Edoras. Le château d’or luisait par moment quand un rayon de soleil venait lui caresser l’échine. La pluie s’en était allée mais des nuages gris et lourds pesaient sur les plaines depuis deux jours. Une chaleur écrasante s’était abattue sur les voyageurs et les chevaux suaient à grosses gouttes pour mener leur cavalier et tirer leur carriole. L’été s’était installé brutalement comme un voyou chassant le printemps à grands coups d’orage et de tonnerre, poussant devant lui la sécheresse comme une arme mortelle. Les pluies récentes avaient à peine effleurer la surface, glissant sur un sol scarifié par le soleil, dévalant les pentes et les moindres plis de terrain pour rouler jusque dans l’Anduin. Les sources avaient goulûment avalé le trop plein d’eau, juste de quoi les contenter quelques jours. A peine de quoi faire verdir l’herbe rase. Les plaines du Rohan ressemblaient eu pelage sec et terni d’un cheval galeux. Le royaume était malade. Il ne restait que trois ou quatre petits troupeaux autour de la capitale. Les grandes masses blanches avaient rejoint les versants nains. Les brebis et leurs agneaux paissaient un duvet tendre et frais sous l’oeil colérique du Caradhras. Les bergers avaient suivi ainsi que plusieurs éoreds pour assurer la sécurité du garde manger de leur peuple. Un silence étrange entourait Edoras d’habitude si bruyante, si mouvementée en comparaison des vastes étendues sauvages qui ourlaient les cités rohirrimes.
Harding avait le sentiment de revenir dans une cité ravagée par la guerre.
Ils passèrent les hautes portes de bois sans qu’on ne les arrête. Il avait reconnu un des gardes à l’entrée. Un de ceux qu’il aimait provoquer en duel pour lui coller son poing dans le nez. Un de ceux qui avaient servi Hogorwen et qui avait eu la vie sauve ainsi que la possibilité de réintégrer l’armée à un moindre rang. Un bandit honoré du statut de Rohirrim alors qu’il ne méritait que la potence et la mort. L’oeillade qu’ils échangèrent était lourde de sous-entendus et de promesses agressives. Mais
Harding ne s’arrêta pas. Son esprit était bien trop préoccupé par l’état grave de l’elfe blessée. Ainsi il mena rapidement la troupe jusqu’aux marches du château où il fit mander Gallen Mortensen, le Vice-Roi du Rohan, ou bien Learamn, capitaine dans l’armée. Mais ni l’un ni l’autre n’étais disponible en l’instant. L’un des gardes répondit, sardonique.
- Pourquoi le Maréchal ou le capitaine se déplacerait pour toi hein ? On sait tous que t’as déserté comme un chacal puant !
- Et j’ai bien fais apparemment…l’armée ne recrute que des hommes sans valeur ni honneur. Il y eut un mouvement vif, des mains se posèrent sur les pommeaux des épée ou les hampes des lances mais ce n’était ni le bon moment ni le meilleur lieur pour déclencher une échauffourée.
- Nous avons besoin des services de Dame Aelyn. Une urgence vitale pour une personne qui voyage avec nous. Des blessures faites par des orcs ou pire. Il avait passé sous silence le fait qu’il s’agissait d’une elfe. Tous les Rohirrims ne voyaient pas cette race d’un bon oeil même s’ils restaient cordiaux en leur présence. Mais les histoires de magie et d’enchantements étranges de l’ancestrale Lorien hantaient encore les esprits. On appréciait mieux les elfes quand ils venaient avec de l’or et des objets de valeur. On les aimait moins quand il fallait les prendre à charge et les nourrir à la petite cuillère.
Harding savait que Dame Aelyn saurait faire fi de toutes les différences qui les opposaient. Elle était guérisseuse et ne voyait jamais en ses patients que des âmes à sauver. Rien de plus. Mais les nouvelles n’étaient pas bonnes.
- Dame Aelyn n’est pas disponible non plus. On l’a pas vu hier et pas vu ce matin. Sans doute que son ventre l’empêche de reprendre du service. La promise du Vice-Roi attendait un enfant.
Harding avait vu ses formes s’arrondir au cours de ses allées et venues au château entre deux campagnes de chasse contre les orcs. Officiellement il n’appartenait plus à l’armée. Officieusement il apportait toujours quelques nouvelles à Gallen Mortensen ainsi que les rumeurs qu’il glanait au sein du peuple. Seul Fendor demeurait un sujet épineux où tout les opposait. Ils évitaient d’en parler.
- Demande donc à ta soeur de s’en occuper. Il paraît qu’elle a les bonnes grâces du Vice-Roi et de sa put… Le soldat ne finit pas sa phrase. Une giclée de sang salit les dalles sombres des premières marches du château. Le soldat se tenait le nez en grognant.
Harding fut rejeté en arrière mais personne ne sortit les armes. Tous craignaient le courroux du Vice-Roi et même s’ils détestaient
Harding, ils ne prendraient pas le risque de s’opposer ouvertement à un proche de Gallen. Un autre soldat au tempérament plus calme et plus posé reprit la discussion. Il se tenait à une distance suffisante pour préserver son visage.
- Mène ta blessée dans la maison de soins. Il y aura bien quelqu’un pour la prendre en charge. Harding manifesta plus de retenue et inclina la tête pour le remercier.
- Mais méfie toi fils de Hagen. Tous ici ne t’ont pas pardonné. Harding ne se retourna même pas sous la menace. L’homme faisait sans doute référence aux nombreuses déconvenues qui l’avaient poussé à affronter quelques soldats ivres aux propos incohérents. Il retrouva Odéor et Edwÿne pour leur rapporter la situation. S’il était sanguin et orgueilleux auprès des soldats qui s’opposaient à lui il était toujours aussi froid et plein de retenue envers les occupants du charriot.
- Dame Aelyn est absente ou indisponible. Mais nous pouvons mener l’elfe dans un lieu approprié pour le repos. Il va falloir m’aider. Il s’adressait sans cérémonie à Odéor. Transporter le corps ne fut pas chose aisée au milieu des escaliers de pierre et des marches abruptes. Le Rohan n’était pas une terre façonnée pour les faibles et Meduseld n’était pas conçu pour les estropiés. Vivre ou mourir, telle était la loi qu’imposait le Riddermark. Ils posèrent le corps de l’elfe sur une paillasse propre. La salle était vide mais une agréable fraîcheur baignait les lieux entre les hauts murs protecteurs ornés d’or. Le silence apportait un repos apaisant dans les coeurs.
- Vous ne pourrez pas vous installer ici mais les visites sont autorisées si les enfants veulent la voir. En attendant ils vont devoir me suivre. Ils sentaient le musc de putois. Leurs vêtements étaient des lambeaux pitoyables. Il savait que sa soeur pourrait leur obtenir de quoi manger et se changer rapidement. Elle connaissait les couloirs du château mieux que personne. Il ne s’attarda pas en explications et posa ses mains sur les épaules des enfants pour qu’ils le suivent. Il sentit leurs os pointus sous ses grands mains rugueuses. Une maigreur qui ne semblait pas uniquement liée à leur jeune âge et à de longues courses dans les plaines. Il serra les dents pour garder enfouis les souvenirs de sa propre enfance.
- On va vous trouver de quoi manger et des vêtements avec moins de trous. Il parlait comme s’il faisait un rapport, sans aucune humanité. C’était une information parmi tant d’autres. Il raffermit sa prise sur les épaules des enfants et les conduisit dans les cuisines de Meduseld. Il ne leur laissait pas le choix. Ils étaient arrivés en milieu de matinée et les cuisiniers, leurs apprentis, le boulanger et son aide ainsi que les serviteurs s’affairaient comme des abeilles dans une ruche.
Harding profita du remue-ménage pour chiper une miche de pain chaude dont la croûte brûlait encore les doigts. L’odeur de la mie fumante lui mit l’eau à la bouche et il savourait par avance le moment où il pourrait arracher une tranche à cette douceur bienvenue. Les deux derniers jours avaient été faits de rationnement et de privation. Pour le reste, il demanda à une proche de sa soeur de lui remplir une gamelle en montrant les enfants d’un signe de tête évocateur. Elle revint avec deux écuelles en bois remplies de morceaux d’agneau fumant, de lard fumé, d’un bouillon de sauge où flottaient des pois frais et des haricots. Elle tendit enfin aux enfants deux pâtisseries tièdes, des brioches fourrées aux mûres et saupoudrées de sucre.
Harding demanda des nouvelles d’Alienor mais on lui apprit qu’elle ne travaillait plus en cuisine. Elle était au service de Dame Aelyn. Il dissimula son étonnement et mena les enfants dans une salle réservée aux gardes. Il coupa des tranches de pain, les distribua et s’assit en face d’eux pour les regarder manger. Il n’avait aucune affection particulière pour eux mais il se faisait un devoir de les nourrir convenablement et de leur offrir un peu de repos. Ils avaient l’air de deux oisillons sortis trop tôt du nid. Ils avaient les ailes trop courtes, l’oeil encore mal ouvert, le plumage pouilleux et insuffisant pour les abriter des aléas du temps. Il les regardait depuis un petit moment quand il reprit la parole.
- Dame Aelyn est la meilleure guérisseuse du Rohan. Toujours aussi laconique. Il était terriblement maladroit pour rassurer deux enfants égarés, apeurés et malmenés par la vie. Mais c’était tout ce qu’il avait à leur offrir.