La journée touche à sa fin, en même temps que la dernière chandelle allumée, qui vacille péniblement dans la pièce, agitée par la légère brise venue de la fenêtre entrebâillée. Il fait frais, mais pas froid, en dépit des températures glaciales qui règnent au dehors. Mais dans la petite pièce remplie de paperasse, il fait bon, et il est agréable de travailler tard le soir entre ces murs, quand plus personne ne s'y rend, et quand un silence agréable y règne. Un silence qui rime avec solitude, propice à l'étude et au travail. Seule assise à son vaste bureau, empêtrée dans des documents qui semblent vouloir monter à l'assaut du plafond, perdue au milieu d'un océan de parchemins et d'actes juridiques complexes rédigés dans une calligraphie à peine lisible, une jeune femme est penchée, les sourcils froncés, absorbée dans la lecture d'un document qui semble occuper l'entièreté de ses pensées. Elle caresse du doigt une plume installée négligemment non loin d'un encrier, machinalement, sans même y faire attention. Puis, après avoir pris une moue légèrement perplexe, elle plonge et retire l'instrument du petit récipient où repose paisiblement le noir liquide. Avec une souplesse acquise par l'habitude, elle imprègne le parchemin, rédige quelques lignes d'une écriture soignée et élégante, puis appose sa signature, referme le pli, et y appose son sceau. Une missive de plus rédigée, et probablement pas la dernière de la soirée, à en juger par le nombre incalculable de demandes qu'elle doit traiter.
L'hiver infernal qui s'est abattu sur l'Arnor, et sur toute la Terre du Milieu à en croire les nouvelles, a ravagé l'économie déjà fragile de certaines régions proches d'Annùminas. Les paysans incapables de cultiver leur terre se sont exilés en ville, et ils constituent désormais un contingent de pauvres, de miséreux et de malades conséquent, que les autorités de la ville ont le plus grand mal à gérer. La jeune femme, dans le cadre de son office, a déjà eu l'occasion d'observer leurs conditions de vie, et elle les a trouvées proprement indécentes : une dizaine de personnes logeant fébrilement, les uns sur les autres, dans un réduit ridicule. Et malheureusement, elle a pour mission de leur soutirer le peu d'argent qu'ils arrivent à gagner, pour rembourser des créanciers inquiets de jamais récupérer le moindre sou de la part d'une population mourante. La capitale d'Arnor, durement frappée par les conditions climatiques, est en effet abandonnée par sa tête, dont les pensées sont tournées exclusivement vers les intrigues politiques de la plus basse espèce.
Elle se tenait là, dans les rangs du Sénat, quand l'annonce publique a été faite, et que la nouvelle est tombée comme un couperet. Le Roi Aldarion serait mort, et son fils et légitime successeur doit donc être couronné pour préserver le trône. "Serait" mort, car en dépit du discours officiel servi par l'entourage du Prince, beaucoup de choses étranges se trament à l'insu de tous. La population n'est pas au courant, et a simplement entendu l'annonce tragique de la mort de son souverain, qui a soulevé une foule d'interrogations, et une certaine peine. Toutefois, les nobles qui se tenaient présents lors de l'annonce ont tous vu que les choses ne semblaient pas être aussi simples qu'on voulait le leur faire croire. L'intervention du Tribun de la Plèbe a jeté un pavé dans la mare, et a refroidi les ardeurs de la jeune noble, qui pendant un instant a vu l'opportunité de s'élever rapidement dans la hiérarchie nobiliaire de son Etat, en se rapprochant autant que possible du Prince et futur Roi. Mais la contestation de la part du Tribun a été trop vive et trop étrange pour n'être que l'expression de la folie d'un homme, et la réaction des fidèles du Prince bien trop ferme pour ne pas attirer l'attention de la jeune femme. Le Tribun Derulan a été chassé de la ville, en lieu et place d'être exécuté, ce qui a été interprété comme une marque de magnanimité de la part de l'héritier, mais qui en réalité cache peut-être des manigances plus sombres. Afin de vérifier son intuition, la jeune femme a envoyé une des deux seules personnes en qui elle a confiance enquêter sur les suites de cette affaire, mais elle n'a reçu aucune nouvelle depuis...
Les choses, quoi qu'on puisse en penser, sont compliquées pour la noblesse d'Arnor. Si le Roi est bel et bien mort, cela signifie que le Prince est désormais investi des pleins pouvoirs de commandement sur le royaume, mais eu égard à son jeune âge, il devra probablement les céder en partie à son mentor Caleb : un homme énigmatique aux motivations qui le sont encore davantage. Pour toute l'élite de la capitale, et a fortiori pour toute l'élite du pays, la recomposition de la tête de l'Etat implique de renouer des alliances avec les nouvelles figures fortes, pour maintenir sa position. Certains commencent déjà à se rapprocher de Caleb pour essayer de l'amadouer, en lui promettant soutien et assistance pour la régence. D'autres - dont Nivraya - se refusent à se positionner immédiatement, et continuent à entretenir le flou. Fort heureusement, elle appartient à la petite noblesse, et son ralliement n'est pas prioritaire. Mais lorsqu'on viendra la convoquer à un entretien avec le Prince, elle sera bien obligée de faire un choix. Il n'existe pour l'heure aucune opposition officielle au parti du Prince, car chacun sait que si la mort d'Aldarion est confirmée, alors c'est la mort qui attend les comploteurs.
En revanche, si sa mort n'est pas avérée, comme l'a laissé entendre le Tribun Derulan... alors les choses sont bien plus compliquées qu'il n'y paraît. Cela signifie dans un premier temps que l'ensemble des forces qui actuellement gouvernent le pays sont complices d'un coup d'Etat magistral. Une nouvelle particulièrement désagréable, car quand on a eu l'occasion de voir - même brièvement - le Roi Aldarion, on sait qu'il n'aura de cesse de retrouver son trône, dût-il éliminer tous ses opposants à mains nues. S'il parvient à revenir en force, une purge de grande ampleur se prépare, et tous ceux qui auront eu le malheur de choisir le mauvais camp seront décimés. Une situation particulièrement tendue, qui se lit dans les yeux de chacun. Nul n'ignore que dans les prochains jours, lorsque le sacre du Prince aura eu lieu, plus rien ne pourra empêcher Caleb de prendre le pouvoir absolu, et de régner comme il l'entend. Certains lui prêtent un caractère fort et un sens tactique aigu, qui pourraient lui permettre de renforcer considérablement la position de l'Arnor vis-à-vis des gobelins. D'autres ne le perçoivent que comme un manipulateurs mégalomane, et se méfient comme la peste de lui. Nivraya, quant à elle, est très partagée.
Peut-on réellement dire qu'elle n'est pas attirée à l'idée de se rallier parmi les premiers au futur nouveau gouvernement ? Un soutien aussi inconditionnel serait récompensé comme il se doit, et sa famille gagnerait en puissance et en prestige. Elle-même pourrait gravir les échelons, et se tailler une place confortable parmi ses pairs. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Est-il bon de tout sacrifier sans avoir la certitude d'en retirer quelque chose ? Car si Aldarion doit revenir, sa seule option sera de tout abandonner et de quitter le pays... une chose à laquelle elle ne peut se résoudre. Repartir sur les routes, retrouver une vie de roturière ? Jamais de la vie !
Alors qu'elle est absorbée par ses pensées, la plume suspendue au-dessus du papier, on frappe subitement à la porte. Si subitement, en réalité, qu'elle en sursaute et laisse tomber une grosse tâche d'encre sur le papier. Elle s'empresse de l'essuyer, mais le mal est fait : quelle horreur ! Cela lui apprendra à se laisser aller à rêvasser quand elle doit achever son travail. Revenant à la réalité, elle se fend d'un "entrez !" sec et cassant, reflet spectaculaire de son état d'esprit du moment. Elle est fatiguée, guère disposée à faire la conversation à Freyloord pour lui demander d'expliquer aux gardes qu'elle ne fait rien d'illégal en demeurant dans son office au palais après la nuit tombée. Mais au fond d'elle-même, elle espère secrètement voir rentrer Alyss, la jeune femme qu'elle a envoyée chercher des informations à propos du Tribun Derulan, et qui n'a toujours pas donné signe de vie. C'est la seule raison pour laquelle elle a accepté de répondre, sans quoi elle aurait purement et simplement gardé le silence, faisant comprendre au colosse qui barre l'entrée que les visiteurs qui qu'ils soient doivent repasser.
La porte s'ouvre donc, tandis que la jeune femme achève de remettre un peu d'ordre dans sa coiffure, pour se donner une allure. Freyloord pénètre dans la pièce avec la souplesse d'un chat... Un chat de près de cent kilos, haut de plus de deux mètres, affublé d'une musculature de titan. A côté de lui, même le plus grand des orques ressemblerait à un adolescent boutonneux. C'est l'incarnation de la force tranquille, et son visage calme et posé ne se pare jamais d'aucune expression. On dirait un énorme morceau de roche à qui on aurait donné forme humaine, et qui par quelque magie serait doué de vie. Un golem, en somme. Il incline légèrement la tête, et s'explique sans attendre, conscient que son devoir est d'être efficace avant tout. De sa voix caverneuse et pourtant assez plaisante, il lance :
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Ma Dame, quatre individus veulent vous rencontrer. Ce sont des... voyageurs. Ils ont beaucoup insisté pour vous parler, et je pense qu'ils ne partiront pas sans vous avoir vue.Aucune question, aucune demande, simplement une stricte et claire énonciation des faits. Nivraya apprécie considérablement son économie de mots, et sa précision linguistique. Cet homme, dont le physique imposant cache remarquablement la brillante intelligence et la belle éducation qu'il a reçue, est le serviteur idéal. Satisfait de peu, il ne demande jamais rien, et fait toujours son travail avec une grande efficacité. En échange, la jeune femme lui offre le gîte et le couvert, le paie suffisamment pour qu'il puisse vivre sa vie, et lui laisse assez de temps libre pour qu'il puisse se plonger dans les livres qu'il affectionne tant. Elle le regarde droit dans les yeux, toujours surprise d'y lire autant de perspicacité, et analyse en un instant sa déclaration laconique, et pourtant pleine de sens. Elle n'a pas besoin de lui demander si les quatre "individus" sont dangereux, sans quoi il les aurait déjà renvoyé prestement. Comme il ne s'est pas donné la peine d'entrer sans attendre sa réponse, c'est qu'il ne s'agit pas d'un personnage important qu'elle devrait faire rentrer sans attendre. En outre, puisqu'il n'a annoncé aucun nom, ce n'est probablement pas un autre noble, ou encore un bourgeois venant lui demander de régler un problème. Des voyageurs a-t-il dit ? Il n'a pas mentionné leur provenance, ce qui signifie très certainement qu'ils n'ont pas voulu le lui dire. Quant à leur insistance, elle est des plus surprenantes, et ne peut qu'éveiller la curiosité de la jeune femme.
Après tout, elle n'est qu'une petite noble, femme de surcroît, et personne ne vient jamais la voir dans son office, lorsqu'elle y travaille. Pourquoi subitement quatre individus viendraient frapper à sa porte et lui demander audience ? Elle préfère ne même pas songer aux réponses possibles. Quoi qu'il en soit, si Freyloord a pris la peine de la déranger pour ça, c'est qu'il estime quelque part qu'elle a intérêt de les rencontrer, et qu'elle pourrait trouver ce qu'ils ont à dire intéressant. Elle claque des doigts, plus par habitude que pour manifester un ordre quel qu'il soit, et lui répond simplement :
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Faites-les entrer, si c'est ce qu'ils demandent.Le géant s'incline, et quitte disparaît derrière la porte. Il est sans doute en train d'appliquer la procédure habituelle, à savoir demander aux quatre visiteurs de déposer leurs armes à l'entrée avant de pénétrer dans la pièce. Les consignes sont en général claires, et le gabarit du mastodonte n'invite pas à la désobéissance. Jamais. Une minute passe, avant que la porte ne s'ouvre à nouveau, pour laisser passer les quatre individus. Nivraya les dévisage soigneusement, un par un. Le premier à entrer est un homme d'âge mûr, une grosse barbe poivre et sel, mais l'air toujours vif de corps comme d'esprit. Son maintien est droit, mais il a l'air d'un vagabond avec ses cheveux en bataille, sa moustache épaisse, et ses traits tirés. Le malheureux a l'air fatigué, et on dirait qu'il vient de passer les pires jours de sa vie pour arriver jusque dans son bureau. Elle ne peut s'empêcher de se demander pour quelle raison.
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Maître Thiemond, lâche Freyloord sans hausser le ton.
Le deuxième à rentrer est un homme trapu, au visage parcouru de cicatrices dues à la rencontre avec l'acier. Il a l'air d'un pillard des plaines glacées, avec ses cheveux sombres hirsutes, et la barbe d'un voleur traqué, mais il semble venir de plus loin. Il ressemble à Freyloord, dans un sens, et la jeune femme se souvient que son homme-lige est originaire des grandes étendues désertiques du Nord, là où tout est gelé. Ce n'est pas un Lossoth, mais il a grandi près d'eux, et c'est probablement ce qui explique le regard légèrement plus amical qu'il pose sur ce guerrier imposant au moment d'annoncer :
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Maître Njall.Le troisième est aussi différent des deux autres qu'il est possible de l'imaginer. Grand, et relativement longiligne, il a encore plus de cicatrices que les autres individus qui l'ont précédé. Ses traits semblent avoir été forgés dans les flammes de la guerre, sculptés à la hache ou à la pointe de la lance, et il semble accuser le coup de bien des blessures... dont une à l'œil qui lui donne un regard particulièrement étrange. Nivraya se demande un instant s'il est aveugle ou non, mais ravale son interrogation, et décide de faire preuve de patience. Une vertu noble.
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Maître Thorondil.Le quatrième, ou plutôt la quatrième, tire instantanément une expression de surprise aussi brève qu'intense dans les yeux de la jeune noble d'Arnor. Qu'on lui présente trois hommes, des guerriers vétérans, des mutilés de guerre, cela va encore, mais une étrangère ? Elle connaît trop bien le Sud pour attribuer à ses traits et à cette peau des origines haradrim, ce qui ne laisse qu'une seul option : l'Est. Les Orientaux et l'Arnor ne sont pas en guerre, mais ils sont loin d'être les meilleurs alliés, et on ne peut pas dire que les représentants de leur race soient légion à venir visiter la capitale de la région. On en voit parfois, qui accompagnent des caravanes de marchands, mais ce sont pour la plupart des exilés qui se sont reconvertis dans le mercenariat. Freyloord dit qu'ils viennent du Khand ou du Rhûn, les deux terres que ces barbares appellent royaumes.
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Et voici Dame Shaïa.Nivraya pose les yeux sur la petite compagnie, le quatuor qui a dû traverser bien des épreuves pour arriver jusqu'à elles, avec un message à lui délivrer. Tous sans exception ont l'air éreinté, et elle devine sans peine qu'ils ont derrière eux une voire plusieurs longues journées de cheval. Leurs visages sont sales, les tenues couvertes de neige et de terre, leurs mains crasseuses. Des âmes égarées depuis une semaine au milieu du Désert du Harad n'auraient pas eu une mine plus abattue. La jeune femme les dévisage longuement, avant de déclarer d'une voix teintée d'impatience :
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Maintenant que je sais vos noms, j'aimerais savoir qui vous êtes réellement. Et expliquez-moi quelle est la très bonne raison de votre présence ici à cette heure indécente. Vite, si possible. Et soyez convaincants, ou je fais appeler la garde.La menace a été lâchée sur un ton parfaitement calme, et n'est de toute façon pas nécessaire. Sans armes, même à quatre, ils seraient bien incapables de se débarrasser de Freyloord qui peut probablement les briser les uns après les autres sans la moindre difficulté. Il se tient d'ailleurs derrière eux, silencieux, ses immenses bras croisés autour de sa poitrine large et musclée. Mais il est vrai que dans le pire des cas, elle peut toujours en appeler aux hommes qui patrouillent dans le palais, pour régler leur compte à ces étrangers, si d'aventure ils n'avaient pas de motif légitime de se trouver ici. Il n'y a nulle agressivité dans les paroles de la jeune noble, toutefois. Seulement le désir de connaître la vérité le plus rapidement possible, et de pouvoir rentrer se coucher à une heure raisonnable. Elle se met donc à observer tour à tour les quatre voyageurs, cherchant lequel va prendre la parole en premier.
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