Troisième Cible

Il soufflait comme un boeuf, maintenant qu'il était passé au dessus du niveau des nuages, le soleil couchant l'avait presque sécher. Et une puanteur suante perla sous ses frusques. Sa courte lame restait plaquée contre son ventre, fraîche et souillée du sang du petit déjeuner. Le chat n'avait pas bon goût, mais leur arrogance les menaient trop facilement dans le gosier du Rat du Port pour qu'il se refuse cette dose inespérée de protéines.

Le tonnerre grondait dans la vallée enseveli sous d'épais nuages noirs. Le sombre carapace d'Albyor restait toujours étanche à la lumière de l'astre dont Ralya semblait être pris d'amour depuis ce jour. La dernière fois qu'il avait emprunté ce chemin, le soleil éclaira subitement sa route, le menant vers de sombres événements. Mais aujourd'hui il était devenu un admirateur du rayonnant, et il amenait les ténèbres sur ce lieu pourtant déjà si sombre.

L'entrée du Temple n'était pas gardée. Et les immenses portes restaient entrouvertes, laissant échapper un mince filet de fumée noir comme la chair de Melkor lui même.

Le Rat se contenta de la faible lumière ambiante pour traverser le grand hall. Ses yeux pouvait être aveugle, il pistait sa proie avec le flair du rebut qu'il était devenu. Il remonta la piste de la fumée. Et l'odeur se distingua un peu plus. Ce parfums odieux de la chair qui grille sur le feu. Presque appétissante et pourtant dégoûtante.

Sans bruit, Ralya se glissa dans une chapelle éclairé par le seul âtre qui se tenait au centre de la salle. Dans la lueur rougeoyante des braises, le Rat distingua la silhouette d'un des hauts prêtres de l'ordre Melkorite qui avait investi le Temple Shamaran.

Le vieillard levait ses bras au dessus de l'âtre dominé par une dalle d'un marbre plus noir que les ténèbres environnantes. Enfin, Ralya finit par distinguer un corps encore remuant, désincarné et totalement écorcher à l'exception des mains et des deux pieds. Une flamme permis au Rat du Port de reconnaître une femme au ventre aussi rond qu'une jument.

Le prêtre finit ses sombres incantations devant un Ralya qui restait comme pétrifié devant cette horreur. Le sacrifice de deux vies. L'écorchement de cette future mère lui souleva le coeur. Et il tomba à genoux, vomissant le félin du matin.

"Alors te revoilà... après tout ce temps." remarqua le prêtre en tranchant avec calme ce qui avait été la tête d'une femme.

Le corps avait cessé de remuer, et la chair cuisait sur l'infâme dalle des Melkorites quand le prêtre s'avança en emballant soigneusement le fragile couteau de cérémonie dans un mouchoir de velours.

"Je ne peux te laisser repartir Ralya, Gardien du Port."

Le titre fut comme un déclic. Le titre d'un homme de bien, honorable, aussi intransigeant que serviable. L'ego exagérant le bon sentiment de ce qu'il avait un jour été, la rage du Rat s'éveilla. Faisant bouillir son sang.

Le couteau du prêtre tomba sur le sol et se brisa dans un tintement métallique. Le sang tomba après le fer, comme toujours.

Enjambant le corps du Haut Prêtre, Ralya poussa les reste de la malheureuse Mère et de son enfant dans les ténèbres de l'ombre qui les accueillirent.

"C'est le dernier sacrifice que tu recevra d'Albyor, Seigneur des Lâches." cria t-il comme pour défier Melkor lui-même.

Joignant le geste à la parole, le Rat cracha copieusement sur la dalle chauffée à blanc. Et avant que le glaire se soit évaporé, la dalle souffrit de trois longues rayures, la condamnant au silence.

Rejetant la transe que lui amenait la vengeance, le Rat sortit doucement, pleurant cette petite qu'il avait perdue, pleurant sa vie endeuillée. Ce ne fut que lorsqu'il vit le soleil disparaître sous l'horizon que sa drogue l'envahit. Ce sentiment de puissance propre au meurtrier, rien ne pourrait l'arrêter, pas même ses larmes.

Après les deux meurtres de la semaine passée, de nouvelles directives étaient arrivées d'en haut afin de freiner cette criminalité visant les religieux Melkorites, qu'on aurait aussi pu appeler criminalité contre le criminalité si on l'avait osé. Osbern, qui avait, il y a quelques années, tenté d'endiguer la progression des cultes sombres, devait à présent les protéger, les sauvegarder.

Aussi, pour montrer son engagement à ses supérieurs, et également pour donner une bonne image de lui aux fanatiques, il avait ordonné à chacun des hommes de la garde de patrouiller aux endroits stratégiques, là où le meurtrier-justicier était le plus susceptible de frapper: le port, le poste de garde près des Portes, diverses demeures huppées investies par l'Ordre Noir un peu partout dans la ville, et puis le temple Sharaman.

La mention de ce dernier lieu ayant donné la chair de poule à tous les gardes, ce fut bien entendu Eodroc et son jeune stagiaire qui furent envoyés là-haut, vers les contreforts des montagnes, afin de jouer les sentinelles...

Ils étaient là, tous deux postés un peu en retrait, contemplant la porte béante du temple et ses alentours.

"Hé! Ça va p'tit?"

Le novice tremblait de la tête au pieds...

"C'est quoi ces cris?"

Eodroc tendit l'oreille. De l'intérieur de l'édifice émanaient les cris lointains d'une femme torturée.

"C'est vrai, répondit Eodroc, ça doit..."

Il s'arrêta net dans son explication: son camarade n'était plus là, il venait de prendre ses jambes à son cou. Eodroc le poursuivit, s'éloignant de la route, s'égarant de plus en plus profondément dans les montagnes. Au bout d'un quart d'heure, il renonça à la poursuite et revint à son poste en maugréant. Puis il eut le souffle coupé... Dans le rougeoiement de l'entrée grande ouverte se détachait la silhouette d'un homme. Pas un religieux. Non, c'était... c'était, comme le spectre de Ralya, venu accomplir son œuvre pendant sa courte absence.

Le tueur sortait du lieu du crime. Quand le capitaine Osbern apprendrait cela, Eodroc le sentirait passer, peut-être allait-il le punir pour sa négligence. Peut-être seraient-ils à la merci des autorités, ou pire, des Melkorites! En somme, lui et Ralya étaient tous deux, à partir de ce moment, des hommes pourchassés.

Le garde maigrelet avança en travers du chemin d'accès, de façon à ce que son ancien acolyte vienne à sa rencontre, s'il ne l'avait pas déjà vu. Sans rien dire, il attendit alors que le soleil couchant était sur le point de disparaître à l'horizon.

Ralya accéléra le pas. Il n'aimait pas rester en ce sombre lieu. Il avait trop de souvenir ici. Elle sortit par l'entrée principale, croisant le fantôme de son père et les innombrables sacrifiés à Melkor.

Cette folie cesserai t-elle un jour? Pouvons t-on détruire une idée, un concept? Au fond, le Rat savait que ce n'était que partie remise, un jour un taré s'intéresserai de nouveau au culte maléfique. Et alors, même parmis les voleurs, les assassins, les soudards et autres gens de mauvaises renommée, la peur s'embraserait. Mais le Bien en toucherait certains, donnant une nouvelle chance à la lumière.

Alors qu'il sortait du Temple Shamaran, ses yeux se perdirent dans le soleil confisquer à la Cité Noire. Ruminant ses pensées, il ne remarqua l'homme que lorsque celui-ci ne se trouva plus qu'a quelques mètres de lui. Alors, le Rat du Port se mis en garde brandissant sa dague.

Éblouis, il ne le reconnut pas tout de suite. Mais un nuage passa sur l'astre, et Ralya rencontra Eodroc, perdu de vue depuis trop longtemps. Il abaissa sa garde, mais ne rangea pas son arme. Alors simplement, il rejeta son capuchon sur ses épaules. Laissant apparaître son visage creusé par la tristesse et la haine.

"C'est une première, nous nous trouvons au soleil ensemble. Cela fait longtemps Eodroc..."

Eodroc observa avec attention le visage de son vis-à-vis, comme s'il essayait de se remémorer celui du gardien du port, et faire un lien entre ce souvenir et celui qu'il avait devant les yeux. Ce n'était plus que l'ombre de l'homme d'avant, plus que le fantôme de ce qu'il avait été. Mince, pâle, creusée, sa figure avait bien changé...

"Ralya... murmura-t-il dans un souffle... Qu'es-tu donc devenu?"

C'était plus une phrase destinée à créer un petit effet tragique qu'une véritable question. D'ailleurs, le garde n'avait pas besoin de réponse pour savoir ce que son ancien camarade était devenu: les meurtres, les planques, l'errance... Eodroc n'imaginait que trop l'existence actuelle de l'homme qui se tenait, méfiant, devant lui. En outre, Ralya était une appellation erronée; il était Le Rat.

Le fonctionnaire stoppa brusquement sa triste contemplation et en revint au présent, au douloureux présent:

"Ralya, tu sais que je suis chargé de t'arrêter si je te vois."

Eodroc espérait qu'en usant encore une fois de son ancien nom, celui qui fut autrefois son acolyte se souviendrait de leur relation d'antan - bien qu'il n'y eut point d'amitié. Il avait préféré mettre les choses au clair tout de suite, en révélant ce pourquoi il était là, à attendre... Bien sûr, le Rat n'était pas idiot: il savait fort bien que toute la garde était à ses trousses, trop de fois avait-il vu rôder ses membres...

"Mais je ne t'arrêterai pas. Je ne veux pas t'arrêter. Je veux t'aider, Ralya."

Essayant d'appréhender la réaction de l'intéressé, Eodroc ne pouvait s'empêcher de balayer du regard la porte béante aux lueurs rougeoyantes, s'apprêtant à tout moment à voir surgir des prêtres macabres, aux robes noires, à la peau blême, et aux yeux injectés de sang. Son anxiété n'en devint que plus grande.

"Quittons le chemin, vite! Je sais que ta cause est juste. Si tu veux avoir une chance d'échapper aux geôles, ou plutôt à la corde, suis-moi, sinon ils t'attraperont tôt ou tard."

Et, fou de terreur, il s'éloigna de la route à toutes jambes, sautant de pierre en pierre dans ce paysage de montagne.

Eodroc avait changé lui aussi. Était t-il plus grand ou Ralya s'était il voûté, laissant l'âme du Rat s'émanciper? En tout cas, si aucun sourire n'éclaira son visage sale. L'ombre qu'il était devenu était heureuse de reconnaître en un ancien compagnon un allier de choix. Et s'il ne l'avait pas dit, l'on devinait que Eodroc cracherait volontiers sur l'écu d'Albyor la pieuse, regrettant depuis trop longtemps celui d'Albyor la Noire.

"Pire est le Mal qui vient après l'horreur." chuchota t-il dans le vent.

Doucement, sans précipitation, il quitta la route à la suite de l'ancien homme de la Garde. Finalement ils se rejoignirent au creux d'un vallons à flanc de montagne, coincé entre deux falaises, quand les Sombre Cloches du Temple Shamaran se mirent à hurler. Alertant la ville soumise de son désarroi. Peu être un rayon de soleil percerait t-il les nuages aujourd'hui?

Les deux hommes, marchèrent un moment sans rien se dire. Alors qu'il entrait au couvert des nuages, Ralya brisa le silence en rajustant son capuchon sur son crâne poisseux.

"C'est étrange de franchir la ligne n'est ce pas? J'étais bien plus affoler quand j'ai fait le pas. Attend d'en étriper un ou deux, ça passera."

Si Ralya avait toujours aimé s'entendre parler, le Rat parlait sans retenir ses mots, et l'écho de sa voix ne le charmait plus. Mais il fut forcer de se l'admettre. Le meurtre qu'il venait de commettre, rien ne l'avait jamais autant déçu. Lui qui espérerai en tirer tant de plaisir. Jamais rien ne la ramènerai à la vie. Comme Eodroc ne tarderait pas à comprendre, si un brin d'amour avait éclairer la vie de Ralya. La vengeance consommait celle du Rat d'Albyor.


HRP: nouveau sujet? :HRP