L’odeur de moisi avait fini par disparaître, celle de la sueur aussi. Seuls persistaient, de temps à autre, des relents d’urine et de merde. Celles des hommes et des rats. Ils courraient sur les dalles de pierre, projetant au cœur de l’obscurité le bruit de leurs griffes, un cliquetis rapide et précipité, le bruit d’une course effrénée de miettes en miettes, de trou en trou, de cellule en cellule. Ils étaient les maîtres des lieux, les seuls véritables qui occupaient la forteresse depuis des millénaires et qui l’occuperaient encore, sans doute, quand les hommes auraient disparu. Des maîtres secrets et humbles qui ne réclamaient qu’un faible dû, une redevance misérable arrachée à coups de dents. Elle avait pris l’habitude de les entendre à toute heure se glisser le long des hauts murs noirs. Elle n’en avait plus peur, sauf quand il venait se glisser contre elle sur sa paillasse. La surprise lui arrachait alors un cri et elle se débattait comme une furie pour les repousser plus loin. La chasse aux rats était la seule réelle occupation de ses journées sans lumière, la seule qui lui rappelait ses chasses nocturnes avec Noce. Elle parvenait quelques fois à dormir. Mais le manque d’activité n’entraînait aucune fatigue et le sommeil lui échappait souvent. Ne lui restait plus alors qu’une vague torpeur dans laquelle se fondre pour faire disparaître l’attente.
Depuis le printemps son ami était passé la voir plusieurs fois. Elle n’était jamais prévenue de ses visites, mais comment aurait-il pu en être autrement quand les gardes eux-mêmes ne savaient pas qu’il était là ? Seule l’essence subtile qu’il portait sur lui la mettait sur le qui-vive. Une odeur de buis, de terre humide et de sous-bois buissonneux. À pas feutrés ils descendaient les longues marches qui menaient jusque dans les geôles, effleurait les murs et signalait sa présence dans un murmure : «
Le serviteur du Grand Chasseur t’appelle ». Du fond de sa cellule elle se glissait elle-même jusqu’à la porte pour tendre l’oreille. Elle ne parlait jamais. Il était convenu qu’elle tapote simplement contre le bois du bout des doigts pour signaler qu’elle l’avait entendu. Il en avait été ainsi quatre, ou peut-être cinq fois. Elle n’était pas sûre du compte. Le temps semblait se déformer dans les profondeurs de la Cité Blanche. Elle ne savait pas si les visites se passaient en journée ou pendant la nuit. Aucune lumière ne filtrait jusque dans cette partie des geôles. Les gardes descendaient avec des torches qui lui brûlaient les yeux, la forçant à plisser les paupières. Ils déposaient de quoi la sustenter et repartaient aussitôt. Ils la méprisaient et ne lui adressaient jamais la parole. Aucun d’eux ne savait vraiment pourquoi elle se trouvait là. Son ami avait pris soin de faire courir de troubles rumeurs à son sujet afin qu’on ne la moleste pas. Elle lui faisait confiance.
Le monde extérieur lui parvenait par bouquets accrochés aux tenues des gardes. Le tissu de leur tunique n’avait jamais la même odeur. S’il faisait beau, elle pouvait sentir l’odeur chaude du soleil sur leurs vêtements. Quand il pleuvait, on sentait davantage la transpiration et leurs odeurs corporelles. Certains se lavaient plus que d’autres. Ils étaient quatre à se relayer dans la semaine pour lui servir ses repas. Elle ne connaissait pas leur nom, mais elle les reconnaissait distinctement aux bruits de leurs pas et au fumet qu’ils laissaient derrière eux. Elle n’avait jamais vraiment vu leur visage, ils restaient trop peu de temps pour lui permettre de les observer et ses yeux, trop habitués à la pénombre, ne parvenaient pas à discerner nettement les couleurs et les formes quand ils descendaient la voir. L’un d’eux aimait l’alcool, un peu plus que de raison. Il était descendu une fois en titubant et avait presque renversé son repas sur le sol en se baissant pour le poser. Il devait être corpulent et moins aguerri aux armes que les autres, car il descendait les escaliers doucement et ne les remontait jamais sans ahaner comme une bête de labour. Tant qu’il était en service, elle devrait l’éviter. Ce n’était pas la bonne cible. Trop lourd, trop solide. S’il venait à l’attraper, elle ne pourrait pas lui échapper. Son choix s’était porté sur un autre garde, plus vieux. Sa peau avait l’odeur rance des vieilles personnes qui mijotent trop longtemps dans les mêmes vêtements. Son haleine en disait long sur l’état de sa dentition et les quantités de viande qu’il absorbait. Le poste de gardien des geôles était sans doute le seul qu’il pût encore occuper dans l’armée. Elle avait encore du mal à estimer sa force, car il passait les escaliers sans souffrance. Il ne claudiquait pas à la descente et remontait sans broncher. Une épée tintait à sa ceinture, la maille cliquetait sur son torse, mais il ne portait pas de métal aux mains et aux pieds. Ses chausses avaient l’odeur du cuir et elle n’avait jamais entendu le fer grincer ou tinter quand il se penchait. C’était autant de place pour percer la peau et mordre la chair.
Toutes ses pensées étaient tournées vers l’instant de sa fuite. Son ami lui viendrait une dernière fois en aide, puis elle devrait se débrouiller seule pour quitter le palais des rats et gagner celui des hommes. Tout serait prêt au moment de sa sortie. Le maître ne devait pas être déçu. Elle le craignait autant qu’elle l’appréciait. Il ne lui ferait jamais de mal lui-même, il n’en avait ni la force ni la capacité. Mais son bras droit… Un bras armé puissant et destructeur, implacable. Une autre pensée lui vint. Pire que le bras était la main. Une main aussi puissante que la gueule enflammée d’un dragon, aussi brûlante, aussi terrible, aussi rouge. Ils n’étaient pas censés se retourner les uns contre les autres. Ils travaillaient ensemble, dans un seul et même but. Mais elle ne faisait confiance à aucun d’entre eux. Comment pouvait-il en aller autrement ? L’appât du gain et du pouvoir ne pouvaient pas s’enticher d’amitié et de relations sincères. Leur loyauté ne valait que le pesant sac d’or qu’on leur offrait et les armes qu’on leur avait fournies. Soit une loyauté quasiment indéfectible, il fallait l’avouer. Où se trouvaient les autres à cette heure-ci ? Elle n’en savait rien elle-même. Son ami ne la tenait pas au courant de ces choses-là et sans doute n’en savait-il rien lui-même. Seuls les maîtres du jeu savaient où se trouvaient leurs pions.
Adossée au mur froid de sa cellule, elle enroula davantage les couvertures puantes autour de ses épaules. Elle se sentait nue sans son armure, mais elle savait où la trouver quand elle sortirait. Tout n’était plus maintenant qu’une question de patience. C’était la raison pour laquelle on l’avait choisi elle, et pas un autre. Attendre ne l’effrayait pas, l’obscurité ne l’effrayait pas. La nuit était son domaine qu’elle parcourait en reine sans craindre quiconque. Ses protégés l’attendaient au-dehors et lui viendraient en aide. Commencerait alors une chasse nocturne, haletante, comme elle les aimait. Sa proie ne la verrait pas venir et elle pourrait étendre vers elle ses serres pour l’étreindre et la tuer.