L’aurore s’était levée à grand-peine sous un voile de brume au pied des Montagnes Blanches. Le capitaine Thedras, debout sur ses étriers, cherchait à voir au loin les troupes ennemies. Léod avait parlé de plusieurs milliers d’étrangers, de vieillards, d’enfants et de femmes éparpillés au milieu de combattants aguerris. C’était à n’y rien comprendre. Qui étaient ces gens et que voulaient-ils ? D’où venaient-ils ? Des profondeurs de la terre, comme le laissaient entendre la plupart de ses hommes, des terres du lointain orient, ou encore, comme certains commençaient à le formuler, de terres plus noires, au-delà de l’Anduin ? Les Dwimmen, comme les Rohirrims les appelaient, n’avaient rien de semblable avec ce qu’ils connaissaient jusqu’à présent. Leur couleur de peau était très proche de celle des orcs, mais ils portaient le cheveu crépu ou très bouclé. C’était ainsi, du moins, qu’il se souvenait de la femme qu’ils avaient occise et brûlée à Aldburg en réponse aux morts faits par les envahisseurs.
Les chevaux étaient maintenus au trot pour les économiser et Thedras espérait que le manque d’eau ralentirait aussi l’ennemi. Plus ils seraient nombreux, à vrai dire, plus ils souffriraient de la soif. Il avait laissé deux éoreds à Aldburg pour défendre la cité, si jamais elle venait à être assiégée. Trois autres avaient été envoyées plus au nord, pour prendre l’ennemi de front, avant qu’il ne parvienne à franchir la frontière avec les terres royales. Un homme avait été envoyé vers Edoras pour porter l’annonce de la guerre à la capitale. Deux autres avaient galopé sans retenue vers l’Isengard, pour avertir le jeune roi que son royaume était attaqué. Des messagers circulaient dans tout l’Eatsfolde et l’Eastemnet pour lever les éoreds disponibles. Thedras avait espoir que les cavaliers se regrouperaient avant que les Dwimmen ne remontent trop près de la Swnobourn. Mais prudent et avisé, il avait également confié des messages à plusieurs hommes en direction du Folde, de l’Ouestfolde et de l’Ouestemnet. Il ne savait pas, à vrai dire, à quoi il fallait s’attendre. Et non content d’avoir tout fait pour lever la cohorte de la Marche Est, il s’était assuré que les deux cohortes pourraient jouer un jeu, à leur échelle, si les choses devaient s’aggraver. Il pria Eorl que les choses ne parvinssent pas là.
En vérité, le capitaine Thedras n’avait absolument pas autorité sur la cohorte de la Marche Est. Il avait envoyé des messagers, donner des ordres, mais l’organisation des troupes et la convocation du ban relèverait du bon vouloir du Maréchal Olaf. Sa demeure était aux pieds des montagnes, loin au sud et il serait, finalement, parmi les derniers au courant de la situation. Le temps jouait contre eux et cette perspective plongea Thedras dans un profond désarroi. Il n’avait avec lui que 600 hommes tout au plus.
Poussant leurs montures régulièrement vers le sud-est, les cavaliers du Rohan resserraient les doigts sur leurs lances. Chaque foulée les rapprochait de leurs adversaires et beaucoup d’entre eux craignaient d’être confrontés à des monstres ou des spectres. Les rumeurs s’étaient propagées au petit matin dans toute la cité et ceux qui avaient vu le bûcher de la Dwimmen étaient devenus subitement bavards. Elle s’était, disait-on, envolée au milieu des flammes avant de mourir. Ses yeux s’étaient embrasés et une lueur rouge avait percé le cœur des hommes présents cette nuit-là, semant dans leur âme une graine de ténèbres. Les Dwimmen étaient habités par une folie sanguinaire et cruelle qui les poussait à dévorer leurs adversaires. N’était-ce pas le lieutenant
Horn lui-même qui avait raconté qu’ils mangeaient le cœur des Rohirrims ?
— Halte ! Au milieu du piétinement des sabots, la voix du capitaine porta mal et il fallut toute la dextérité des cavaliers pour arrêter leur monture. Ils avaient gravi un promontoire rocheux au milieu des plaines de l’Eastfolde, à mi-parcours de l’Entalluve. Loin, au sud-est, de lourdes fumerolles grises montaient dans le ciel comme si l’on avait plongé une lame chauffée à blanc dans l’immensité de la rivière. Un groupe de cavaliers surgit devant eux, hagards, fatigués, harassés. Leurs vêtements déchirés collaient à leur armure, empoissée de sang et de sueur. Thedras eut bien du mal à reconnaître le lieutenant
Horn.
— Par Eorl ! Horn avait une balafre gonflée, sûrement infectée, au milieu du front. Il tenait ses rênes d’une main, son bras gauche était maintenu en écharpe avec un morceau de toile. Une colère noire faisait briller son regard. Lorsqu’il parvint au niveau de son capitaine, il ne prononça pas un mot. Pas un seul. De sa main valide, il défit une lanière de vieux cuir attaché au troussequin de sa selle et laissa tomber par terre un sac de toile grossière. Dans un fracas de métal, quatre épées percèrent le tissu. Les gardes représentaient toutes des têtes de cheval.
— Combien ? demanda Thedras.
Le lieutenant l’ignora, et c’est un jeune cavalier qui lui répondit. Sa voix était rauque entre ses lèvres gercées, pelées par le soleil.
— Quatre que nous avons retrouvés. Deux portés disparus. Deor, du haut de ses dix-huit printemps à peine, se tenait comme un vieillard dans sa selle. Des larmes avaient sillonné ces joues qu’un voile de poussière terne avait recouvertes. Ses grands yeux verts semblaient demander pourquoi aux cavaliers en face de lui. Pourquoi s’étaient-ils fait attaquer si durement et pourquoi personne n’était venu les secourir plus tôt ? Voyant son lieutenant s’enfermer dans un mutisme infranchissable, il poursuivit.
— Nous avons prévenu tous les villages sur notre route et ils se sont occupés de rappeler leurs soldats. Mais…
— Oui ? insista Thedras.
Deor manqua de courage et un instant, tout le monde crut qu’il allait sangloter. La fierté qu’il s’était forgée dans l’âme de son peuple n’avait pas suffi pour lutter contre leur ennemi et il en ressentait une profonde honte. Contre ses rêveries de gosses poursuivant une gloire irréelle, contre lui-même, incapable de retenir des larmes brûlantes et amères.
— Ils sont trop nombreux messires… Cet aveu lui coûta trop. Il sombra, assailli par un abattement qu’il ne parvenait plus à repousser. Et plus qu’aucune vision d’armée ennemie, les pleurs de ce jeune guerrier terrifièrent les cavaliers du Rohan.
#Horn