Le goût du sang…Un monde en bleu…La morsure de l’eau pénétrant les poumons…
Un voile noir.
Le Baron de Roncefort, désormais inconscient, plongeait lentement dans les profondeurs des canaux de Dol Amroth. Tel un vulgaire roturier assassiné au coin d’une rue dans l’indifférence générale. Quelle marque laisserait le seigneur en ce monde ? Une victoire symbolique au Chemin des Morts ? Un domaine convoité par les nombreux ennemis qu’il s’était fait au cours de sa courte carrière ? Son nom serait-il même mentionné par les crieurs de la Cité Princière ?
Dans les eaux du Cygne, nul prédateur ne pouvait marquer son territoire sans en subir les conséquences.
La douleur était insoutenable. Ses poumons le brûlaient, sa tête tournait et ses bras avaient ligotés sans ménagement contre le cadre du lit sur lequel il était allongé. La pièce était sombre, simplement éclairée par quelques bougies. La cire s’écoulait, s’écrasant au sol dans un bruit semblable à celui des innombrables gouttes d’eau qui suintaient sur les murs humides. Un courant d’air glacial balayait le large vestibule.
De nombreux autres lits se trouvaient tout autour de lui. Tous vides.
Combien de temps s’était écoulé ? Des jours ? Des semaines ?
Voilà maintenant que sa vision lui jouait des tours. À son réveil, il se trouvait toujours au même endroit, attaché au même pieu. Pourtant face à lui se tenait une silhouette venue d’outre-tombe.
Les traits de l’espion qui l’avait décapité plus tôt étaient visibles derrière les volutes de fumée qui s’échappaient de sa cigarette.
“Tiens…tiens…le chien fou se réveille…”
Un sourire narquois se dessina sur le visage marqué de l’homme. On lui avait bandé l’épaule, déjà le pansement s’était gorgé de sang ; mais cela ne semblait pas l’importuner outre mesure. Il tira une nouvelle fois sur son tabac. “Je dois admettre que vous avez un du cran. Un cran qui confine à la connerie la plus pure. Mais cela reste du cran.”
Il s’approcha lentement et s’assit avec une grimace tout près de lit. Leurs deux visages désormais séparés de quelques dizaines de centimètres. Trop faible et enchaîné, le Baron ne pouvait rien faire d’autre qu’écouter l’agent de l’Arbre Blanc. “Malheureusement chaque action a des conséquences…et pour vous elles risquent d’être bien lourdes. Quel gâchis…Nous avons essayé d’exploiter votre potentiel, vous permettre d’user cette rage en vous pour servir votre royaume et vous développer. On s’est bien planté…Certains animaux ne peuvent être domptés…alors ils deviennent incontrôlables…Et vous savez ce qu’on fait des chiens enragés n’est-ce-pas ?”
L’espion fut secoué d’un petit rire cynique dénué de tout amusement.
“Si cela n’en tenait qu’à moi je vous aurais laissé couler…Mais d’autres personnes ont voulu faire différemment. La mort était une fuite trop facile pour un homme comme vous. Seigneur incontrôlable au sein des fiefs du Royaume. Tsss…tsss…tsss…pas possible.”
Il fouilla dans le revers de sa veste et en sortir un rouleau de parchemin qu’il déroula lentement sous les yeux de Tryon. “La Couronne vous a officiellement dépossédé de vos titres et de vos biens. Vous et votre famille. Les Roncefort n’ont plus aucune autorité sur les terres du Gondor; la Baronnie a été placée sous la gouvernance du Seigneur Vogël du Hautval; un vieil ami à vous. Ses hommes prennent possession de votre château au moment où je vous parle.”
Le Contact pointa du doigt le bas de la missive, marqué d’une trace de cire rouge. “Le Sceau du Roi y a été apposé il y a cinq jours. Quelque chose à dire pour votre défense ?”
Même si Tryon aurait voulu répondre, cela lui était impossible. En effet, aucun son audible ne parvenait à sortir de sa bouche. Formuler le moindre mot lui était subitement devenu impossible et il ne pouvait désormais que pousser des cris divers, allant du gémissement au hurlement, en passant par le grognement.
“Quand les médecins vous ont récupéré, ils n’ont pu que constater les dégâts sur vos cordes vocales. Se plonger ainsi un couteau dans la gorge…Comme je le disais, action entraîne conséquence. Ce bon vieux Mathradal espère qu’avec un peu de temps vos cordes cicatrisent et que vous pourrez, un jour, peut-être aligner trois mots. Mais entre nous, grogner de la sorte convient bien mieux à une bête de votre sorte.”
L’homme se redressa et s’éloigna vers la sortie. “Vous ne reverrez probablement plus jamais mon visage, Tryon. Mais, à partir de ce moment même, il ne se passera pas une seconde sans que vous ne regrettiez de ne pas avoir accepté mon offre.”
L’espion disparut dans les couloirs sinueux du Grand Hôpital.
Les jours passèrent et, toujours harnaché à son lit, l’ancien baron put rassembler quelques pièces du puzzle manquant. L’un des médecins qui s’occupait de lui, lui apprit qu’il avait été inconscient pendant près de trois semaines. Ils avaient également tenté une rééducation au niveau des cordes vocales pour permettre à Tryon de pouvoir s’exprimer à nouveau, sans succès. Il était encore trop tôt et ses organes encore trop meurtris. Des infirmiers le nourrissait à la cuillère et on ne lui retirait ses liens qu’à de très rares occasions, afin qu’il puisse réaliser une toilette sommaire.
Le gardait-on ici comme un patient nécessitant des soins ? Ou comme prisonnier ?
La réponse ne tarda pas à arriver. Un matin, un visage familier le tira de son sommeil. “Tryon ! Bon dieu ! Qu’est-ce qu’ils vous ont fait?” S’exclama Ulwarth, un air inquiet sur le visage. “Je sais que vous êtes souffrant mon cher ami. Mais je dois vous mettre au courant...”
Il jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule, s’assurant qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait entendre leur conversation. Puis il reprit d’un ton plus bas. “ S’ils vous gardent en vie, c ‘est car ils ont besoin de vous. Quelque chose de sombre se trame à Dol Amroth et certains puissants, ici, ont besoin d’un bouc-émissaire pour couvrir leurs actions. Un seigneur étranger brutal violent ayant tué un homme et blessé un autre, voilà leur cible idéale. Et voilà qu’en plus vous êtes devenu muet, incapable de vous défendre. Une session du Sénat se tiendra demain pour juger de votre cas. Une parodie d’enquête visant simplement à rejeter certaines responsabilités sur vous sans que vous puissiez vous défendre…Je suis à peu près certain que Dame Even est dans le coup. Cependant…”
Ulwarth posa sa large main sur l’épaule de l’homme des Montagnes Blanches. Il parlait avec passion, comme si dans l’injustice que vivait Tryon, il projetait ses propres démons. Toutes les discriminations dont il avait été l’objet, tous les coups bas qu’on lui avait fait car il n’était pas un vrai “Amrothain”. L’occasion rêvée de leur faire ravaler leur salive se présentait désormais à lui.
“Cependant la loi autorise un représentant à parler en votre nom. Je peux vous aider Tryon, je suis votre seul espoir. Je sais me montrer persuasif et je peux vous éviter le pire…Et ils ont des châtiments bien pire que la mort… croyez-moi. Alors qu’en dîtes vous…mon frère venu de loin ?”
La barque tanguait au gré des petites vaguelettes qui agitaient les eaux du canal. L’espion tira une nouvelle bouffée de sa cigarette, inhalant profondément les arômes de tabac. Une sensation d’apaisement se propageant dans ses muscles fatigués. L’un des rares plaisir qu’il s’autorisait depuis de longues années. Dont il abusait même.
Le Baron de Roncefort se recoiffa, plaquant ses cheveux sur son crâne. Un geste, en apparence anodin, que l’espion avait bien pris soin de noter dans son esprit. C’était ce genre de posture, quasiment imperceptible, qui pouvait trahit la nature d’un homme. Des mimiques, des expressions éphémères, de simples tics de langage; autant de choses que l’agent de l’Arbre avait appris à capter, analyser et utiliser au cours de sa longue carrière. “Le mal de mer?”
Il retira un mouchoir roulé en boule dans sa poche et le tendit à son interlocuteur. “Tenez; c’est pour vous. Les premières fois sont toujours un peu angoissantes.”
Un petit rire interrompu par une quinte de toux. L’humour de l’espion n’était pas forcément sa première qualité reconnue mais tant que cela l’amusait lui-même.
“Confiance?”
Il rit à nouveau, cette fois de manière plus franche. “Si je faisais confiance à des gens comme vous, alors je serais mort depuis bien longtemps.”
La confiance était une notion bien absconse pour un homme comme lui. Il était parfois compté de se reposer sur des collègues ou d’autres informateur mais jamais n’accordait-il sa confiance; partant systématiquement du principe que la trahison faisait partie de la nature humaine. Tous étaient de potentiels traîtres à la cause. Le Commandant de Vigo, le Capitaine Neige, l’Intendante, la Reine. Tous. Même lui. Ils ne basculaient pas tous dans félonie mais écarter cette possibilité relevait de l’idiotie. Garder un œil sur ses ennemis était le propre d’un grand espion: surveiller ses amis en était le secret.
“La question, Tryon de Roncefort, n’est pas seulement celle de ce que vous avez à gagner; mais surtout de ce que vous pourriez perdre.”
Il sentit son interlocuteur se tendre. Manœuvrer un tel animal n’était pas une tâche pour un débutant, il fallait manier le fouet et l’appât avec dextérité pour le dompter sans se faire dévorer. “ Voyez…vous vous êtes fait de nombreux amis au Nord. Le Haut-Val bien sûr mais croyez-moi les Seigneurs de la région n’ont pas forcément apprécié de voir un de leur pair se faire mutiler de la sorte lors de simples négociations commerciales…Alors oui, vous comptez sur le soutien de Ludgar et sur votre prestige gagné lors de la Purification; alors oui le Seigneur de Morthond vous apprécie mais vous oubliez un détail.”
L’homme tira une nouvelle fois et jeta le mégot par-dessus bord d’un geste nonchalant. “Eon Ludgar est un proche de la Couronne et s’il reçoit le message de vous laisser tomber et de fermer les yeux quand les autres seigneurs voudront marcher sur votre domaine; eh bien il le fera. La décision est vôtre.”
Le bâton avait été utilisé, il était désormais temps d’agiter la carotte.
“Cependant, si vous nous aider. Alors je peux vous assurer que nul seigneur du Gondor n’osera menacer la Baronnie de Roncefort. Vous pourrez développer vos terres, continuer à vous faire un nom qui, un jour peut-être, résonnera jusqu’aux murs de la Cité Blanche.”
Alors que l’espion finissait sa phrase, le bout du canot buta contre le rebord du quai de la rive opposée du canal. Déjà, le gondolier s’affairait à attacher l’embarcation. “Alors, Tryon de Roncefort, avons-nous un accord?”
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