Les officiers du Gondor paraissaient quelque peu mal à l'aise, et ils se lançaient des regards surpris. Ils ne s'attendaient certainement pas à rencontrer des individus pareils lors de leurs négociations. Ils ne connaissaient que peu de choses des barbares de l'Est, mais il leur semblait évident maintenant que ceux-ci étaient d'un genre peu commun. Tous étaient aussi différents les uns des autres qu'il était possible de l'imaginer, mais ils avaient une similarité qui ne cessait de perturber les hommes de l'Ouest : leur peau était noire, comme peinte au charbon. Ils ressemblaient à ces travailleurs qui avaient passé des heures et des heures dans les mines, au point que leur peau prenait la teinte des minerais qu'il extrayaient péniblement jour après jour. Pourtant, malgré tout, les cinq individus semblaient être de haute extraction ou au moins représenter l'élite de leur peuple. En réponse au salut de Cartogan, le cavalier qui se tenait au centre leva la main :
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Salut à vous, Khârt'o'Ghan du Gondor. Je suis Kaara.Le Général haussa un sourcil, surpris de ne pas entendre quels étaient ses titres, ou de qui il était lui-même le fils. C'était bien la première fois qu'il était amené à négocier avec quelqu'un qui ne lui fournissait pas une liste interminable de qualificatifs et de noms complexes. Sa dernière proie en date était « Taorin Le Chien Borgne, Gouverneur de Dur'Zork, Seigneur Pirate, Capitaine des Chiens du Désert ». Un nom fort long pour un homme qui croupissait dans les geôles de sa prison à la suite d'une histoire bien compliquée. Cartogan, qui tiqua légèrement lorsqu'il entendit son nom être écorché de la sorte, analysa un instant son interlocuteur. C'était le plus vieux de tous, mais en dépit de son âge avancé, il avait bien plus de prestance et de noblesse que tous les autres réunis. Son regard était perçant, ses yeux étaient vifs, et si son corps n'avait plus la force de sa prime jeunesse, il avait acquis ce qui semblait être une forme de sagesse profonde. Il était sans doute celui qu'il faudrait convaincre. Alcide lui avait bien dit de prêter attention à ces choses, et il se félicitait d'avoir repéré immédiatement le pivot des négociations. Celui-ci se tourna vers sa droite, et introduisit ses compagnons.
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Voici mon presque-fils, Threvedir.-
Salut à vous, Khârt'o'Ghan du Gondor, dit-il d'une voix forte.
Il avait une trentaine d'années, et la mention de « presque-fils » étonna légèrement le Général. Il ignorait ce que cela pouvait bien signifier, mais il semblait en effet que les deux hommes appartenaient à la même parenté. Leurs vêtements paraissaient relativement similaires, des tuniques simples et austères d'un gris terne, tenues à la taille par une fine ceinture de cuir. Ils avaient l'air plus à plaindre que le dernier des mendiants des rues de Minas Tirith.
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Voici Adaira.-
Salut à vous, Khârt'o'Ghan du Gondor.Cette fois, le militaire haussa clairement les sourcils sans cacher sa surprise. Une femme, à la table des négociations ? En la voyant arriver, il pensait qu'elle serait simplement là pour parader et faire bonne impression, mais elle s'était adressée à lui avec la même assurance que les deux autres, sans paraître le moins du monde avoir conscience de sa condition inférieure. Cartogan avait déjà eu l'occasion de voyager, notamment dans les régions du Sud et de l'Est où il avait été en bisbille avec la famille. Il avait pu constater que les femmes y étaient particulièrement dévergondées, vulgaires et qu'elles se plaisaient à se travestir. Quand elles se décidaient à porter des robes, comme leur nature le leur commandait, elles s'arrangeaient pour les rendre aguicheuses. Les princesses et les reines de ces pays seraient passées pour de vulgaires prostituées au Gondor, assurément. Le Général, cependant, ne pouvait pas dire cela d'Adaira, qui en dépit de son accoutrement très masculin – elle montait d'ailleurs comme un homme – n'avait pas l'air dévergondée. Elle portait une cuirasse légère, et un casque était accroché à la selle de sa monture. Assurément, elle voulait insister sur le côté guerrier de sa personne, ce que Cartogan trouvait encore plus dérangeant.
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Voici Alaric.-
Salut à vous Khârt'o'Ghan du Gondor.Cela commençait à devenir agaçant. Le Général s'était déplacé en personne précisément pour ne pas avoir à convier cinquante mille personnes aux négociations. Il avait fallu qu'il tombât sur des hommes qui ne pouvaient pas avoir un monarque, forcément… Celui-ci était peut-être le plus impressionnant des trois. Grand, bien bâti, la mine sévère et quelques cicatrices pour accompagner le tout. Il était l'incarnation parfaite du guerrier sauvage et brutal dans sa plus pure expression. Assurément, il n'aurait pas grand-chose à apporter aux négociations, mais Cartogan devinait qu'il avait dû jouer un grand rôle pendant la prise de Cair Andros, sans quoi ils l'auraient peut-être laissé de côté. Au flanc, il portait une épée qui avait l'air relativement ancienne, et qui paraissait avoir vu de nombreuses batailles. Curieux qu'il fût le seul à en arborer une. Il portait en outre une armure épaisse, faite d'un abracadabrantesque assortiment de… quelque chose. Cartogan n'aurait su dire ce que c'était, mais on aurait dit que l'on avait plié du tissu pour l'épaissir, et qu'on avait collé des pans entiers entre eux jusqu'à former une tunique. C'était ridicule au possible, et cela n'arrêterait pas la moindre flèche, pour sûr.
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Et enfin, voici Rokko.L'intéressé était peut-être le plus énigmatique des trois. Il ne portait tout simplement pas de haut, et son torse nu était couvert de symboles curieux peints sur cet épiderme charbonneux qu'ils arboraient tous. Il avait l'air mystique, pour ne pas dire illuminé, et pourtant on lisait dans son regard une vive intelligence qu'il ne fallait pas sous-estimer. Cartogan se souvint brièvement des récits qu'il avait pu entendre de la part des soldats, des déserteurs comme il préférait les appeler. Certains avaient mentionné de tels hommes qui allaient à la guerre sans autre armure que les peintures qui les protégeaient et qui semblaient détourner les coups de manière magique. A l'instant, Cartogan aurait bien voulu pouvoir plonger sa lame dans les boyaux de ce Rokko, simplement pour voir s'il était si immortel et si « magique » qu'on voulait bien le faire croire. En attendant, il n'avait pas desserré les mâchoires et n'avait pas prononcé un mot, ce qui n'ennuyait pas Cartogan le moins du monde. Il avait envie de passer aux choses sérieuses le plus rapidement possible, et il lui paraissait qu'il avait déjà assez perdu de temps.
Kaara, qui avait fait les présentations, le satisfit donc en poursuivant d'une traite :
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Je suis content que nous puissions enfin avoir une audience avec un émissaire du pays de Gondor. Il nous aura fallu mener des dizaines de milliers d'hommes à la mort, à la guerre fratricide, à une violence sans nom… simplement pour que vous acceptiez de nous écouter.Le sarcasme de sa réflexion avait échappé à Cartogan au départ, mais à mesure qu'il poursuivait, il apparaissait que ces hommes n'étaient pas simplement là pour plaisanter, et qu'ils avaient une série de griefs contre le Gondor. Pourtant, le Général n'avait aucune idée de qui ils pouvaient bien être.
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Je n'ai jamais eu affaire à vous, Sire Kaara, et je ne crois pas connaître aucun d'entre vous. S'il m'avait été donné la possibilité de m'entretenir avec vous, je ne vous aurais certainement pas ignoré de la sorte, et nous aurions pu régler tout cela de manière pacifique.Kaara tourna la tête vers son « presque-fils », qui répondit sèchement :
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Lorsque je vins au Gondor, au cours de ces étonnantes réjouissances auxquelles j'assistai pour l'union de deux de vos souverains… Lorsque j'eus traversé mille dangers, la solitude, la faim et le froid, puis la chaleur épouvantable… Lorsque j'arrivai au seuil de votre office, ne m'a-t-on pas rejeté de votre Palais comme le dernier des menteurs ? Ne m'a-t-on pas ri au nez, ne s'est-on pas moqué du peuple des Quatre Fleuves à travers ma personne ?Cartogan tourna la tête vers ses officiers, mais de toute évidence aucun n'avait entendu parler de lui, ni de ce « peuple des Quatre Fleuves ». Ils demeuraient une énigme. Mais ce n'était pas l'essentiel : l'énigme serait bientôt broyée sous la botte de milliers de soldats du Gondor rassemblés en compagnie disciplinées, efficaces et formées à ce genre de manœuvres. Les gosses qui avaient donné leur vie pour défendre Cair Andros n'arrivaient pas à la cheville des contingents sur-entraînés que toutes les provinces du royaume faisaient parvenir avec diligence, et ces agresseurs s'en rendraient compte très bientôt.
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Je comprends que vous êtes en colère. Cependant, je ne suis pas ici pour discuter de vos états d'âme, mais bien des prisonniers qui se trouvent encore dans la forteresse. Le Gondor exige qu'ils soient rendus sains et saufs.-
Ceux qui n'ont pas fui, vous voulez dire.L'ironie d'Alaric était mordante, mais pas si loin de la vérité. Des centaines d'hommes avaient rejoint Minas Tirith bien avant la fin des combats, et nul ne savait combien d'autres avaient eu trop honte pour simplement rentrer à la capitale. Il y avait des rumeurs persistantes, comme quoi des hommes arrivaient dans de petits villages, restaient quelques nuits le temps de reprendre des forces, et puis repartaient. Quelle triste image pour l'armée du Gondor ! Un des officiers répondit sèchement :
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Surveillez vos paroles.-
Restez calme, Capitaine. Nous sommes ici pour négocier, pas pour nous battre. Revenant à
Kaara, il demanda :
Combien de nos hommes détenez-vous encore ?-
Je ne saurais le dire, mais ils se comptent par centaines. Nombre d'entre eux sont blessés, certains agonisent déjà. Mais nous savons que les restituer nous affaiblirait : nous voulons des garanties en échange.Cartogan s'y attendait, bien évidemment. La plupart des envahisseurs exigeaient un tribut pour pouvoir repartir des terres, sans quoi ils promettaient – et généralement ils le faisaient – d'attaquer la prochaine cité et de semer la mort et la désolation partout sur leur passage. Avec de la chance ils iraient dans un royaume voisin semer la pagaille. Cependant, quand il demanda ce que
Kaara souhaitait en échange, la réponse de ce dernier ne fut pas exactement celle qu'il attendait.
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Nous voulons que vous honoriez la promesse faite il y a de ça des siècles désormais. Nous voulons que vous acceptiez de reconnaître le Peuple d'Elessar comme vos frères dans le besoin. En premier lieu, nous souhaitons des terres où nous pourrons nous installer et prospérer.Les yeux du Général s'agrandirent de surprise, et il demeura muet un instant.
Des terres, avaient-ils dit ?
#Kaara