Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
La nuit était fraîche. Des rafales de vent d’Est balayaient les paysages escarpés, s’engouffrant entre les falaises pour soulever poussières et brindilles sur son passage. La brise remontait le long des reliefs jusqu’au promontoire rocheux sur lequel ils se trouvaient, soulevant les cheveux bruns du Rohirrim, lui masquant partiellement la vue, dissimulant ses traits derrière un voile de pudeur. Le récit de Huru l’avait ému.
Shuresh.
Learamn n’en saisissait pas exactement le sens mais pouvait aisément imaginer ce que ce terme pouvait renfermer. Un espoir, aussi fou qu’éphémère, pour ces femmes et ces hommes qui pensaient n’avoir plus rien à perdre. L’horreur également à l’évocation de ses massacres qui renvoyaient à ce que l’humanité avait de pire. Le souvenir de la Nuit des Lances Noires refit alors surface. Les cris de détresse, l’odeur de la pierre qui brûle, le bruit des bottes des terribles bourreaux. Il avait été un homme bien différent à cette époque, empli de rêves et de naïveté; toujours animé par ce même désir de justice. Ce soir-là, il avait fait un choix irréversible, déviant du chemin qui avait été tracé pour lui, pour le meilleur et pour le pire. Depuis lors, chaque action qu’il avait menée, chaque choix qu’il avait réalisé, l’avait amené là où il se trouvait aujourd’hui ; à l’autre bout du monde auprès de ces esclaves. Des erreurs, il en avait sans doute commis de nombreuses mais de regrets, l’ancien capitaine en avait bien peu. Ce dernier avait toujours suivi ce qui lui semblait être le juste chemin, parfois à tort mais jamais à mauvais escient.
Quelque part, en écoutant Huru, il lui semblait revoir ce jeune cavalier prêtant serment devant sa garnison à Edoras. Un esprit jeune, empli de doutes et de peurs. Cette même peur qui l’avait saisi aux tripes quand pour la première fois il avait chargé l’ennemi. Cette même hésitation qui avait fait trembler son bras au moment de verser le sang pour la première fois. Cette même détresse en contemplant les corps inanimés d’êtres qui lui étaient chers. Il posa sa main sur l’épaule de son compagnon. Ces mêmes doutes qui avaient assailli son esprit torturé quand son autorité et ses allégeances avaient été remises en question. Comme Huru, il avait maintes fois pleuré ces dernières années, de tous ces malheurs, ces injustices. Tout comme Huru. Au bout d’un certain temps, il avait fini par se persuader que son réservoir de larmes s’était tari, là-bas sur les routes arides du Rhovanion, non loin de la tombe d’Iran. Là-bas, il s’était forcé à croire que plus rien ne valait la peine d’être pleuré en ce monde. Le cœur était toujours lourd, le chagrin encore inconsolable mais les larmes ne venaient plus. Son corps refusant de céder à nouveau aux injonctions de son esprit. Était-ce cela que la Reine avait perçu lors de son arrivée au palais ? Avait-il été épargné, et choisi, pour cette raison-là ? Celle d’un homme fermant la porte à sa part d’humanité pour ne s’accrocher qu’à son devoir ?
“Vous n’êtes pas un lâche Huru. Nul ici ne l’est à mes yeux. La résilience et le courage des vôtres surpassent tout ce que j’ai pu voir à travers le monde.”
Learamn ne mentait pas. Il avait croisé de grands peuples capables de lever d’immenses armées, il avait côtoyé des elfes au savoir millénaire et croisé des Nains à la puissance colossale. Pourtant, rien ne pouvait égaler la force qu’il avait lu dans les yeux de ces femmes et de ces hommes à qui l’on avait tout pris, jusqu’à leur liberté. Nul arme pour menacer, nulle armure pour se protéger. De simples gestes, là un jeune adolescent qui soutenait un vieillard, là un homme aidant un malade dans son labeur sous la menace des coups de fouets. Parfois, rien de plus qu’un regard empathique, preuve d’une humanité préservée malgré les efforts de leurs tortionnaires.
Le rohirrim sourit au jeune homme quand celui ci promit d’aider celui qu’il désignait comme un “Libérateur de l’Ouest”. Un titre bien flatteur pour un soldat en mission. Il le voyait aussi comme un “fou”. Là encore, les meilleurs soldats n’étaient-ils pas ceux ayant perdu tout sens de la raison, prêts à tout sacrifier pour honorer leur serment. Le devoir pour les uns, la folie pour les autres. Pourtant, Learamn ne voulait pas leur donner de faux espoirs. La libération de tous les esclaves d’Albyor ne pouvaient reposer sur les épaules d’un ancien officier de la Marche, dont les plus belles années étaient sûrement déjà derrière lui malgré son âge encore jeune. Quand bien même cela était possible, il se doutait fort que Lyra goûterait bien peu au narratif du “Libérateur”. Pourtant, il y avait quelque chose de grisant à s’imaginer en sauveur des opprimés, guidant cette masse à la force insoupçonnée vers une victoire retentissante. Gagner le droit d’avoir son nom inscrit dans les légendes de tout un peuple, quand bien même il ne pouvait pas comprendre un traître mot de leurs chants. Devenir enfin un meneur capable d’inspirer et non un soldat suivant les directives. Cette ambition pouvait faire tourner bien des têtes, même les mieux faites.
Huru parlait avec sagesse, invoquant l’honneur et l’humanité qui le caractérisait. Il citait également son père, symbole de son humilité et d’un savoir qui se transmettait entre les générations. Pourtant, Learamn fronçait les sourcils, visiblement en désaccord avec la perspective du jeune esclave et de son père. “Non.”
Son interlocuteur le fixa d’un air surpris par cette intervention soudaine. L’ancien cavalier reprit :
“Nous sommes des Hommes, certes. Mais eux, le sont tout autant. Ils prétendent être différents, plus forts que la norme, immortels. Face à la mort pourtant, ils ressentent la même peur que vous et moi. La même.”
Le rohirrim prit une longue inspiration, réalisant l’ironie de son discours. Lui, que l’on avait désigné comme un “varka”, une bête de guerre, depuis son arrivée à Blankanimâd. Lui qui plus d’une fois s’était laissé gagner par une rage guerrière prenant le pas sur tous ses instincts d’être humain. Voilà que ce même guerrier parlait de cette part humaine qui demeurait, même dans les âmes les plus sombres. Une étincelle d’humanité qui m'amènerait point de rédemption pour ces damnés, simplement un moyen de les atteindre. “J’en ai croisé un grand nombre de ces “monstres” comme vous dîtes. Toujours, avant de porter le coup fatal, face à la lame de l’épée et la mort certaine; le même effroi dans leurs yeux…”
Il en parlait avec un détachement certain, comme s’il énonçait un fait banal. Les premiers hommes qu’il avait tué avaient hanté ses cauchemars pendant de longs mois. Le maître de Kryvv, qu’il avait froidement abattu il y a peu, n’avait pas occupé ses pensées plus que quelques minutes. Il se tenait là, jeune homme devenu machine à tuer, à tenir un tel discours, persuadé que les pires criminels gardaient toujours cette part humaine en eux. Huru pouvait-il comprendre que le rohirrim parlait plus pour lui que pour les prêtres de Jawaharlal ? Il porta son regard en direction de l’immense cité, couverte de l’ombre menaçant du Dieu Noir. Sa mâchoire se crispa, son regard s’assombrit.
“Pour tuer un Dieu, il suffit d’une simple goutte de sang. ”
Fourbus par le froid, ils reprirent finalement le chemin du village alors que Huru lui expliquait comment les Melkorites et l’Ogdâr choisissaient les esclaves à leur service. Un processus complexe mais qui semblait relativement possible. Entrer au Temple n’était pas le plus difficile, en sortir était une autre affaire. Learamn devait réfléchir aux conséquences de ses actes. Il était encore dans une forme physique relativement bonne et nulle doute qu’un profil comme le sien ne manquerait pas d’attirer des acheteurs au marché des esclaves. Pour peu qu’il accepte de se faire tatouer afin d’augmenter ses chances, il pouvait bien envisager d’être choisi pour officier au sein du Temple et ainsi se rapprocher de Kryvv. Parvenir à sortir avec elle, en revanche, semblait bien moins enfantin. Il avait été prisonnier des Melkorites, et était parvenu à s’en échapper. Malheureusement, ou peut-être bien heureusement, il n’en gardait aucun souvenir.
Un détail cependant attira l’attention du guerrier. Huru mentionna un individu qui serait parvenu à s’introduire au sein du Temple et provoquer l’évasion sans précédent de nombreux esclaves. Learamn songea instantanément à Khalmeh. L’érudit avait tout risqué pour extirper son ami des griffes des Melkorites et d’une mort certaine. Avait-il provoqué un tel chaos qui aurait vu une évasion massive ? D’un côté cela montrait bien que la sécurité du Temple comportait des failles, de l’autre les prêtres avaient certainement augmenté leur vigilance depuis cette mésaventure.
“Cet homme qui aurait libéré tant d’esclaves du Temple, comment a-t-il pu s’y prendre ? Connaissez-vous un de ces évadés qui pourraient nous rapporter ce qu’il a vu ?”
Leur conversation revint finalement sur la devineresse et l’importance qu’elle revêtait aux yeux de Learamn. Ce dernier avait miraculeusement échappé aux Enfers et se montrait désormais prêt à y replonger afin de la sauver. Ainsi comptait-il honorer son serment. Sans aucun doute. Pourtant, et il refusait de se l’avouer, il y avait bien autre chose, de plus égoïste qui sommeillait en lui. Kryvv avait lu en lui, elle avait vu son avenir. Le rohirrim avait refusé de croire en ces choses, pourtant elle lui avait promis qu’il était important, promis à jouer un rôle prépondérant. Si elle disparaissait, qu’adviendrait-il de sa glorieuse destinée? Cela voudrait-il dire qu’elle s’était trompée? Impossible. Tout l’avait mené jusqu’ici, à ce moment précis. Ce ne pouvait être en vain.
Un sourire triste apparut sur le visage de Learamn lorsque le jeune esclave l’interrogea sur ces femmes qui habitaient son cœur. Divers souvenirs diffus lui revinrent en mémoire, les éclats de rire cristallins de son amour d’enfance dont il ne souvenait presque plus du visage. Les yeux sombres d’Iran qui le fixaient avant la bataille. La douceur d’Ava qui chantait de sa voix d’ange. Une douleur lancinante au niveau du cœur. Un vide qu’il avait choisi d’ignorer. “Peut-être. Répondit-il. Oubliée, morte, perdue. Tel est le destin des amours du soldat.”
Heureusement que les cheveux bruns du rohirrim cachaient partiellement son visage, car il y avait bien une larme qui perlait au coin de l'œil du varka.
The Young Cop
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Un nouveau soleil se levait froidement alors que la nuit continuait à étendre son manteau d’obsidienne sur le village des esclaves d’Albyor. Soleil pâle et diaphane, qui brillait d’une lueur que seuls les cœurs vaillants pouvaient entrevoir. Fragile flammèche à l’apparence anodine qui, sur les branches asséchées des années de désespoir que vivaient les esclaves d’ici, pouvait soudainement s’embraser avec la plus grande des violences. Huru et Learamn n’étaient pas dupes, toutefois. Grisés par la chaleur réconfortante de cet astre intérieur qui réchauffait leurs cœurs gelés, ils pouvaient se prendre à espérer des merveilles, des victoires, des triomphes. Pourtant, ils étaient encore loin de réussir leur pari insensé, celui d’aller porter l’estocade à la plus terrible des confréries de l’Orient, aux fidèles de Melkor lui-même.
Huru ne put s’empêcher de sourire.
C’était un haut fait, il en était certain, qu’aucun esclave n’aurait rêvé pouvoir accomplir. Même s’ils devaient échouer, le simple fait d’écorner l’image de toute puissance de Jawaharlal et de son sinistre maître serait suffisant pour leur permettre de vivre éternellement dans les mémoires. Et si le destin leur permettait de réussir, alors…
Il inspira.
L’espoir.
Sa folie à lui.
Alors un jour nouveau se lèverait sur le Rhûn, quand la plus grande des armées humaines se soulèverait des entrailles de la terre, s’unirait comme un seul derrière la bannière la plus noble de la liberté, et déferlerait sur les cités d’Orient pour en chasser les vils seigneurs qui avaient bâti des empires sur les os et le sang de milliers d’innocents. Viendrait par la suite un nouveau règne, qui jetterait les héritiers du grand roi Sharaman à bas de leur trône, pour placer la couronne du Rhûn sur une nouvelle tête. On chasserait les Melkorites de leurs temples, on donnerait des terres aux esclaves, on célébrerait la vie et la liberté retrouvées… S’il leur prenait l’idée folle de renverser l’ordre établi, alors tout était possible.
Tout.
Les deux hommes ne pouvaient s’empêcher de songer aux conséquences de leurs bouffées délirantes, heureuses ou malheureuses, oscillant entre une effervescence fébrile lorsqu’ils s’autorisaient brièvement à rêver, et une terreur à peine contenue lorsque l’immensité de la tâche leur revenait en mémoire. Les frissons qui parcouraient la peau méridionale de Huru n’étaient pas uniquement dus au froid glacial qui désormais émoussait les sensations au bout de ses doigts engourdis. Ils devaient accomplir seuls et sans armes ce que nul n’avait jamais fait depuis que Melkor lui-même avait quitté la Terre du Milieu. La démesure de leur ambition était à la hauteur de la profondeur de leur désespoir, mais ils pouvaient toujours compter sur l’optimisme suicidaire de l’Occidental, qui avait une façon inimitable de balayer les doutes qui pouvaient émerger au fil de l’eau. Tout simplement. Du revers d’une phrase, comme s’il ne suffisait que de quelques paroles pour embraser ce soleil de minuit et lui donner la vigueur d’un brasier.
- Des Hommes, vous dites… J’aimerais le croire… Des Hommes peuvent-ils se rendre coupables de telles atrocités ?
En posant la question, Huru se rendit compte qu’il ignorait laquelle des deux réponses lui paraissait la plus rassurante. Il y avait bien longtemps qu’il ne considérait plus les prêtres de Melkor comme ses semblables, et c’était à peine s’il reconnaissait l’humanité chez les geôliers qui venaient les escorter jusqu’à leur lieu de travail, ou chez les puissants de la Cité Noire qui semblaient se délecter des souffrances serviles. Imaginer que les maîtres d’Albyor étaient des monstres avait quelque chose de commode. N’était-il pas plus facile de les haïr secrètement, sans éprouver la moindre pitié pour eux, s’ils n’avaient d’homme que l’apparence ? Certes, cela leur conférait une aura presque mystique, qui n’encourageait pas à la révolte, mais il valait mieux les craindre et les détester que de reconnaître en eux des visages familiers. S’interroger à ce sujet, n’était-ce pas déjà commencer à faire vaciller ses convictions ? Les yeux des prêtres de Melkor étaient-ils capables, eux aussi, d’amour ? De compassion ? De crainte ?
Cela était-il seulement envisageable ?
Le Rohirrim en était pleinement convaincu, et Huru essaya de se persuader également, mais il ne pouvait pas l’admettre. Les images d’horreur lui revinrent en mémoire. Ceux qui avaient massacré ses compagnons, ses amis… pouvaient-ils ressentir à l’identique cette peine qui lui déchirait la poitrine en permanence ? Pouvaient-ils eux aussi ressentir la mort dans chaque fibre de leur être, quand le soir venu, ils songeaient à l’absence d’être aimés ? Il était sûrement plus simple de les traiter de bêtes… de les voir comme des animaux sans émotions, à qui il suffisait de briser la nuque.
Pourtant, la perspective de les imaginer ressentir la peur n’était pas déplaisante.
Huru ferma les yeux, et imagina le visage des prêtres de Melkor… Ceux qui avaient tué Nausi… Trouverait-il un jour la paix en plongeant ses iris rougis de colère dans leurs regards terrorisés ? Combien de ces yeux effrayés devrait-il voir s’éteindre pour engourdir enfin l’aiguillon qui lui vrillait les entrailles depuis tant d’années ? Dix ? Cinquante ? Un millier ? Davantage ? Combien ? Derrière ses paupières closes, Huru se vit brusquement au milieu d’un champ de bataille, auteur d’un carnage sans nom, couvert du sang de ses ennemis… Une rage aussi puissante qu’inattendue submergea brièvement les digues de sa raison et lui donna le goût de la violence, de la vengeance. Son père l’avait pourtant mis en garde contre de telles pulsions, mais qu’il était doux d’imaginer…
Ses mains immenses, serrées autour du cou d’un des prêtres…
Le souffle court, haletant.
Les poings impuissants qui le couvraient de chiquenaudes ridicules.
La puissance.
La vie et la mort, entre ses griffes, suspendues à sa volonté. A son bon plaisir.
Il voyait déjà sa victime agonisant, se débattant furieusement, battant des pieds pour essayer vainement de se dégager de cette étreinte mortelle, de cet étau fatal. Il l’imaginait tentant pitoyablement d’appeler à l’aide, d’arracher à son bourreau un bref sursis, un mince filet d’air pour irriguer ses poumons sevrés de vie. Il le voyait, lui et son visage couturé de cicatrices, encadré de cheveux noirs et gras, découpés en mèches sans relief. Il sentait la chair compressée par ses doigts vengeurs, il percevait les pulsations violentes de ce cœur au supplice…
Il vit Nausi.
Son regard de dégoût profond.
Et tout à coup, l’image s’évanouit, le laissant chancelant, étourdi dans les ténèbres. Souillé. Il lui fallut cligner des yeux plusieurs fois pour se rappeler qui il était, et où il se trouvait. Ses mains tremblaient encore. L’Occidental à ses côtés continuait à marcher, et il pressa le pas pour le rattraper, cherchant à mettre de l’ordre dans ses pensées rendues confuses par les émotions et les souvenirs qui s’entrechoquaient comme des osselets dans un gobelet. Ce qu’il avait ressenti ne lui était jamais arrivé avec une telle force, et jamais il n’avait eu autant envie de détruire quelqu’un… Il comprit que son nouvel allié avait raison : il était si facile de glisser dans les ténèbres, et de devenir soi-même la bête que l’on entendait combattre. Quelle différence existait-il entre les prêtres de Melkor et lui-même ? Aucune, de toute évidence, s’il pouvait se rendre coupable de telles pensées. Aucune, si ce n’était qu’il n’avait pas les moyens de mettre en œuvre ses pulsions les plus destructrices, et d’exercer sur eux la vengeance qu’il estimait juste et méritée. Sans doute que les fidèles du Temple de Sharaman croyaient aussi que leurs actions étaient justes et méritées. Sans doute pensaient-ils qu’en versant le sang des innocents, librement, ils faisaient quelque chose de bien. Ils étaient libres, après tout. Pouvait-on, libre, faire sciemment le mauvais choix ? Nul ne les forçait à commettre de telles atrocités, et ils devaient y trouver une certaine satisfaction, à défaut d’y trouver du plaisir. Pour contenter un dieu, que n’était-on pas prêt à faire ?
Lui-même aurait-il pu basculer dans de telles extrémités, si les rôles avaient été inversés ? Il aimait tant Nausi qu’il lui serait possible d’ôter à mains nues la vie d’un autre être humain, sans la moindre compassion… S’il s’était épris d’un dieu avide de sang, que n’aurait-il pas fait pour lui plaire ?
La question le traversa comme la foudre traverse le tronc d’un arbre.
Violemment.
Il ne devait son salut qu’à Nausi… le Cœur de la révolte. Elle qui avait toujours clamé que la victoire ne devait pas être l’opportunité de reproduire les erreurs du passé, et d’instaurer un nouvel ordre tyrannique à Albyor. Elle qui avait toujours défendu le droit des gens de la Ville Haute à vivre, eux aussi, et qui avait toujours fait de son mieux pour lutter contre les factions les plus radicales de Shuresh, en essayant de les convaincre que la survie de la révolte tenait à sa capacité à collaborer avec les autorités d’Albyor pour construire un futur commun. Elle n’avait jamais cru à la guerre à outrance, à l’anéantissement de l’une ou l’autre des composantes de la Cité Noire, et au Grand Soulèvement dont beaucoup rêvaient… y compris Huru. Elle avait toujours cru que le Cœur de la révolte se devait d’être pur, car pour elle aucune victoire les armes à la main ne valait de sacrifier son humanité.
Huru se sentit honteux, mais il choisit de ne pas s’en ouvrir à l’Occidental.
Il viendrait assez tôt le temps où ils devraient confronter leurs valeurs profondes à la réalité qui se présenterait à eux, et il ne souhaitait pas éteindre le soleil qui recommençait à briller au fond de sa poitrine. Pour l’heure, tout ce qui importait était de préserver ce rêve… et tant pis pour les crimes qu’ils avaient commis et qu’ils commettraient encore, en pensées, en paroles ou en actes. Tant pis pour le sang versé, tant pis pour les rêves brisés. Tel était, sans doute, le prix de la révolte.
- Si ce que vous dites est vrai… S’ils nous craignent autant que nous les craignons… Alors peut-être se rendront-ils à la raison et déposeront les armes. S’ils ont peur, c’est qu’ils aiment la vie davantage que la perspective de servir leur dieu. Peut-être que la peur est une bonne chose, après tout…
Il regarda le Rohirrim.
- Vous êtes le premier homme que j’entends parler de sa propre peur.
Ces paroles restèrent en suspens un moment, tandis qu’ils approchaient de la demeure de Kayemba, où quelques hommes montaient toujours la garde. Huru ne put cacher un bref soupir de soulagement, sans qu’il sût trop comment l’interpréter. A ce stade, il ignorait s’il devait souhaiter égoïstement que son père vécût une journée de plus, quitte à souffrir le martyre, ou s’il devait prier pour qu’il fut rappelé vers les terres joyeuses de l’Après-Vie où il retrouverait ses ancêtres. Sa culpabilité nouvelle fit vaciller sa résolution, et le soleil perdit brusquement de son éclat. Il tourna la tête vers le commandant de l’Ouest.
- Tuer un dieu ? Répéta-t-il avec un brin d’ironie. Vous parlez comme si vous l’aviez déjà fait…
Son bref sourire disparut en voyant que son interlocuteur paraissait songeur…
- Vous n’avez pas déjà tué un dieu, si ?
Cette seule question permit au Rohirrim de mesurer à quel point Huru était désespéré, et prêt à s’abreuver à n’importe quelle source, pourvu qu’elle lui offrît un peu d’espoir. Même le plus insensé. Toutefois, l’étranger était peut-être encore plus désespéré encore, car il cherchait n’importe quelle façon d’entrer dans le Temple de Sharaman, sans réellement se soucier de comment il allait s’extraire des griffes de Melkor. Huru n’aurait pas pu l’en dissuader, même s’il l’avait souhaité. Il trouvait même son opiniâtreté louable, et cette dimension suicidaire désintéressée ne faisait que rehausser le caractère héroïque du guerrier qui entendait charger, à lui seul, au milieu d’une foule hostile… A l’évocation de cette question, Huru se fit toutefois plus sérieux, et il prit l’Occidental par le bras pour l’emmener à l’écart et lui parler à voix très basse :
- Ne parlons pas trop fort de ces choses où nous pourrions être entendus, il se raconte mille rumeurs à ce sujet, et certaines pourraient ne pas servir notre cause… Rassurez-vous, je ne crains pas la trahison des esclaves. Jamais. Au contraire, je crains leur excès d’enthousiasme et de zèle. L’homme dont vous parlez, d’après certaines rumeurs persistantes, serait en réalité une femme.
Il regarda autour de lui, avec un regard mêlé d’excitation et de crainte, avant de souffler en un murmure à peine audible.
- Dame Nevä. La Voix de la révolte.
Auprès de tout autre esclave, cette révélation aurait probablement fait l’effet d’un coup de tonnerre, mais même en n’ayant qu’une connaissance récente et embryonnaire de Shuresh, il était possible de sentir le poids de cette révélation. Cette Nevä était la même, si l’on se fiait au récit de Huru, que tout le monde croyait morte pour s’être livrée aux autorités d’Albyor cinq années plus tôt. Si cette rumeur était vraie, cette réapparition pouvait en effet galvaniser les esclaves et leur donner un sursaut de vigueur… mais également les pousser à agir de manière inconsidérée, et les mener droit vers les lames acérées des gardes de la cité.
- Le Temple a tenté d’étouffer l’affaire après l’intrusion, et beaucoup d’esclaves ont été sévèrement punis sans que nous sachions très bien ce qui a justifié une telle purge… Personne n’a pu réellement confirmer qu’il s’agissait de Nevä, mais les informations circulent parfois très vite parmi les esclaves, et apparemment elle aurait tué un contingent entier de gardes du Temple à l’aide d’un seul cri. Et, après avoir semé le trouble dans le jardin même de Jawaharlal, elle aurait organisé la plus grande évasion de mémoire d’homme, en volant au passage le nouveau navire de guerre du gouverneur d’Albyor.
Il n’était pas difficile d’imaginer combien l’histoire avait pu être déformée, mais le poids de la rumeur était sans doute suffisant pour faire causer parmi les gardes au moins autant que parmi les esclaves.
- Si cela est bien vrai, j’ignore comment elle a pu réaliser un tel exploit, mais je peux me renseigner et envoyer des messages auprès des autres villages. Nous n’aurons pas la réponse immédiatement, mais je peux vous garantir que si quelqu’un est en mesure de vous accorder le passage vers le Temple, je m’arrangerai pour le trouver… Mais il y a fort à parier que les gardes seront vigilants. Rien ne dit qu’il sera possible de s’y introduire de nouveau.
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Tels les esclaves enchaînés à leur sort, marchant en silence chaque matin vers les champs où ils s’épuisaient à produire la nourriture quotidienne de la Cité Noire, les jours défilèrent pesamment pour Learamn. L’ancien capitaine de la garde royale du Rohan était tombé bien bas, sans doute plus bas qu’il n’aurait pu l’imaginer en entamant son long périple vers l’Orient. Il goûtait pour la première fois de son existence au statut servile, et découvrait avec épouvante la routine implacable qui s’abattait sur les épaules vaillantes des hommes, des femmes et des enfants qui soutenaient toute la société du Rhûn.
Les matinées étaient rythmées par l’arrivée de cavaliers aux visages fermés qui, tout en restant à une distance prudente de la masse humaine, conduisaient le bétail bipède vers les champs où ils récolteraient les fruits et les légumes, le blé et les tubercules qui seraient ensuite vendus sur les marchés de la ville. Learamn ne put que rester proche de Huru, conscient que sa survie résiderait dans sa capacité à imiter les gestes de son nouveau compagnon d’armes. Marcher, tête basse, sans croiser le regard des gardes. S’épuiser à bêcher, à ratisser et à pelleter des heures durant, sans laisser transparaître trop de signes de fatigue qui auraient pu alerter les sentinelles et leurs fouets, qu’on entendait parfois claquer dans le lointain. En réalité, l’exercice physique était bénéfique pour le corps encore usé de l’ancien officier, mais la maigreur des repas, le manque d’eau, le sommeil inconfortable et la perspective omniprésente de la punition ou de la mort avaient de quoi saper le moral le plus endurci. Huru semblait s’en accommoder, trouvant le moyen de rester silencieux pendant des heures et des heures pour préserver son énergie, afin de retrouver sa verve le soir venu quand les gardes disparaissaient enfin.
Il était comme un de ces poissons légendaires, une de ces immenses créatures dont parlaient parfois les marins de passage ou les érudits, qui pouvaient s’immerger dans l’océan pendant si longtemps qu’on oubliait presque leur existence, avant d’émerger subitement pour reprendre une profonde respiration. Ces monstres immenses, disait-on, étaient responsables des vagues qui s’échouaient mollement sur les rivages du monde. Mystérieux, indolents, insondables, enveloppés dans l’océan qui était à la fois leur tourmenteur et leur protection. Huru était fait ainsi. Placide en apparence, capable de se fondre dans son environnement, en apnée, sans craindre l’asphyxie. Puis, surgissant au moment où on le pensait perdu, il retrouvait cette majesté héritée de son père, le même courage, la même droiture.
Mais pas tout à fait la même expérience.
Il était jeune et terrifié à l’idée de perdre la bataille qui s’annonçait, et qui opposerait une nouvelle fois une armée épuisée à la plus terrible des forces militaires qui existait à des lieues à la ronde. Il ne cessait d’hésiter, de craindre le couperet qui risquait de tomber, de craindre la répression du gouverneur, la montée des sacrifices humains… Et il était terrifié à l’idée de mourir. Même si sa vie semblait n’avoir aucune valeur, il avait tant à perdre… tant de rêves, d’espoirs. A l’inverse, au soir de sa vie, son père Kayemba croyait de toutes ses forces dans la rébellion que ces deux jeunes âmes choisirent de lui détailler.
En réalité, Learamn ne vit Kayemba que deux fois.
La première fois, avec Huru, lorsqu’ils lui rendirent visite pour lui faire part de leur projet fou et encore très imprécis. Le jeune homme avait très certainement besoin de l’aval paternel pour se persuader de se lancer dans cette quête dont ils savaient les conséquences potentiellement désastreuses. Il avait également besoin de son amour, pour surmonter les doutes qui l’assaillaient en permanence et qui faisaient vaciller sa résolution. Enfin, il avait besoin de son soutien : Kayemba était une figure reconnue, et nombreux étaient les esclaves qui acceptèrent de leur donner des renseignements lorsqu’ils surent qu’ils avaient la bénédiction du Poing de la révolte. Cela facilita grandement leur enquête concernant les allées et venues dans le Temple de Sharaman… Les rapports dont ils eurent vent étaient pour le moins préoccupants. Toutefois, Huru choisit également de parler à son père afin d’apaiser son cœur encore assombri par l’échec de la révolte. Il lui offrit le présent le plus beau : la certitude que l’on n’avait pas échoué dans sa vie de père, que sa descendance continuerait après soi, et reprendrait le flambeau égaré en chemin. Ces mots, Learamn en fut témoin, furent un baume bien plus efficace que tous les onguents qu’Ava du Rhûn ou Aelyn du Rohan auraient pu lui fournir.
La seconde fois et dernière fois que Learamn vit Kayemba fut le jour de sa mort. Le Poing de la révolte avait tenu à lui adresser quelques mots, des paroles qui ne pouvaient laisser personne indifférent. En se penchant vers lui, le Rohirrim avait senti cette main encore puissante lui saisir le bras, tandis que ce visage émacié lui soufflait d’une voix à peine audible :
- Personne ne devient esclave par choix… Ce que vous avez perdu, vous le retrouverez… Un jour… Ne sacrifiez pas inutilement votre… votre vie… Vous êtes un homme… avant tout… Vivez.
Learamn n’eut pas le temps de lui confier ses pensées, ou de lui dire ce qu’il retiendrait de ces derniers mots qui trahissaient une profonde clairvoyance. Que n’aurait pas donné le Poing de la révolte pour vivre un jour de plus ? Pour serrer encore une fois ses amis dans ses bras ? Tout cela, il en était privé aujourd’hui, et il ne pouvait que souhaiter les retrouver une fois qu’il aurait rendu à la Terre du Milieu son dernier soupir. Learamn quitta la tente de Kayemba quelques heures avant qu’il ne rendît l’âme, et il comprit à la réaction pudique mais sincère des esclaves d’Albyor qu’un chapitre entier de leur existence venait de s’achever.
A leurs yeux, Shuresh venait de s’éteindre.
Avec Kayemba, mourait la révolte.
Les autorités de la Cité Noire, à l’évidence, n’accordèrent aucun répit aux non-libres après ce décès qui les affecta profondément. Des observateurs attentifs auraient même pu penser que les gardes se montrèrent encore plus suspicieux que d’ordinaire, faisant claquer leurs fouets plus régulièrement, augmentant la fréquence des patrouilles, et la charge de travail. Pourtant, malgré les conditions brutales et l’emprise toujours plus grande des Melkorites, le deuil se fit. On veilla Kayemba sans relâche, et le lendemain soir, quand la nuit fut totale, on entendit quelques cris repris en écho par la montagne, venus des villages environnants. Des hululements aigus, d’abord isolés, puis de plus en plus nombreux, qui ressemblaient à une longue plainte déchirant l’obscurité. Huru, qui n’avait plus de larmes à cette heure tardive, expliqua à Learamn :
- C’est leur dernier hommage. Ils savent que nous les entendons…
Et cette nuit-là, alors que les gardes se méfiaient d’ordinaire des mouvements de foule et des agitations populaires, les cris se poursuivirent longtemps, ininterrompus. Nul milicien n’osa s’aventurer parmi les esclaves endeuillés pour tenter de les faire taire.
Cette nuit-là, Albyor ne dormit pas sur ses deux oreilles.
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Il fallut encore deux jours avant que l’horizon des deux compagnons ne s’éclaircît. Deux jours de labeur pénible et répétitif, qui abrutissaient l’homme au point de lui ôter tout désir de se battre. La souffrance du corps anesthésiait l’esprit, l’étouffait dans une gangue de chair meurtrie et de pulsions primales. Faim. Soif. Fatigue. Des besoins si insignifiants au regard des combats qu’ils avaient à mener, mais qui envahissaient subitement le champ de la réflexion, qui déferlaient sur la logique, la raison, la créativité, et détruisaient tout sur leur passage. Il fallait admirer le sinistre travail des esclavagistes d’Albyor, qui savaient doser avec une justesse rare le point de rupture de leurs marchandises humaines. En les soumettant à une pression trop grande, ils risquaient de causer une révolte. En ne les étranglant pas assez, ils risquaient de les laisser rêver à un futur différent. Les habitants de la Cité Noire maîtrisaient à la perfection l’art de garder les hommes enchaînés.
Toutefois, même les chaînes les plus solides ont un maillon faible.
Ce maillon se présenta innocemment sous la forme d’une vieille femme, alors qu’ils rentraient fourbus d’une nouvelle journée éreintante. Elle se faufila discrètement à leurs côtés sur le chemin du retour, et souffla quelque chose à Huru en rhûnien. Celui-ci continua d’avancer sans tourner la tête, et fit signe à son compagnon occidental de faire de même. Il ne fallait pas donner l’impression de fomenter quoi que ce fût, surtout pas. Ils eurent une longue conversation à voix très basse, qu’ils modulaient selon la proximité des gardes. Les accents de la langue orientale se prêtaient à de nombreuses acrobaties en termes de tonalité, et ils pouvaient réellement échanger dans ce qui semblait n’être qu’un murmure, ce qui aurait été prodigieusement difficile dans certaines langues très raffinées de l’Ouest, où les différents mots semblaient se mélanger lorsqu’ils n’étaient pas déclamés haut et fort. Des siècles de soumission à Melkor, puis à Sauron, avaient-ils favorisé l’évolution d’une langue que l’on avait pris l’habitude de parler en craignant d’être entendu ?
La vieille femme finit par partir dans un mouvement très élégant qui lui permit, en ralentissant très simplement de se laisser absorber par la foule qui l’accueillit bien volontiers en son sein. Qu’il était étonnant de voir les esclaves agir comme un seul homme, et former un organisme vivant capable de protéger chacune de ses composantes.
- Les nouvelles ne sont pas très bonnes, se contenta de dire Huru, alors qu’un garde passait par là. Nous parlerons plus tard.
Puis, replongeant dans l’océan de ses pensées, il s’abîma dans un silence douloureux pour qui souhaitait assouvir sa curiosité. Ils attendirent que la nuit fût entièrement tombée pour s’isoler quelque peu, et discuter franchement des nouveaux éléments à leur disposition. De même que les jours précédents, sitôt que le jeune esclave se retrouva entouré des siens et protégé par l’obscurité, il émergea des tréfonds de sa propre conscience, et redevint lui-même :
- Elle a réussi à obtenir des informations fiables de la part de gens qui travaillent au Temple. Des esclaves, enrôlés après les événements dont je vous parlais il y a quelques jours. D’après eux, les Melkorites sont en ébullition, mais les détails ne sont pas très clairs. On parle d’allées et venues, de rumeurs qui circulent, d’hommes en armes… Il semble se passer quelque chose en ville, en haut lieu, mais personne ne sait quoi. Elle a mentionné des arrestations, de nouveaux procès de l’Ogdâr, mais rien de très concret hélas…
De là où ils se trouvaient, il n’était pas évident de savoir ce qui se tramait dans la Ville Haute, et de bien comprendre les tenants et les aboutissants de relations politiques complexes qui unissaient les différentes factions au pouvoir. Toutefois, la situation pouvait potentiellement jouer en leur faveur. Si les fidèles de Jawaharlal étaient préoccupés par autre chose que la traque du Rohirrim, leurs forces seraient dispersées, et leur attention divisée. Huru reprit :
- La première nouvelle, c’est qu’elle connaît quelqu’un qui serait prêt à vous aider à entrer dans le Temple de Sharaman. Un affranchi qui essaie d’aider les esclaves à retrouver leur liberté. La seconde, c’est qu’il aurait un plan pour vous aider à sortir de là… Mais je n’aime pas vraiment ce qu’il propose…
Son regard se fit plus sombre, tout à coup.
- Il suggère que vous échangiez votre place avec un des sacrifiés à Melkor, et que vous entriez dans le temple désarmé, seul et enchaîné… Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais déjà refusé, et j’aurais privilégié l’option d’intégrer les esclaves qui travaillent au temple. Malheureusement, nous ne savons pas encore quand sera la prochaine vente, ni même si vous serez acheté par les Melkorites… Et il nous reste encore à trouver un marchand d’esclaves qui accepterait de vous tatouer, puis de vous brader. Cela nous demande du temps, de l’organisation, mais c’est tout à fait possible. La seule raison pour laquelle je vous parle de ce plan complètement fou, c’est que l’affranchi en question est prêt à vous faire rentrer à Sharaman après-demain. D’après lui, c’est la seule fenêtre que nous ayons, puisqu’une cérémonie sanglante est prévue, où sera conviée la bonne société d’Albyor. Visiblement, il y aura du monde.
Huru laissa son compagnon méditer sur ces paroles pendant un moment. Les perspectives n’étaient pas réjouissantes, mais après tout, comment espérer autre chose qu’une mission impossible et la perspective d’une mort certaine quand on souhaitait affronter Jawaharlal face à face ? Si même la noblesse de la ville n’était pas en mesure de lui tenir tête, comment imaginer qu’ils pouvaient y parvenir sans prendre des risques insensés ? Alimentant la réflexion du Rohirrim par des paroles plus mesurées, l’esclave ajouta :
- Nous savons que le Temple est rempli d’hommes en armes, sans que nous sachions très bien combien, ni qui ils sont. Nous savons également que nous ne pouvons pas risquer un assaut frontal, au risque d’être bloqués entre les prêtres et la garde de la ville. L’accès à Sharaman est difficile et escarpé, ce qui ne faciliterait pas un assaut comme lors de Shuresh. Même si nous pouvions unir les esclaves au sein d’une grande armée, ce qui nous prendrait des mois, nous n’aurions aucune chance de nous emparer du Temple en tant que tel. Et il reste une inconnue majeure… nous n’avons toujours pas pu confirmer la présence de votre amie, Kryv.
Là encore, les informations étaient imprécises. Les allées et venues de Jawaharlal étaient plutôt faciles à suivre, et ils avaient obtenu des dizaines de récits de ses déplacements dans le temple, entre la salle des sacrifices, ses appartements personnels, et les différents bureaux où on disait qu’il surveillait de très près les questions de sécurité, la fidélité des prêtres itinérants, et les affaires financières. Jawaharlal était à la fois un chef religieux, Grand Prêtre de Melkor, mais de plus en plus il se muait en monarque temporel, préoccupé par les dépenses somptuaires et militaires, par la politique de la ville d’Albyor et au-delà. On racontait que des émissaires du palais du gouverneur venaient régulièrement pour le voir, et implorer la clémence de l’Ogdâr dans certaines condamnations litigieuses. Le Temple et le Palais se disputaient tout simplement le droit de rendre la justice, et pour l’heure les Melkorites l’emportaient franchement.
Tout ce qu’ils savaient aujourd’hui au sujet de Jawaharlal révélait, par contraste, le manque cruel d’informations au sujet de la devineresse. Leurs informateurs, qui tenaient leurs renseignements de quelqu’un, qui connaissait quelqu’un, qui lui-même connaissait quelqu’un qui travaillait au Temple, n’étaient ni fiables ni concordants. Certains affirmaient qu’une jeune femme correspondant à la description de Kryv était bel et bien vivante, tandis que d’autres disaient qu’elle avait été exécutée. Ceux qui l’avaient vue affirmaient qu’elle était prisonnière et torturée, ou bien qu’elle déambulait librement dans les couloirs de Sharaman. On en faisait parfois une sorcière aux mystérieux pouvoirs, qui volait les âmes des suppliciés ; d’autres récits disaient d’elle qu’elle était une victime impuissante que Jawaharlal utilisait pour lire dans l’esprit de ses ennemis, et renforcer son règne de terreur. Les deux compagnons avaient entendu tout et son contraire, et à ce stade ils se reposaient davantage sur des convictions personnelles que sur des certitudes.
Mais pouvaient-ils vraiment pénétrer de force dans le Temple en ne s’appuyant que sur des espoirs ?
Huru savait où cette folie pouvait les conduire.
- C’est à vous de décider, fit-il. Je ne peux choisir à votre place comment vous entendez mener votre vie, et affronter votre mort. Sachez seulement qu’une fois les portes du Temple franchies, votre destin sera scellé, et il n’y aura rien que les esclaves d’Albyor pourront faire pour vous. Je ne peux vous demander qu’une seule chose, au nom de toute la confiance que mon père a pu placer en vous… Si vous deviez sentir la mort venir, et tout espoir s’évanouir, pitié… emportez Jawaharlal avec vous… Promettez-le moi.
Que valaient encore les promesses, dans ce triste monde ?
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Tuer un Dieu. Voilà une idée qui ne manquait pas de panache.
La question de Huru semblait bien sérieuse, comme s’il voyait en l’Occidental un ange de la mort descendu des cieux, capable d’occire les forces les plus puissantes de ce monde du revers de son épée. La vérité était bien plus prosaïque. Fils de paysans rohirrim, jeune cavalier sans mérite particulier ; rien ne prédestinait Learamn à ce destin presque mythologique que l’esclave lui prêtait désormais. Au cours de sa carrière mouvementée, il avait pourtant croisé la route d’entités bien étranges. L’ancien capitaine avait longtemps refusé de croire en la magie et autres phénomènes surnaturels. Des années plus tard, il avait humblement pris conscience que des choses qui dépassaient son imaginaire existaient bel et bien quelque part en ce monde. Pourtant, il n’y accordait pas grande importance ; tout au mieux s’en méfiait-il grandement. Le souvenir de l’ombre de la créature qui les avait attaqués dans les souterrains de Vieille-Tombe lui glaça le sang. Il avait également miraculeusement pris le dessus sur un Premier-Né à Pelargir, une victoire pour laquelle il avait payé un lourd tribut. Voilà sûrement les seuls moments où il s’était le plus approché du “divin”. La question des dieux en général n’occupait guère l’esprit du guerrier. Les traditions de son peuple avaient bercé son enfance, certaines étaient teintées d’une certaine spiritualité, dans leur rapport aux défunts notamment. De la superstition en grande partie, un folklore que l’officier avait toujours respecté sans toutefois prendre la peine de réfléchir à tout ce que cela pouvait bien signifier. Au cours de ses voyages, il avait entendu de nombreux récits concernant des êtres supérieurs ayant façonné le monde. Il avait toujours traité ces informations avec une certaine distance. Si de tels dieux existaient, cela faisait bien longtemps qu’il s’était détourné de leur œuvre, laissant derrière eux chaos et anarchie.
Tous ?
Non.
Seul Melkor semblait avoir subsisté. Dans ces régions, à l’est lointain de l’Anduin, le Dieu Sombre était omniprésent. Dans la langue, dans les représentations, dans la culture et bien entendu dans le culte ; il n’y avait pas un seul domaine où son ombre ne planait point. D’une certaine manière, dans une telle réalité, il en était presque devenu ridicule de remettre en question l’existence de cette figure qui régissait tous les pans de la vie en société. On pouvait le vénérer ou le haïr ; on pouvait le servir, ou choisir de le défier. Mais renier son existence semblait bien vain.
“Non. Je n’ai encore croisé aucun Dieu.” Répondit-il avec franchise.
Un petit sourire provocateur apparut sur le visage du rohirrim avant qu’il ne poursuive.
“Mais s’ils existent, alors cela signifie qu’ils peuvent être tués.”
Toute existence était, par définition, fragile. Plantes, animaux, humains. Toute vie pouvait rencontrer sa fin. Même les elfes, bénis d’immortalité, ne pouvaient rien face à la morsure de l’acier. Pourquoi un Dieu, aussi puissant soit-il, dérogerait à cette règle? Logique implacable.
Learamn accueillit les explications de Huru concernant les rumeurs qui entourait l’évasion s’étant produite au Temple avec une pointe de déception. Il saisissait bien l’importance symbolique que revêtait la survie de l’une des leaders de Shuresh, faisant à nouveau plier leurs tortionnaires. Pourtant cela ne répondait pas aux nombreuses interrogations qui continuaient d’agiter son esprit torturé. La libération spectaculaire orchestrée par Khalmeh en place publique était-elle vraiment passée inaperçue ? Un prisonnier du Rohan, libéré en grande pompe sous le nez de l’Ogdâr par un immense Uruk répondant aux ordres d’un érudit esclavagiste. Un tel récit aurait dû faire le tour de ville ; lui aussi agrémenté de folles rumeurs et exagérations fantasmées. Et voilà que seul Khalmeh semblait en avoir connaissance.
Quelque chose clochait.
Les souvenirs de Learamn étant encore bien trop confus pour déterminer avec certitude ce qui relevait de la réalité. “Ce doit être une femme extraordinaire.” Commenta-t-il simplement.
L’étranger remercia ensuite Huru pour l’aide que ce dernier était prêt à lui apporter et s’en alla vers la chaumière déjà surpeuplée qu’on lui avait assigné. Conscient que la nuit de sommeil s’annonçait bien trop courte.
Les jours se suivaient, répétant inlassablement la même routine mortifère. Pourtant ils ne se ressemblaient pas. Chaque jour, un peu plus de peine et d’épuisement. Là où seul son pied meurtri le faisait souffrir au départ, c’étaient désormais les muscles de son bras et les os de son dos qui lui arrachaient des grimaces quand il devait porter une charge lourde ou se pencher pour arracher un tubercule enraciné dans le sol. L’ancien capitaine avait pourtant l’habitude des longues journées d’entraînement et des journées de patrouille passées sur une selle inconfortable. Mais ici, le manque de perspective, la torture psychologique venaient se greffer à l’épuisement physique ; le rendant insoutenable. Les premiers coups de fouet qu’il reçut avaient été particulièrement douloureux mais la crainte d’en recevoir à nouveau dès qu’un garde s’approchait de son groupe était encore bien plus éprouvante.
Ainsi humilié et malmené, il avait maintes fois songé à céder à ses instincts les plus bestiaux. Se révolter face au coup donné, arracher l’arme des mains de son oppresseur et le ruer de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une idée qui lui caressait doucement l’esprit à chaque fois qu’il levait les yeux en direction des gardes. Il se retint pourtant. Conscient qu’un tel acte entraînerait des répercussions sur le groupe d’esclaves tout entier.
Des esclaves qui devaient déjà vivre avec la peine engendrée par la perte de leur guide. Kayemba s’était éteint au crépuscule du neuvième jour depuis l’arrivée de Learamn. Le Poing de la Révolte avait rendu l’âme auprès de son fils et de son cercle le plus fidèle, Learamn s’étant pudiquement retiré après que le Poing de la Révolte ne lui adresse quelques dernières paroles lourdes de sens. Des mots qui le hantèrent pendant de longues heures. Il lui avait parlé de choix, d’espoir et d’humanité. Malgré tout ce qui pouvait se dire, le vieil homme avait vu cet étranger comme un homme avant tout. Un constat qui pouvait paraître simple, voire évident, mais qui résonna particulièrement dans l’esprit du jeune homme. Depuis son départ du Rohan, voire peut-être même avant, on l’avait désigné de bien des manières: une arme pour les uns, un monstre sanguinaire pour les autres ou encore l’incarnation d’un fol espoir pour certains. Rares étaient ceux qui avaient su reconnaître l’homme qui se cachait derrière ces qualifications. Kayemba avait su le faire. Learamn comprenait désormais pourquoi il était un homme aussi respecté par ses pairs.
Quand Huru vint le rejoindre, les yeux taris de larmes, Learamn chercha à le réconforter en lui posant une main sur l’épaule. Ensemble, ils écoutèrent le dernier hommage que rendaient tous les esclaves d’Albyor au Poing de la Révolte. Le rohir se demanda quelle aurait été sa réaction si le Maréchal Mortensen, qu’il considérait comme un modèle à l’époque, était tombé à Aldburg. Une réaction sans doute similaire. Bien des choses avaient changé depuis. Certains héros meurent en martyrs, d’autres vivent assez longtemps pour devenir les vilains de l’histoire. Kayemba, lui, avait réussi l’exploit de vivre jusqu’à un âge avancé tout en gardant l’admiration de ceux qui le suivaient, malgré les horreurs, malgré la défaite. “Son souvenir ne sera pas vain.”
Les nouvelles apportées à Huru par la vieille femme étaient pour le moins déstabilisantes.
L’agitation qui secouait la Cité Haute ne le surprit pas. Les arrestations de l’Ogdâr au sein du palais du Gouverneur Hagan et l’arrivée de la cargaison militaire pour les Melkorites avaient sans doute rebattu toutes les cartes et l’équilibre des forces.
Ce fut surtout le plan proposé pour s’introduire, et sortit du Temple qui le fit tiquer. Malgré toute sa détermination, la perspective de se proposer en sacrifice à Melkor n’avait se révélait terrifiante. Il s’était déjà rendu devant les Melkorites à Lâm-Su, et s’il ne gardait presque aucun souvenir de sa captivité et de ce qu’il avait pu y subir ; il doutait fortement que cela puisse être comparable au traitement d’un homme qui servirait de sacrifice. Et si les choses tournaient mal ? Il se voyait déjà faire face à une exécution publique sous les yeux avides de sang d’une foule de fanatiques en plein délire.
Il grimaça.
Une bien mauvaise manière de conclure sa première entrevue avec le Dieu Noir pour celui qui se rêvait déjà “pourfendeur de dieux”. Les dernières paroles de Kayemba lui revinrent également à l’esprit. Il était prêt à prendre de si nombreux risques mais avancer consciemment vers une mort certaine serait-il bien utile ? N’y avait-il pas mieux à faire que de courir au suicide ? Son destin glorieux ne pouvait piteusement finir sur un autel.
Et puis, il y avait un autre souci avec ce plan.
“Je n’ai pas été tout à fait honnête avec vous Huru, fils de Kayemba. Mais je vous dois la vérité.”
Il baissa les yeux, honteux d’avoir menti, ou du moins caché la vérité, à celui qui avait tant risqué pour l’assister dans sa folle quête. Le rohir avait d’abord jugé préférable de ne pas mentionner son passif avec les prêtres du Dieu Noir, arguant simplement que la capture de Kryvv représentait sa motivation principale. Cela aurait pu effrayer l’esclave, l’éloigner de leurs intérêts communs. “Le Temple de Sharaman. J’y étais. J’en suis sorti. C’est du moins ce que l’on m’a rapporté.”
Il lui rapporta alors les évènements qu’il avait vécu depuis son arrivée à Albyor. L’ordre de mission, la rencontre avec Kryvv, sa capture à Lâm-Su et son séjour chez le gouverneur. Il évita cependant d’évoquer certains “détails” en particulier la nature de la cargaison qu’il avait découverte dans la cale du navire. Il crut percevoir une pointe de déception dans les yeux de son allié, sans doute blessé de ne pas avoir été mis au courant de tout cela. “Je suis désolé de vous avoir caché tout cela. Comprenez-moi, depuis mon arrestation, mes souvenirs sont flous et il m’est impossible de me souvenir ou de discerner le vrai du faux.”
Il disait vrai, toutes ces tentatives de se remémorer ce qui s’était réellement passé se soldaient par des échecs ou des hallucinations au sens cryptique. Qui savait quelles horreurs on lui avait fait subir dans les entrailles du Temple ? Son esprit avait été peut-être sournoisement brisé pour effacer sa mémoire. Peut-être était-on allé encore plus loin en lui inculquant de force de faux souvenirs ou en le programmant de telle ou telle manière.
Khalmeh lui avait-il dit toute la vérité ? Ne lui avait-il dit même qu’une once de vérité ?
Il ressentit alors un picotement désagréable en dessous de ses ongles.
Le serment d’allégeance qui liait le guerrier à la Reine Lyra représentait également un obstacle certain pour Huru qui voyait la souveraine comme celle qui avait orchestré le massacre des siens. Learamn était un homme de parole. L’Ogdâr représentait un ennemi commun et il était prêt à aider ces esclaves dans leur quête de liberté. Néanmoins, il restait un soldat ayant prêté serment. Il ne pourrait se dresser face à la volonté de la Reine si celle-ci formulait explicitement son souhait de mater une nouvelle rébellion d’esclaves. Pourtant, Learamn était convaincu que son engagement auprès de Huru et ses obligations auprès de Blankanimâd n’étaient pas forcément contradictoires à condition que chaque parti choisisse la paix plutôt que la guerre. “Vous disposez d'une force insoupçonnée. Je comprends que la Reine représente un ennemi pour vous mais elle pourrait bien voir en vous une opportunité de déstabiliser le pouvoir de Jawaharlal. Si vous parvenez à rallier les esclaves derrière vous, le Rhûn devra compter sur une nouvelle force de cette ampleur. Bien des choses ont changées depuis Shuresh.”
Il se reporta ensuite son discours sur le plan proposé par les esclaves pour s’introduire au Temple.
“Si j’ai vraiment été retenu dans les profondeurs du Temple, alors nul doute que certains reconnaîtront son visage si je me livre en grande pompe pour être sacrifié. Alors, je serais surveillé de près et tout tomberait à l’eau.”
Learamn cherchait des excuses de ne pas s’offrir ainsi en pâture mais il relevait un point qui avait son importance. Son évasion présumée était encore récente et nombre de ses tortionnaires devaient encore sans doute se rappeler des traits de cet impétueux rohirrim qu’on avait capturé près de la précieuse cargaison.
“Notre avantage est seulement qu’ils ne doivent certainement pas s’attendre à ce que je reviennent volontairement après avoir échappé à leurs griffes. Mais cela doit se faire de la manière la plus discrète possible, sans éveiller de soupçons.”
Pour éveiller le moins de méfiance possible et ainsi augmenter ses chances de réussite, il fallait revenir de manière différente mais aussi avec une apparence différente. Il contempla son reflet dans une flaque d’eau stagnante, illuminée par l’éclat blafard de la lune. Ses cheveux mi-longs étaient devenus hirsutes et sa barbe mangeait désormais une grande partie de son visage.
Il savait ce qu’il devait faire. Devenir méconnaissable.
“Le temps nous est compté et il nous faut agir vite. Trouvons un marchand d’esclaves prêt à me raser intégralement et me tatouer.”
Learamn se redressa, un air déterminé sur son visage marqué. Pour la première fois depuis si longtemps, il disposait d’une ébauche de plan. Bien bancale mais existante et il n’en fallait pas plus pour réveiller l’abnégation du guerrier qui sommeillait en lui.
Il se tourna vers Huru pour répondre à sa demande.
“Je peux vous promettre que le Temple ne sera plus le même après mon passage. Avec ou sans Jawaharlal.”
The Young Cop
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Huru, fils de Kayemba, n’avait jamais porté l’épée comme un soldat, et pourtant il sentait distinctement l’heure du combat approcher, avec la même certitude qu’il sentait le jour se lever sans même avoir besoin d’ouvrir les yeux. De même qu’il percevait la caresse délicate du soleil sur sa peau, et entendait les oiseaux qui s’éveillaient un à un dans leurs nids perchés sur de fines corniches, dans les pores de la montagne, il ressentait viscéralement la proximité du sang, de la violence et de la mort. Étrangement, cette perspective ne parvenait plus à l’effrayer… Les premiers jours de son engagement avaient été difficiles, marqués par des hésitations permanentes, par un désir de fuir aussi loin que possible, mais ces atermoiements étaient derrière lui désormais. Il avait vécu une seconde phase, où il s’était senti animé par une énergie folle qui le poussait à courir en tous sens pour essayer de préparer les esclaves à ce qui risquait de se produire sans trop leur en dire, à récolter les bribes d’informations dont ils auraient besoin pour accomplir leur mission, à faire venir quelques armes pour lui et la poignée de volontaires qu’il avait pu rassembler autour de sa personne et de la mémoire de son père, afin de prêter main-forte à Learamn le moment venu. Cette agitation lui avait permis de camoufler sa peur, et de donner du sens aux heures interminables qui le séparaient du moment fatidique. Aujourd’hui, toutefois, il se sentait calme. Apaisé. Baignant dans le flot du temps, il se plaisait à ne plus lutter contre le courant et à se laisser glisser négligemment en aval de son propre destin. Feuille morte ondulant à la surface d’une existence liquide, il savourait les instants de tranquillité en conscience, s’évertuant à communier avec la nature austère et brutale autour de lui.
Malgré toute la violence de son environnement, il se prit à trouver de la beauté dans cette cité.
Albyor la Cité Noire, repoussoir pour les hommes sains d’esprit, avait ses charmes. La tiédeur d’une douce journée d’hiver. L’odeur virile de la sueur et de la poussière mêlées, le produit du labeur et de la force de caractère de ces milliers d’hommes réduits à presque rien. Le bruit de la brise sifflant entre les pierres, que les Cracheurs de Vent attrapaient parfois pour composer des mélodies qu’on entendait résonner dans les vallées, à des lieues de là… C’était ce qu’on racontait, tout du moins.
Huru referma le poing sur un surin qu’il avait fabriqué maladroitement à partir d’une pierre soigneusement aiguisée, entourée d’une corde fine enroulée patiemment pour former une garde. Une arme de fortune, dont l’efficacité serait limitée face aux armures des gardes de la ville, et face aux cimeterres des sédéistes du Grand Prêtre de Melkor. Elle le rassurait, toutefois, et lui donnait le sentiment que quelque chose était possible. Que les jours à venir ne seraient pas seulement une triste répétition de Shuresh et de la répression qui avait suivi. Il se répétait, encore et encore, que leur plan avait des chances de fonctionner. Il essayait de se rappeler qu’aujourd’hui, personne n’appréciait les Melkorites en ville, et qu’en portant un coup décisif à leur confrérie, en décapitant le Temple de Sharaman, ils pouvaient espérer acheter la clémence du gouverneur Hagan.
Une mince tige d’espoir, qu’il s’efforçait de cultiver, à l’abri des regards.
Pour les compagnons qu’il avait réussi à rallier, ce n’était rien de plus qu’une mission suicide qui n’avait d’autre but que d’attenter à la vie du Grand Prêtre. Un assaut dont personne n’espérait sortir vivant, et dont les conséquences pouvaient certes s’avérer néfastes pour les autres esclaves, mais que tous assumaient pleinement. Huru s’était assuré qu’ils ne parleraient à personne de leur entreprise. Moins leurs frères et sœurs asservis en sauraient, moins le poing vengeur de leurs bourreaux s’abattrait sur eux. Ces hommes et ces femmes qui étaient prêts volontairement à donner leur vie pour abattre Melkor étaient courageux, résolus et disciplinés… Ils auraient pu être les nouveaux visages de la révolte, le souffle d’une véritable révolution à Albyor. Toutefois, Huru avait tiré des leçons des aventures de son père : il avait choisi cette fois la discrétion, la ruse. Pour tuer un dieu omniscient, mieux valait évoluer dans des ombres où le Seigneur des Ténèbres lui-même ne songerait pas à regarder.
Cependant, l’esclave n’était pas le seul à être passé maître dans l’art de la dissimulation.
Learamn conservait sa part de secrets, et non des moindres.
Ce dernier fit le récit d’une véritable épopée, qui tira tour à tour à Huru une réaction contrariée, inquiète, et impressionnée. L’épisode de Lâm-Su était particulièrement étonnant, et révélait à la fois la dangerosité des prêtres de Melkor et de leurs serviteurs, mais également le courage de Learamn, qui avait choisi de faire face à son destin. L’esclave ressentit une pointe de déception, car il lui semblait que la précédente capture du Rohirrim était une information majeure, qui aurait d’ailleurs pu conditionner la réaction de Kayemba à son encontre. En effet, nul n’aurait voulu accueillir une personne s’étant échappée du Temple de Sharaman, au risque de s’attirer les foudres de Jawaharlal. L’idée d’avoir été dupé par un allié, une personne aux côtés de laquelle Huru s’apprêtait à plonger dans le sang et la bataille, ne lui plaisait guère. Sa confiance dans l’étranger s’effrita quelque peu, lui qui avait été conquis par son discours noble et désintéressé, par ses valeurs, et par la perspective de continuer à faire vivre la révolte dans le cœur des esclaves d’Albyor. Aujourd’hui, Learamn se présentait sous un autre visage : celui d’un homme moins franc qu’il en avait l’air, préoccupé par d’autres considérations que la seule noblesse de vouloir sauver son amie, et dont les liens troubles avec le Temple Sharaman faisaient de lui un risque potentiel.
- Vous auriez dû me le dire avant…
Huru se pinça l’arête du nez, incapable de cacher son agacement.
- Des hommes et des femmes de valeur ont mis leur vie dans la balance pour vous aider, des gens de bien, qui méritent qu’on leur donne les meilleures chances de réussir à donner un peu, un tout petit peu d’espoir aux milliers d’esclaves d’Albyor. Comment avez-vous pu me cacher pareille chose ? Que dois-je leur dire, maintenant ?
La question n’était pas purement rhétorique. Les compagnons de Huru s’étaient engagés librement, et en connaissance de cause… Du moins le croyaient-ils. Ne méritaient-ils pas la vérité ? N’avaient-ils pas le droit, eux aussi, à cette confession qui changeait tout dans leur approche ? Ou bien l’héritier de la révolte devait-il aussi apprendre à mentir, à travestir ses sentiments, à dissimuler ses pensées pour ne pas compromettre le sort de leur terrifiante entreprise ? Il s’assit lourdement, terrassé par le poids de ces deux alternatives.
- Si je leur révèle ce détail, qui sait combien abandonneront ? Qui sait s’ils auront suffisamment confiance en vous pour aller jusqu’au bout ?
Les excuses de Learamn, quoique sincères, ne changeaient rien à leur situation. S’ils mentaient, ils maintenaient leurs chances de succès, déjà extrêmement restreintes, à un niveau acceptable. S’ils disaient la vérité, ils prenaient le risque de voir la fenêtre d’opportunité se refermer, et de perdre de précieux compagnons qui étaient appelés à jouer un rôle crucial. La moindre défection, et leur plan audacieux ressemblerait bientôt à un baroud d’honneur vide de sens. Ces volontaires s’étaient engagés parce qu’ils croyaient sincèrement qu’ils avaient une chance de réussir. Si le visage de Learamn venait à être reconnu par un des hommes du Grand Prêtre, ils auraient tout sacrifié pour rien.
- Et puis il y a votre association à la reine… Je savais que vous étiez un homme plus important qu’il y paraissait, mais je n’imaginais pas que vous puissiez travailler directement pour Lyra Armadin. Encore une fois, vous cachez un passé bien trouble. Toutefois, cela pourrait être un avantage. Si vous avez son oreille, peut-être pourrez-vous retenir son bras, et la convaincre d’épargner les esclaves d’Albyor. De mon côté, si nous devions survivre à cette triste journée, il me faudra utiliser toutes mes ressources pour convaincre les esclaves de prêter allégeance à celle qui incarne à leurs yeux la répression de Shuresh et la raison de la montée en puissance des Melkorites.
Il aurait pu partir sur une nouvelle colère, mais au contraire, un léger sourire fleurit sur son visage juvénile.
- Vous ne me facilitez pas la tâche, étranger.
Restait désormais la question de leur infiltration dans le Temple.
Learamn avait joué cartes sur table, et il avait désormais conscience que se rapprocher de Jawaharlal ne serait pas aussi simple qu’il l’avait imaginé. Ses souvenirs étaient flous, mais d’après les dires de Khalmeh, il était resté pendant trois semaines prisonnier des Melkorites, ce qui signifiait qu’il n’était pas un inconnu pour les prêtres et les gardes qui devaient continuer à le rechercher à l’heure qu’il était. L’idée de changer totalement d’apparence était sans doute la bonne, mais elle impliquait une transformation radicale qui ne serait ni facile à vivre, ni facile à assumer par la suite. Huru comprit qu’ils atteignaient désormais le point de non-retour.
- Je connais quelqu’un qui peut nous aider.
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La lueur vacillante d’une bougie à moitié consumée se reflétait négligemment sur la lame en train d’être aiguisée. Le chuintement régulier de la pierre sur le fil de l’acier avait de quoi donner des frissons, tant les mains qui tenaient l’arme semblaient expertes. Un peu d’air entra dans la pièce quand Huru pénétra dans le réduit, avec sous le bras une sacoche de cuir contenant le précieux matériel. La flamme solitaire ondula, jetant des ombres inquiétantes sur les visages. Celui de Learamn, d’abord, qui semblait avoir vieilli avec ces sillons creusés dans ses joues par les ombres chaleureuses. Celui du sculpteur, également, qui achevait d’affûter son arme avant de se lancer dans sa sinistre besogne. Ce fut lui qui rompit le silence :
++ De sculpteur à coiffeur… Rien que ça. Je te préviens, Huru fils de Kayemba, je n’épilerai que la tête de ce grand échalas. ++
La conversation en rhûnien, qui échappait à Learamn en grande partie, tira un sourire à Huru, qui prit soin de verrouiller soigneusement la porte par laquelle il venait d’entrer. Par rapport à lui, l’Occidental n’était pas très grand, mais leurs interlocuteur était né nain, et tout le monde lui paraissait immense, si bien qu’il se plaisait à injurier copieusement de « grand échalas », « grand gibet » ou « arbre sans fruits » ceux qui lui rendaient visite, selon son humeur. Celle-ci était réputée pour être généralement mauvaise, parfois exécrable, et de temps en temps caustique mais supportable. Ils avaient de la chance, aujourd’hui. Il fallait dire qu’ils avaient fait des pieds et des mains pour réussir à se rendre auprès de leur sculpteur qui se trouvait habiter hors des quartiers réservés aux esclaves, dans une des nombreuses maisons troglodytiques que l’on trouvait en périphérie de la Ville Sombre. Ils avaient dû mobiliser beaucoup de moyens pour prendre contact avec lui, et encore davantage pour réussir à échapper à la surveillance des gardes, se faire oublier lors d’un transfert, et ensuite rallier la maison de l’intéressé.
++ Merci, Arlan, ça ne sera pas nécessaire. ++ Répondit Huru. ++ Juste la tête, s’il-te-plaît. Et je t’ai ramené ton encre, comme promis. Comment va notre patient ? ++
Arlan tourna la tête vers Learamn, et eut un sourire inquiétant :
++ Il ne sait pas ce qui l’attend, je crois. ++
Quand on lui avait dit qu’il aurait à tatouer une personne, le sculpteur ne s’était pas ému outre mesure. Après tout, c’était ce pour quoi il était le plus connu dans la Cité Noire, et il ne comptait plus les fois où un marchand d’esclaves était venu lui présenter un lot de nouvelles marchandises à tatouer : des récalcitrants, qu’on attachait parfois fermement sur une table en bois, ou bien des misérables qui pleuraient toutes les larmes de leur corps et juraient de ne plus jamais recommencer. Les tatouages étaient, il fallait le dire, généralement réservés aux esclaves récalcitrants à qui on voulait infliger une punition à la fois physique et symbolique. Les autres étaient généralement frappés d’un poinçon, qui n’était pas moins douloureux, mais qui ne nécessitait pas le même investissement… Le fer chauffé à blanc était efficace, mais inesthétique et grossier. Les marchands traditionnels, qui entretenaient des liens anciens avec les sculpteurs, préféraient encore les punitions classiques.
Toutefois, il n’était pas question de punition ici.
L’homme qui se tenait désormais devant Arlan était volontaire pour se faire tatouer – un comble ! –, et il souhaitait opérer une véritable métamorphose physique afin de devenir méconnaissable. C’était une demande tout à fait inhabituelle, mais le sculpteur était avant tout un commerçant, et il ne jugeait pas les motivations profondes de ses clients. De la même manière qu’il ne faisait aucun commentaire sur les maîtres les plus cruels et les plus sadiques qui se plaisaient à défigurer leurs esclaves, il ne questionnait pas le moins du monde les mobiles de cet homme qui souhaitait à tout prix intégrer la grande famille des esclaves d’Albyor. Tant qu’il y gagnait quelque chose.
++ Pose l’encre ici… Je vais commencer par tondre le géant. ++
Arlan n’était ni tendre ni bienveillant, mais il était efficace et il savait parfaitement quoi faire pour donner à Learamn l’apparence qu’il désirait. La première opération consista pour Arlan à humidifier la tête de l’Occidental, ce qu’il fit sans ménagement en le forçant à se baisser pour immerger intégralement ta tête dans un baquet d’eau glacée. La lame trouverait mieux son chemin dans des cheveux et des poils rendus un peu plus propres par un trempage intensif, qui ressemblait à s’y méprendre à une tentative de noyade. Quand le Rohirrim fut délesté de la crasse et de la poussière accumulée ces derniers jours, ce fut au tour de l’acier de faire son travail. Les premiers coups furent aussi précis que décisifs. Assis en tailleur sur le sol, Learamn pouvait voir les longues mèches de sa chevelure dégringoler autour de lui, bercé par le bruit régulier du rasoir grattant contre sa peau et sectionnant le cheveu à la racine. Après un premier travail pour dégrossir, Arlan nettoya de nouveau la tête de Learamn, et s’attela à rendre son crâne aussi lisse qu’un morceau de bois poli. Le tout ne dura qu’une petite demi-heure, mais ce n’était que le début de la souffrance pour l’ancien officier, désormais dépossédé de tout ce qui avait jadis constitué son identité.
Arlan se lava soigneusement les mains, puis s’empara d’un objet qui ressemblait à un ciseau à bois. Après tout, il était sculpteur. Il pointa du doigt la chemise du guerrier, et lui siffla :
- Parti, parti !
Son westron était très approximatif, mais il savait se faire comprendre par le geste, et il ne fallut pas longtemps pour que Learamn comprît que le tatouage se ferait sur son torse. Arlan l’évalua un instant, palpant la peau pour savoir où il serait préférable de procéder, selon des considérations à la fois médicales et stylistiques. Hélas, il ne restait plus beaucoup de chair sur le corps du guerrier, qui avait souffert de nombreuses privations et qui n’avait pas encore pleinement récupéré de sa captivité chez les Melkorites. Arlan finit par s’arrêter sur son épaule droite.
- Oui, oui…
Il réfléchit un instant, puis revint au rhûnien.
++ Il aura bien besoin d’une petite protection contre le mal, je vais essayer de lui préparer quelque chose… La même que pour Nausi, en espérant qu’elle marche un peu mieux… Tu veux bien lui expliquer la procédure, Huru ? Cette langue barbare est trop compliquée pour moi. ++
Huru fronça les sourcils, mais ne répondit rien, et se contenta de parler à Learamn :
- Arlan est le meilleur dans son domaine, j’ai pensé que nous aurions besoin de toutes les chances, c’est pour cela que j’ai fait appel à lui. Il tatoue pour les marchands d’Albyor, mais il a beaucoup de sympathie pour les esclaves, et il lui est déjà arrivé de prendre des commandes spéciales. Certains tatouages sont trop infamants pour être portés, et il lui arrive de recouvrir certains dessins par d’autres plus anodins… Il vaut mieux ne pas être estampillé « propriété du la reine Lyra », si vous voyez ce que je veux dire. Bref, il ne fait pas de tatouages au hasard, et il se propose de vous faire une protection symbolique. C’est une rune très rare, et personne ne saura ce qu’elle veut dire, à part vous, naturellement. Ensuite, il réalisera le tatouage de notre complice marchand, qui sera beaucoup plus facile à faire. Et…
Il reprit en rhûnien :
++ Deux tatouages, ça suffira Arlan ? ++
++ Deux ? Pfff… S’il veut vraiment être acheté par les bonnes personnes, il lui en faudra davantage. Bien davantage ! Je vais le recouvrir de ses grands pieds jusqu’à sa petite caboche, si on me trouve un cheval pour faire le trajet d’un bout à l’autre. ++
- Hm… Fit Huru. Il y aura peut-être un peu plus de choses que ça, mais ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Il est très important que vous restiez conscient. Ce tatouage… ce n’est pas juste un signe de possession… C’est quelque chose de fort. On dit que si l’on s’évanouit quand on est tatoué, alors de sombres créatures rentrent en nous. Vous devez rester conscient.
- Conscieeeent. Cooon-scieeent.
Arlan semblait prendre un malin plaisir à se faire remarquer, mais les outils tranchants qu’il était en train d’aligner soigneusement sur la table à ses côtés ne donnaient pas envie de lui faire une réflexion désagréable. Pas maintenant.
++ Tu penses vraiment qu’un tatouage sur le visage est nécessaire, Arlan ? Il n’y aura pas de retour en arrière pour lui, après ça. ++
++ Je vais le sculpter comme un tronc d’arbre. Si on distingue ses yeux de son nez, c’est que j’aurai raté mon coup. ++
Huru sembla hésiter.
- Euh… Tout ira bien, Learamn. Tout ira bien. Est-ce que vous êtes toujours partant ?
Arlan reprit d’une voix moqueuse, s’amusant de ce mot qui roulait sans grâce hors de ses lèvres :
- Partant ? Partant ? Paar-tant ?
Ce fut au moment précis où Learamn lui confirma sa décision que Huru mesura à quel point le Rohirrim croyait dans sa quête.
En effet, au risque de passer toute sa vie à fuir les esclavagistes qui pourraient essayer d’en tirer un bon prix, il était prêt à se faire tatouer, à devenir un esclave dans sa propre chair, et à faire corps avec tous les non-libres du Rhûn et d’ailleurs. Il ignorait sans doute la douleur de l’opération, et le poids de tels stigmates sur ceux qui devaient les arborer. Il ignorait que les prochains jours, son corps souffrirait, et rejetterait cette agression impie. Il ignorait que, bien des années plus tard, il devrait vivre avec le poids du regard de ceux qui ne pourraient pas comprendre, et de ceux qui ne pourraient pas accepter. Il devrait vivre avec le fait qu’aucune femme digne de ce nom ne voudrait s’enamourer d’un homme ainsi marqué. Il ignorait qu’en acceptant de laisser l’encre noire imprégner sa peau, le sang d’obsidienne de la cité d’Albyor elle-même coulerait à jamais dans ses veines. Il deviendrait ainsi, par la plus étrange des manières, un véritable Rhûnadan.