Sur les hautes murailles du Premier Cercle de la Cité Blanche, le soleil s’obstinait à éblouir les soldats qui effectuaient leur tour de garde. Des hommes, debout, scrutaient péniblement l’horizon, la main en visière pour se protéger de la lumière excessive à l’heure du zénith. La chaleur excitait les mouches et les taons. Les bestioles quittaient la fraîcheur des écuries au petit matin et suivaient les Gondoriens à chacun de leur pas jusqu’à la tombée de la nuit. Les moustiques prenaient alors le relais. Trois jours ! Trois jours que cela durait. Et aucun ennemi aux portes de Minas Tirith. Le capitaine
Erelas effectuait lui-même quelques rondes pour soutenir ses hommes. Il espérait de plus en plus voir surgir une armée gigantesque. Les soldats perdaient patience. L’un d’entre eux avait quitté son poste suite à une fièvre fulgurante. On l’avait mené jusqu’aux Maisons de Guérison.
Erelas n’avait plus eu de nouvelle depuis. Mais il savait de quoi il retournait. Il le savait même trop bien.
Que mon tour vienne le plus tard, se répétait-il.
— Mon capitaine ?Un archer de Morthond fit un pas en arrière pour laisser passer un soldat aussi grand qu’il était maigre. Il portait les symboles de la cité sur son armure.
— Mon capitaine, toujours aucune nouvelle de notre côté. Rien ! Personne n’est revenu, que ce soit à pied ou à cheval. Si le général Cartogan a fait libérer les prisonniers de Cair Andros, aucun d’eux n’a regagné Minas Tirith pour l’instant. Depuis quand avait-il eu cette conversation avec le général. Deux ou trois jours ? N’avait-il pas dit qu’il ferait ce qui était en son possible pour ramener vivants ceux qui avaient été capturés par les guerriers du Mordor ? Des mots, sans doute, pour calmer les capitaines, les lieutenants et les soldats. Des mots pour les rassurer et leur faire garder espoir. Des mots pour éviter que la peur ne se répande parmi les troupes. Pour éviter la peur, ou la haine ? Qui ? Qui était parti négocier le retour des troupes captives ?
Erelas n’en avait rien su. Personne à vrai dire n’en savait rien. Dans les hauts étages de la cité, peut-être y avait-il quelqu’un qui était au courant. Mais
Erelas n’y avait pas remis les pieds depuis que Cartogan avait proféré ses menaces. Il n’était pas assez stupide pour prendre le risque de compromettre sa carrière.
Le capitaine
Erelas fit un signe de tête et permit au soldat de reprendre son poste au-dessus des portes de la Cité. Il continua sa marche derrière les fortifications grises et blanches qui renvoyaient trop fort les rayons du soleil et lui faisaient plisser les yeux. Combien de temps faudrait-il pour que les hommes commencent à s’inquiéter ? Certains semblaient déjà se poser des questions. Trois jours et on n’avait toujours vu aucun Gondorien de retour de Cair Andros. Certains parlaient de «
bastion maudit », «
d’île de la Mort » et d’une «
armée de spectres ». Les guetteurs ne rapportaient jamais la même chose. Les éclaireurs se contredisaient tous. Ils étaient peut-être des milliers, peut-être quelques centaines capables d’être à plusieurs endroits à la fois. Il y avait avec eux des femmes et des enfants, des orcs aussi, et peut-être bien d’autres choses encore pires. On racontait aussi qu’ils montaient des monstres noirs au cuir si dur que les flèches rebondissaient sur leur peau, que des guerrières monstrueuses s’abreuvaient du sang des cadavres et se gavaient du cœur des vaincus. On racontait tant de choses qu’
Erelas espérait qu’ils viennent se battre aux pieds des remparts pour en avoir le cœur net. L’incertitude l’agaçait et les superstitions de ses hommes encore plus.
Et si on continue à attendre, ce sera de pire en pire.
En le nommant Capitaine de la Grande Porte, Cartogan avait fait d’une pierre deux coups.
Erelas savait très bien quels honneurs le général espérait qu’il obtienne.
Des honneurs mortels. Mais des honneurs quand même. Et personne ne soupçonnerait le général d’avoir désiré sa perte.
Il sait.
Erelas, lui, savait ses jours comptés, en quelque sorte. Que la guerre éclate ou non, le sort finirait par s’en prendre à lui. Les premiers morts ne s’étaient-ils pas manifestés dans les écuries du Premier Cercle ?
— Mon capitaine ?Cette fois, le soldat n’était qu’un jeune jouvenceau à la barbe naissante. Il fit claquer ses bottes devant
Erelas, les épaules droites et le regard empreint d’un grand sérieux. Un futur lieutenant, s’il survivait au siège et conservait cette attitude si zélée. Le capitaine lui fit un signe de tête pour l’autoriser à poursuivre.
— Les soldats Saelon et Berelach sont revenus. Ils sont encore aux écuries, mais ils ne devraient pas tarder à vous retrouver. Dois-je leur dire de vous rejoindre sur les murailles ?
— Oui et le plus vite possible. Les cavaliers étaient partis la veille au soir avec d’autres hommes pour surveiller les alentours des champs du Pelennor jusqu’au mur de Rammas Echor. Un leurre, pour leur permettre de pousser plus loin et d’avoir des nouvelles de Cair Andros.
Des nouvelles fraîches, qui ne sentent pas le cadavre pourri et la mort à plein nez. Les hommes le rejoignirent, fourbus et las. De la poussière soulignait les cernes qu’ils avaient sous les yeux.
— Mon capitaine, nous avons…
— Pas ici, coupa le capitaine
Erelas.
Les murs ont parfois des oreilles. Certains des hommes qu’il commandait seraient ravis de chercher une position plus sûre, à tout point de vue, en apportant quelques rumeurs fumeuses aux oreilles de Cartogan. Il fit signe aux hommes de le suivre jusqu’à un poste de tir qui dominait les murailles de plusieurs pieds. Il congédia Farmric, le commandant des archers de Morthond.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, capitaine, souffla le vieux soldat en descendant les marches.
Erelas laissa le temps à l’archer de quitter les lieux et permit alors à ses hommes de parler. Ils avaient le visage exsangue malgré les fortes chaleurs et le soleil brûlant.
— La nuit ne nous a pas permis de distinguer autant de choses que nous l’aurions souhaité.
— L’essentiel, Saelon, l’essentiel, gronda
Erelas.
— Peu de feux sur l’île. De la marmaille, des femmes, quelques hommes.
— Leurs guerriers sont en marche ?
— Ca non, on n’a croisé personne en route, dit Berelach.
— Personne ?
— Non mon capitaine, pas âme qui vive entre le mur et l’île. Enfin, pas une âme à eux en tout cas.
— Et nos hommes ?Les deux soldats échangèrent un regard lourd de sous-entendus.
— Capitaine…
— L’essentiel, Saelon.
— Les Gondoriens sont toujours là-bas. Enfin, ceux qui ne sont pas morts ma foi.
— Ils les tuent ?
— Eux ? Non, mon capitaine. Eux ils mangent, ils s’occupent des gamins, ils…
— L’essentiel !
— On les a vus pousser des cadavres dans le fleuve, lestés avec de grosses pierres. L’un d’eux est remonté à la surface et des gars ont pu récupérer le corps.
— Pas une plaie, dit Saelon.
Rien ! Mais bien mort. Ils étaient blancs comme du lait.
— Vous pensez qu’il les saigne ?
— Non, nos hommes se sont vidés tout seuls je dirai. Malades, ou quelque chose dans ce goût-là. Mais parmi les corps, il n’y avait que des Gondoriens. Pas un seul homme noir. Eux, ils mangent, ils s’occupent des gamins…Saelon continua de parler, mais
Erelas ne l’écoutait plus. Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Il n’y aurait jamais de siège, jamais de guerre, jamais de sang versé. Les Nurniens n’avaient que faire des Gondoriens. Ils s’étaient condamnés seuls à mourir, emprisonnés par l’orgueil du général, contenus par de hautes murailles d’arrogance et de fatuité.