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Sujet: Désillusions
Ryad Assad

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Rechercher dans: Esgaroth   Tag aleksandra sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Désillusions    Tag aleksandra sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyVen 8 Nov 2019 - 12:43
Delaynna quitta le Castel d'Esgaroth bien avant la fin des festivités données par le comte Saule, l'esprit sans nul doute préoccupé par la conversation qu'elle avait entretenue avec le capitaine Syla. Les révélations de celui-ci confinaient au fantastique, et défiaient toute logique. Le grand dragon Smaug était mort des siècles auparavant, et son cadavre putride devait désormais reposer au fond du lac, emporté dans les profondeurs par le poids de l'or incrusté dans son armure d'écailles. On avait bien rapporté parfois des récits selon lesquels des objets précieux étaient retrouvés ici ou là, mais jamais il n'avait été fait mention du retour de la bête revenant d'entre les morts pour ravager de nouveau le monde des vivants.

Fidèle à sa parole, elle ne s'était pas moquée de l'homme qui était sincèrement persuadé d'avoir vu le fléau de Dale en chair et en os. Elle avait réagi avec la dignité caractéristique de son peuple, et avait même prodigué de précieux conseils à Syla concernant sa fille. Le capitaine avait hoché la tête pesamment, conscient que l'Elfe avait raison. Son enfant n'était pas responsable des tourments de son père, et il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas eu le courage de la regarder dans les yeux pour s'occuper d'elle comme l'ordre des choses le lui commandait. Même s'il n'était pas facile pour l'officier de se mentir à lui-même, les paroles de Delaynna lui avaient rappelé que le plus important n'était pas de savoir ce qu'il ressentait, mais bien ce que sa fille allait devenir si, orpheline de mère, elle se retrouvait également privée de son père… Syla était loin d'avoir remonté la pente, mais Delaynna lui avait donné un peu d'espoir. Un maigre présent, mais dont la valeur était inestimable.

Cependant, en retour, le capitaine n'avait offert à l'Elfe que confusion, doutes et craintes.

Fallait-il croire le récit de Syla, ou bien l'attribuer au contraire à l'imagination fertile d'un homme effrayé, perdu et désemparé ? L'esprit pouvait jouer des tours même aux guerriers aguerris, et leur faire voir des créatures mythiques où il n'en existait point. A cela il fallait ajouter les brumes de l'esprit que les différents peuples d'Arda aimaient à expérimenter, au premier rang desquelles l'alcool, mais aussi d'autres produits qui engourdissaient l'esprit. Syla pouvait bien avoir rêvé, ou inventé quelque chose de toute pièce à partir d'ombres et de lumières qui lui avaient semblé être un monstre sorti du Lac. Mais comment ignorer cet avertissement alors que tant de choses semblaient se jouer dans les ombres, et sous la surface des flots ? Delaynna ignorait tout du danger qu'ils affrontaient, et l'explication de Syla avait le mérite de répondre à certaines de leurs interrogations. Les navires qui disparaissaient corps et âme pouvaient fort bien avoir été dévorés par un dragon, ce qui expliquait le peu de traces de l'attaques…

Mais d'autres points demeuraient un mystère. Pourquoi s'attaquer seulement à des pêcheurs ? Pourquoi ces attaques avaient-elles lieu principalement la nuit, et pourquoi n'avaient-ils pas vu la silhouette de Smaug se hisser dans le ciel ? Celui qui avait dormi sur le trésor d'Erebor était immense et imposant, si grand qu'il avait ravagé Dale au faîte de sa puissance, Erebor alors que la cité était défendue par les plus valeureux des Nains, et enfin Esgaroth après avoir sommeillé pendant plusieurs décennies. S'il était revenu à la vie, il n'aurait eu aucun mal à raser la nouvelle cité sur le lac, et à reprendre Erebor qui était présentement engagée dans une guerre sous la montagne.

Smaug ne se serait jamais terré la nuit pour attaquer de vulgaires pêcheurs, lui que la légende présentait comme un dragon vantard et sûr de sa force. La thèse du retour de la bête ne semblait pas tenir la route.

Deux choses étaient certaines, en attendant.

La première, c'était que Sigvald et Achas s'étaient lancés à la poursuite d'une chimère. Syla était bel et bien à Esgaroth, ce qui signifiait que Delaynna s'était trompée dans sa vision… ou bien qu'elle avait été induite en erreur pour l'amener à s'aventurer sur le lac avec ses compagnons. Smaug ou pas, quelque chose – ou quelqu'un – avait attiré les deux guerriers elfes sur les flots avec l'intention de leur faire du mal. Cette certitude inquiétante signifiait qu'un esprit pervers essayait de les tuer.

La seconde, plus terrifiante encore, c'était que Delaynna ne pouvait rien faire pour aider ses compagnons. Elle ignorait la nature de la menace, mais même s'il ne s'agissait pas de Smaug le terrible, elle avait fait l'expérience douloureuse de la puissance de l'esprit malveillant qui la surveillait… Ses pouvoirs étaient liés à son essence, et elle pouvait certes influencer les eaux autour d'elle, mais pas au point de transformer cet élément en une arme terrible. Elle était une guérisseuse et une érudite, pas une combattante versée dans les arcanes d'une magie agressive et dévastatrice. Face à un sorcier capable de la dominer et de pénétrer ses visions, elle ne pouvait pas lutter. Seule Galadriel la vénérable en était capable…

Et s'il s'agissait bel et bien de Smaug, comme l'avait affirmé Syla, alors ni son courage ni sa magie ne l'aideraient face à un grand Dragon, car ces créatures engendrées par Morgoth lui-même semaient mort et destruction sur leur passage sans distinction. Les Elfes de Gondolin, les Nains d'Erebor, les Hommes de Dale… tant de peuples avaient souffert par le feu et les griffes de ces créatures, et même les grands héros des temps jadis avaient donné leurs vies par centaines pour espérer tuer ne fut-ce qu'une seule de ces créatures… Récemment, le Prince Pourpre, le sinistre Xaphan avait mené une armée dans le Nord et le Dragon qu'il commandait avait ravagé les armées des Hommes, des Nains et des Elfes qui s'étaient rassemblées pour l'affronter. On racontait bien des rumeurs à son sujet, et les survivants de la Bataille du Nord se refusaient la plupart du temps à évoquer ce qu'ils avaient vu là-bas. Tant d'horreurs et de malheurs…

Alors que pouvait Delaynna, toute Dame de l'Eau qu'elle fût, face à un tel adversaire ?

Cette fois, elle ne devrait pas compter sur la magie toute elfique qui l'habitait, mais sur une force plus grande encore. Celle que les Valar avaient donnée à tous leurs enfants. La force de la vie qui pulsait dans ses veines à chaque instant, et qui la poussait à se battre pour ce qu'il y avait de bon dans ce monde. Privée de l'avantage que lui conférait ordinairement son affinité avec l'eau, elle redevenait une simple Elfe dont l'existence immortelle allait de pair avec la fragilité de ce corps qu'elle abandonnerait peut-être un jour pour s'en aller vers Valinor. Une blessure trop grave, et elle disparaîtrait de la Terre du Milieu, laissant ses compagnons et les Hommes d'Erebor affronter leur sort funeste. Même si son esprit était fort, et son âme pure, elle demeurait aussi vulnérable qu'un morceau de papier face aux flammes. La mort n'avait pas de sens pour un Elda, mais le sentiment terrible de ne pouvoir aider les plus faibles était bien présent chez les Premiers-Nés, d'autant plus lorsqu'ils rencontraient un adversaire qui semblait aussi terrible.

La tentation d'affronter le danger par la force était grande, mais comme les éminents esprits du passé l'avaient si souvent rappelé, il n'était pas toujours nécessaire de concentrer un immense pouvoir pour protéger le monde tel qu'il était. La bonté, l'amour et la générosité pouvaient sembler des armes dérisoires face au mal incarné, et pourtant elles avaient permis de venir à bout de Sauron lui-même…


~ ~ ~ ~


Le soleil se leva timidement sur Esgaroth, sans qu'aucune sentinelle n'eût annoncé le retour des deux Eldar. Ils n'étaient pas revenus de leur mission, ce qui pouvait signifier tout et son contraire. Avaient-ils été massacrés au point que leurs corps physiques ne remonteraient jamais à la surface ? Étaient-ils blessés et en grand danger, attendant péniblement une aide qui ne viendrait pas ? Festoyaient-ils au contraire sur le cadavre de l'ennemi qu'ils essayaient de ramener à Esgaroth pour apporter la preuve de leur victoire ? Poursuivaient-ils leur traque inlassablement après avoir débusqué celui ou celle qui se trouvait derrière cette machination ?
Comment savoir ?

L'inquiétude de Delaynna ne pouvait être apaisée, car toute tentative de se plonger dans les eaux pour y observer l'avenir ou le passé était un risque. La dernière fois, elle s'était sentie happée par un esprit d'une force exceptionnelle, et elle n'avait dû son salut qu'à l'intervention de ses deux compagnons. Sans eux, pouvait-elle véritablement s'aventurer à la rencontre de cette chose qui semblait rôder autour d'elle dans l'espoir de la dévorer ? L'Elfe en était rendue à espérer, comme ces femmes qui allumaient des chandelles sans pouvoir rien faire d'autre que de regarder le lac. Cette impuissance était rageante pour ces veuves, et l'Elfe comprenait enfin leur point de vue, le sentiment de profonde inutilité teintée de colère qui les habitait. Qu'y avait-il de plus terrible que de savoir des proches en danger sans rien pouvoir faire ?

Pour autant, même si Delaynna ne pouvait pas sauver ses amis dans l'immédiat, elle n'était pas appelée à demeurer inactive. Elle était attendue chez la Sénéchale dont l'invitation lancée à voix basse était peut-être un premier pas vers une ébauche de solution. Face à la menace qui risquait de tous les emporter, il était important de trouver des alliés, denrée rare dans la ville d'Esgaroth…

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La Sénéchale faisait également partie de ces femmes en manque de soutiens, et elle avait eu l'impression de trouver chez l'immortelle une alliée susceptible de l'aider dans son entreprise. Elle s'était affairée toute la matinée à préparer le salon pour recevoir son invitée elfique, disposant de petites assiettes, une tasse pour le thé, et du bon miel importé directement de chez les Béornides pour agrémenter le premier repas de la journée. Elle avait peu dormi, et s'était levée aux aurores pour s'occuper les mains et l'esprit, consciente que son agitation n'échapperait pas à son cher cousin.

- Laisse-moi t'aider, Aleksandra, lança-t-il d'une voix douce en la voyant s'épuiser à balayer le sol du salon qui était par ailleurs impeccable.

Elle leva la tête vers lui avec un sourire las. C'était bien le seul noble d'Esgaroth qu'elle connaissait qu'il ne voyait pas le fait de passer le balai comme une humiliation. Rejetant une mèche rebelle derrière son oreille, elle lui tendit le manche dont il s'empara délicatement avant de le poser de côté. Il prit la main de sa cousine, et lui intima de le suivre :

- Je n'ai rien contre les tâches ménagères. J'ai assez souvent accompli mon lot de corvées étant plus jeune, sans jamais m'en plaindre. Mais ce n'est pas ce que j'entendais pas « t'aider ». Parlons un peu, si tu le veux bien.

- De quoi veux-tu parler, Adrian ? Demanda-t-elle négligemment.

- De cette Elfe, que tu as invitée ici. Celle qui intéresse tant le comte Saule. Tu m'as demandé de l'accueillir ce matin, et tu sais que je n'ai rien contre cette visite. Cependant, j'aimerais savoir ce qu'elle représente pour toi.

Aleksandra soupira. Adrian avait toujours eu le don de voir derrière les apparences, même s'il n'était pas exactement habile avec son esprit. Il savait lire le trouble et la crainte chez sa cousine, mais il savait aussi la rassurer et l'apaiser quand elle était paniquée. Depuis leur plus jeune âge, il avait été comme un grand frère pour elle, et elle avait toujours trouvé chez lui une oreille attentive à qui parler. Depuis son mariage, elle avait eu moins souvent l'occasion de lui parler de vive voix, mais elle appréciait toujours sa compagnie.

Surtout en ces temps troublés…

Alors, convenant qu'il était plus simple de lui dire ce qu'elle avait sur le cœur, elle se lança dans une longue tirade :

- Je suis perplexe, Adrian. Tous ces malheurs qui s'abattent sur le royaume… j'ai peine à croire que nous devions détourner notre attention de ceux-ci, ou bien considérer qu'ils ne sont pas liés. D'abord l'hiver interminable, qui a tant affaibli Dale et Esgaroth que nous n'avons pas pu voir qu'une armée entière du Rhûn s'est installée à nos portes. L'absence de Roderik m'inquiète, j'ai peur que ces Orientaux ne lui fassent du mal, car je sais qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour protéger nos frontières.

Elle marqua une pause. Même si elle refusait de l'admettre publiquement – pour éviter de semer la panique – elle était particulièrement préoccupée par cette affaire. Son époux, en tant que Sénéchal, avait pris personnellement les commandes d'une armée fort nombreuse selon les standards dalites, pour aller négocier avec les gens du Rhûn. Cela faisait plusieurs mois, maintenant, et on disait que les Orientaux refusaient de partir, et que l'armée était là pour les empêcher d'attaquer Dale. Les nouvelles étaient inquiétantes, d'autant plus que la plupart des ressources de Dale étaient concentrées dans la lutte contre les Gobelins. Les Nains et les gens du Val se battaient aussi sous la montagne, ce qui laissait le front oriental particulièrement vulnérable. Il n'y avait que les Elfes qui pouvaient les aider, mais on disait que le seigneur Angrod refusait de se mêler des affaires de ses voisins. Compte-tenu des ressources considérables dont disposait le Rhûn, et sans le soutien de ses principaux alliés, Dale tomberait en quelques semaines tout au plus. La guerre était donc à éviter à tout prix. Elle reprit, exposant ses idées à voix haute pour y mettre de l'ordre :

- Depuis que je suis arrivée à Esgaroth, je ne reconnais plus cette ville, et cela m'inquiète. Le comte Saule m'inquiète, la Milice m'inquiète, les Ménestrels m'inquiètent… et même toi, Adrian Orlov, tu m'inquiètes par moments. Tu… Tu as l'air de trouver tout cela normal, alors que ça ne l'est pas ! Depuis quand avons-nous abandonné nos convictions pour nous déchirer les uns les autres ? Partout où je regarde, je ne vois qu'un peuple divisé, et je ne peux m'empêcher de croire que c'est la raison pour laquelle tous ces malheurs s'abattent sur nous. Ces incidents sur le lac… ne penses-tu pas que tous ensemble, nous pourrions y mettre un terme ? Si la noblesse prenait l'épée au lieu de dîner chaque soir auprès de Saule et de ses sbires… si le peuple retrouvait la foi et le courage…

Adrian sourit en inclinant la tête :

- Je ne t'ai jamais entendu parler de politique de manière aussi passionnée, Aleksandra. Roderik a eu une excellente influence sur toi…

Elle haussa les épaules :

- Ce n'est pas ce que l'on dit. Une femme qui parle de politique… que crois-tu que l'on dirait de moi si je tenais de tels propos en public ? Soutenir mon époux est tout ce que je peux faire sans attirer l'attention négativement sur notre maison. Le roi Gudmund est juste, mais mieux vaut ne pas critiquer trop ouvertement sa politique au risque de perdre ses faveurs…

- Certes. Mais tu appelles à l'unité davantage qu'à la sédition. Est-ce pour cela que tu veux parler à cette femme Elfe ? Penses-tu qu'elle pourrait aider à unir Esgaroth ? Voire Dale ?

La Sénéchale demeura silencieuse un long moment, pesant le pour et le contre dans cette question. Elle n'avait pas réfléchi de manière précise à ce point, mais elle finit par laisser parler son cœur :

- Je le crois, oui… Ce qu'elle a dit quant à la peur qui peut nous diviser… je crois qu'elle est sincèrement préoccupée par ce problème, et qu'elle veut que nous puissions tous de nouveau travailler ensemble à restaurer la force de ce royaume. Mais pour cela, je dois lui parler en privé, et évoquer avec elle le cas des Ménestrels.

Les sourcils d'Adrian se froncèrent légèrement. Non pas qu'il désapprouvât l'idée, mais de toute évidence il la trouvait dangereuse. Il ne fit aucun commentaire, cependant, et se contenta de déclarer :

- Va donc te préparer à accueillir ton invitée, tu ne voudrais pas la recevoir en nage après avoir tant chahuté dans la cuisine. Je reste ici, et je l'accueillerai quand elle arrivera, c'est promis.

- Merci… Merci infiniment.

Elle s'éclipsa avec la légèreté d'un rouge-gorge bondissant d'une marche à l'autre. Adrian la regarda faire en souriant légèrement. Il avait l'impression de la revoir vingt années plus tôt, courant dans le même escalier avec ses longues boucles brunes qui cascadaient alors dans son dos. Une image fugace du passé qui s'évanouit devant ses yeux.

Elle avait bien changé, sa chère Aleksandra

#Aleksandra
Sujet: Apprentis Chanteurs
Ryad Assad

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Rechercher dans: Esgaroth   Tag aleksandra sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptySujet: Apprentis Chanteurs    Tag aleksandra sur Bienvenue à Minas Tirith ! EmptyLun 19 Fév 2018 - 12:19
- Le comte Saule !

Les convives se levèrent gracieusement, et s'inclinèrent respectueusement devant l'homme qui venait de faire son apparition en haut des marches. Saule était devenu un individu important depuis qu'il avait quitté Dale pour prendre la charge de comte d'Esgaroth, et il ne semblait jamais se lasser de voir le monde se prosterner à ses pieds. Il affichait son éternel petit sourire et sa mine flegmatique, mais ce fut d'un pas énergique qu'il vint rejoindre ses invités, bondissant presque d'une marche à l'autre comme s'il était sincèrement heureux de se retrouver drapé dans son prestige nouvellement acquis.

- Toras, mon ami, je suis content que vous ayez pu vous libérer.

- Tout le plaisir est pour moi, sire, répondit laconiquement l'intéressé.

C'était de toute évidence un homme de guerre, et les formules d'usage quittaient sa bouche sans qu'il parût faire le moindre effort pour rendre son propos chaleureux. Ce n'était de toute évidence pas un problème pour le comte, qui devait bien connaître cet homme un peu sec, et qui s'accommodait facilement de son caractère peu avenant. Il lui posa une main sur l'épaule avec affection, et se tourna vers le second :

- Martel, quel plaisir ! Votre présence ici signifie que nos rues sont sûres, et notre peuple heureux.

- C'est le cas, sire, grâce à votre exceptionnelle politique. La ville n'a jamais été aussi paisible.

Saule partit d'un rire léger, recevant les flatteries avec affection. Il donna une tape amicale à ce nouvel homme d'arme qui, contrairement au premier, paraissait un peu plus adroit avec les mots. De toute évidence, ces deux individus étaient ceux sur qui le comte se reposait pour maintenir l'ordre dans la ville. Esgaroth n'était pas une cité si grande qu'il avait besoin de deux armées pour cela, mais l'histoire récente avait laissé de profondes cicatrices dans la mémoire des gens d'ici, et alors que quelques années auparavant la cité avait pu se targuer de ne jamais avoir à entretenir elle-même d'hommes en armes, elle abritait désormais deux forces presque autonomes chargées de veiller à la sécurité. Pourtant, contrairement à ce qu'avançait le dénommé Martel, Esgaroth n'était guère en paix, et parmi le peuple on s'agitait, on discutait de l'inaction des dirigeants… Saule semblait imperméable à cette réalité et il poursuivit son tour de table, s'inclinant respectueusement devant la dernière silhouette qui lui faisait face :


- Madame la sénéchale, laissez-moi vous souhaiter la bienvenue au nom d'Esgaroth. C'est un plaisir que de vous recevoir à ma table.

Elle s'inclina respectueusement, et répondit poliment :

- Je vous remercie, comte Saule. Votre invitation m'a beaucoup touchée, et je déplore que mon époux ne puisse être présent à mes côtés pour vous adresser ses amitiés.

Le comte chassa ces excuses qu'il jugeait tout à fait inutiles d'un revers de la main, et répondit avec affabilité :

- Je comprends, naturellement. Le sénéchal Roderik est un homme très occupé, et je suppose qu'il doit être retenu par des affaires urgentes.

- C'est exact, répondit son épouse sans donner davantage de détails. Attendons-nous d'autres convives, comte ?

Saule jeta un regard autour de lui. Quatre autour d'une table comtale, c'était fort peu. A fortiori quand une femme de la haute noblesse de Dale était présente. Il était d'usage que les comtes dînassent avec leurs officiers lorsqu'ils voulaient s'entretenir de choses de la guerre, et discuter d'affaires d'État. A l'inverse, lorsqu'ils recevaient des éminences civiles, particulièrement des femmes, il était courant d'inviter plusieurs membres de l'aristocratie pour apporter un peu de légèreté dans l'assemblée. La sénéchale avait accepté l'invitation en pensant se trouver en présence de plusieurs autres dignitaires d'Esgaroth et des environs, mais elle dut dissimuler sa surprise lorsque Saule répondit :

- Nous ne serons que quatre ce soir, madame la sénéchale. J'espère que vous me pardonnerez la rudesse de vous imposer la compagnie de trois hommes à table sans vous faire accompagner, mais le conseiller Toras et le capitaine Martel DuGrand sont des hommes de qualité, et j'ai présumé que vous n'y verriez pas d'inconvénient.

Ravalant son étonnement, la femme se composa une mine décontractée et répondit simplement :

- Mon mariage m'a conforté dans l'idée que les hommes de guerre sont des gens d'honneur, et j'aurai plaisir à partager ce repas en votre compagnie à tous.

Ils s'assirent sans attendre, et se délectèrent des plats qui se succédèrent devant eux. Naturellement, la table du comte n'était pas aussi garnie que pouvait l'être celle du roi Gudmund, mais Saule avait de toute évidence un goût pour le raffinement, et il avait fait préparer des mets fins et délicats qui ravirent le palais de ses convives. Toras, qui paraissait austère, n'affichait pas son plaisir autant que DuGrand qui semblait savourer chaque bouchée. Il était évident qu'il n'avait pas grandi avec une cuillère en or dans la bouche, et son comportement ne manqua pas de tirer un sourire discret à la sénéchale. Ils discutèrent de choses et d'autres, abordant naturellement les nouvelles de leurs cités respectives. Dale et Esgaroth n'étaient point éloignées l'une de l'autre, mais il était toujours intéressant de connaître l'avis d'un comte, et de deux officiers de haut rang dans l'armée. En retour, leur invitée leur parla de l'ambiance à Dale, de l'angoisse qui montait face au statu quo étrange avec les Orientaux. Elle n'était pas femme à propager des rumeurs inutilement, mais elle jugea opportun d'en rapporter quelques unes aux oreilles d'un homme de pouvoir, afin qu'il sût quoi en faire le jour où il les apprendrait par la bouche de son propre peuple. Ils échangèrent ensuite sur l'état du monde, sur la situation préoccupante du Gondor, que l'on disait menacé par une grande force venue de l'Est. Le petit peuple n'était pas encore au courant de ces choses, mais le comte avait fait renforcer la surveillance le long de l'Anduin, afin de pouvoir défendre la cité si d'éventuels assaillants entendaient descendre le fleuve jusqu'à la cité lacustre. Il s'agissait d'un repas fort plaisant, et la sénéchale ne s'ennuyait guère, même si beaucoup de sujets concernaient la gestion politique quotidienne de la ville. Elle gardait son opinion pour elle la plupart du temps, mais tendait l'oreille, et répondait volontiers quand elle était interrogée. Toutefois, ces réjouissances n'étaient pas la raison principale de sa présence en ces lieux, et elle commença à le comprendre quand elle devint malgré elle le centre de toutes les attentions. Ses hôtes commencèrent en douceur, et ce fut Martel qui initia :

- Madame la sénéchale, je prends soudainement conscience de mon ignorance… permettez-moi de vous demander ce qui vous amène à Esgaroth.

Ce n'était un secret pour personne, et elle ne jugea pas utile de cacher la vérité outre mesure :

- Je suis ici, sire, pour rencontrer un vieil ami. Len, de l'Académie des Ménestrels, vous le connaissez peut-être. Il avait obtenu de mon mari la promesse d'un soutien pour un projet initié par nos amis de l'Académie, il y a quelques temps de cela. Le sénéchal avait apporté une contribution financière pour une idée tout à fait enthousiasmante : construire un lieu destiné aux malades et aux indigents, où ils pourraient être soignés et nourris. Sans doute que le projet avait été mis en suspens pendant le terrible hiver qui nous a touché, faute de fonds et d'ouvriers capables de s'atteler au chantier. Len nous a envoyé une lettre en nous demandant si nous acceptions de lui renouveler notre soutien maintenant que les travaux entendent reprendre, et en l'absence de mon époux, j'ai jugé approprié de venir en personne pour rencontre les Ménestrels, et m'enquérir de l'avancée de leurs travaux. Cela me donne également la possibilité de visiter mon cousin, qui habite ici.

Sa réponse était peut-être un peu longue, mais elle avait le mérite d'être complète, et elle avait senti que personne n'était désireux de l'interrompre ou de la compléter d'une quelconque manière. C'était presque étrange. Saule intervint tranquillement :

- Votre cousin… Sire Orlov, si je ne m'abuse ? Saviez-vous qu'il était opposé au projet des Ménestrels ?

- Adrian ? S'étonna la sénéchale. Vous m'apprenez quelque chose, comte. Je… Mon cousin est un homme de bien, et je dois admettre ne pas bien comprendre ses motifs. Refuser son aide aux nécessiteux n'est pas dans son caractère.

Ce fut à Toras d'intervenir cette fois, de sa voix toujours aussi tranchante et implacable :

- C'est peut-être à cause des rumeurs.

La femme l'interrogea du regard, mais ce fut Martel qui répondit. Elle eut brusquement l'impression qu'ils avaient répété leur tour, et qu'ils s'arrangeaient pour que l'un d'entre eux pût toujours trouver le défaut dans sa garde pendant qu'elle regardait ailleurs. Le militaire avait conservé son masque avenant, mais ses yeux exprimaient tout autre chose :

- Il y a des rumeurs, en effet, madame. L'Académie des Ménestrels est un des lieux les plus importants d'Esgaroth, nous en avons conscience… Mais on raconte qu'il s'y passe des choses étranges, et que la loyauté de certains de ses membres pourrait être… mal placée ?

- A l'Académie ? C'est impensable, ce sont des artistes et des gens de bien, dont l'immense majorité se désintéresse totalement de toute question politique.

Elle avait eu l'occasion de les fréquenter pendant quelques temps, et elle appréciait de passer les saluer quand elle se rendait à Esgaroth. Erco Skaline, du temps où il était au pouvoir, avait fait rayonner cette Académie sur tout le royaume, et bien plus loin encore, au point que les lieux étaient devenus le point névralgique de tous les intellectuels et de tous les esprits créatifs des Peuples Libres. On y trouvait même des Elfes, attirés par le bouillonnement des esprits humains qui devaient leur sembler si étranges et si fragiles, mais paradoxalement si riches de vie. Il était difficile d'imaginer l'Académie comme un lieu où régnerait une quelconque malveillance, et elle ne pouvait pas concevoir que des traîtres se dissimulassent sous les atours de bardes, troubadours, poètes et autres génies. Ce fut le comte qui lui répondit :

- Il y a effectivement des gens de qualité au sein de ces lieux, et Esgaroth est très fière de ses artistes. Cependant, nous avons des raisons de croire que certains d'entre eux agissent en sous main, et servent en réalité les intérêts de l'ambassadeur Skaline.

Il était difficile de ne pas percevoir son mépris quand il prononça le titre d'Erco. « Ambassadeur ». Il avait bien insisté dessus, comme pour souligner que l'intéressé n'était désormais plus qu'un invité dans le royaume qu'il avait pourtant pu considérer comme sien pendant tant d'années. Homme de confiance du roi Gudmund, Erco était tombé en disgrâce, et avait tout perdu. Ses titres, son prestige, son honneur… il demeurait à Dale seulement parce que le roi Fendor avait eu la bonté de le maintenir à une dignité qu'il ne méritait sans doute pas.

- Erco Skaline a peut-être fait preuve d'incompétence, et il a sans doute laissé le chaos revenir à Esgaroth, mais je ne crois pas qu'il soit à compter parmi nos ennemis.

Le comte reprit, un peu plus froidement :

- Ma chère, vous n'ignorez sans doute pas que Skaline sert désormais les intérêts d'un autre royaume. Le Rohan… Pays curieux s'il en est… Êtes-vous au fait de ce qu'il s'est passé, lors du mariage royal ?

La sénéchale ne goûtait pas trop à ce ton docte, mais la question était si habilement tournée qu'elle ne pouvait pas répondre par l'affirmative. Il y avait simplement trop de possibilité, et en la faisant passer pour une idiote ingénue, Saule s'arrogeait le privilège de pouvoir lui donner une leçon de politique. La manœuvre était aussi désagréable qu'elle était efficace et, résignée, la femme fut contrainte de signifier son ignorance du sujet :

- Laissez-moi vous éclairer, madame. Durant les festivités, on a rapporté que le Vice-Roi aurait négocié en personne avec la reine Lyra de Rhûn. Ils se seraient entretenus au cours d'une audience privée. Qui sait de quoi ils ont pu parler ?

Ses accusations voilées ne trompaient personne, mais la sénéchale avait bel et bien entendu des rumeurs à ce sujet. Elle les avait écartées d'un revers de la main, les jugeant inconvenantes sinon infondées. Elle regrettait aujourd'hui d'avoir négligé cet élément, car elle ne savait que répondre à Saule, qui poursuivait inlassablement, non sans ajouter à son monologue une touche d'ironie mordante :

- On raconte aussi que Lyra aurait affecté un soldat de son armée à Mortensen. Peut-être pour s'assurer qu'il remplira sa part du marché, quel qu'il soit. Gallen Mortensen… le grand ami de ce cher Erco Skaline… en affaires avec le Rhûn. Ces mêmes Orientaux qui, quelques temps avant le mariage de notre princesse Dinael, ont implanté un avant-poste miliaire sur le fleuve qui nous sépare des Monts du Fer. Il s'agit là d'une coïncidence tout à fait fortuite, j'en suis persuadé. Et désormais, voilà des Orientaux qui attaquent le Gondor, et aucun signe de son allié Rohirrim d'après nos dernières informations. Très étonnant.

La femme ne savait plus que dire. Saule lui présentait un tableau à la fois très sombre, mais aussi très crédible. Elle voyait les pièces bouger, et s'imbriquer les unes dans les autres à la perfection, pourtant elle ne pouvait pas croire que tout cela était vrai. Il y avait quelque chose qui ne collait pas, elle avait forcément raté un élément. Mais le comte était maître du jeu désormais, et il abattait ses cartes une à une, tandis qu'elle avait la main vide :

- Aujourd'hui, des ménestrels que nous soupçonnons d'agir pour le compte d'Erco Skaline envisagent de porter assistance aux blessés et aux malades, en construisant un établissement de soin hors de la ville. Vous comprendrez que nous puissions nous inquiéter de la nature véritable de leurs desseins. Ces ménestrels ne jouent pas franc jeu avec nous, et j'ai bien peur qu'en suivant aveuglément l'ambassadeur Skaline ils agissent contre les intérêts de notre roi.

La sénéchale était soufflée :

- Pourquoi me dites-vous tout cela ?

- Votre loyauté va naturellement à notre souverain. Ne commettez pas l'erreur des Ménestrels en privilégiant l'amitié au devoir, les sentiments à la raison. Il serait affreusement dommageable pour votre époux que sa réputation soit entachée ainsi.

Les deux hommes à côté du comte ne cachaient pas leur sourire. Ils voyaient dans la mine déconfite de leur interlocutrice que leurs coups avaient fait mouche, et ils n'étaient pas peu fiers d'avoir réussi à la faire vaciller. Saule, qui se complaisait dans cette situation, ajouta :

- Vous reprendrez bien un peu de tarte, Aleksandra ?

Elle était si surprise qu'elle ne releva même pas le fait qu'il avait pris la peine de l'appeler par son prénom. Une familiarité dont il aurait pu se dispenser, et qu'elle aurait dû relever. Il n'était pas élégant de s'adresser ainsi à une femme mariée en l'absence de son époux. Elle ne trouva rien à répondre, cependant, et se contenta de se composer une mine de circonstance.

#Saule
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