Ian observait la scène qui se déroulait sous ses yeux avec fascination. Il avait déjà entendu certaines choses au sujet de la médecine des Elfes mais jamais n’avait-il imaginé qu’elle puisse être si différente de celle pratiquée par les mortels. Points de médicaments ou d’opérations, mais un simple contact accompagné d’incantations qui avaient plongé la salle entière dans une autre dimension. Delaynna répétait la même formule cryptique en boucle, d’abord dans un murmure quasiment imperceptible, puis avec plus en plus d’intensité. Son corps s’animait progressivement de tremblements et des perles de sueurs commençaient à suinter sa peau parfaite. Face à elle, le blessé revenait littéralement à la vie. Sa poitrine, presque inerte jusque-là, s’était mis à se soulever de manière régulière.
Delaynna gémit de douleur, l’homme poussa un hurlement venu d’outre-tombe. Une des infirmières voulu intervenir pour faire cesser cette folie mais Ian l’en dissuada d’un geste du bras. “Non, laissez-la ! Elle sait ce qu’elle fait.”
Quelques pénibles minutes passèrent jusqu’à ce que le patient ne rouvre les yeux face à sa sauveuse, à bout de forces. Les yeux écarquillés, son esprit en un autre lieu. Le ménestrel l’avait déjà vu dans cet état quelques heures auparavant, quand il avait extirpé la Dame de l’Eau, en état de transe, du lac. Le jeune homme s’agenouilla près d’elle après qu’elle fût repoussée par le soldat meurtri, et lui tâta le front. Il était brûlant. “Delaynna…Delaynna…Tout va bien. Vous l’avez sauvé, nous allons enfin pouvoir obtenir des réponses.”
Il se doutait qu’elle avait eu certaines visions, comme lors de son premier épisode. Cependant il s’abstint de l’interroger à ce sujet, ils avaient fait le choix de se rendre jusqu’ici dans l’espoir de tirer au clair cette sombre affaire et il se devait de s’assurer que l’elfe ne perde pas de vue son objectif premier.
Reportant son attention sur le soldat du Comte Saule, il demanda : “Tu peux remercier ta bienfaitrice soldat. Sans elle, nous n’aurions sans doute pas pu vous sauver.”
L’homme qui reprenait lentement ses esprits acquiesça silencieusement de la tête. “Que s’est-il passé sur le Long Lac ? La nuit où vous avez été blessé ?”
Le soulagement jusque-là visible dans les yeux sombres du blessé céda immédiatement sa place à l’effroi. Le simple souvenir de ce funeste affrontement suffisait pour le paralyser totalement.
“Je…je…ne sais plus. Le monstre. Il est sorti des profondeurs sans crier gare, tuant et détruisant tout sur son passage. Et puis, et puis il a disparu d’un coup… -Disparu ? Comment cela ? -Je ne sais pas…je vous dis ce que j’ai vu…Il a mis le bateau dans tous les sens, comme s’il cherchait quelque chose…et puis il m’a parlé… -Parlé ? Le ver vous a parlé ?”
Le récit du témoin était confus et plutôt bancal. L’homme venait de sortir d’un profond coma et trier ce qui relevait du réel ou de son imagination n’était pas simple. “Il…Le monstre m’a fixé avec ses grands yeux rouges et j’ai entendu…Sa voix…là…”
Il pointa son index sur sa tête, comme pour indiquer que la bête avait directement communiqué à son esprit. “Et que vous a-t-il dit ? -Il m’a demandé où était sa pupille…son trésor…et ensuite je ne me souviens plus de rien.”
Ian fronça les sourcils d’un air circonspect. Ainsi, selon ce témoignage, ce monstre avait lancé l’assaut dans l’espoir de trouver quelque chose ? De mémoire il s’agissait de la première attaque sur le lac ; était-il possible que ce soit cet objet transporté par le Comte Saule qui ait pu réveiller le dragon, le tirant des abymes pour l’attirer vers la surface ? “Ce trésor ? Aucune idée de quoi il pouvait bien s’agir ? -Je…je ne sais pas si je peux en parler…De toute façon je n’en sais pas grand-chose…”
Le ménestrel insista et finit par faire craquer cet esprit déjà bien tourmenté ; les talents de persuasion de son ordre n’était plus à prouver.
“Nous transportions un objet précieux pour le Comte, arrivé d’une contré lointaine. Il se trouvait dans un coffre et je n’ai jamais pu le voir vraiment ; je me souviens simplement de la lumière intense qui s’échappait par le verrou de sa boîte. La guérisseuse parlait même d’un objet magique… -La guérisseuse ? Il y avait une guérisseuse à bord ? -Oh oui ! Un sacré phénomène, peu avant l’attaque elle m’a fait boire une tisane étrange et quelques secondes plus tard elle s’était volatilisée.”
Ian échangea un regard perplexe avec Delaynna qui reprenait doucement ses esprits à ses côtés. Une tisane étrange pouvant mener à des visions, une intrigante guérisseuse, un objet magique et un dragon aquatique ; le tout au milieu d’un complot politique ? Était-ce le début d’une mauvaise blague ou un véritable cauchemar ? Comment tout cela pouvait avoir le moindre sens ? “Cette guérisseuse…elle avait un nom ?”
Le ménestrel avait formulé la question mais en réalité il connaissait déjà la réponse. Cela faisait de longues semaines qu’il enquêtait sur le compte de cette étrangère, venue vendre ses services au Comte Saule quelques mois plus tôt. Elle avait revêtu plusieurs identités, engagé divers tiers pour accomplir ses méfaits et était parvenue à brouiller de nombreuses pistes. Longtemps sa véritable identité était demeurée un mystère, jusqu’à ce qu’un nom inconnu apparaisse sur la liste de l’équipage recruté par Sigvald pour embarquer sur l’Âzâdî pour aller combattre le monstre. Il n’avait pas fait le rapprochement quand il avait tenu la liste entre les mains, désormais les choses étaient bien plus claires.
Le blessé fut secoué par un nouveau tremblement puis, dans un souffle, lâcha : “Venefica…”
Le ménestrel se tourna vers Delaynna. Lui, d'ordinaire si calme et composé malgré son jeun âge cédait progressivement à la panique qui montait dans ses tripes. “Ma Dame! Je crains fort que le dragon ne soit pas le seul danger que votre ami doit affronter sur le Lac…”
Ian observait en silence, et avec une certaine tristesse, l’échange entre Delaynna et le Capitaine Syla. Il y avait même quelque chose d’attendrissant à voir cette elfe de Lorien partager ainsi la peine d’un simple mortel, un chagrin qui aurait pu paraître insignifiant aux yeux d’un être immortel. Une larme coula le long du visage du vétéran et vint finir sa course sur les doigts filiformes de la Dame de l’Eau. Le ménestrel hésita de longues secondes avant de rompre le silence, ne désirant pas briser ce moment suspendu hors du temps. Il ignorait tout de la relation qui s’était nouée entre ces deux personnes mais Delaynna semblait vouloir partager le fardeau du malheur qui accablait son interlocuteur. Était-ce là une particularité de son peuple? Un don lié à ses pouvoirs prémonitoires ? Ou tout simplement l’expression d’une âme pure? “Votre bravoure et votre amour seront contés et chantés par les Ménestrels ; soyez-en assuré Capitaine Syla.”
Sur ces paroles qui se voulaient réconfortantes, Ian jeta un coup d’œil à l’horloge dont le tic-tac résonnait dans le hall de l’Académie, l’heure tournait dangereusement.
“Le combat avec le monstre a déjà dû débuté sur le Grand Lac; si vous voulez vous y joindre Capitaine Syla, il nous faut faire vite.”
D’un geste impatient il invita ses compagnons à le suivre à l’extérieur où le jour s’était déjà levé; combien de temps avait-il passé à converser? Toutefois, la lueur du soleil était dissimulée par un épais brouillard, comme un signe annonciateur du réveil du dragon. Les rues étaient encore peu animées à cette heure précoce et Ian les guida jusqu’aux quais sans trop d’encombres. Il avait offert à Delaynna une longue toge munie d’un capuchon afin de dissimuler ses traits elfiques et d’évoluer en toute discrétion. Des choses étranges se tramaient dans les rues de Lacville et il valait mieux ne prendre aucun risque.
Il s’éloignèrent du port principal pour se diriger vers des berges moins fréquentées situées derrière les hangars et finit par s’arrêter devant une petite embarcation de bois qui flottait devant eux. Elle pouvait difficilement accueillir plus d’une personne à la fois et semblait pouvoir voler en morceau à la première vague un peu trop virulente. “C’est là tout ce que j’ai à vous offrir mais cela devrait suffire pour rallier les ruines de la vieille ville.”
Il dénoua la corde qui retenait la barque à la bite d’amarrage et invita le soldat à embarquer en lui tendant les deux rames.
“Que les esprits du Lac veillent sur vous Capitaine, puissiez-vous trouver ce que vous cherchez dans les profondeurs du Grand Lac.”
Sur ces mots d’adieux, il s’éloigna pudiquement, laissant Delaynna saluer l’officier à son tour. Puis ils observèrent ensemble Syla s’éloigner lentement du rivage avant de disparaître dans l’épaisse brume qui régnait sur les eaux sombres.
Ian se tourna vers l’elfe, un air décidé sur le visage. Le sacrifice de Syla l’avait secoué mais également motivé à s’engager pleinement dans cette enquête auprès de son invitée. Le ménestrel était un jeune homme brillant mais il avait parfois tendance à prendre du reul par rapport aux évènements, glaner des informations afin de les redistribuer contre des faveurs tout en évitant soigneusement de se mêler de trop près à toute affaire qui pouvait le salir. Avec Saule sur le dos des siens, il valait mieux se montrer très prudent. Mais ce jour-là se jouait le destin de sa cité entière. Il ne pouvait rester dans sa tour d’ivoire, simple allié ponctuel des elfes venus aider son peuple. Il avait passé de longues années à composer, chanter, écrire pour glorifier légendes et héros de Lacville. Des héros qui, désormais, manquaient cruellement à Esgaroth. “J’ignore où se trouve la Sénéchale mais je suis décidé à vous aider à la retrouver Dame Delaynna, et lever le voile sur le mal qui accable ma cité. Vous avez parlé d’un survivant du Lac qui pourrait nous être utile. Je sais en effet où il se trouve, les Ménestrels l’ont recueilli alors qu’il était mourant sur la berge et l'ont ramené pour être soigné. Nous pensions que le Comte Saule frapperait à notre porte pour le récupérer mais celui-ci se soucie bien trop peu du devenir de ses hommes pour dispenser ainsi son énergie.”
Ian la mena vers une petite bâtisse près du port qui servait d’hôpital de fortune. Ils y furent accueillis par une dame d’un certain âge qui portait un tablier d’infirmière et qui les accueillit avec un grand sourire. Quelques lits avaient été disposés au milieu de la salle de vie, où l’on traitait malades et blessés. “Esgaroth dispose d’un réel hôpital mais les hommes du Comte Saule le contrôlent d’une main de fer. Ici nous prenons soin de tous ceux qui risqueraient de perdre leur liberté en s’y présentant. Le Comte s’est assuré que tous ceux qu'ils voyaient comme des opposants ne pouvaient prétendre aux droits les plus fondamentaux.”
Il désigna finalement de l’index le dernier lit au fond de la pièce, où un homme hirsute était plongé dans un profond coma. Une longue taillade avait été refermée au niveau de son front et l’on avait bandé son bras gauche dont il ne restait que la moitié.
“Il est mourant. Commenta Ian. Son mal semble profond et notre médecine a échoué, peut-être que vos dons de guérison pourraient le ramener parmi nous…”
Ian se gratta sa barbe mouche avec un air circonspect. Le Ménestrel avait entendu bien des histoires sur les capacités des Elfes, en particulier ceux qui résidaient au cœur de la Lorien. Des sorcières, des magiciennes, des Dames de l’eau…de nombreux qualificatifs étaient utilisés pour les désigner, mais il n’avait jamais été aisé de faire la différence entre mythes et réalité. Pourtant, il avait une représentante de ce peuple qui se tenait devant lui, porteuse d’un grand pouvoir qu’elle ne semblait pas complètement maîtriser. Si un être immortel ne pouvait contrôler une telle magie, comment un simple mortel pouvait-il lui être utile?
Delaynna les mit en garde que ses visions étaient à prendre avec beaucoup de précaution et pouvaient mener à de terribles conséquences si elles étaient mal interprétées. Pourtant dans le récit que fit l’elfe de ses hallucinations, il y avait quelque chose de troublant. Des embarcations Orientales et d’Esgaroth détruites, leurs équipages massacrés teintant de rouge les eaux sombre du Grand Lac. Cela était-il une simple coïncidence? “Vos visions me laissent assez perplexe Dame Delaynna je dois dire; et correspondent étrangement à la réalité. Selon mes informations, la flotte composée par votre ami est précisément composée de barges d’Esgaroth mais aussi d’un navire de guerre Oriental aux mains d’anciens esclaves venus du Rhûn.”
Il jeta un coup d’œil à l’horloge qui trônait au fond de la salle de banquet de l’Académie. “A l’heure qu’il est, votre ami a sûrement déjà quitté le port pour affronter le monstre qui sommeille près des ruines. Si vos visions prédisent réellement l’avenir…alors il s’agit d’un avenir affreusement proche.”
La Dame de l’Eau se devait d’agir vite. Suivre l’interprétation littérale de ses prémonitions l’avait déjà mené à de nombreux désastres; d’un autre côté son ami s’en était allé affronter la bête pour y rencontrer une mort quasiment certaine. Elle n’était pas une guerrière mais ses pouvoirs, quand le champ de bataille se trouvait sur les eaux, pouvaient se révéler fort utiles.
Le Capitaine Sylla, resté quasiment muet jusque-là, se leva. Il tituba légèrement avant de retrouver son équilibre; le masque de folie qui recouvrait son visage avait cédé sa place à un voile de tristesse. “J’irais. J’irais sur le Grand Lac pour y défier le Mal qui y réside. Peut-être y retrouverais-je ma Nertha…”
Ian observa l’officier, un pincement au cœur. L’homme qui tenait face à eux avait été brisé par la vie, et pourtant il était encore debout, malgré son état pitoyable, prêt à partir au-devant d’une dernière mission suicidaire. Le ménestrel reprit: “Je ne suis ni guerrier ni navigateur et je vous serais bien inutile face au monstre. Cependant, si votre cœur vous dicte d’aller au secours de votre ami, alors je peux vous arranger une embarcation pour vous et le Capitaine Syla.”
Derrière eux, l’horloge continuait de battre les secondes a rythme affreusement régulier. Le temps leur était compté.
Ian ne put masquer sa déception face au peu d’informations que Delaynna avait au sujet de la sorcière. Cela faisait des semaines qu’il avait mené l’enquête au sujet de cette mystérieuse figure qui était mystérieusement apparue dans la cité peu après les premières disparitions sur le lac; mais malgré tous ses efforts il n’avait jamais réussi à l’identifier avec certitude ou prouver un quelconque méfait de sa part. Elle était passée maître dans l’art de l’illusion et avait parfaitement réussi à couvrir ses arrières jusqu’ici. Il fallait dire que l’atmosphère pesante qui régnait sur la ville, symbolisée par l’autorité de plus en plus rigide d’un Comte Saule, n’avait pas arrangé les choses pour la mission des Ménestrels. Ian poussa un soupir. Qu’il était loin le temps où sa guilde bénéficiait du soutien de la ville entière et jouissait d’un réseau d’information sans commune mesure de ce côté-ci du continent. En l’espace de quelques années, il avait vu son organisation perdre son prestige et son influence. Il n’avait rien pu faire pour contrer cela, témoin impuissant du délitement de l’institution qui représentait tout pour lui. “Ce qui est certain c’est qu’elle vous a trouvé assez menaçante pour vous viser et ainsi risquer d’exposer sa couverture. J’ignore ce qu’elle craint de votre part mais elle en a peur. Et ceci c’est un atout importan à votre disposition.”
Le jeune artiste détestait s’écouter parler comme un de ces politiciens qui régnait au sein du Conseil de Lacville; lui qui aurait aimé pouvoir s’exprimer seulement en rimes et alexandrins, cithare à la main. Malheureusement, il avait été happé par les jeux de pouvoirs depuis de longues années et se retrouvait parfois, bien malgré lui, à réfléchir comme les aristocrates qu’il méprisait.
Il se releva, soulevant un nuage de poussière le long de sa cape lie de vin et se dirigea vers le Capitaine Sylla étendu sur la large table de bois, toujours inconscient. Un rapide examen pour s’assurer qu’il ne mourrait pas dans les heures à venir; à priori il était hors de tout danger immédiat. Son âme, cependant, semblait bien plus meurtri que son frêle corps.
“Dame Delaynna, si vous voulez bien recueillir de l’eau du lac dans un seau juste dehors. Elle n’est pas bien propre mais pour le réveiller et le débarbouiller cela fera l’affaire.”
L’elfe obéit et se dirigea à l’extérieur, laissant l’agréable air nocturne se faufiler dans son élégante chevelure. Mais alors que la Dame de l’Eau se pencha pour plonger le baquet dans les eaux sombres du canal; l’eau devant elle se mit à tourbillonner et elle fut comme aspiré au sein d’un terrible maëlstrom qui l’emmenait vers les profondeurs.
Elle chuta ainsi pendant de longues minutes, ou alors était-ce des heures? Ou même des jours? Elle n’aurait su le dire, tant toute notion du temps semblait avoir disparu au sein du vortex.
Subitement, tout redevint calme et silencieux. Au fond des abysses, les ténèbres régnaient sans partage. A droite, à gauche, au-dessus et en-dessous d’elle; elle ne pouvait rien discerner. Seules deux orbites d’un bleu électrique étaient visibles au loin, foudroyant du regard l’elfe quinquacentenaire. C’est alors qu’une voix profonde et distante, provenant des abîmes mêmes, se mit à résonner dans son esprit.
“Dela…Delaynnaaaa…Delaynna…”
Les deux yeux se rapprochaient à mesure que la voix dans tête s’intensifiait. Bientôt ce furent deux immenses globes éblouissants.
“Ils ont voulu voler mon trésor Delaynna….Ma pupille…. Ils ont voulu le voler…Ils doivent payer. Ils doivent…. MOURIR!”
Le tourbillon réapparut alors subitement, et l’obscurité céda sa place à une mer tumultueuse sous un ciel gris. Autour d’elle des épaves et divers objets éparpillés flottant au gré des vagues et surtout une odeur prégnante. Elle voulut saisir une poutre qui flottait non loin de là mais lâcha un cri d’horreur quand elle se rendit compte qu’il s’agissait là d’un bras arraché à son propriétaire. Laissant son regard errer autour d’elle, la Dame de l’Eau ne put que constater que le monstre avait mis ses menaces à exécution. Cadavres et ruines l’entouraient. La dernière chose qu’elle aperçut fut le corps inerte de Sigvald empalé sur le mât d’un navire oriental, sa longue chevelure d’argent pendant dans le vide.
Elle fut alors subitement arrachée des flots par la poigne ferme du Ménestrel qui souleva son visage immergé, la ramenant sur le quai qui faisait face à l’Académie.
“Bon sang! Dame Delaynna qu’est-ce qui vous a pris?”
Il fallut quelques secondes à l’elfe pour se rendre compte qu’elle n’avait jamais vraiment quitté les planches des docks, plongeant simplement son visage dans le lac. Ian l’aida à se relever et la ramena au chaud à l’intérieur de la bâtisse.
Là, ils retrouvèrent Syla, qui avait émergé et s’était redressé sur la table.
“Qu’avez-vous vu?” Fit le capitaine fou.
“-Laissez-là tranquille voulez-vous.” lui rétorqua Ian.
Mais Syla insista. Il se releva et s’approcha de Delaynna, un air grave sur le visage, dénué de toute la folie qu’on lui prêtait. “Qu’est-ce que le Lac a révélé à la Dame de l’Eau?”
Ian était un homme d’un naturel jovial. D’ordinaire, il n’était pas rare de le croiser au coin d’une rue, cithare à la main, entonnant une chanson populaire reprise en chœur par les passants. Il faisait partie de ces gens qui faisait d’Esgaroth la ville agréable qu’elle avait été depuis de longues années. Mais ce soir-là, son sourire habituel s’était complètement effacé. Ses traits étaient tirés, des cernes entouraient ses yeux clairs et son jeune visage semblait las, las et fatigué. Le Ménestrel était clairement inquiet.
Il avait mené la Dame de l’Eau vers une grande bâtisse hissée sur des pilotis au-dessus d’un des grands canaux de la ville. Jadis, véritable centre culturel de cette partie du Monde, l’Académie des Ménestrels avait perdu de sa superbe depuis la montée au pouvoir du Comte Saule. Restrictions financières, sanctions judiciaires, démantèlement de leur réseau d’information; le nouveau dirigeant de Lacville n’y était pas allé par quatre chemins pour réduire l’influence de leur guilde et ainsi asseoir son autorité. Nombre de ses camarades s’étaient alors exilé, à Dale ou vers le Sud, là où leurs talents seraient appréciés à leur juste valeur. Ian, lui, avait fait le choix de rester dans sa cité natale. Malgré les dangers, il ne se voyait nulle part ailleurs.
Ils franchirent la grande porte en bois ouvragé et firent leur entrée dans une grande salle de réception. La pièce avait longtemps été l’un des grands lieux de rencontre pour les habitants d’Esgaroth qui pouvaient se rendre ici pour boire, assister à de nombreuses représentations et surtout partager des informations. Mais l’endroit tombait clairement en désuétude. Une importante couche de poussière recouvrait le sol, de nombreuses toiles d’araignées occupaient les coins des murs et la scène vide qui trônait au fond n’avait pas été utilisé depuis un long moment. Ils déposèrent un Syla, toujours inconscient, sur la grande table de chêne. Ian s’épongea son front ruisselant de sueur et prit quelques secondes pour reprendre son souffle. Il invita ensuite Delaynna à s’asseoir. “Je vous proposerais quelque chose à boire. Mais les cuisines sont bien vides. Et puis, il me semble que vous avez déjà sans doute bu bien trop de tisanes pour aujourd’hui.”
L’artiste se redressa. Le temps leur était compté et la liste de ses alliés rapetissaient au fil des heures. Certains disparaissaient, d’autres prenaient peur et rentraient dans le rang. “Votre arrivée à Esgaroth a déclenché des évènements étranges Ma Dame. Des forces puissantes sont à l’œuvre.”
Il ouvrit le bouchon de son outre et huma le parfum de la décoction qu’il avait fait boire à l’elfe quelques minutes plus tôt pour la libérer de ses hallucinations. “Et je ne parle pas simplement du Comte Saule…”
Ian se redressa et se mit à faire les cent pas autour de la table. “Si je suis avec la Sénéchale? C’est une bonne question. C’est une politicienne avec ses qualités mais aussi ses défauts. Cependant, il se trouve que nos intérêts convergent, oui. Elle est malheureusement introuvable à l’heure où je vous parle. Et de nombreuses personnes ici aimeraient vous voir disparaître aussi…”
Une ombre passa sur le visage du jeune homme quand la Dame de l’Eau évoqua le sort de ses compagnons. “Ils n’en sont pas tous revenus vivants je le crains Ma Dame. Le protecteur de Vertbois est la dernière victime du Mal qui sévit sur le Long Lac. L’autre est revenue en compagnie d’un groupe de réfugiés venus d’Orient, des anciens esclaves. Cela a rendu le Comte Saule fou de rage mais il les a autorisés à accoster. Votre ami vit toujours, pour le moment…Il monte en ce moment même un équipage de brave volontaires pour aller au-devant d’une mort quasiment certaine.”
Le Ménestrel s’approcha de l’Elfe, nullement intimidé par la présence d’un tel être au sein de son Académie. Ian avait cette candeur et cette aisance dans la voix qui mettait rapidement ses interlocuteurs en confiance. Il sentait bien la tristesse et l’inquiétude de la Dame de l’Eau. Voir une âme si pure tant éprouvée le remplissait d’une vraie tristesse. Il ne ressentait aucun désir ou attirance physique pour elle, cela ne l’intéressait pas vraiment. Maus un artiste tel que lui avait toujours été animé par la quête du Beau et il croyait bien avoir face à lui son incarnation parfaite. “Je sais que votre cœur vous intime de vous porter à son secours. Mais réfléchissez-y à deux fois. Je n’ai pas tous les éléments mais quelqu’un ou quelque chose cherche à vous tenir éloignée de toute cette histoire…ou vous faire croire qu’on cherche à vous éloigner pour mieux vous attirer vers le piège.”
Syla semblait s’agiter auprès d’eux. Il commençait à marmonner des choses inintelligibles; seuls quelques mots et noms ressortaient et en disaient long sur l’état mental de l’officier. Ian ne lui accorda pas un regard, plongé dans sa réflexion.
“Saule a tout fait pour nous mettre des bâtons dans les roues mais, à moins qu’il n’ait perdu la raison, il ne s’en prendrait pas à la Sénéchale ou l’émissaire d’Angrod de cette façon. Et puis cette façon de faire…je pense que vous avez attiré l’attention de la “Sorcière”.”
L’utilisation de la magie et le rôle du surnaturel était des concepts bien moins inhabituels pour une elfe qu’au sein de la civilisation humaine. Cependant, l’évocation d’une sorcière ne pouvait laisser indifférent, même les Premiers Nés. Rares étaient les individus désignés d’une telle manière et généralement cela n’augurait rien de très bon. “Elle est arrivée dans la ville peu après les premières disparitions et fut la première à se porter volontaire pour résoudre le mystère. Puis, elle s’est installée ici, à commencer à poser des questions et à travailler dans l’ombre en gagnant de l’influence au sein de la population. Je ne l’ai jamais vu de mes propres yeux et j’ignore à quoi elle peut bien ressembler mais son mode opératoire semble assez clair. Aucune manifestation magique à ma connaissance mais de la monnaie sonnante et trébuchante pour recruter de nombreux habitants à qui elle confie ses missions et ses… décoctions. Elle est passée maître dans l’art des poisons, hallucinogènes et breuvages douteux en tout genre. Cela doit vous évoquer quelque chose, non?”
Ian se gratta le menton avec un air circonspect. “Je l’ignore encore pourquoi mais elle est à l’œuvre. Et vous êtes au centre de son attention. On dit qu’elle rechercherait quelque chose. Peut-être craint-elle de vous voir l’en empêcher; ou alors pense-t-elle que vous pourrez l’aider à mettre la main dessus. Avez-vous entendu quoi que ce soit à son sujet depuis votre arrivée?”
La procession se poursuivait en silence. Les femmes aux lanternes s’avançaient lentement en direction du lac, plongée dans un mutisme en hommage au héros qui avait sacrifié sa vie pour libérer la Cité du mal qui l’accablait. Depuis le début du Quatrième Âge, les héros étaient devenus rares. Le temps des grands affrontements entre Bien et Mal avaient cédé leur place à des luttes d’influences répondant aux intérêts personnels de différents dirigeants de ce monde plus que jamais profane. Alors quand, au milieu de la nuit, une figure désintéressée surgissait des ténèbres pour apporter sa sagesse et sa bravoure au service du monde, il était un devoir collectif de l’honorer comme il se doit. Mort pour une nation qui n’était pas sienne, sacrifié pour un peuple étranger. Tel était le tragique mais noble destin d’Achas de VertBois. Cela, les Veuves de Lacville en avait bien conscience.
L’une d’entre elle se pencha en avant, dans un mouvement qui ressemblait presque à une révérence religieuse. Délicatement, elle déposa sa lanterne dans le creux d’un papier en osier qui flottait sur les eaux froides du lac. Elle poussa légèrement la petite embarcation qui s’en alla voguer jusqu’au coeur du lac. Elle fut bientôt imitées par ses congénères et, quelques minutes plus tard, ce furent des dizaines de petites lueurs blanches qui illuminaient les eaux sombres de LacVille. Un dernier hommage, certes, mais aussi une marque de défiance envers l’obscur menace qui régnait dans ses flots.
Pour Delaynna, toujours en proie aux terribles hallucinations dont elle était victime depuis son retour à Esgaroth, le spectacle n’en devenait que plus poétiques. Les lanternes étaient devenus lucioles et les dames de la ville, des Anges de la Nuit venus écarter la Fatalité à l’aide de la lumière sacrée.
Mais ce répit poétique fut de bien courte durée. La Dame de l’eau sentit une main puissante agripper fortement son épaule, se refermant sur elle comme une pince. Son agresseur la tira en arrière, la forçant à s’éloigner de la procession au bord du rivage. Encore faible et tourmentée, l’elfe ne put résister à la poigne ferme de l’inconnu. Celui-ci l’attira jusque dans une ruelle adjacente déserte et la poussa à lui faire face. Son visage était difforme et repoussant. Une peau intégralement couverte de poils bruns, d’immenses mandibules faisant office de lèvres et huits yeux noirs et globuleux. L’arachnide n’avait pas lâché prise et continuait à tenir fermement Delaynna avec ses longues pinces et se mit à parler.
La voix du monstre, cependant, était bien familière.
Une voix plaintive et désespérée qui n’avait rien de celle d’un monstre.
Une voix apeurée et désemparée que la Dame de l’Eau ne connaissait que trop bien. “Tu es là! Tu es enfin revenu! Oh Nertha, tu m’as tant manqué. Tant manqué. Moi qui croyait t’avoir perdu à jamais dans les profondeurs du lac…”
Le Capitaine Syla, car il s’agissait bien de l’officier endeuillé, délirait complètement, croyant voir en l’elfe, son épouse disparue. Resserant son emprise sur elle, il tenta de la faire avancer encore un peu plus vers le centre de la ville. “Allez! Viens! Insista-t-il. Allez, il est temps de rentrer à la maison. Notre petite Gail nous attend. Oh elle sera tellement, tellement heureuse de te voir.”
L’araignée-Syla disposait d’une force étonnante et il l’attirait inexorablement dans ses pattes luisantes. La créature était clairement plus forte physiquement que la Dame de l’Eau affaiblie.
C’est alors qu’un bruit sourd retentit et que, complètement sonné, l'arachnide se laissa complètement tomber au sol. Derrière le monstre se tenait un magnifique félin à la majestueuse crinière blonde. Le Lion, pourtant si impressionnant, lui parla d’une voix douce, presque chantante. “Par les Porteurs de l’Unique! Dame Delaynna, que vous arrive-t-il? Décidément elle ne vous a pas raté...”
Il s’approche délicatement de l’elfe pour ne pas l’effrayer et lui tendit une sorte de petite outre dans laquelle il avait écrasé quelques herbes séchées. “Tenez, tenez... buvez-cela. Cela vous aidera”
La boisson, au goût légèrement fruité, revigora l’esprit embrumé de l’elfe. Lentement, la crinière de poils se mua en boucle blonde et la face du félin en un jeune visage au sourire radieux. L’homme qui lui faisait face était vêtu d’habits colorés et qui auraient pu être jugés extravagants par de nombreux habitants et coiffé d’un large chapeau surmonté d’une plume. Ce qui était certain, c’était que cet individu ne cherchait pas à passer inaperçu.
A moins que là était sa stratégie pour que nul ne soupçonne ses réelles activités. “Ian, Ménestrel d’Esgaroth. J’imagine que vous avez entendu parler de nous, non? Sinon, sachez tout simplement que nous ne servons pas les intérêts de Saule, ni d’aucunes âmes mal intentionnées de Lacville.”
Il se tourna alors vers le capitaine Syla, toujours inconscient. A ses pieds se trouvait les restes d’une cithare qui avait explosé sous le choc. “Je n’y suis pas allé de main morte mais il fallait bien ça, cet officier a le crâne bien dur.”
Il réajusta sa sacoche et jeta quelques regards nerveux autour de lui. “Il s’est passé beaucoup de choses à Esgaroth durant ces dernières heures mais les rues sont pleines d’oreilles indiscrètes. Laissez-moi vous guider vers une des demeures de notre Guilde, je pourrais répondre à certaines de vos questions… y compris sur la sorcière et le mal qui guette la ville…”
Ian laissa sa dernière phrase en suspens, se demandant si , au vu dans l’état dans laquelle il avait retrouvée son interlocutrice, celle-ci n’avait pas croisé la route de cette fameuse sorcière. Ou de l’un de ses agents. Mais l’heure n’était pas encore aux discussions. Le ménestrel se pencha au-dessus de Syla et tenta de le soulever par les épaules. “Un petit coup de main? On ne va quand même pas laisser ce pauvre bougre ici…”
- Ian. Ian le Barde, c'est ainsi qu'on me connaît ici.
L'intéressé s'inclina légèrement, en portant la main à son torse, dans un geste à la fois élégant et respectueux. Il se redressa rapidement, et demanda à Sigvald :
- À qui ai-je l'honneur ? Je suppose que votre arrivée ici n'est pas une pure coïncidence.
Puis, ayant pris connaissance de l'identité de Sigvald, et de ce que pouvait signifier sa présence au sein de la cité lacustre, le Ménestrel se fendit d'un commentaire qui reflétait bien l'esprit de ce groupe singulier à Esgaroth, et pour ainsi dire dans toute la Terre du Milieu :
- Qui pourrait dire non à une bonne histoire ? Si d'aventure vous survivez à tout ceci, venez me trouver à l'Académie, et contez-moi votre formidable aventure. J'en ferai une chanson qu'on fredonnera dans tout le royaume de Dale, et, si les Valar le permettent, dans tous les grands royaumes. Une grande notoriété pour vous, une reconnaissance artistique pour moi, et peut-être le privilège d'appartenir au cercle restreint des bardes les plus demandés.
Ici à Esgaroth, et plus largement dans le royaume de Dale, commerce et art s'entremêlaient selon des modalités qui pouvaient parfois paraître étonnantes aux yeux des étrangers. Pour les Elfes, notamment, chez qui l'art était conçu par et pour lui-même. Pour la beauté du geste, pour l'amour de la création. Chez les Hommes du Rhovanion, la création servait de nombreux objectifs, et l'enrichissement personnel était l'un d'entre eux, au même titre que le prestige, la gloire et la renommée. Ian ne s'amusait pas de la situation dramatique sur le lac, mais l'opportunité de raconter la lutte féroce d'un Elfe venu de Vertbois contre les dangers qui menaçaient le peuple d'Esgaroth lui ouvrait des perspectives intéressantes qu'il ne prenait pas la peine de cacher.
Il joignit les mains, comme pour clore un entretien, et lança :
- Je ne suis ni marin, ni soldat, et je ne peux vous aider d'aucune sorte dans votre entreprise. Je manie davantage la plume que l'épée, et vous auriez en moi un bien piètre compagnon. Cependant, si vos aventures remuent le fond du lac, et exhument des secrets trop profondément enfouis, vous aurez peut-être besoin d'un barde de votre côté pour vous appuyer. Le cas échéant, je vous apporterai mon aide, dans la mesure de mes modestes moyens.
Il s'inclina une nouvelle fois, laissant glisser sur son visage le même sourire mystérieux dont il s'était vêtu quelques temps plus tôt.
~ ~ ~ ~
Pour Achas, la conversation avec le sergent Hadden avait soulevé plus de questions que de réponses. Il ne savait pas quoi penser de ses allégations, et avait l'impression que sa haine des Orientaux obscurcissait son jugement. Néanmoins, il ne voulait pas mettre de côté la possibilité que les Hommes de l'est fussent derrière les nombreuses disparitions. Pourquoi ? Comment ? Ils ne le savaient pas encore, et ce n'était probablement pas en restant sur le rivage qu'ils découvriraient le fin mot de cette affaire.
Mais que fallait-il faire de cette histoire de magie ?
Achas avait conscience que les humains, limités par nature, ne comprenaient pas tous les secrets du monde, et qu'ils étaient prompts à donner des explications farfelues à ce qu'ils n'arrivaient pas à appréhender. Pour eux, le plus banal des Eldar devait ressembler à une créature empreinte de magie, ce qui ne pouvait pas manquer de le faire sourire. Pourtant, il y avait bien dans le monde des réalités qui échappaient à la compréhension du plus grand nombre, et que lui-même regardait avec méfiance et une pointe d'effroi. Le lien tout à fait unique et mystérieux que Delaynna entretenait avec l'eau le mettait mal à l'aise, et lui rappelait fréquemment qu'elle appartenait à une forme de caste dans laquelle il n'entrerait jamais. Cela le frustrait, et lui donnait l'impression d'être un inférieur… un sentiment que les humains ressentaient fréquemment les uns envers les autres, mais que les Eldar n'expérimentaient pas aussi souvent. C'était quelque peu déstabilisant.
Cependant, il savait que Delaynna utilisait ses compétences particulières pour faire le bien, et que même si elle avait décidé de s'en servir à de mauvaises fins, elle n'était pas toute puissante. Il y avait bien longtemps que les plus puissants des Eldar avaient quitté la Terre du Milieu, et les miracles dont ils étaient capables s'étaient évanouis avec eux à Valinor. Sans cela, comment expliquer que le monde fût dans un tel état ? Cependant, d'autres forces beaucoup plus sombres étaient restées enfermées dans les profondeurs du monde, dans les ténèbres du Mordor, ou dans les territoires inexplorés de l'est. On n'avait jamais pu faire totalement disparaître les maléfices de Morgoth, là-bas, et rien ne pouvait affirmer qu'un arc ou une épée pourraient rien faire contre les pouvoirs dévastateurs des émissaires du Noir Ennemi qui avaient peut-être survécu à la chute de leur maître, et à la fin de son valet Sauron.
Ces questions, ces doutes, ces angoisses tourbillonnaient dans l'esprit de Achas, qui regardait ses armes avec une pointe de désillusion. Que pouvait accomplir une flèche ou une lame contre les dangers qu'ils devraient peut-être affronter, si Hadden avait raison concernant ses soupçons de sorcellerie noire ? Même Delaynna ne pourrait pas les sauver si la menace était aussi sérieuse qu'ils pouvaient le craindre. L'archer inspira profondément, avant d'expirer calmement. Il ne devait pas laisser l'inquiétude le gagner. Ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils devaient affronter, et peut-être que tout ceci était un artifice pour les effrayer.
Alors qu'il était encore absorbé par ses pensées, Sigvald fit son apparition et Delaynna choisit très sagement de les mettre à l'abri des oreilles indiscrètes. L'archer ne pouvait pas s'empêcher de se méfier des humains qui les observaient avec un brin de crainte, et un brin d'intérêt. Le Rude Hiver avait fait des ravages dans la cité lacustre, et pour beaucoup c'était aussi une marque de sorcellerie que certains attribuaient peut-être aux Eldar. Ils ne comprenaient pas comment les choses fonctionnaient, et ils se plaisaient à accuser la première personne qui se trouvait sur leur chemin. Les Orientaux, les Elfes, et bientôt ils maudiraient leurs propres voisins pour les épaisses chutes de neige, et désormais la chaleur moite qui nuisait aux cultures.
A l'instar de la Dame de l'Eau, l'archer écouta attentivement le récit de Sigvald, en espérant entendre des informations complémentaires qui viendraient décrire une image plus nuancée de celle qu'il se faisait pour le moment de la situation. Toutefois, ils n'auraient de confirmation de leurs hypothèses qu'une fois sur le lac. C'était une réalité qui ne plaisait pas à Achas, mais qu'il acceptait pleinement. Il s'ouvrit à ce sujet à ses compagnons :
- Nous avons des doutes, des pistes, mais finalement rien de concret. J'ai bien peur que nous devions aller nous-même dans la gueule du Warg, pour voir ce qu'il en est.
Il inspira profondément.
Son inimitié vis-à-vis de Delaynna était persistante, même si elle s'était muée peu à peu en une forme de raillerie plutôt qu'en une haine franche et totale. Toutefois, il y avait encore de l'honneur chez Achas, un honneur un peu chevaleresque, peut-être déplacé, mais qui le conduisit à formuler une solution qui ne pourrait pas contenter tout le monde, il en était certain :
- Nous ne pourrons peut-être pas convaincre un batelier de nous faire traverser le lac, surtout pas de nuit. Toutefois, nous pourrions louer une embarcation, et nous aventurer nous-même à la rencontre de celui ou celle qui envoie les navires par le fond.
Son regard glissa vers Sigvald, puis vers Delaynna :
- Nous risquons gros si nous allons tous les trois sur le lac, sans savoir ce que nous risquons de trouver. Delaynna, il serait sans doute plus prudent que vous restiez ici, et que vous nous laissiez y aller seuls.
Il leva la main, pressentant qu'elle allait rétorquer quelque chose, et poursuivit :
- N'y voyez pas une question de sexe, mais bien de compétence. Sigvald est un guerrier accompli, et j'ai toute confiance dans sa capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment. En outre… le rhaw… le hröa d'une Dame de l'Eau est beaucoup plus précieux que nos propres corps. S'il vous arrivait quelque chose, ce serait une grande perte pour la Terre du Milieu.
Pour une raison qu'il n'expliquait pas encore très bien, Achas ne pouvait pas supporter l'idée de perdre Delaynna. Il n'appréciait guère sa présence, qui lui rappelait par trop à quel point il n'était qu'une sentinelle d'Eryn Lasgalen, mais il savait également que sa douceur n'était pas feinte, et qu'elle avait un brillant destin devant elle. La perdre serait un échec personnel, et il n'était pas prêt à cela. Il sentait l'opposition venir, et son regard se tourna de nouveau vers Sigvald, qui soutiendrait peut-être sa proposition… à moins qu'il eût une meilleure idée.
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