De retour après une longue absence.

Jamais Gamil n'avait éprouvé autant de satisfaction à revoir le pic blanc du Celebdil, le sommet noyé dans la brume de Fanuidhol, et les contreforts austères du Caradhras. Ces trois monts avaient hanté ses rêves un mois et demi durant, qu'il ait dormi dans une chambre confortable à Tharbad, ou bien sous la lune dans les contrées plus ou moins propices qu'il avait traversé. Que se tramait-il dans les mines? Tôrhun avait-il débuté le recrutement des résistants comme il le lui avait conseillé? La situation avait-elle empiré? Autant de questions qui allaient bientôt recevoir des réponses.

La veille, il venait d'entendre de curieux coup sourds sur sa gauche, quand il fut tiré de sa réflexion par un groupe de cinq Nains menés par un sixième, leur guide. Ils avaient été couper des troncs d'arbre sur le versant des montagnes, un peu plus au Sud, et rentraient à présent au bercail, leur chariot chargé de bois.

Le guide, un dénommé Algun, lui expliqua que cette matière d'œuvre était destinée aux fours des forgerons ainsi qu'au chauffage de la salle de la Confrérie.

Les soupçons de Gamil ne furent guère attisés: la corvée du sciage avait toujours été quelque chose de courant aux alentours de Cavenain. Le viel Aznân resta en leur compagnie et se trouva vite en bonne entente avec cet Algun: jeune, débrouillard, courtois et réfléchi, il lui faisait bonne impression...

L'équipe au complet franchit la Porte Est de la Moria le lendemain matin, par une plus battante. Le vieux garde Otör semblait n'avoir pas bougé de place depuis la dernière fois. Ils le saluèrent mais ne s'attardèrent pas. Les cinq bûcherons se rendirent directement à leurs affaires et à leur rétribution, mais Gamil fit signe à Algun de rester un peu; il l'emmena manger un bout dans sa petite masure. La nouvelle de sa venue ne tarderait pas à s'ébruiter, non plus que le poing de Tôrhun à toquer à la porte...

Ma dernière mission avait été de guider ces bûcherons jusqu'à une petite forêt de pins et de cèdres que j'avais découvert tout à fait par hasard, quelques mois plus tôt, lors d'une autre tâche dont m'avait chargé le seigneur Hadhod. Il faut dire que mon métier me fait souvent profiter du grand air... ce qui n'est pas un mal en ces temps de tension!

Notre aller-retour dura près de trois jours, car une charrette, même si elle est d'une aide précieuse pour transporter un chargement de cette sorte, reste quand même un poids qu'il faut déplacer. Nous conservons toujours un ou deux chevaux de trait à proximité de l'entrée, qui nous ont bien servi, mais quand même, nous n'avons pas été bien vite!

Mais cela ne m'avais pas gêné outre mesure, puisque j'étais payé.

Les bûcherons se montraient peu loquaces, et je fus bien aise de rencontrer ce vieil homme en chemin, qui disait s'appeler Gamil. Je ne l'avais jamais bien vu, mais son nom semblait connu sous les montagnes... Il semblait assez m'apprécier, et je dois dire que le sentiment était réciproque. Nous discutâmes de choses et d'autres. Il me questionna beaucoup sur ce que faisaient les grands du royaumes, mais les réponses que je lui fis ne lui suffisaient sûrement pas: moi, modeste guide, je ne savais pas grand chose dans ce domaine. Gamil-aznân me posa également beaucoup de questions sur mon passé, sur ce que j'avais fait avant de pointer mon nez ici, sur ce que je pensais de ma condition; en fait, je crois qu'il essayait de me jauger. Pourquoi? Je n'en sais fichtrement rien!

Finalement, lorsque nous avons enfin atteint le seuil de Cavenain, le vieil encapuchonné me fit entrer dans sa petite maison isolée, et me proposa à manger.

- Je vous remercie du fond du cœur, lui dis-je, car cette petite escapade m'a donné faim! Et ma sacoche est maintenant presque vide. Mais, qu'est-ce que ceci? Du vin... oui ça ira très bien, merci. Le porc salé est délicieux!

Je mangeais en essayant de respecter les bonnes manières: à force de dîner dehors, on finit par oublier l'usage de la fourchette! Je ne pus cependant m'empêcher de poser la question qui me turlupinait tant:

- Nous nous connaissons depuis à peine deux jours, et vous m'invitez chez vous. Comment ce fait-il? Avez-vous quelque chose à me dire?

Tarâk se dirigeait pour la enième fois vers la demeure de Gamil-Aznân. Sa mission au cours des dernières semaines avait été d'attendre le retour du vieux sage et d'en informer au plus vite Tôrhun et les Krammkarn. Aussi avait-il veillé des jours entiers, et parfois même des nuits, lové dans un petit recoin à quelques encablures de chez l'Humain dans un petit recoin de roche. De sa planques, il avait une vue parfaite sur le chemin principal mais aussi sur la demeure de Gamil. Il savait se montrer discret, et la patience était une des qualités qu'il avait développé le plus, c'est pourquoi une mission à première vue si ennuyeuse ne l'incommodait pas.

Quelques minutes auparavant, il avait vu enfin Aznân revenir, accompagné d'un groupe de bucherons. Aussitôt, il s'était éclipsé, moins visible qu'une ombre, plus silencieux qu'un souffle. Il était parti si vite qu'il n'avait pu remarquer que l'un des compagnons de l'humain était entré à sa suite dans la demeure, contrairement aux autres. Cette information n'aurait sans doute pas manqué d'intéresser Tôrhun, mais après tout, il ne pouvait pas tout faire, et cela se saurait bien assez tôt.

Tarâk était donc arrivé au comptoir Krammkarn, et avait prévenu son chef dans leur langage de signes si particulier que le retour tant attendu était enfin arrivé. Tôrhun lui remit immédiatement une missive, qu'il avait semblait-il préparé de longue date exprès pour l'occasion, et lui donna ses nouveaux ordres.

"Tu vas aller frapper chez Aznân, déposer cette lettre au seuil de sa porte, et t'éclipser immédiatement. Ensuite, une fois qu'il sortira, suit le. Et observe. Il faudra que tu me relate tout comportement qui te paraitra non "conventionnel". Ce n'est qu'une mesure de prudence, mais je n'aime pas me défaire de mes vieilles habitudes."

Et c'est ainsi que Tarâk arrivait près de chez Gamil. Juste avant de frapper à la porte, il entendit une autre voix que celle de l'humain à l'intérieur. Une voix naine qu'il ne connaissait point. Il se dit très vite que Tôrhun avait décidément bien fait de ne pas changer ses coutumes, et qu'il allait tâcher d'observer minutieusement "l'intrus".

Il frappa à la porte, et se retira, laissant au sol la lettre qui disait ces mots :

Citation :

Cher ami,
Vous me voyez fort ravi de votre retour. Nous vous attendions avec impatience.
J'estime que nous devons nous réunir au plus tôt, pour que vous nous fassiez part de vos avancements, et que je vous dévoile les nôtres.
Veuillez je vous prie vous rendre dès réception de cette missive au 3ème sous sol, aile ouest, 5ème arche, la salle que vous chercherez est la 3ème sur la gauche.
TK

"Oui, en effet, j'aurai quelque chose à vous..."


"Nous avons rendez-vous ici avec une personne qui ne connaît guère ces couloirs, c'est pourquoi je vais aller la chercher moi-même. Attendez-moi là, j'en ai pour une minute!"


"Salut à vous, mon vieil ami, déclara-t-il une fois qu'ils eurent bâclés les portes. Je suis très heureux de vous revoir sain et sauf, mes pensées se sont souvent tournées vers vous durant mon périple! Mais hélas, comme vous le savez fort bien, nous n'avons pas le temps nécessaire à des retrouvailles convenables, et nous devons chacun en venir au fait."


"J'ai rencontré quelques difficultés en chemin, tant et si bien que mon arrivée à Tharbad fut quelque peu retardée. Mais quand j'y arrivai, je sus que mon voyage en valait la peine, car j'en ai certes appris. Nos craintes étaient fondées: il ne s'agit pas de simples malandrins ou de rôdeurs de grands chemins, mais bien d'une organisation maléfique à grande échelle: que ce soit à Aldburg, dans le pays de Rohan où les choses vont mal, ou bien en Arnor ou au Gondor où les héritiers des Rois ont été enlevés, partout règne une crainte, une crainte qui porte un nom, l'Ordre de la Couronne de Fer."


"Pour faire vite, le but de cet Ordre est, à ce qu'il semblerait, de prendre le pouvoir sur les principaux Royaumes Libres par la ruse, la tromperie, et l'infiltration. Mais je crains fort qu'ils puissent en venir à d'autres moyens si le besoin s'en fait sentir. C'est pire que tout ce que nous imaginions, et il est inutile de dire que la Moria n'a pas connu de danger plus grand depuis les mémorables guerres contre les Orques, au Tiers Âge. Fort heureusement, nous ne sommes pas seuls à agir dans résister. Nous appartenons à rpésent à un réseau, appelé Loge des Passeurs d'Étoiles."


"Je ne vous ferai pas de cours sur la raison de ce nom, je ne suis pas historien, et le temps nous est compté. Sachez toutefois que, pour chaque pays en danger, un Loge a été, est, ou sera créée. Dans quel état d'avancement sommes-nous ici, c'est vous qui allez me l'apprendre. Tous les Résistants doivent cacher leur patronyme véritable et être désignés sous un nom d'animal, afin de protéger sa discrétion comme sa propre famille. Je serai Caribou, et votre conseiller dans toute cette affaire. Mais je tiens, avec votre accord, à ce que le chef de la loge de Moria soit un Nain: vous-même. Et vous répondrez au surnom d'Auroch. Bien entendu, la Loge Mère n'a pu me fournir des informations concernant la situation autour de Cavenain particulièrement. Leur bannière pourrait cependant représenter une couronne surmontée de diamants, et leurs couleurs paraissent être principalement le blanc et le noir..."


"Mon voyage de retour à toutefois été plus fructueux que je ne le pensais. D'une part, j'ai entendu des coups sourds et incessants, à une journée de marche au sud de la Porte Est, contre les contreforts de la montagne. Dans ma hâte de vous revoir, j'ai préféré ne pas m'attarder, mais ce sera peut-être une chose à approfondir lors de nos futures actions. D'autre part, j'ai trouvé en chemin un jeune Nain correspondant au profil que nous recherchons pour la Loge, et qui, de plus, possède une connaissance poussée des alentours extérieurs des mines. J'ai préféré ne pas l'amener directement ici, et il attend actuellement dans le passage des Statues. Si j'ai votre accord, je peux le faire venir de suite. Dans le cas contraire, j'inventerai aisément un subterfuge et il n'aura jamais connaissance de notre secret. Il se nomme Algun, et si je me trompe à son sujet, alors c'est que je suis bon pour la retraite."

Ces derniers mois s’étaient succédés sans grande agitation. Il avait effectué plusieurs allers-retours vers les profondeurs des mines pour se renseigner sur la qualité des minerais extraits. Le mithril avait rendu les cœurs plus avides qu’ils ne l’étaient auparavant et il s’était défait de quelques camarades de tavernes trop orgueilleux et surtout, trop égoïstes à son goût. Il ne parvenait pas à trouver la quantité suffisante de mithril pour confectionner une hache dont la réalisation lui tenait à cœur. Il possédait bien quelques copeaux du précieux métal, mais rien d’utilisable. Il avait rencontré des marchands, des forgerons, des mineurs, des bûcherons, n’importe quel nain qui eut pu lui apporter ce qu’il cherchait le plus intensément. Rien.

Ce fut lors de ces pérégrinations incessantes qu’il rencontra Tôrhun. Mécanisme pur d’autodéfense, douteux, précautionneux. Détours infinis de paroles, de gestes, de sous-entendus utilisés pour étudier Aimên, ses motivations et ses intentions. La prose de son interlocuteur avait fini par fâcher Aimên après l’avoir amusé un certain temps. Les insinuations de Tôrhun mettaient à mal son honnêteté, ses idées, ses valeurs et ses convictions profondes. Afin de ne pas envenimer la situation il s’était simplement exprimer le plus franchement possible, comme à son habitude.

- Dit donc l’ami, tu cherches quelqu’un de confiance pour bouter hors des Terres du Milieu des renégats et tu veux savoir par hasard si je n’en suis pas un moi-même ? Je ferai bouffer sa barber à n’importe quel gredin qui oserait porter le petit doigt contre la Liberté – serait-il un elfe, et d’ailleurs, surtout si c’était un elfe.

Il s’emporta quelque peu sur les risques potentiels que pouvaient représenter les elfes en temps de guerre et sur leur manque de fiabilité générale. Il les tolérait globalement mais n’avait pas une extrême confiance en ce peuple – Aimên était un nain normal.

- Oui l’ami, je donnerai ma vie pour la défense des peuples libres qui parcourent ces terres. Mais je m’arrangerai d’abord pour éclater quelques uns des saligauds qui auront essayé de mettre le foutoir dans notre camp.

Il conclut son bref discours sur ces sages paroles. Il n’attendait pas vraiment de réponse de la part de Tôrhun. Ce nain semblait la précaution incarnée. Il l’écouta attentivement cependant lorsqu’il lui exposa plus clairement, finalement, les buts réels de l’entreprise qu’il construisait doucement, mais sûrement. Sur ordre de Migal Nazan … Gilmal- Az … Gamil-Aznân. Ce nom lui rappelait quelque chose mais étant encore un jeune nain parmi ceux qui fréquentaient la Moria, il ne connaissait pas encore tous les membres importants des différents réseaux existants.

C’était de cette façon qu’il se retrouvait à présent face au dit Gamil-Aznân. Il intercepta différents noms étrangers dont il n’avait jamais entendu parler, par manque d’expérience, ou surtout, de curiosité. Certes, Tôrhun l’avait mis au courant de certaines choses, mais il en apprendrait plus en ce jour. Succession de noms étrangers, de grandes villes et de grands royaumes. L’ennemi grouillait comme des rats dans un égout. « Infiltration » … le mot réveilla des soupçons et chacun se toisa du regard dans la salle. Lui le premier il scruta plus attentivement les faits et gestes de tout un chacun : d’une part car il ne les connaissait pas personnellement, d’autre part car un des membres de la Couronne de Fer aurait très bien pu être parmi eux – malgré les précautions de Tôrhun.
Il retint le vocabulaire utilitaire, mais néanmoins important, utilisé par les membres des loges. Il écouta sans attention particulière le reste du discours. Il n’était pas partie prenant des décisions de ses supérieurs et il n’avait pas de véritable responsabilité quant au choix qui incombait à présent à Auroch – puisqu’il fallait l’appeler ainsi. Il n’avait pas été prévenu par ce dernier qu’il fallait supporter un surnom d’animal. Après tout, cela lui rappellerait les jeux auxquels il participait avec ses frères pendant son enfance. Sauf que cette fois, il aurait certainement le droit de torturer pour de vrai le prisonnier … Cette pensée le fit sourire.

Tôrhun avait pu très rapidement réunir les membres de la Loge. Il les avait prévenu qu'une réunion aurait lieu immédiatement après le retour de Gamil, et les avait enjoint à se tenir près à tout moment. Tous avaient donc répondu présents et étaient là lorsque le vieux sage se présenta : ses compagnons du clan Krammkarn, mais aussi Romo Coeur d'Acier et Hurdïn le garde. Une autre recrue avait été embauchée depuis la première réunion, Aimên.

Celui-ci avait été introduit par Förr, qui, alors qu'il se cherchait une Hache, avait rencontré ce forgeron, et entendu son éloquence à propos de la Liberté et autres droits des peuples. Le second de Tôrhun l'avait alors recommandé à son chef, et celui-ci avait accepté de l'intégrer dans la Loge. En réalité, Tôrhun regrettait en partie cette décision. Il avait choisit d'embaucher Aimên compte tenu de son statut, qui le plaçait au contact de bons nombres de personnages importants, et de sa volonté à défendre le Bien. Mais il s'était depuis rendu compte que ce Nain et lui ne s'accorderaient jamais. Il était bien trop volubile et jovial, pas assez discret, trop téméraire, bref, son exact opposé. Et cette propension à s'épancher lui avait remis en mémoire le fait qu'il connaissait déjà Aimên. En effet, celui-ci avait été au cœur d'un scandale d'adultère dans les Montagnes Bleues, dont certaines connaissances de Tôrhun avaient été les juges. En bon Nain qui se respecte, loyal envers les valeurs ancestrales, le vieux Krammkarn avait à l'époque trouvé l'attitude de ce jeune Nain particulièrement révoltante, et était bien content que l'exil soit voté à son encontre. Aussi, alors qu'il se rappelait de cela, il regrettait amèrement de ne pas s'être souvenu plutôt de Brisedoigts. Mais maintenant qu'il était au courant des agissements de la Loge, aucun retour arrière n'était possible.

Toutefois, à cet instant précis, Tôrhun ne pensait en aucun cas à sa dernière recrue. Il était bien trop attentif à la venue de Gamil et à ce qu'il avait à dire. Les derniers mois avaient été un échec cuisant, ils n'avaient strictement rien découvert, et il leur fallait absolument les informations que le sage ramenait.

Mais il fut relativement déçu. Aznân avait certes quelques informations générales, mais rien de bien précis concernant la Moria. Ils allaient devoir continuer les recherches.

"Amenez donc ce Algun. Si vous l'avez choisit, c'est qu'il doit être respectable. Toutefois, je vous préviens. Je n'accorde pas ma confiance si vite, et je le ferais donc surveiller avant de m'en remettre totalement à lui. Même vous ne le connaissez que depuis peu semble-t-il, alors je ne prendrais aucun risque. Je vous laisse peut-être le soin de lui ré-expliquer toute notre situation en détail, les nobles Nains présents ici n'ont sans doute pas le temps de tout ré-entendre."

Tôrhun confierait au jeune Hûndik le soin de surveiller le nouveau. Ce membre très intelligent des Krammkarn arriverait très vite à analyser le guide, et il aurait une bonne raison de le suivre de près, vu la mission qu'il était sur le point de lancer.

"Bon. Il nous faut décider rapidement de notre marche à suivre désormais. Je pense qu'il nous faut au plus vite nous renseigner sur les bruits que vous avez entendu en revenant. Plus vite nous nous y rendront, et plus nous auront de chances de trouver des informations utiles. Quelques uns d'entre nous devraient s'y rendre pour enquêter. J'imagine que ce Algun semble le plus indiqué pour la tâche. Une bonne connaissance des lieux parait indispensable. Romo et Hûndik, vous l'accompagnerez. D'autres peuvent également s'y rendre s'ils le souhaitent. Mais pas en trop grand nombre, il nous faut rester discrets. Hurdïn peut-être?"

Tôrhun espérait qu'Aimên ne se propose pas, mais il n'y croyait guère.

"Caribou, je vous invite à aller chercher notre nouvel ami. Nous procéderont ainsi aux présentations. Ensuite, ceux qui ont à faire pourront partir, et nous organiseront les détails de la mission à venir."

La réponse que me fit Gamil fut interrompue par des coups donnés à la porte, qui me provoquèrent un léger sursaut. Il s'avéra que, soit l'auteur de ces bruits secs était un petit bout de papier, soit un nain avait toqué puis s'était vite éclipsé après avoir laissé son message (ce qui était plus probable). Mon vieux compagnon ne me dit pas grand chose au sujet de cette missive, mais m'invita à le suivre, ce que je fis sans poser de question. Nous arpentâmes les galeries de la Moria en tous sens, jusqu'à arriver dans une ruelle (si on peut appeler ça comme ça) isolée et jonchée de statues imposantes.

Là, Gamil-aznân me quitta, disant qu'il allait chercher une personne pour un rendez-vous. Je n'y compris presque rien, mais j'obéis. J'attendis durant une dizaine de minutes plutôt qu'une seule, mais enfin le vieil humain revint me chercher en m'annonçant que la rencontre était en réalité organisée dans une salle, et que j'étais attendu. Il m'expliqua en deux ou trois phrases la situation une organisation mauvaise qui rendait Khazaddûm en danger, et une autre organisation dont le but était de contrer la première. Apparemment, mon aide était requise!

* Pourquoi moi? * me dis-je intérieurement.

Mais je n'osai pas déclarer ma pensée à haute voix. Mon nouvel ami avait un côté qui m'impressionnait, moi, petit guide de cinquante-quatre hivers. Il ajouta seulement qu'il me donnerait plus d'informations un peu plus tard, mais que pour l'instant il me suffirait d'être moi-même, et tout se passerait bien. Nous entrâmes dans la pièce où plusieurs nains nous attendaient, que je connaissais plus ou moins de vue pour certains, pas du tout pour d'autres.

- Bonjour à vous, messieurs! déclarai-je avec un signe de tête respectueux.

Je ne voulais pas, d'emblée, leur serrer la main: mes auriculaires manquants pourraient faire mauvais effet. Je préférai concentrer leur attention sur mes paroles, tout en restant le plus honnête possible:

- Monsieur Gamil-aznân m'a prié de venir à cette réunion visant, semble-t-il, à organiser un mouvement de résistance face à une grande menace. Autant vous le dire tout de suite, je ne sais pas grand chose là-dessus, mais si je peux aider en quoi que ce soit, je le ferai, et je n'ai qu'une parole! J'exerce le métier de guide, ce qui peut peut-être vous être utile, non? Mais, au fait, je ne me suis pas présenté: mon nom est...

À ce moment, Gamil m'arrêta net, en levant la main.

"Cela est fort sage, Auroch. Il en ira comme vous le désirez."

Gamil comprenait fort bien les exigences du chef de Loge, et il les approuvait. Il partit derechef rechercher Algun, lui expliqua, ou tenta de lui expliquer, la conjoncture actuelle en deux coups de cuillère à pot, puis entra de nouveau dans la troisième salle salle sur la gauche, où la petite dizaine de Passeurs semblait n'avoir point bougé. Encourageant le jeune guide à s'avancer pour s'exprimer, il fit lui-même quelques pas pour être vu de tout le monde, à la fois de Tôrhun, que du nouveau venu et des autres initiés. Et, lorsqu'Algun fut sur le point de prononcer son nom, il l'arrêta net, parlant d'une voix autoritaire mais bienveillante.

"Votre nom est Hermine, à partir de maintenant. Prenons les bonnes habitudes et gardons-les! Mais, puisque vous ne connaissez pas ou très peu les personnes ici présentes, je vais vous donner leur nom de code. Tâchez de les retenir aussi bien que vous le pourrez."

Il énuméra alors les surnoms en montrant de l'index chaque membre y correspondant. Et, lorsqu'il arriva à Hurdïn, Romo, Aîmen, et Tôrhun, il continua sa liste:

"... Coyote, Sanglier, Grizzli, et notre chef Auroch. Moi, je suis Caribou. Comme je vous l'ai dit, je vous expliquerai le contexte plus en détails quand nous aurons le temps. Nous ne l'avons pas, en ce moment, car nous devons définir brièvement notre prochaine action à entreprendre."

Caribou s'adressa alors à toute la petite assemblée:

"Comme je vous l'ai signalé, les bruits sourds que j'ai ouï provenaient des contreforts sud de vos montagnes... approximativement entre les versants de Zirak et de Shâtur, comme vous les nommez. Autrement dit, entre le Celebdil et le Fanuidhol, si ma conjecture est bonne. À une journée et demi de marche par la plaine, mais nous étions alors encombrés d'une charrette; en outre j'ignore si les mystérieux sons provenaient du niveau du sol ou de plus haute altitude, c'est assez difficile à dire lorsque les échos se multiplient. Je n'ai jamais entendu parler - et vous allez me le confirmer - d'une quelconque activité ouvrière naine qui s'effectuerait sur les flancs extérieurs... je veux dire, de l'autre côté de la Porte. Aussi je puis conjecturer qu'il y a anguille sous roche; si ce n'est pas le cas, nous nous trouverons dans une belle impasse, mes amis!"

Il souffla, comme s'il se remémorait les situations critiques qu'il avait connu, de par le passé et de par sa longue vie, dans les affaires des nains, ou, encore plus anciennement, dans d'autres territoires lointains. Jamais encore il n'avait goûté une telle atmosphère de tension, de doute et de secret, sans pour autant qu'aucune déclaration de guerre ne fut faite...

"Mais ne perdons pas espoir! Auroch nous enjoint de former un groupe restreint, et je suis entièrement d'accord. Hermine, vous entrez maintenant dans l'arène: vous serez le guide."

La petite faction serait donc composée d'Algun, Romo et Hûndik, de par leur agilité, pouvaient se déplacer assez vite et couvrir une bonne distance - mais aussi parce que le dernier avait pour tâcher de surveiller le nouvel entrant. Hurdïn déclara avec engouement qu'il s'arrangerait pour pouvoir les accompagner sans éveiller les soupçons.

"Très bien, conclut Gamil. J'opterais toutefois pour l'envoi de Grizzli avec eux, au cas où il faudrait en venir, en dernier recours, aux mains. Je dis bien en dernier recours, car il s'agit avant tout d'une mission d'enquête, et que vous devez rester aussi invisibles que possibles. Si vous arriviez de nuit sur les lieux, ce serait parfait pour la discrétion... Maintenant, si Auroch est d'accord, je crois que vous partirez ce soir même, après le coucher du soleil. Hurdïn, vous serez, à ce je crois savoir, de garde à la porte Est ce soir, trouvez un moyen d'être la seule sentinelle lorsque les étoiles commenceront à apparaître!"

Il s’impatientait. Il demeurait assis calmement sur sa chaise, mais il bouillait intérieurement. Les présentations se faisaient longues, les allers-retours et précautions multiples lui paraissaient inutiles. Les discours pourraient bien se multiplier seule l’action révélait les réelles intentions des hommes. Les meilleurs orateurs n’étaient pas toujours les plus fidèles et les grandes promesses n’étaient que bourrasque de vent dans une caverne vide : elles créent de l’effet mais ne font pas avancer les choses. Il examina du regard chaque membre de la loge, sans grande discrétion, mais sans animosité particulière. Ils ne se connaissaient pas et l’idée de réaliser quelques missions particulières avec de parfaits étrangers ne lui convenaient guère. Autour d’une bonne pinte son attitude aurait été tout autre, mais les affaires de complots et de guerre silencieuse l’inquiétaient au plus haut point. Rien n’est pire qu’un ennemi invisible.
Il sentit de la part de Torhun, sinon une haine, du moins une certaine inimitié envers sa personne.

Il était occupé à se gratter le menton quand Hermine rentra dans la salle. Encore une nouvelle tête. Le nain avait le poil aussi blanc que la bête dont il portait le nom. Visage calme, trogne amicale – sans doute un nain sympathique. A peine fut-il présenté que Tohrun indiqua l’ordre de leur première mission au sein de la loge. Son nom fut omis, de façon peu convenable. Il inspira profondément, conscient qu’on essayait de le mettre de côté – il évita l’esclandre et se tut. Il lui en coûta beaucoup de garder ses paroles mais il prit le temps d’insulter copieusement le vieux nain dans le silence de son esprit. Il conserva quelques noms d’oiseaux pour Gamil. Le prenait-on réellement pour l’empoté de service ? S’il était une chose qu’il ne tolérait pas, c’était bien les préjugés, surtout lorsqu’ils étaient portés à son égard. Nouvel effort pour ne pas manifester de paroles trop violentes. Il viendrait un temps où les choses seraient clarifiées.

- Si je puis aider d’une quelconque façon je le ferai. Le dialogue n’est pas mon fort mais la force n’est pas mon seul atout.

Il fût laconique et ne prit pas la peine de s’exprimer plus sur le sujet. Il partirait le soir même comme Gamil en convenait et il respecterait strictement les consignes si tant est que sa vie ne se trouverait pas en danger – ou la vie de ses compagnons de route. Il n’avait pas parcouru les terres extérieures depuis belle lurette et une marche au clair de lune lui ferait le plus grand bien. Les étoiles scintilleraient comme des joyaux dans les caves profondes, sans le risque cependant de se cogner au plafond.

Le Coeur-d'Acier était resté de marbre depuis le début de la réunion improvisée par la Loge. Il laissait parler ceux qui avaient envie de se dégourdir la langue, notamment Gamil, l'ermite qui depuis quelques temps semblait bien plus actif que pendant des années auparavant. Le vieil homme mettait du coeur à l'ouvrage et il semblait pleinement préoccupé par la situation en Terre du Milieu. Romo, lui, commençait juste à comprendre. La vie souterraine faisant presque oublier chez certains qu'il existe un monde à l'extérieur.

Lorsque le vieux Gamil ou plutôt Caribou leur donna à chacun un nom d'animal, Romo fut assez satisfait du sien. 'Sanglier' ça sonne bien ! pensa-t-il. Puis restant dans son silence, le Coeur-d'Acier observa longuement chacun des individus présents dans la pièce. Il y avait Torhûn alias Auroch, leur chef, le maître de la Loge, un Nain que Romo respectait ; venait ensuite Hurdin alias Coyote dont le Nain avait fait la connaissance il y a quelques temps déjà ; Algun alias Hermine le petit dernier de la troupe ; Aïmen alias Grizzly un Nain que Romo ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam mais il semblait au Coeur-d'Acier que ce Naugrim-là serait un atout de plus en combat.

Puis lorsque Aznân forma la petite escouade destinée à aller enquêter sur de mystérieux agissements à l'extérieur, Romo fut heureux d'entendre son nom de code. Enfin! Il allait se dégourdir les jambes et faire quelque chose d'utile.

"J'suis partant ! Mais j'ai une question Caribou... si nous trouvons des ennemis, que fait-on ? L'un d'entre nous revient ici vous prévenir ? On s'bat ? On détale comme des lapins ? D'après moi, la dernière option ne sera pas pour moi ! Alors quoi ?"

Sanglier posa ses mains rugueuses sur ses deux couperets. Il était temps pour lui d'entrer en action.

"Tempérez-donc vos ardeurs... Sanglier!"

Tôrhun avait mis un court instant à se rappeler le nouveau nom de Romo. Il tenait à prendre de bonnes habitudes et utiliser d'ors et déjà les codes de la Loge.

"Nous battre contre cet Ordre serait bien plus qu'une grossière erreur, cela pourrait anéantir tout espoir, non seulement pour nous, mais pour tous les Passeurs d'Etoiles.

Notre statut n'a pas changé. Nous sommes toujours une organisation secrète, et qui doit rester telle, notamment pour nos adversaires. Si votre envie de brutalité ne laisse ne serait-ce qu'un seul survivant, ou même un simple indice, alors l'Ordre saura que quelqu'un cherche à lui nuire, et nous serons indirectement révélés."

Le dirigeant de la Loge ne comprenait pas qu'on puisse vouloir agir ainsi dans la précipitation, simplement pour assouvir ses pulsions. Il avait peur que ses camarades ne se montrent trop sanguins et mettent en péril leur mission.

"Tâchez de ne pas sous-estimer votre adversaire. Ils seront sans aucun bien plus nombreux et bien plus organisés que nous ne le sommes, et ce n'est pas à 4 ou 5 que vous pourrez faire quoi que ce soit. Votre unique mission est de récolter des renseignements sur leurs agissements, leur nombre exact, et autres choses de ce genre. Après quoi vous reviendrez faire un rapport, et après seulement nous déciderons de la marche à suivre. Peut être même faudra-t-il en référer à la Loge principale avant d'entreprendre quoi que ce soit."

Tôrhun se méfiait énormément des Nains fougueux, qui étaient une vraie plaie pour un Chef organisé et prudent comme il l'était. Il savait pertinemment qu'à cause d'eux, la plus parfaite des machines pouvait s'enrayer, ce qui conduisait inévitablement à des causes graves. Et dans ce combat contre l'Ordre, il n'y aurait qu'une conséquence : la mort.

"Je récapitule. Vous allez vous renseigner sur les agissements du côté des contreforts sud. Vous prenez quelques renseignements, sans prendre le moindre risque, et vous revenez faire votre rapport. Si j'apprends que l'un d'entre vous a essayé ne serait ce que quelques secondes durant un acte trop téméraire et qui pouvait mettre en péril la mission, je le fais exécuter sur le champ. Et je ne plaisante pas."

Ses yeux lançaient des éclairs et sa voix avait emplit la salle comme un ouragan, terrifiant tous ses interlocuteurs.

"Est-ce clair?"