas dans la neige. Les plus téméraires se turent à la tombée de la nuit, économisant leurs forces pour les dernières lieues qui les séparait de leurs igloos, indiqués par leurs salutaires inuksuit.
Après avoir nourri les chiens, ils dormirent quelques heures, alternant la garde pour prévenir de l'approche d'éventuels charognards pouvant leur dérober leur précieuse prise. Mais la nuit fut courte, et avant même l'aube, les chiens étaient attachés aux traîneaux qui quittaient le bivouac, ne laissant derrière eux que l'écho lointain d'aboiements.
Ils furent accueillis à Marstrand par les enfants, entourés de la meute de chiots du village. Les femmes sortirent des habitations recouvertes de peaux de bêtes, le sourire aux lèvres. Les chasseurs déchargeaient les traîneaux, fiers de ramener de quoi nourrir la petite communauté. Ils en stockèrent immédiatement dans le cabanon qui servait de réserve, où on les enduisit de sel, tandis qu'une partie était directement distribuée aux familles. Njall ramena les chiens à leur enclos avant d'aller ranger sa part du butin dans sa demeure, bien vide depuis la mort de son père.
Sa maison était de tourbe, c'était ce que l'on pouvait appeler une maison d'hiver. En effet, l'été, les lossoth privilégiaient un second habitat : des toiles en peaux de bête. C'était peu connu, mais ils avaient en effet deux demeures, si bien que l'été, le village semblait doubler de volume, car des tentes venaient s'y greffer.
Quand l'hiver venait, ils creusaient un trou dans le sol et, autour du trou, ils empilaient des pierres et des mottes de terre pour faire les murs extérieurs. Ils utilisaient des pièces de bois ou des os de baleine pour faire l'armature du toit, puis ils recouvraient l'armature avec des mottes de terre. Dans les tentes comme dans les huttes de terre, ils construisaient des plateformes surélevées, au fond, pour dormir. Certains vivaient toute l'année dans leurs tentes, mais l'hiver était alors des plus longs. Surtout cette année, où il s'annonçait plus rude que jamais, et où les chamans annonçaient milles et uns mauvais présages.
Après le repas, les chasseurs se rassembleraient pour jouer aux osselets. Mais ils ne veilleraient pas, car demain, une partie d'entre eux irait chasser le phoque sur les côtes de la baie, et relever les pièges des pêcheurs. La tâche allait être longue car il y avait des camps tout le long de la baie, et concernant les leurs, il fallait bien deux jours rien que pour relever les pièges tout en chassant. Mais cela faisait longtemps que Njall n'avait pas vu la mer gelée, et l'on disait que c'était le cas sur plusieurs kilomètres sur toute la baie. On avait pas vu cela au Sud de la baie depuis plusieurs années, et le lossoth était curieux de voir ça. Mais avant cela, il profiterait d'une longue nuit de sommeil, car il avait les jambes lourdes de la marche qui les avait mené au gibier.