Peut-être l’endroit le plus maléfique de la Terre du Milieu, vers lequel progressait une procession interminable, montant lentement à la rencontre de Melkor.
Dès que les premiers coups de tambour furent assénés par les fidèles fanatiques qui s’étaient rassemblés en un immense parterre grouillant, le reste de l’assistance plongea dans un silence stupéfait qui ne tenait pas tant au respect du culte qu’à la crainte du spectacle macabre que les percussions appelaient de leurs vœux. Chacun dans l’assistance pouvait sentir les vibrations dans sa propre poitrine, et devait faire un effort considérable pour ne pas céder à l’envie de fuir cet endroit maudit. Des voix désincarnées s’élevèrent bientôt sur une mélodie rythmique et grave, reprises en écho par l’architecture du Temple de Sharaman qui ressemblait en cet instant à une caisse de résonance pour la folie furieuse du peuple d’Albyor. Les voix, d’abord lentes et saccadées, enflèrent progressivement jusqu’à occuper physiquement toute la salle des sacrifices, pressant contre les murs de pierre, écrasant les âmes et les corps des infortunés venus pour assister à la mise à mort. Des centaines de zélotes frénétiques chantaient et dansaient sur place, frappant des mains, tapant des pieds, s’agitant en un ensemble incohérent et malsain.
Ils appelaient leur dieu, Melkor, à sortir de sa torpeur et à les rejoindre.
Le contraste était saisissant entre cette foule remplie d’une énergie fébrile, sur le point de basculer dans une transe redoutable, et le silence étouffant de la bonne société d’Albyor, pour qui il était de bon ton de son montrer régulièrement aux cérémonies sanglantes de Jawaharlal, au risque d’afficher un peu trop publiquement sa désapprobation vis-à-vis du Grand Prêtre de Melkor. Un tel crime, depuis peu, était passible de mort, ce qui n’avait fait que gonfler les rangs des spectateurs. Les hommes, dans leur tenue d’apparat, semblaient observer la scène avec consternation, se demandant comment tant des leurs pouvaient se laisser entraîner dans une telle débauche d’obscénité et de violence. Les femmes, quant à elles, se réfugiaient pudiquement derrière un masque fermé de répugnance et de dégoût, tandis qu’elles s’efforçaient de protéger les jeunes enfants de ce spectacle désolant.
Les chanteurs continuaient de s’époumoner, et l’atmosphère devint bientôt électrique au sein de la salle des sacrifices. Elle s’élevait du sol jusqu’au plafond du Temple d’un seul trait, ce qui lui conférait une aura de majesté, alors que le bâtiment lui-même n’était pas particulièrement haut pour une construction religieuse. Comme souvent au Rhûn, les espaces sous les voûtes étaient enveloppés de ténèbres inquiétantes, à l’exception d’un large balcon situé à l’opposé de l’entrée principale, où brûlaient des feux qui ne s’éteignaient jamais, censés guider Melkor hors de sa prison.
Ce fut sur ce même balcon que Jawaharlal fit son apparition.
Le contraste entre les zélotes et les nobles d’Albyor ne fit que s’accentuer. Les premiers cédèrent à une hystérie collective terrifiante, se mettant à hurler comme une meute retrouvant son maître, sans qu’on sût très bien si l’émotion qui les dominait était la joie, ou bien la folie pure. Les seconds se figèrent un instant, puis s’inclinèrent comme de raison face au Grand Prêtre de Melkor en personne, qui les gratifiait de son auguste présence.
Les tambours renouvelèrent leur appel, et pendant de longues minutes on n’entendit plus que l’immense clameur populaire, alors que Jawaharlal observait ses ouailles avec ce regard sévère qui le caractérisait si bien. Il avait passé sa tenue cérémonielle aux larges pans sombres rehaussés de fils d’or et d’argent, ainsi que son chapeau de cérémonie qui semblait allonger sa silhouette déjà élancée. Grand et droit malgré les blessures et les scarifications rituelles que son corps portait, il dégageait une aura d’autorité comme bien peu d’hommes en Terre du Milieu, et le bâton sur lequel il s’appuyait ne diminuait en rien la force qui se dégageait de sa silhouette pourtant décharnée.
Et il y avait son regard.
Même à cette distance, même alors que sa voix n’était qu’un murmure pour ceux qui se trouvaient à la porte du Temple, ses yeux incandescents semblaient briller d’une lueur d’un autre monde, perçant à travers les os et les âmes. Certains disaient même de lui qu’il était en communication directe avec Melkor, et qu’il tenait ses ordres du Dieu Sombre en personne. Quiconque avait croisé Jawaharlal une fois dans sa vie ne pouvait douter de cette théorie, tant l’homme paraissait habité par sa foi, par le combat qu’il menait pour la diffuser, et par la rage qu’il éprouvait devant les résistances à ses desseins. Calculateur mais passionné, glacial mais enflammé, fragile de corps mais l’esprit indomptable, le Grand Prêtre était fait de contradictions apparentes, qui trouvaient leur synthèse et leur union dans son exceptionnelle volonté… celle-là même qui lui avait permis de mettre à genoux Albyor. Celle-là même qui lui permettrait de plier à sa volonté tous les royaumes des Hommes, et d’offrir à Melkor l’ensemble du monde en sacrifice lorsque viendrait l’heure de son retour parmi les mortels.
Les fidèles melkorites continuaient leur litanie inhumaine, pour le plus grand plaisir du Grand Prêtre qui se délectait de leur intense communion. Il tenait dans sa paume la foi du peuple de Rhûn, la colère contenue de siècles de servitude et d’humiliations, et l’autorité de Melkor lui-même. Cette nouvelle démonstration de puissance continuait de lui procurer un sentiment de plénitude, puisque la joie n’était pas de ces choses qu’il connaissait. Les murs du Temple tremblaient sous le poids conjugué des cris et des coups, donnant l’impression à tous que le Dieu Sombre en personne allait soudainement émerger de la nuit éternelle pour descendre sur la Terre du Milieu et y restaurer son règne prophétique.
Jawaharlal vit même quelques nobles lever les yeux vers la voûte obombrée.
Ils commençaient à croire, eux aussi.
Finalement, après un long moment de délectation, Jawaharlal finit par lever la main, et la clameur retomba brusquement. Les zélotes levèrent les bras au ciel, et s’inclinèrent profondément, tandis que les Ogdâr-Sahn, les prêtres de l’Ogdâr, passaient dans l’assistance pour prendre leurs places officielles, et accomplir le rituel sanglant. Comme à l’accoutumée, le Grand Prêtre choisit ce moment pour prononcer son discours.
++ Melkor soit loué ! ++
++ Loué soit-il ! ++ Reprit la foule comme un seul homme.
Jawaharlal savait jouer avec l’assistance, et il reprit plus fort :
++ Melkor soit loué !!! ++
++ LOUÉ SOIT-IL !!! ++
Satisfait, le maître de cérémonie reprit :
++ Gloire aux fidèles de Melkor, qui adorent Son nom ! Gloire aux fidèles de Melkor qui entendent Sa volonté. C’est en toute sécurité que vous combattez pour votre Seigneur, sans craindre la fin des temps. Que la mort soit subie, ou qu’elle soit donnée, c’est toujours une mort pour notre Dieu. Que le sang versé soit celui d’un fidèle ou d’un incroyant, c’est toujours le même sang qui purifie les crimes commis contre notre Dieu. Aujourd’hui, toutefois, nous devons prendre conscience de notre propre fragilité. Le Temple de Sharaman, consacré par notre noble roi à notre noble Dieu, court un péril mortel à l’heure où ses ennemis conspirent contre lui. Mort aux ennemis de Melkor ! Mort aux ennemis du Rhûn ! ++
La foule reprit cette invective avec ferveur, récente addition aux discours du Grand Prêtre. Jawaharlal utilisait ces sermons publics comme un moyen de galvaniser ses partisans, et de les préparer à affronter tous les ennemis de la foi. Ils étaient convaincus d’être menacés par une puissance de l’ombre, qui s’efforçait de saper les fondements de leur religion. On murmurait des noms dans l’assistance… Istari. Valar. On parlait de sorciers anciens, venus de l’Ouest pour s’assurer que Melkor ne reprendrait jamais pied en Terre du Milieu. Par deux ils allaient, toujours, et d’azur était leur pelisse. Leurs pouvoirs étaient immenses, et si pendant longtemps ils avaient conservé le silence, certaines rumeurs racontaient qu’ils étaient réapparus pour mener un duel à mort contre le Grand Prêtre en personne. Jawaharlal aimait à garder ses hommes sur le qui-vive, à maintenir ce sentiment d’insécurité, qui justifiait tous les excès et toutes les cruautés.
++ Hier, fils de l’Est, nos ennemis croyaient encore pouvoir menacer la vie de nos fidèles, tuer nos prêtres et saccager nos temples. Aujourd’hui, cependant, le monde change et nous crions au nom de Melkor : assez ! ++
++ ASSEZ !! ASSEZ !! ++
La foule était en délire, suspendue aux lèvres du Grand Prêtre. Ce dernier tonna :
++ Les prêtres de l’Ogdâr ont rempli leur mission, en démasquant la traîtrise et l’infamie qui se terrait dans les cœurs de nos proches, de nos amis, de nos voisins. Cependant, la lutte contre l’impiété ne fait que commencer, et pour cela, fils de l’Est, nous avons besoin d’une nouvelle force. Voici venir les Chevaliers de Melkor, baignés du sang vicié des ennemis de notre Dieu, le bras armé de Sa volonté ! Voici venir les Bakhshidan, les Pardonnés, qui se donnent librement à notre Seigneur ! Gloire aux exécuteurs de la volonté divine ! Gloire ! ++
Jawaharlal écarta les bras, et vingt-mètres plus bas, un épais rideau de velours rouge se souleva, révélant la silhouette terrifiante d’une centaine de guerriers en armures sombres, qui s’avancèrent en un bel ensemble jusqu’à parvenir au pied de l’estrade où seraient pratiqués les sacrifices. Ils étaient cuirassés des pieds à la tête, équipés de larges boucliers, et leur tête était recouverte d’un heaume qui ne laissait transparaître de leurs visages que leurs yeux, à peine perceptibles. Ils portaient une épée en acier au côté, et une longue lance effilée dans leurs mains gantées. Les Chevaliers de Melkor suscitèrent l’admiration chez les zélotes, et la crainte chez les nobles, mais nul n’osa approcher ces hommes. Les propos du Grand Prêtre étaient éloquents :
++ Les Pardonnés ont obtenu la bénédiction de Melkor pour rendre Sa justice et accomplir Sa volonté. Protéger la foi la plus pure et la plus juste, garantir la sécurité de nos prêtres, et de nos temples… Voilà leur mission. Gloire ! ++
++ GLOIRE !! ++
Pour tous les membres de l’assistance, ces armures sombres attestaient – s’il était encore besoin d’une preuve – que quelque chose avait changé à Albyor, que l’ambition de Jawaharlal n’avait aucune limite, et que l’autorité du Grand Prêtre ne serait que plus difficile à éviter désormais. Parmi les participants à la cérémonie, nombreux furent ceux qui se demandèrent comment les adorateurs de Melkor, simples religieux perchés au sommet de leur sinistre montagne, avaient fait pour mettre la main sur un tel équipement de guerre, et pour se constituer une garde privée dans le plus grand secret.
Pas Learamn.
À l’exception du maître des lieux en personne, il était peut-être le seul à connaître l’histoire de ces armures, et à savoir ce qu’il en avait coûté au Grand Prêtre pour les obtenir. Participant à la cérémonie en qualité d’esclave, le Rohirrim assistait à toute la scène depuis le parterre des serviteurs du Temple, sous l’étroite surveillance des gardes du palais qui veillaient à ce que nul ne tentât quelque chose. Certains tremblaient déjà de peur, alors que le discours du Grand Prêtre prenait fin et qu’il évoquait de futures annonces, et la perspective prochaine d’une cérémonie exceptionnelle au cours de laquelle il convierait des invités de marque, pour continuer à faire progresser la foi en Melkor à travers la Cité Noire. Le point final de ce sermon annoncerait le début des sacrifices à la chaîne…
On prévoyait la mort d’une centaine d’innocents aujourd’hui.
Une journée normale au Temple de Sharaman.
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La cérémonie s’était achevée comme toutes les autres, et les esclaves avaient gagné leur poste sans attendre, conscients que les préparatifs ne pouvaient pas prendre davantage de retard. Learamn emboîta le pas de ses compagnons, sans se tromper cette fois. C’était déjà la troisième cérémonie sanglante à laquelle il assistait, et il commençait à prendre ses marques dans le Temple de Sharaman, hélas. Comme à l’accoutumée, les serviteurs du Temple devaient attendre le départ de tous les invités pour procéder à l’enlèvement des corps, au nettoyage du sang et des viscères – versés par les sacrifiés – et des différents fluides perdus par les membres de l’assistance. Il n’était pas rare que des âmes sensibles vomissent de manière incontrôlable pendant la cérémonie, et elles étaient copieusement raillées par les zélotes quand on les surprenait. D’autres, pétrifiés de terreur, mouillaient leurs chausses comme des enfants et comptaient sur l’odeur du sang pour que personne ne remarquât leur oubli.
Cette tâche ingrate, Learamn devait hélas l’abandonner aux esclaves les plus anciens – et les plus privilégiés. En tant que nouveau venu dans le Temple, il était affecté à la gestion des cadavres. Parmi les victimes de la furie des Melkorites, on trouvait tout à la fois des hommes et des femmes, d’âges très divers. Il y avait essentiellement des esclaves, achetés en masse sur les places publiques, et offerts en sacrifice pour le plaisir sadique et cruel d’une foule déshumanisée, avide de sang. On les reconnaissait aux nombreux tatouages qu’ils portaient, que leurs corps dénudés ne pouvaient guère camoufler. Ils ressortaient avec encore plus de netteté sur leur peau pâlie et exsangue, vestiges d’une vie de petites résistances, de défis à l’autorité de maîtres injustes, qui s’achevait malheureusement de la plus sinistre des manières. D’autres étaient de meilleure extraction : des habitants de la Ville Sombre, voire – comme c’était le cas aujourd’hui – une habitante de la Ville Haute. La fille d’un bourgeois, surprise à dénoncer le culte melkorite et ses dérives. Tous les appels de son père avaient été vains à lui éviter une condamnation publique, qui avait été le clou du spectacle.
Learamn fut chargé d’évacuer son corps.
Elle avait dû être très belle, jadis, et ses cheveux bruns portaient encore la trace de boucles qui avaient manqué d’entretien durant ses derniers jours au sein des prisons de l’Ogdâr. Ses yeux grands ouverts regardaient le Rohirrim avec effroi, tandis que sa gorge ouverte couvrait sa poitrine nue et délicate d’un drap de vermeil. Sa dernière vision avait sans doute été aussi dramatique que saisissante. A sa droite, celle d’une foule en transe souhaitant plus que tout sa mise à mort dans les conditions les plus horribles. A sa gauche, une masse d’hommes et de femmes atterrés, affligés, mais impuissants à lui éviter le sort terrible auquel elle était promise.
Au dernier moment, elle avait bien essayé de se débattre, de crier quelque chose.
La lame du bourreau avait interrompu sa tentative, privant l’assistance de connaître le fruit de ses dernières pensées. Une ultime supplique, pour qu’on sauvât sa vie, qu’on épargnât son existence et qu’on la laissât continuer à vivre en paix ? Un sursaut de rage, une insulte bien sentie, un dernier défi à la folie des hommes qui faisaient du corps des femmes l’objet de leurs sombres plaisirs ? Un appel plus personnel, un « je t’aime » oublié au fond de son cœur pour un parent ou un proche ? La réponse disparaîtrait dans le flot impitoyable du temps et des tristesses, dévorée par l’indifférence macabre et le poids d’une éternelle culpabilité. Learamn chargea son corps inerte sur un chariot branlant, la prenant dans ses bras avec toute la délicatesse imaginable, comme s’il transportait une victime de guerre, une de ces femmes du Rohan qu’il imaginait sauver des brigands et des maraudeurs. Qu’il était loin, le temps des rêves.
Les autres corps suivirent le même chemin, puis furent conduits vers les sous-sols du palais.
Le Temple était en réalité un gigantesque complexe bâti sur et dans la montagne, qui s’ouvrait en de nombreuses galeries souterraines, débouchant sur des corridors secrets, et des balcons cachés qui permettaient d’entrapercevoir de nouveaux aspects de la cité. La bâtisse que l’on appelait à proprement parler « Temple » n’était en réalité que le sommet d’une structure bien plus imposante, et bien plus sombre. Learamn emboîta le pas de ses compagnons, toujours aussi silencieux, vers les salles basses. Il s’était fait une raison… nul ne souhaitait vraiment engager la discussion, ici bas. Les esclaves étaient terrorisés, et craignaient plus que tout d’être dénoncés par un de leurs comparses pour avoir entretenu des pensées impures, ou bien fomenté quelque chose contre le Grand Prêtre. Toutes les conversations tournaient strictement autour des missions qu’ils devaient accomplir, et même dans leurs moments privés, les serviteurs ne préféraient pas se confier. Certains avaient dit à Learamn que le Temple avait des oreilles.
Il était difficile de ne pas y croire.
Les cadavres achevèrent leur route dans une vaste salle où s’affairaient de nombreux serviteurs. Il avait fallu quelques visites au Rohirrim pour comprendre de quoi il retournait, et pour pleinement mesurer le sens du mot qui était gravé sur la porte en bois. La traduction la plus littérale qui pouvait en être donnée était sans doute « cuisine », mais nul être censé n’aurait osé faire la comparaison entre cette pièce infernale et le cœur du foyer, l’endroit où les parents affectueux consacraient du temps à préparer un bon repas pour leurs enfants… C’était pourtant bien le sort que l’on réservait aux cadavres des esclaves. Ils étaient découpés, éviscérés, débités en quartiers de viande, désossés, et transformés en nourriture. Devant ses yeux, les bouchers tailladaient des corps humains avec la même énergie que s’il s’était agi de porcs ou de veaux, séparant l’utile de l’inutile, le comestible du superflu. Nul ne parlait de cela parmi les esclaves, mais tous devaient faire un effort de volonté, le soir venu, lorsqu’on leur servait un sinistre ragoût dont ils ignoraient la provenance.
Ils essayaient de se persuader que les cadavres étaient donnés aux chiens.
Le bruit des hachoirs et des tranchoirs était insoutenable, et les esclaves achevèrent rapidement leur besogne, avant de filer ranger le chariot pour reprendre leurs activités. Cette fois, en revanche, ils ne mirent pas le cap vers la salle des sacrifices comme d’habitude. L’esclave qui leur servait de cheffe d’équipe, et qui répondait au nom de Nomi, leur indiqua une nouvelle mission :
++ On nous a demandé d’aider aux préparatifs sur le balcon. Il y a plus de travail que d’habitude, le Grand Prêtre veut que tout soit parfait. Il faut installer un deuxième trône, rehausser les décorations, et installer davantage de sièges luxueux. La tribune du Grand Prêtre accueillera d’importants dignitaires lors de la prochaine cérémonie, et aucune erreur ne sera tolérée. ++
Se souvenant que Learamn ne parlait pas encore très bien le rhûnien, elle se tourna vers lui, et ajouta :
Elle eut un sourire compatissant. Il n’était pas aisé de travailler pour le Grand Prêtre, mais sans doute encore moins quand on ne comprenait pas parfaitement le rhûnien. Nomi lui fit signe que tout irait bien, en espérant qu’il continuerait de suivre ses instructions à la lettre pour s’éviter les ennuis. Depuis son arrivée dans le Temple, Learamn avait été placé sous sa protection relative, et elle s’était efforcée de le guider de son mieux, en s’arrangeant pour traduire approximativement ce qu’il avait besoin de savoir. Elle était parfaitement consciente que s’il ne donnait pas satisfaction, il serait probablement jugé inutile et envoyé au sacrifice, et de toute évidence elle n’y tenait pas particulièrement. Même si ce n’était qu’une mince branche d’espérance, elle s’accrochait à l’idée de pouvoir sauver au moins un esclave d’une mort certaine, avec l’énergie du désespoir.
Ils montèrent donc vers le balcon principal, en longeant une série d’étages creusés dans la roche, à l’arrière du Temple, où Learamn n’avait pas encore eu l’occasion de mettre les pieds. C’était toute une partie du complexe qui était fermée aux non-libres de rang inférieur, et qui était peuplée de serviteurs privilégiés, des fidèles de Melkor qui s’engageaient librement au service de Jawaharlal. En voyant passer les esclaves vêtus de bures brunes, les mains encore tâchées de sang, la plupart de ces fidèles s’écartèrent en plissant le nez, méprisant la présence de ces âmes damnées parmi eux. Ils estimaient sans doute que seuls les véritables croyants pouvaient s’approcher ainsi du pouvoir divin. Ils devaient également se méfier de ces esclaves, dont la soumission ne reposait que sur un savant dosage de violence et de menace. Par trois fois, ils furent arrêtés par des soldats pour des contrôles de routine, et par trois fois Nomi dut négocier leur passage en discutant longuement avec les gardes. Plus ils progressaient, plus les discussions étaient longues, attestant du degré de paranoïa de Jawaharlal qui ne faisait confiance à personne, pas même au sein de son propre sanctuaire.
Au quatrième contrôle, toutefois, les choses se compliquèrent.
L’homme qui se présenta face à eux, engagea une discussion avec Nomi comme les précédents, laissant le reste de la troupe servile s’occuper librement, c’est-à-dire plonger dans leurs pensées en veillant à garder le silence. Pour Learamn, c’était l’occasion d’observer et d’étudier ces couloirs inconnus, de repérer les éventuelles issues, les accès, et d’imaginer quels pouvaient être les déplacements du Grand Prêtre dans ce dédale dont il était difficile de trouver la logique. Sa précieuse expérience de Garde Royal, habitué à penser la sécurité de personnalités importantes, était inestimable de ce point de vue. Pourtant, il fut soudainement distrait par un mouvement sur sa gauche.
A l’orée d’un nouveau corridor, qui remontait vers des pièces bien éclairées à en juger par la douceur lueur qui se dégageait de l’ouverture, il aperçut les silhouettes de deux Bakhshidan, les nouveaux soldats de Jawaharlal, dans leurs armures si reconnaissables. Leur seule présence était intrigante, car ces hommes se voulaient probablement affectés à des missions de la plus haute importance, à la sécurisation d’endroits clés dans le Temple. Learamn aurait probablement pu conjecturer sur ce qui se cachait à cet étage : des appartements privés, peut-être ? Ou bien des endroits plus sombres et plus machiavéliques, que le Grand Prêtre ne tenait pas à laisser sans protection ?
Toutes ces considérations s’évanouirent toutefois devant la troisième silhouette qui se tenait là, entre les deux gardes.
Spoiler:
Kryv
Sa longue robe blanche immaculée qui traînait derrière elle sur le sol de pierre du Temple de Sharaman tranchait parfaitement avec l’apparence des deux cerbères qui la flanquaient. Eux, sombres et rudes, tout de métal vêtus, n’avaient rien en commun avec cette femme délicate, gracieuse et si vulnérable. Kryv Syrsa-Shan, la devineresse, était bel et bien vivante entre les griffes de Jawaharlal. Learamn n’avait pas encore pu confirmer sa présence avec une absolue certitude, tant on racontait de choses dans les couloirs de cet endroit maudit, mais pendant un bref instant il posa les yeux sur elle, sur son visage las et triste, sur son regard éteint, et il sut qu’il s’agissait bien de la même personne avec qui il avait partagé ses derniers instants de liberté, à Lâm-Su. La raison de sa présence ici. La femme qui justifiait tous ses sacrifices, tous ses renoncements, tous ses parjures.
La vision disparut brusquement, aussi rapidement qu’elle était apparue, mais le regard de Learamn n’échappa guère aux gardes qui discutaient avec Nomi.
++ Hey, toi ! Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? ++
L’esclave s’interposa :
++ C’est un nouveau venu, il ne connaît pas encore très bien le Temple, et il ne parle pas encore bien la langue du Rhûn monseigneur. Je vous implore de le pardonner. ++
Le garde ne lâchait pas Learamn du regard, dardant sur lui des yeux furieux qui ne toléreraient rien d’autre qu’une pleine et entière soumission. En s’approchant, il saisit fermement le visage du Rohirrim dans sa puissante main droite, et le força à tourner la tête, menaçant de lui rompre le cou.
- Un tatoué, hein ? Fit-il dans un excellent westron, qui trahissait des origines bien éloignées des contrées orientales.
Il faisait référence à la marque infamante qui s’étendait sur le visage de l’ancien Garde Royal, le long de la ligne de sa mâchoire. Dans son malheur, Learamn avait eu de la chance de faire la rencontre de Arlan, qui avait choisi de sculpter son art à un endroit où, selon lui, une barbe épaisse ne manquerait pas de cacher les traces de servitude. De la part de cet étrange personnage, c’était probablement une attention d’une exceptionnelle bienveillance. Pour le reste, le corps du guerrier souffrait encore douloureusement de sa séance, et les tatouages sur son buste continuaient à le brûler comme au premier jour. D’ailleurs, la main du garde appuyait de manière atroce sur les arabesques mal cicatrisées du visage de Learamn, qui suintaient encore parfois un peu d’encre.
Le garde parut ne pas le remarquer, tout absorbé qu’il était par les yeux de son infortunée victime.
- D’où tu viens, le curieux ? Tu dois être un sacré rebelle pour avoir fini ta vie ici, tatoué comme tu es, sans parler le rhûnien… Langue de putain de chiens… Est-ce qu’on devrait se méfier de toi, gamin ? Est-ce que c’est du défi que je vois dans tes yeux ?
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Learamn s’était surpris lui-même en reprenant, en rhûnadan, la bénédiction que la foule autour de lui hurlait sans relâche, répondant à l’appel du Grand Prêtre de Melkor. En ces lieux, le Dieu Sombre régnait sans partage et nul ne pouvait nier son pouvoir. Certains le vénéraient, d’autres s’en méfiaient, les plus fous s’y opposaient; mais nier son existence était une idée parfaitement irréaliste. Au Temple Sharaman, il n’était aucunement question de foi. Melkor y existait. L’ombre de sa présence s’étendait physiquement au-dessus de leurs esprits meurtris. Même ceux qui, à l’instar du Rohirrim, s’étaient depuis toujours désintéressés des divinités et détourné du sacré ressentait sa présence en chaque instant. Il n’y avait plus de matière à douter quand votre réalité entière ne dépendait plus que d’une seule entité. Qu’elle fût physiquement présente ou non.
L’esclave leva les yeux en direction de la galerie depuis laquelle Jawaharlal haranguait ses fidèles. Il les contrôlait avec une facilité déconcertante, presque inhumaine; parvenant à induire de formidables clameurs avec quelques mots, avant d’obtenir instantanément le silence d’un simple geste de la main. Sa voix grave résonnait entre les murs sombres du Temple, atteignant les âmes de chacun des participants. Il parlait si clairement qu’il se murmurait que cela était le fruit d’un quelconque sortilège. En un sens, la perspective qu’un homme puisse ainsi s’exprimer sans avoir recours à une sombre magie était peut-être encore plus terrifiante. La première fois qu’il l’avait vu, l’ancien capitaine avait serré le poing, sentant la rage monter en lui. Désormais, il attendait chacune de ses apparitions avec une crainte teintée de fascination. Gallen Mortensen, Orwen, Lyra. Learamn avait toujours admiré ces personnages dont le charisme leur avait permis d’inspirer des dizaines de milliers d’hommes. L’officier du Rohan s’était plus d’une fois rêvé à reproduire les discours de ces modèles, pour devenir lui aussi, un jour, un chef respecté par le monde entier. Pourtant toutes ces figures qu’il avait érigé comme exemples, Jawaharlal les surpassait en tout point.
Cette-fois ci, son sermon était différent des deux premières cérémonies. Plus exalté, plus déterminé. Les plus attentifs pouvaient même percevoir une pointe de triomphe et de la satisfaction dans son discours. L’homme et ses ambitions prônant momentanément le pas sur le religieux qui prêchait. Dans une démonstration théâtrale, il présenta à la foule en délire les nouveaux soldats du Dieu Sombre, cuirassés de la tête aux pieds, des paires de yeux menaçants visibles sous leurs larges heaumes. L’annonce fit son effet. La foule de fanatiques était quasiment entré en transe collective, d’autres durent dissimuler leur inquiétude et réprimer leur surprise.
Learamn ne cilla pas. Il aurait pu tout autant machinalement hausser les épaules. Ces armures, ces armes, tout cet équipement, il savait d’où cela venait. L’envoyé de Lyra avait été chargé d’empêcher tout prix” que cette cargaison ne tombe entre les mains de Jawaharlal. Une mission qui s’était soldée par un échec retentissant. Il aurait pu ressentir de la frustration, de la honte ou de la peur face à ces soldats dont l’existence même était le fruit de sa défaite. Pourtant, il n’en était rien. À quoi bon?
Toutes ces considérations lui paraissaient désormais si éloignés. Des semaines plus tôt, il avait quitté Huru et les esclaves des champs de la Ville Haute avec pleins de projets en tête, décidé à pénétrer dans l’antre des Melkorites pour les atteindre en plein cœur. Le Dieu Sombre avait tout vu, avait tout prévu. Méthodiquement, il s’était chargé d’effeuiller les couches de bravoure qui protégeait l’âme brisée de l’ancien capitaine. Lui faisant progressivement oublier jusqu’aux raisons même qui l’avaient conduit, à nouveau, jusque-là. Au Temple Sharaman, un esclave était bien trop occupé à survivre un jour de plus pour pouvoir réfléchir à toute autre chose. Dans ces conditions, même l’inébranlable sens du devoir de l’ancien capitaine devenait bien fragile.
À quoi bon?
Bientôt il mourrait. Et avec lui partirait tous ses idéaux, toutes ces valeurs qu’il avait cru pouvoir défendre, parfois au mépris de sa vie. La mort ne représentait nullement le châtiment ultime pour un soldat comme lui. Non. Vider son âme de tout ce en quoi il croyait. Qu’il eût combattu en vain pendant si longtemps, car tout était vain. Là était la véritable expiation de tous ses péchés.
À quoi bon?
Là était sûrement la question qui hantait le plus son âme. Ces trois mots seuls pouvant faire ployer la plus grande épée tenue par le plus puissant des bras.
D’un œil vitreux, il observait les mises à mort qui se succédaient. Bientôt des flots de sang s’écoulèrent de l’autel, transformant le parterre des serviteurs en une sinistre pataugeoire vermeille. Lui, continuait de regarder ce sinistre spectacle. Le désespoir sur le visage des condamnés ne lui faisait plus fermer les yeux. Les cris de détresse ne submergeaient plus son esprit. Les pleurs ne lui retournaient plus l’estomac. À quoi bon?
Il n’avait que trois cérémonies à son actif mais avait vite réalisé qu’il ne survivrait pas bien longtemps ici s’il laissait tout cela l’atteindre. Un acte d’horreur pouvait glacer le sang. Des milliers et cela devenait une banale routine. Une fois la cérémonie terminée, il emboîta le pas à ses camarades, prêt à reprendre le travail. En passant devant les grandes portes du Temple, encore entrouvertes pour laisser sortir les derniers retardataires, il aperçut furtivement une fraction du soleil orangé qui disparaissant progressivement derrière les montagnes rocheuses qui bordaient Albyor. Un petit sourire se dessina sur son visage. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait vu la lumière de l’astre solaire. Dans les entrailles de Sharaman, tout était si sombre. Les portes se refermèrent; plongeant le Temple et ses esclaves dans l’obscurité. À quoi bon?
Il s’agenouilla près de la dépouille de la jeune noble dont la mise à mort avait clôturé en apothéose la cérémonie. Ses grands yeux verts le fixaient sans vie. Pour la première fois depuis des jours, il tressaillit face à l’innocence de ce regard mort. Le rohirrim s’en voulut de sa réaction. Il n’était pas encore parfaitement parvenu à se protéger de tout cela, à se détacher de l’horreur ambiante. La furie, les cris, les tambours ne l’atteignaient plus. Mais il y avait encore certaines visions qui faisaient flancher son esprit. Encore quelques semaines, deux ou trois cérémonies supplémentaires et il y seraient complètement hermétiques.
En attendant, il décida de laisser le reste d’humanité qui vivait encore lui s’exprimer de manière discrète. D’un geste délicat, il ferma les paupières de la défunte.
“Maudit soit-il” murmura-t-il en rohanais, sa langue natale. Mais croyait-il vraiment en son injonction?
Il déposa le corps dans le chariot prévu à cet effet. L’ancien preux chevalier voulut d’abord la déposer délicatement dans un coin, pour préserver la dépouille. Puis il se souvint du sinistre destin qui attendait inévitablement son cadavre. D’abord écrasé sous une pile de corps avant de finir mis en pièces par les cuisiniers du Temple. Désabusé, il laissa choir le corps frêle dans la carriole et s’en éloigna sans un regard de plus pour poursuivre son labeur.
Ils suivirent ensuite le chemin habituel jusqu’aux cuisines. La première fois il avait naïvement cru qu’ils menaient les dépouilles des sacrifiés jusqu’à une fosse commune, ou du moins d’un crématorium pour se débarrasser efficacement des corps. Avec horreur, il avait découvert le recyclage dont ils faisaient l’objet. Un processus effroyable qui, pourtant, d’un point de vue purement pragmatique, faisait parfaitement sens. Cette découverte l’avait d’abord poussé à refuser de manger du ragoût immonde qu’on leur servait comme dîner. Il avait tenu quatre jours, puis il avait craqué. La faim prenait toujours le dessus sur les esprits les plus forts. Depuis, il s’était fait à l’idée que la viande humaine représentait peut-être la majeure partie de son régime alimentaire. Cette simple pensée l’aurait très certainement poussé, quelques années plus tôt, à déclarer qu’il valait mieux se donner honorablement la mort plutôt que de céder au cannibalisme. Aujourd’hui, il haussait les épaules et mangeait. Il avait faim. À quoi bon?
Une fois leur terrible tâche accomplie, il s’approcha de Nomi qui distribuait des instructions. Learamn tendit l’oreille, cherchant à capter quelques mots en rhûnadan. Il arrivait à en saisir de plus en plus, pas assez pour comprendre le sens précis d’un ordre ou suivre une conversation mais il progressait. Il avait eu de la chance que la cheffe de l’équipe des esclaves le prenne en pitié. Elle l’avait en quelque sorte pris sous son aile, lui traduisant sommairement, et dans un Westron rudimentaire, ce que cet étranger avait besoin de comprendre pour survivre. D’autres esclaves ne se montraient pas aussi magnanimes qu’elle. Les raisons qui la poussaient à l’aider de la sorte n’étaient pas très claires aux yeux du rohirrim mais il s’en accommoder et ne chercha pas à en savoir plus. Il acquiesça d’un signe de tête, satisfait de découvrir un nouveau pan du Temple Sharaman.
Depuis son arrivée au sein du sanctuaire, il avait analysé chaque passage qu’il empruntait, scruté chaque pièce et observé chaque recoin qu’il croisait, dans l’espoir que des souvenirs de son premier séjour ici referaient surface. Il n’en fut rien. Comme s’il n’avait jamais été en ce lieu. D’ailleurs, aucun des gardes ou membres de l’Ogdâr ne le reconnut. Était-ce la conséquence de son changement d’apparence et du travail minutieux du tatoueur Arlan? Ou alors passait-il inaperçu car il n’était jamais venu ici. Ces jours-ci il lui était de plus en plus compliqué de dissocier le réel, de l’imaginaire. Il se gratta l’avant-bras qui le démangeaient depuis plusieurs jours. Une plaque rouge marquait sa peau, autour d’un curieux tatouage qu’il avait expressément voulu. Quelques semaines plus tôt, alors qu’Arlan s’apprêtait à ranger ses outils; Learamn, transi de douleur, l’avait saisi par l’épaule pour lui demander de réaliser une dernière gravure dans sa chair. Sous le regard surpris de Huru, il avait sorti de la poche de son pantalon un parchemin soigneusement plié, qu’il avait gardé auprès de lui depuis son arrivée au Rhûn. A l’intérieur se trouvait le poème, traduit par Khalmeh, qui était inscrit en runes cursives sur la peau hâlée d’Iran. D’une voix faible, il avait demandé à ce qu’on écrive les premiers vers de la ballade sur son bras.
Il baissa les yeux et lut les premiers mots. “Va, enfant des plaines, jeune fille au visage doux…”
Cette fois-ci pourtant, il ne poursuivit pas sa lecture. À quoi bon?
Il ne prêta pas grande attention aux gardes qui se dressaient sur leur chemin, laissant Nomi négocier leur droit de passage vers le balcon du Grand Prêtre. L’ancien capitaine resta en retrait, se faisant le plus discret possible. Malgré tout ses efforts, il était encore relativement facile de déceler ses origines étrangères. Learamn avait rapidement compris que pour survivre ici, il valait mieux éviter de se faire remarquer. Se faire le plus petit possible. Passer inaperçu. Un comble pour un rohirrim.
L’adage, pourtant, dit bien: Chassez le Naturel, il revient au galop.
Après des semaines de discrétion et d’obéissance religieuse, le tempérament de l’ancien officier refit surface d’un coup, risquant ainsi, en une poignée de secondes, de trahir sa couverture et ses origines. Pourtant la vision irréelle qu’il avait sous les yeux, avait réveillé une étincelle au fond de son âme damnée.
Elle était là.
La raison de tout ce ceci. Kryv. La devineresse qu’il avait arrachée aux griffes de l’esclavage avant de tomber captive à Lâm-Su .Celle qu’il avait juré de libérer. Des semaines durant, il avait cherché le moindre signe, l’indice le plus infime de sa présence. Durant les cérémonies, il avait constaté son absence; dans les couloirs du Temple, il avait échoué à remonter sa trace. Si bien, qu’après un temps, il l’avait cru morte. C’est à ce moment qu’il avait commencé à perdre de vue ses objectifs, que sa détermination s’était effacée pour céder plaça à une macabre routine. Dès lors, il n’avait cessé de se répéter ces trois mots. À quoi bon?
Cette question qui le hantait vola en éclats. La réponse se tenait devant lui, flanquée de deux gardes fraîchement équipés par le Grand Prêtre. Il avait à peine remarqué leur présence, obnubilé par Kryv, voulant s’assurer qu’elle était bien réelle. Il avait entendu des récits sur des esclaves si épuisés qu’ils étaient victimes d’hallucinations. Il cligna des yeux plusieurs fois, s’attendant à la voir disparaître.
Mais elle était toujours bel et bien présente.
Leurs regards se croisèrent. Elle ne le reconnut pas. Comment en aurait-il pu être autrement? Il avait tout mis en œuvre pour devenir méconnaissable. Il voulut crier, hurler pour attirer son attention et révéler son identité.
Mais l’un des deux soldats fit rappeler sa présence d’une manière bien virile. Learamn ne vit rien venir et, sans trop savoir comment, se retrouva prisonnier de sa ferme poigne qui lui serrait le visage. L’espace d’un instant, le feu qui s’était réveillé en lui prit le dessus. D’un air défiant, il soutint le regard de son adversaire et serra le poing, prêt à répliquer. Puis, conscient des risques, il se ravisa et baissa les yeux. Comme il s’était efforcé de faire depuis son arriver. Faisant fi des vociférations de l’homme en armes, Learamn pouvait voir, du coin de l’œil, la devineresse s’éloigner lentement.
Il devait trouver un moyen de communiquer avec elle, de signaler sa présence sans pour autant se trahir. Lui montrer qu’il ne l’avait pas oublié, et qu’il était allé aussi loin pour honorer sa parole.
L’esclave avait cédé sa place au chevalier.
Il devait réfléchir vite, et bien. De par son accent en Commun, le soldat ne semblait pas être un local. Un Arnorien ayant découvert la foi de Melkor? Un Dalite en quête d’or? Il l’ignorait, mais si cet homme venait de l’Ouest, il serait plus délicat de mentir.
Il porta finalement son dévolu sur une région reculée, que peu connaissaient en détails. Le vieux maître Ovadiah lui avait jadis parlé de ces terres inhospitalières et des tribus qui y vivaient en autarcie. “Forochel…Je suis un Lossoth…”
Il chercha à reprendre sa souffle, sa trachée toujours écrasée par les énormes doigts de son vis-à-vis. Puis, Learamn eut une idée et poursuivit en haussant la voix de manière à ce que Kryv puisse l’entendre. “Un Lossoth venu de loin pour servir. Un village... entre la rivière Thrâkhân et le mont d’Ava.”
Une référence à des noms familiers pour la devineresse. Peut-être saisirait-elle le message et parviendrait-elle à le reconnaître. Ne restait plus qu’à espérer que le membre de l’Ogdâr n’ait pas un passé de géographe spécialiste des régions septentrionales.
À l’exception de Melkor et de la souffrance, rien n’avait de sens dans les sinistres entrailles du Temple de Sharaman. Les petites vies humaines, fragiles bougies battues par les vents tempétueux du destin, avaient autant de valeur que les grains de poussière qui reposaient inertes entre les dalles séculaires, lissées par le temps. Les ténèbres dévoraient absolument tout. Le temps semblait s’écouler différemment entre les griffes de Melkor, s’étirant à l’infini au point de torturer les âmes et les cœurs qui aspiraient à retrouver la lumière du soleil et la pureté d’un air qui ne sentirait pas la mort et la peur. Puis ces mêmes heures se compressaient de manière étrange, tandis que les cérémonies sanglantes paraissaient revenir trop rapidement, trop régulièrement. Les malheureux qui assistaient à ces cruelles exécutions publiques, dans la Cité Noire, devaient également ressentir le même dégoût à l’approche de la journée sacrificielle, et abhorrer le jour où Jawaharlal avait décidé de transformer cette odieuse coutume en un rituel qu’il était dangereux de manquer.
Au milieu de cette tourmente, se trouvait le jeune Learamn, dépossédé de tout ce qui avait jadis eu un sens dans son existence. Sa terre, ses effets personnels, sa famille, ses amis… et désormais ses valeurs, ses convictions les plus profondes. Tout lui était arraché avec une violence et une brutalité sans nom. Melkor, l’ennemi du monde, avait depuis longtemps refermé ses griffes sur le cœur de l’Occidental, et depuis le cachot infernal où il avait été banni, il continuait à diffuser sa sinistre influence… Elle avait l’apparence du désespoir, et attirait l’ancien officier du Rohan comme un aimant tirant à lui de manière inexorable ce qui demeurait de sa volonté de fer. Combien de temps faudrait-il à Learamn pour succomber pleinement au néant, et répondre « rien » à cette question qui revenait assaillir son esprit de plus en plus régulièrement ces derniers jours ?
Quelques jours avaient suffi à émousser ses convictions.
Quel effet pouvait avoir un enfermement prolongé ici ? Que deviendrait-il d’ici quelques mois ? Quelques années ?
Quel homme deviendrait-il quand les ténèbres auraient fini par ronger toute la lumière qu’il s’efforçait de préserver dans le secret de son âme tourmentée ? Quel homme serait-il devenu si, au hasard d’une coursive du Temple de Sharaman, il n’avait pas entraperçu la silhouette de la devineresse ?
Le garde qui veillait sur les lieux ne manqua pas de capter le changement d’attitude de Learamn, et de venir écraser dans l’œuf ce qu’il perçut comme le début d’une potentielle rébellion. Les ordres étaient clairs : ne pas laisser le moindre répit aux esclaves, ne pas leur permettre une seule seconde de lever la tête et d’espérer. Briser dès la naissance toute velléité libertaire, et répandre le désespoir comme on verserait du sel sur les premières pousses qui s’arrachaient à la terre la plus dure et la plus sèche. Ce poing refermé autour du visage de l’ancien officier était destiné à déraciner la graine de la sédition de la plus violente des manières.
- Un Lossoth, hein…
Le garde jeta un coup d’œil à son compagnon. Tous les deux avaient connu un parcours mouvementé durant leur vie, amenés à voyager à travers le monde avant de finir leur course ici, au Rhûn, pour y servir un nouveau maître. Ils avaient sillonné les terres de l’Ouest depuis les confins du Harad où ils avaient participé à de nombreuses batailles, jusqu’aux régions de l’Arnor et de Dale où leurs épées avaient été mises au service de toutes les causes qui avaient su les payer à leur juste valeur. Ils n’avaient pas participé à la Bataille du Nord, toutefois, et ne s’étaient jamais aventurés dans les lointains territoires glacés qui s’étendaient dans le septentrion. C’était, disait-on, la terre des ours et des loups, et les hommes qui y vivaient étaient des brutes épaisses, des sauvages…
Celui qu’ils interrogeaient actuellement n’était pas un colosse, et ils échangèrent un sourire entendu. Les légendes n’étaient donc bien que des légendes, et les Lossoths étaient comme les autres : de simples hommes, que l’on pouvait broyer sans crainte.
- La rivière Thrâkhân ? Le mont d’Ava ? Jamais entendu parler, gamin… Mais je te… Hé ! Regarde-moi quand je te parle !
Avec une brutalité rare, il plaqua Learamn contre le mur de pierre qui se trouvait derrière lui, envoyant une onde de choc à travers tout son corps meurtri, qui le désorienta un instant. Le garde se retourna vivement, pour voir ce qui avait attiré l’œil du Lossoth, mais il ne vit rien. Le couloir était vide. Learamn lui-même ne pouvait être sûr d’avoir bien vu. Pendant une fraction de seconde, on aurait dit que Kryv s’était figée, mais ce geste si subtil, si fugace, pouvait tout aussi bien n’être qu’une illusion de l’esprit, un fantasme n’ayant rien de réel, et correspondant tout simplement aux espoirs fous d’un homme qui avait renoncé à tout pour retrouver une ombre, un fantôme, et qui perdait la tête en retrouvant finalement sa trace à l’issue d’un long périple.
Avait-elle seulement entendu ?
Avait-elle compris les mots qu’il avait prononcés ?
Avait-elle reconnu les noms, ceux-ci résonnaient-ils encore dans son esprit ?
Elle s’était évanouie, flanquée par les deux cerbères qui l’accompagnaient partout, laissant Learamn seul avec ses interrogations, et le fil ténu de l’espoir qu’il venait de retrouver, après avoir erré longtemps dans le labyrinthe du Temple de Sharaman. Restait à savoir où le mènerait cette ligne de vie à laquelle il se raccrochait désespérément à présent.
++ Monseigneur, je vous en prie… ++ Intervint Nomi, sans oser s’interposer trop frontalement entre le garde et Learamn qui subissait encore son emprise. ++ Monseigneur, je vous assure que nous ne poserons aucun problème… Nous sommes attendus à la loge du Grand Prêtre pour de simples aménagements… Rien de plus. ++
Pendant un instant, le garde parut ne pas prêter attention à l’esclave et à ses suppliques, laissant planer le doute quant à ses intentions. Son regard ne quittait pas Learamn des yeux, comme s’il cherchait à percer le mystère de ce qu’il avait pu percevoir furtivement, par deux fois maintenant, et qui lui donnait un très mauvais pressentiment. L’impression que quelque chose se tramait sous ses yeux, et que cet homme soi-disant venu du Nord amenait davantage de problèmes qu’il voulait bien l’admettre. Cette impression persistante, toutefois, n’était soutenue par aucune preuve tangible. Ce n’était, de toute évidence, qu’une autre âme asservie cherchant à se faire oublier au sein de la demeure de Melkor. Le garde hésita encore un instant, mais ce fut son compagnon qui finit par intervenir, trouvant de toute évidence que cette situation s’éternisait inutilement :
- Allez Vago, on a mieux à faire que d’emmerder des esclaves. Tue-le maintenant, ou bien laisse-le partir, mais fais quelque chose.
Vago eut un sourire inquiétant, qui étira les fines cicatrices que l’on voyait apparaître sur son visage. Il sembla vraiment considérer la première option pendant un moment, avant de relâcher son emprise, et de laisser Learamn s’affaisser sur le sol, où il resta un moment à reprendre son souffle.
- J’en ai déjà étripé un aujourd’hui. Si j’en tue un deuxième, on va me demander de le rembourser…
Il haussa les épaules, puis reprit en rhûnien pour Nomi :
++ Ça ira pour aujourd’hui… Tiens tes esclaves la prochaine fois, ou tu en subiras les conséquences. Compris ? ++
++ Oui, monseigneur. ++ Fit l’esclave en s’inclinant. ++ Merci, monseigneur. Allez, relève-toi… ++ Lâcha-t-elle enfin à l’attention de Learamn, tandis qu’elle l’aidait à se remettre sur pied.
Ils surmontèrent leur tétanie et rejoignirent le reste du groupe pour continuer l’ascension et rejoindre enfin la loge où ils étaient attendus. Cependant, au moment où ils se croyaient tirés d’affaire, une voix méfiante s’éleva derrière eux, dans un westron qui n’était de toute évidence adressé qu’à Learamn :
- Au fait, Lossoth… Je ne crois pas avoir entendu ton nom. Comment tu t’appelles, déjà ?
Quand l’ancien officier se retourna pour répondre, il ne put manquer de constater que quelque chose avait changé dans le regard de Vago. On pouvait désormais y lire une lueur inquiétante, celle d’un limier ayant flairé quelque chose sans savoir quoi. Il observait Learamn en fronçant les sourcils, comme s’il tentait de convoquer un souvenir…
Le souvenir d’un homme qu’il avait lui-même ramené au Temple, quelques semaines auparavant…
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++ Des nouvelles ? ++
++ Rien. On attend. ++
Les deux silhouettes se fondirent dans les ombres en silence, alors que des bruits de bottes synchronisés se rapprochaient. Des gardes en armure, qui patrouillaient en ville alors que le soir approchait. Une demi-douzaine de fantassins cuirassés des pieds à la tête, dont deux portaient des torches qui jetaient un rai de lumière orangée vers leur cachette. Lourdement armés, bien entraînés et parés à toute éventualité, ils représentaient une menace que les deux embusqués ne tenaient pas à affronter au risque d’y laisser la vie. Ils retinrent leur souffle un instant, mais les sentinelles passèrent leur chemin sans s’arrêter, et bifurquèrent le long d’une artère plus fréquentée qui remontait en pente douce vers la place du petit marché.
Les ombres s’agitèrent, et les deux hommes quittèrent leur tanière.
++ Ce n’est pas sûr, ici. Filons ++
++ Et pour aller où ? ++
La première silhouette encapuchonnée se rapprocha de la seconde, et souffla :
++ Nous avons trouvé une cachette, un endroit secret. Nous y serons en sécurité. Les autres sont là-bas, eux aussi. ++
++ C’est trop dangereux. Si nous sommes pris… ++
Il ne finit pas sa phrase. Ils savaient tous deux ce que signifiait leur capture. Dans le meilleur des cas, une mort rapide administrée par la justice expéditive du gouverneur Hagan. Dans le pire des cas, ils finiraient leurs jours dans le Temple de Sharaman, confiés aux prêtres de l’Ogdâr pour y être sacrifiés… On disait que ceux qui mouraient ainsi voyaient leur âme dévorée par Melkor pour l’éternité. Cette perspective les terrifiait presque davantage que la mort elle-même.
La première silhouette reprit :
++ Ne t’inquiète pas. Nous avons pris des précautions. Tout ira bien. ++
Ils n’avaient pas d’autre choix, de toute manière, que de quitter les rues de la Cité Noire. La tension était montée d’un cran depuis l’exécution publique d’une fille de la noblesse, et les gardes semblaient particulièrement crispés. On racontait des choses étonnantes parmi le petit peuple de la Cité Noire : on parlait de nouveaux gardiens du Temple qui effrayaient même les soldats et le gouverneur. On parlait de disputes entre les grands d’Albyor, partagés sur la conduite à tenir face aux Melkorites. Mais ce n’étaient que des rumeurs… Quiconque aurait osé formuler une idée séditieuse ouvertement aurait été immédiatement arrêté par les Ogdâr-Sahn, et aurait pris place parmi les sacrifiés de la prochaine cérémonie sanglante.
Ainsi, les rues n’étaient plus vraiment sûres, et la multiplication des patrouilles compliquait singulièrement leurs déplacements. Ils durent faire de longs détours, et se tapir à plusieurs reprises, avant de gagner les profondeurs de la Ville Sombre. Les artères creusées dans la roche renvoyaient l’écho de leurs pas pressés, mais fort heureusement ils ne croisèrent personne à cette heure tardive, pas même quelques ivrognes ayant perdu la faculté de retrouver le chemin de leur foyer. Nul ne voulait se retrouver seul à la nuit tombée, de crainte d’être enlevé et réduit en esclavage… ou pire. Les deux silhouettes continuèrent leur progression à travers la ville, émergeant des quartiers troglodytes, contournant largement la place de l’Ogdâr – où étaient pratiquées les exécutions publiques –, et la place du port, pour remonter vers les maisons qui se situaient en surplomb du fleuve. Dans toute autre cité, ces habitations auraient probablement été particulièrement prisées, mais pas ici.
À Albyor, le fleuve amenait quotidiennement son lot de marchandises, débarquées des navires qui sillonnaient la mer de Rhûn, de ceux qui venaient de la région du Dorwinion à l’Ouest, voire depuis le comptoir commercial ouvert auprès des Nains des Monts de Fer. Certains esclavagistes osaient même s’aventurer dans les terres d’Outre-Anduin, et ramenaient dans la Cité Noire des esclaves de luxe qui valaient une véritable fortune. Chaque jour avait lieu la criée, où l’on achetait et l’on vendait indifféremment des soieries, des pierres précieuses, des armes et des armures, des hommes et des femmes, du vin fin de la meilleure qualité, du blé et de l’orge, des enfants non tatoués, des objets d’art et d’artisanat, des tapisseries, des chevaux destinés à la reproduction, ou encore des bêtes de somme pour renouveler les cheptels d’Albyor. Le vacarme assourdissant le disputait à l’horreur de ces humains vendus à la pièce, parfois séparés à grands renforts de cris et de larmes de leurs compagnons de voyage avec qui ils avaient survécu à la longue traversée jusqu’à Albyor. Certains voyageaient même en couple ou en famille, et on assistait à des déchirements terribles lorsque la femme était vendue comme esclave de compagnie – prostituée, en somme – tandis que le mari était envoyé dans les mines de fer de la Cité Noire où il y rencontrerait probablement la mort. De même, on assistait régulièrement aux séparations entre une mère et son enfant, ce dernier pouvant avoir la chance d’être vendu à un propriétaire scrupuleux qui lui donnerait une bonne éducation pour en faire un comptable ou un traducteur. L’alternative était moins réjouissante, puisque les enfants étaient également prisés des propriétaires de mines d’or, qui savaient que des corps plus petits pouvaient se faufiler dans les veines les plus dangereuses pour y dénicher le précieux métal.
Évidemment, cela ne les prémunissait pas des éboulements, qui tuaient chaque année une bonne dizaine d’enfants malchanceux. Parfois davantage.
Ce fut dans l’une de ces maisons, aux premières loges d’un des spectacles les plus affligeants de la Terre du Milieu, que les deux silhouettes trouvèrent refuge. Quelques coups frappés discrètement selon un code secret, et on leur ouvrit pour les laisser se mettre au chaud. La première silhouette retira son capuchon.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué mais au regard déterminé. Ses cheveux et sa barbe grisonnants le vieillissaient encore davantage que les sévices subis par ses maîtres. C’était un Rohirrim de naissance, qui répondait au nom de Eodwaeld, mais que tout le monde appelait l’Ancien. Il était unanimement connu comme un homme bien, ayant longtemps travaillé comme palefrenier, avant de parfaire l’éducation équestre des enfants de bonne famille. Une sombre affaire de mœurs l’avait fait tomber en disgrâce, et il avait été vendu à des maçons qui se servaient de lui pour porter des sacs de pierre et de mortier. Ses épaules voûtées attestaient de la dureté de son quotidien. Il s’était enfui peu auparavant, en entendant l’appel de Huru. Pour lui, il n’y avait d’autre opportunité que la victoire ou la mort, car s’il était rattrapé par ses maîtres ou les autorités d’Albyor, il serait exécuté publiquement pour l’exemple. Il fut accueilli par de chaleureux sourires à l’intérieur de la petite bâtisse, et une femme vint notamment le serrer dans ses bras à lui couper le souffle :
Il passa une main affectueuse dans la chevelure brune de la jeune femme, qui lâcha un soupir de soulagement. Fall était un personnage à part de leur petite compagnie. Elle avait été parmi les premières à rejoindre l’appel de Huru, pour des raisons que personne n’ignorait. Elle était, avec l’Ancien, la seule à être née à l’Ouest et elle avait probablement vécu davantage de sévices que tous ses compagnons réunis. Réduite au rang d’esclave de compagnie avant même sa puberté, elle était passée de maître en maître, subissant un lot inimaginable de violences physiques et psychologiques. Avant sa majorité, elle avait déjà connu trois fausses couches et deux avortements forcés, jusqu’à ce qu’elle contractât une maladie vénérienne qui l’avait rendue subitement moins désirable aux yeux de ses maîtres. Vendue à un guérisseur qui ne lui avait donné que quelques mois à vivre, elle était devenue un cobaye opportun pour tester de nouvelles drogues curatives, ce qui lui avait paru être une fin tout à fait adéquate au regard de son existence… Sauf qu’elle avait déjoué le destin, et cinq ans après le pronostic de son dernier maître, elle était toujours en vie et lui… presque pas. La faute à la rencontre malencontreuse avec une branche d’arbre lors d’une sinistre partie de chasse à l’homme. Paralysé aux trois quarts, incapable de parler, il n’avait pu se reposer que sur sa délicieuse esclave-cobaye, qui avait pris un malin plaisir à lui faire payer minute par minute tout ce qu’elle avait subi dans son existence.
Et pourtant, Fall n’était pas qu’une femme brisée éprise de vengeance. Véritable boule d’énergie, bourreau de travail, elle associait son intelligence vive et débordante à une discipline de fer qui faisait d’elle une force sur laquelle il fallait compter. Elle se tourna vers la seconde silhouette, et l’embrassa de la même manière, en soufflant :
++ Je suis heureuse que tu sois en vie, Huru. Toutes mes condoléances pour ton père. ++
Huru retira son capuchon, et lui rendit son étreinte avec chaleur. Il la considérait comme une petite sœur, même si elle était plus âgée que lui-même, et il savait qu’elle avait plusieurs fois prêté assistance à son père, notamment durant Shuresh.
++ Merci, ça me touche… Essayons d’être à la hauteur de sa mémoire. Vous êtes tous ici ? Comment avez-vous fait pour… ? ++
++ Nous allons tout t’expliquer Huru, ne t’inquiète pas. ++
Fall lui prit la main, et le tira vers la pièce principale, où se trouvaient les autres esclaves enrôlés dans cette folle entreprise consistant à tuer Jawaharlal. Des braves parmi les braves, qui se retrouvaient pour la première fois tous ensemble dans la même pièce. Ils n’étaient que onze, certes, mais leur courage était probablement inégalé dans la Cité Noire, qui se terrait devant le Grand Prêtre de Melkor, et qui n’aurait jamais osé convenir d’une telle réunion pour discuter de sa mort. Un sentiment d’immense fierté envahit Huru en les voyant ainsi rassemblés, et il pensa à son père. A tout ce qu’il avait construit patiemment. Il ne ressentait que gratitude à leur égard, eux qui lui prêtaient leur vie et lui faisaient confiance pour mener à bien ce que personne n’avait jamais songé à accomplir. De toute évidence, le respect était réciproque, car tous le saluèrent avec révérence, lui adressant des mots encourageants et lui serrant la main avec énergie. Tous le regardaient avec une certaine admiration qu’il n’était pas sûr de mériter. Après les retrouvailles d’usage, Huru les pressa de questions concernant leur nouveau quartier général.
++ Cette maison appartient à cet affranchi que tu avais contacté pour entrer dans le Temple de Sharaman. Il a tenu à nous aider en nous prêtant cette bâtisse, et il nous a fait apporter quelques repas chauds, et des armes. ++
Ils révélèrent à Huru leur équipement… C’était davantage que ce qu’il aurait pu espérer. Deux épées, une série de dagues effilées, et trois arcs ainsi qu’une bonne trentaine de flèches. Ce n’était pas de l’équipement de la meilleure facture, mais c’était de toute évidence du matériel fiable et robuste, qui leur permettrait de frapper fort au cœur du Temple. Il soupesa une des épées, sans cacher sa surprise. Jawarhalal, bouffi d’orgueil, ne pourrait pas échapper à une douzaine d’assassins envoyés à ses trousses. Fall, qui trépignait d’impatience, reprit :
++ Nous sommes prêts, Huru. Nous avons repris des forces, nous avons l’estomac plein, et nous avons pu nous exercer au maniement des armes. Nous n’attendons plus que ton signal. Dis-nous à quelle heure frapper, et nous frapperons. Jawaharlal mourra par main, je peux te le garantir ! ++
Huru lui posa une main sur l’épaule :
++ Je sais que tu ne manqueras pas ton coup. Mais pour le moment, nous devons attendre le signal. Notre allié s’est infiltré dans le Temple, mais il n’a pas encore pris contact pour nous dire quand frapper. Ni où. Dès qu’il m’aura informé de… ++
++ Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, Huru. ++ Trancha l’Ancien. ++ Les patrouilles se multiplient à Albyor, le Grand Prêtre trame quelque chose, et nous devons frapper pendant que nous avons encore l’initiative. Chaque jour qui passe, nous prenons le risque d’être découverts. À chaque fois que nous partons en reconnaissance, nous prenons le risque d’être suivis, et que notre plan se retourne contre nous. Huru… Tu sais bien que les chances que ton ami survive dans les entrailles de Sharaman sont minces. Combien de temps avant qu’il soit démasqué, qu’on le torture, et qu’on remonte jusqu’à nous ? Tu sais que j’ai raison. ++
Huru baissa la tête. Il savait pertinemment que le danger était grand, mais il avait foi en Learamn, et par ailleurs il savait qu’un assaut irréfléchi conduirait au désastre. Ses compagnons étaient zélés et remplis d’espoir, mais ils se leurraient sur leurs chances réelles de réussir à tuer Jawaharlal sans l’aide de leur infiltré. Toutefois, le leur dire frontalement risquait d’entamer leur moral, et il ne tenait pas à instiller le doute dans leur esprit. Ce sentiment viendrait bien assez tôt, et serait leur pire ennemi.
++ Notre plan implique d’attendre le signal. Nous ne pouvons pas… ++
++ Les plans changent, Huru ! ++ Intervint Fall. ++ Nous savions que ce ne serait pas une partie de plaisir, et que nous aurions des obstacles à surmonter. Nous avons un peu discuté, avant que tu arrives et… ++
Elle marqua une pause, gênée, et Huru fronça légèrement les sourcils. Ils se regardèrent les uns les autres, sans que quiconque n’osât aller au bout du propos. Ce fut finalement l’Ancien qui se lança :
++ Jawaharlal organise une cérémonie sanglante. La plus grande depuis des mois. Nous ne savons pas encore quand, mais elle aura lieu très bientôt. Nous frapperons à ce moment-là : il y aura tellement de monde que la panique et le chaos joueront en notre faveur. Nous respecterons le plan, Huru, mais nous ne pouvons pas tout faire reposer sur les épaules d’un seul homme. Notre décision est prise, en toute liberté. ++
++ En toute liberté. ++ Reprirent les autres machinalement.
La rencontre avec Vago avait brièvement ébranlé le petit groupe d’esclaves dirigé par Nomi, mais celui-ci avait fini par les laisser partir après avoir obtenu une réponse de la part de Learamn. La cheffe de troupe n’avait pas vraiment compris la teneur de l’échange, mais elle savait qu’il valait mieux faire profil bas, ne pas poser de questions, et se contenter de savourer le fait d’avoir réussi à réchapper vivant de cette rencontre. Elle tremblait encore de peur lorsqu’ils arrivèrent finalement à la loge de Jawaharlal, et qu’ils furent accueillis par une vingtaine de gardes qui eux-mêmes surveillaient les esclaves qui travaillent sur place. Ils n’eurent pas besoin de se présenter pour être introduits dans les lieux, mais on les fouilla néanmoins pour vérifier qu’ils ne transportaient pas d’armes.
Nomi était, hélas, habituée à ce genre de rituels et elle ne se formalisa pas lorsque les mains impudiques des gardes glissèrent sur son corps, intéressés à la fois par les éventuelles armes qu’elle pouvait dissimuler que par les formes que cachaient ses vêtements rapiécés. Elle ne se considérait pas comme particulièrement belle, mais les hommes qui œuvraient dans le Temple, et qui vivaient souvent entre eux, déversaient toute leur frustration sur ces inférieurs qui n’étaient pas en mesure de se défendre. Les doigts répugnants qui s’attardèrent sans douceur sur sa poitrine lui tirèrent un frisson de dégoût, mais elle se félicita qu’il restât un peu de décence à ces gardiens, car nul ne s’aventura au-delà de viles caresses. Elle s’efforça de réprimer les souvenirs de la dernière fois qu’on avait abusé d’elle, en se concentrant sur le fait d’être en vie.
Rester en vie, c’était tout ce qui comptait.
++ Bon, tout est en règle. Allez rejoindre l’équipe qui travaille aux tentures si vous n’avez pas le vertige. ++
Nomi hocha la tête, et distribua les ordres à son équipe. Elle avait déjà participé deux fois à des missions dans la loge du Grand Prêtre, aussi connaissait-elle bien les difficultés inhérentes aux décorations, mais elle devait désormais les expliquer à ses équipiers. Installer des tentures pouvait sembler facile, mais les tissus étaient épais et très lourds, et ils devaient être fixés avec le plus grand soin pour ne pas se détacher durant la cérémonie. Par ailleurs – et c’était bien là le nœud du problème –, l’alcôve de Jawaharlal se trouvait à plusieurs mètres au-dessus du sol, ce qui rendait l’installation plutôt acrobatique. Régulièrement, des esclaves chutaient de l’échelle qui était installée de manière précaire, et achevaient leur vie sur les dalles de la grande salle, vingt mètres en contrebas, le corps affreusement brisé par la rencontre avec le sol. C’était peut-être, pour certains d’entre eux, une manière d’échapper au sort qui leur était promis, mais pour beaucoup d’esclaves superstitieux, mourir dans la grande salle des sacrifices les rapprochait trop de Melkor, et ils craignaient de voir leur âme être damnée pour toujours.
Nomi espérait ne perdre personne aujourd’hui, et elle donna des consignes très précises à chacun. Elle garda Learamn avec elle, pour veiller sur lui durant l’opération. Plus grand et costaud qu’elle, ce fut à lui de grimper sur l’échelle pour installer les tentures. Elle-même se chargeait de tenir l’échelle en place, tandis qu’un troisième esclave s’efforçait de lui passer les tissus pour qu’il pût les accrocher sur les cordes qui avaient été tendues pour l’occasion.
- Attention… Pas tomber… Souffla-t-elle. Attention.
Son westron était élémentaire, mais son souci sincère, et elle s’efforça de lui donner les meilleurs conseils pour réussir la périlleuse mission qui lui était confiée. Plus d’une fois, l’ancien officier manqua de déraper malencontreusement, et de rencontrer son funeste destin, mais la position qui lui était confiée n’avait pas que des inconvénients. De là où il se trouvait, il disposait d’une vue panoramique sur la salle des sacrifices, ainsi que sur la loge de Jawaharlal, jusqu’à l’embouchure des couloirs qui s’ouvraient dans la roche, et qui allaient peut-être vers des appartements. L’un d’entre eux, plus large que les autres, devait probablement permettre au Grand Prêtre de faire une entrée remarquée parmi les membres de l’assistance – des gens de qualité, de la haute noblesse d’Albyor, ainsi que des prêtres éminents – qui pouvaient ainsi lui présenter leurs hommages en personne. D’autres corridors plus étroits pouvaient servir de voie d’exfiltration pour le chef des Melkorites, si d’aventure le moindre danger venait à le menacer.
Si des assassins pouvaient couvrir ces sorties, et tendre une embuscade à Jawaharlal au moment où il s’y attendrait le moins, ils pouvaient avoir des chances raisonnables de lui porter un coup fatal. De telles issues n’étaient pas faciles à manœuvrer pour des gardes, car l’exiguïté des lieux permettait à une force moins nombreuse de compenser rapidement son désavantage. Seule l’expertise de Learamn pouvait lui permettre d’estimer quel chemin serait le plus adapté.
Une fois les tentures installées, ils durent aller chercher les fauteuils des invités, qui devraient être au moins une bonne soixantaine. Les esclaves se dirigèrent vers les fameux couloirs qui s’ouvraient derrière la loge, et ils découvrirent un réseau complexe de pièces de stockage, qui s’ouvraient ensuite vers ce qui ressemblait à des appartements privés. Ce n’était sans doute pas la chambre de Jawaharlal, mais ils purent jeter malgré eux un œil vers une superbe chambre à coucher où pénétrait une douce lumière naturelle, qui descendait presque magiquement depuis le plafond et se reflétait dans les miroirs et les cristaux installés stratégiquement dans la pièce. Qu’il existât de telles merveilles au sein du Temple était pour le moins surprenant, mais personne ne se risqua à faire un commentaire.
Le silence était requis de la part des esclaves en ces lieux considérés comme sacrés.
Nomi et ses esclaves passèrent trois longues heures à travailler dans et autour de la loge, ce qui leur donna amplement le temps de se familiariser avec les lieux, même s’ils ne pouvaient pas se targuer de savoir ce qui se cachait derrière chaque porte close. La présence en nombre des Bakhshidan de Jawaharlal ne trompait pas, cependant. Ils approchaient certainement du siège du pouvoir. Cet avant-goût, toutefois, ne permettait pas d’établir des certitudes. Ils étaient incapables de localiser les appartements du Grand Prêtre, et d’autres personnes importantes semblaient résider ici, sans qu’il fût possible de déterminer qui, ou combien. Tout ce que Learamn put confirmer fut la présence à la prochaine cérémonie du gouverneur d’Albyor, puisqu’il participa à l’installation d’un fauteuil particulier qui lui était réservé, sur lequel son titre était gravé. C’était une lourde pièce de bois, qui portait des moulures délicates et qui était ornée d’une figure majestueuse ressemblant à un dragon sans ailes qui semblait s’enrouler depuis les pieds de la chaise jusqu’au sommet du dossier. La créature avait des pattes griffues et courtaudes, une gueule carrée et méchante, garnie de crocs immenses qui transparaissaient derrière un sourire inquiétant. La sculpture était d’un réalisme saisissant, et les yeux incrustés de rubis du monstre renvoyaient la lueur des torches, donnant l’impression que celui-ci était vivant.
- C’est une… cadeau, expliqua Nomi. Une cadeau pour gouverneur… Grand cadeau.
Un moyen de flatter celui qui demeurait officiellement le maître de la cité… et par la même occasion de le faire asseoir sous la surveillance de cette immense créature serpentine dont les griffes donnaient l’impression de vouloir enserrer les épaules de celui qui s’asseyait ici.
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Un cri rauque quitta ses lèvres, et son corps se mit à trembler des pieds à la tête.
Une main vint presser contre sa bouche, étouffant un second mugissement, alors que son dos se cabrait. La table de bois où il était installé vacilla, manquant de se renverser, emportant avec elle le matériel qui avait été disposé dessus. Toutefois, les quatre hommes qui le tenaient en place avaient assez de force pour le maintenir relativement immobile, et ils évitèrent la catastrophe.
La souffrance omniprésente était insoutenable.
D’une ruade il se dégagea, et trouva la force de supplier entre deux gémissements :
- Pitié… Laissez-moi…
- Pas encore.
Il y eut un nouveau craquement, plus sonore cette fois, et un nouveau hurlement qui se répercuta sur les murs comme un écho terrifiant.
- Faites-le taire, putain, faites-le taire !
Un bâillon fut amené, et installé sommairement. L’homme était agité de spasmes incontrôlables, tant la douleur le cisaillait. Il était au bord de l’inconscience, mais chaque nouveau mouvement le ramenait invariablement à sa jambe martyrisée, atrocement maltraitée. Il hurla à s’en déchirer les poumons derrière ce morceau de tissu qu’on avait coincé entre ses lèvres, et des larmes coulèrent le long de ses joues. Pendant une minute, les choses se calmèrent quelque peu. Il entendit le tintement métallique d’un instrument qu’on repose, et cela lui donna l’illusion que tout allait bientôt s’arrêter. Erreur. Nouvelle douleur subite, alors que son genou et sa cheville pivotaient brusquement en lui arrachant une plainte atroce. Les hommes qui tentaient de le maintenir en place déployaient toutes leurs forces pour y parvenir, leurs doigts glissant contre sa peau luisante.
Il transpirait abondamment, ses chemises étaient trempées de sueur, de même que ses épais cheveux bruns plaqués sur son front plissé.
- Bon Khalmeh Elkessir… Ce n’était pas une partie de plaisir, hein ?
L’intéressé ne pouvait pas répondre, et le bâillon n’y était pour rien. Fiévreux, en état de choc, il était incapable d’articuler quoi que ce fût. L’homme penché sur lui s’en rendit compte, et lui fit apporter un peu d’eau. Le bâillon tomba, et on le fit boire doucement en essayant de l’empêcher de s’étouffer. Khalmeh retomba brutalement sur le dos après s’être désaltéré : sa poitrine se soulevait à un rythme infernal.
- Maintenant que ces désagréments sont derrière nous, nous allons avoir besoin d’informations… Je te préviens, nous avons très peu de temps devant nous, notre patience est limitée, et l’enjeu est énorme, alors j’ai besoin que tu coopères. Pleinement. Tu comprends, Khalmeh Elkessir ? Tu comprends ? Bien.
L’esclavagiste avait hoché la tête mécaniquement. Il n’était pas en position de refuser quoi que ce fût à cet homme, il n’en avait plus la force. Sa fuite effrénée dans les rues d’Albyor, sa chute brutale, sa jambe brisée… Tout cela aurait eu raison du guerrier le plus endurci – ce qu’il n’était pas – et que dire de ce qu’il venait de subir ? Que dire de ces heures de souffrance, alors qu’on s’acharnait sur sa jambe blessée au point de lui faire perdre la raison. Khalmeh avait des principes, sans doute exhumés par sa rencontre avec Learamn et les épreuves traversées avec ses compagnons, mais ceux-ci ne pesaient pas bien lourd dans la balance aujourd’hui. Il confesserait tout. Il n’avait pas d’autre choix.
- Commençons par le commencement. Où sont tes compagnons ? Ceux avec qui tu as quitté Blankânimad ?
- Morts… essaya-t-il.
L’homme fit claquer sa langue.
- Non, pas tous, et tu le sais bien. Tu te souviens de ma patience limitée ? Reprenons. Où sont tes compagnons, Khalmeh Elkessir ?
De nouvelles larmes.
- Mort… Thrakan est mort. Je l’ai vu…
Un silence. L’homme ne semblait pas surpris par cette information, mais il en désirait davantage, et laissa Khalmeh déglutir difficilement avant de reprendre :
- Ava… Je ne sais pas… Partie… Je ne sais pas…
Nouveau silence. Ce n’était toujours pas suffisant :
- Learamn… Je ne sais pas… Probablement mort… Ou alors…
- Ou alors ? Fit l’homme, soudainement intéressé.
Khalmeh serra les dents. Il ne voulait pas dénoncer son compagnon d’armes, mais il n’avait plus la force de résister et de cacher la vérité. Si on touchait encore une fois à sa jambe, son esprit se briserait purement et simplement. Alors que ses mâchoires se desserraient, il espérait secrètement que Learamn était en train de plonger une lame dans le cœur de tous les Melkorites qu’il rencontrait, et que ces révélations ne nuiraient pas à son plan.
- Au Temple… Il veut…
Les mots franchirent difficilement sa bouche.
- Il veut tuer le Grand Prêtre… Et il y parviendra… Il y parviendra, j’en suis sûr… Et vous ne pourrez rien faire pour l’en empêcher… Il est déjà trop tard…
L’esclavagiste commençait à divaguer. Son interrogateur lui secoua l’épaule pour le forcer à rester concentré. Ces paroles avaient fait leur petit effet, mais n’avaient certainement pas provoqué la réaction paniquée que Khalmeh espérait. Il venait de vendre son compagnon, et ces hommes ne s’étaient même pas émus de la situation… comme s’ils savaient déjà ce que planifiait l’ancien officier du Rohan.
- Je doute fort qu’il parvienne à tuer le Grand Prêtre, Khalmeh Elkessir, mais je suis sûr qu’il essaiera. La question est de savoir quand. Quand planifie-t-il son coup ?
- Cérémonie… Pendant la cérémonie… C’est le plan… Tuer Jawaharlal pendant la cérémonie…
L’homme fit une moue indéchiffrable, et fit appeler un de ses sbires à qui il transmit quelques instructions à voix basse. Ce dernier portait des tatouages sur le cou et les mains, mais Khalmeh n’eut pas le temps de les reconnaître, à part un. C’était le tatouage des esclaves du gouverneur Hagan. Un monogramme stylisé aux effigies de la famille dominant Albyor.
Il ne comprit pas.
Hagan ? Pourquoi ?
L’esclave s’éclipsa aussi vite qu’il était venu, et l’Occidental reprit :
- Et l’Uruk ? Où est l’Uruk ?
- Je ne sais pas… Peut-être capturé… Peut-être mort…
- Et ce bâton permet de le contrôler, c’est ça ?
Un objet à nul autre pareil entra dans le champ de vision de Khalmeh. Le bâton de commandement. Comment ces hommes avaient-ils pu mettre la main sur la laisse de l’Uruk ? Cela lui échappait totalement, mais ils disposaient désormais d’une carte maîtresse importante. En contrôlant l’Uruk et sa force brute, ils avaient à leur service une créature redoutable, conçue pour tuer, et qui ne reculerait devant rien pour accomplir sa mission. L’esclavagiste confirma les dires de son interrogateur, qui sembla s’estimer satisfait, et rangea le bâton dans la poche de son vêtement.
- Bien, Khalmeh Elkessir. Tu as bien mérité un peu de repos. Ces informations nous seront très précieuses, Tu as fait votre devoir et…
Des paroles vives échangées à l’extérieur de la pièce interrompirent leur conversation. Des éclats de voix, et visiblement quelqu’un de très mécontent qui essayait de forcer l’entrée dans le réduit où se trouvait Khalmeh. L’homme au bâton s’empressa d’aller voir de quoi il retournait. L’esclavagiste ferma les yeux un instant, incapable de se concentrer sur ce qui se disait autour de lui tant le bourdonnement dans ses oreilles occupait son espace mental. Il ne revint à lui que lorsqu’une main se posa sur son front. Elle était glacée.
++ Khalmeh… Khalmeh… Est-ce que vous m’entendez ? Regardez-moi. ++
L’intéressé cligna des yeux à plusieurs reprises. Sa vision était troublée, et il lui fallut un moment pour réussir à discerner ce qui se trouvait juste devant lui. Un visage. Familier. Le frisson qui traversa son corps tout entier lui coupa le souffle. Dans un murmure où se mêlaient à la fois la peur et la surprise, il laissa échapper :
++ Vous ? Impossible ! ++
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Allongé dans le dortoir où se reposaient les esclaves qui n’avaient pas le privilège d’avoir des appartements privés, Learamn dormait profondément et sur ses deux oreilles, lorsqu’une main délicate vint lui secouer doucement l’épaule pour le réveiller. Contrairement à ses dernières nuits à Albyor, il n’eut pas besoin de s’inquiéter car paradoxalement, il pouvait s’estimer en sécurité ici. Il était évident que si les hommes du Grand Prêtre avaient voulu sa mort, ils n’auraient pas eu besoin de le réveiller discrètement au milieu de la nuit : ils pouvaient tout simplement l’exécuter publiquement en grande pompe, en claironnant sur tous les toits qu’ils avaient mis la main sur le traître occidental qu’ils recherchaient depuis si longtemps.
Ce n’était pas de la nuit ou des autres esclaves qu’il devait avoir peur.
En l’occurrence, celui qui se trouvait penché vers lui ne faisait pas partie de son équipe, et il n’était pas certain qu’ils se fussent déjà croisés. Pourtant, il avait réussi à arriver jusqu’à lui, sur la foi d’informations assez précises pour qu’il connût jusqu’au lit où il s’était installé. Les autres esclaves dormaient eux aussi, pour la plupart, mais personne ne s’étonna d’une conversation nocturne. La nuit permettait aux serviteurs du Temple de bénéficier de quelques instants d’autonomie bienvenus, que certains mettaient à profit de manière bien plus originales. Certains consommaient des substances psychotropes qui les aidaient à trouver le sommeil, tandis que d’autres s’asseyaient simplement pour discuter, se confier, parler de leur vie et de leur existence avant… avant tout ça. La nuit, ils redevaient des individus, et se souvenaient des désirs et des craintes qu’ils enfouissaient profondément en eux sitôt que le jour se levait.
Le visiteur de Learamn n’était pas de cette chambrée, ce qui était étonnant en soi, mais en outre il ne parlait pas un mot de westron. Il marmonna quelques paroles en rhûnien que Learamn ne comprit pas, mais cela ne l’empêcha pas de sortir des plis de sa tunique un morceau de papier soigneusement plié. L’absence d’une langue commune pour leur permettre de communiquer ne facilitait pas le travail de l’ancien officier du Rohan, qui sinon aurait pu interroger le messager plus avant, lui demander d’où venait la lettre, qui en était l’émetteur, et éventuellement lui dire de transmettre une réponse. Hélas, incapable de se faire comprendre à ce degré de subtilité, il fut contraint de laisser l’esclave partir, et de trouver un endroit relativement bien éclairé par une torche pour lire le billet qu’on venait de lui faire porter.
Le message était à la fois court et saisissant.
Citation :
J’ai perdu un ami précieux parmi les Lossoths, près du village de Lear, non loin de la rivière Thrâkhân. Si vous avez des informations, retrouvez-moi rapidement.
Il n’y avait aucune signature en bas du document, ni aucune indication quant à la façon de retrouver l’auteur de la lettre, mais la ligne de vie de Learamn semblait s’épaissir un peu plus à chaque nouvelle lecture. Un pas dans la bonne direction était toujours bon à prendre au sein du Temple de Sharaman, mais il devait rester extrêmement prudent. A la nuit tombée, les esclaves devaient se trouver dans leurs quartiers, et avaient interdiction de déambuler dans les couloirs du Temple. Les gardes veillaient au grain, et ne montreraient aucune tolérance pour ceux qui enfreindraient les lois du Grand Prêtre. Attendre le lever du jour lui permettrait d’agir plus librement, mais il serait également encadré par son équipe, et surveillé constamment par les autres esclaves. Enfin, avant même de penser à comment se déplacer dans le temple, il lui restait à trouver l’expéditeur, et à établir le contact.
En espérant qu’il ne s’agissait pas d’un piège.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
À l’avarice d’un garde ayant déjà étripé son lot d’esclaves pour la journée, et ne pouvant se permettre d’en étriper un autre sans avoir à le rembourser. Ou encore à l’intervention salvatrice d’une autre esclave, mettant en jeu son statut si fragile pour tenter de négocier la vie d’un étranger qu’elle avait choisie de protéger sans aucune bonne raison. Une pression un peu plus prononcée sur sa trachée, et il n’aurait pas tardé à suffoquer. Un simple mouvement du bras, et sa nuque aurait été brisée. Ainsi aurait pu s’achever le glorieux parcours de l’ancien Capitaine de la Garde Royale, se rêvant libérateur des âmes damnées d’Albyor. Dans un couloir sombre dans les profondeurs de l’antre de Melkor, vêtu d’une tunique crasseuse et d’un pagne. Ses restes finissant sans doute dans le ragoût de ceux avec qui il avait partagé le souper la veille.
Quand, enfin l’étreinte se relâcha, Learamn se sentit chuter au sol; ses jambes dont les muscles avaient été privés d’oxygène, ne pouvant le soutenir. Il resta ainsi à quatre pattes pendant plusieurs secondes, cherchant à reprendre son souffle tout en se massant la gorge. Nomi l’aida à se relever et il suivit le reste du groupe sans demander son reste alors que les deux hommes en armure semblaient s’éloigner.
C’était sans compter sur ce dénommé Vago qui, frappé par une révélation soudaine, fit volte-face; un air méfiant sur son visage. D’un ton suspicieux, il héla Learamn, lui ordonnant de lui donner son nom. Le rohirrim se figea, une boule d’angoisse se mit à serrer ses tripes. L’avait-il reconnu? Cet homme faisait-il partie des soldats l’ayant arrêté à Lâm-Su? Ou torturé lors de son premier passage dont il en gardait aucun souvenir?
L’ancien capitaine avait tout mis en œuvre pour qu’on ne puisse le reconnaître sans y prêter vraiment attention. Cependant, s’il était activement recherché par les membres de l’Ogdâr suite à son évasion, il y avait fort à parier que le visage du rohirrim devait être présent dans tous les esprits; et les plus perspicaces d’entre eux ne pouvaient manquer de faire le rapprochement entre cet esclave et leur cible.
Il ne restait plus qu’à espérer que Vago ne fasse pas partie des esprits les plus éclairés du Temple.
“Je…Nath’... On m’appelle Nath’...’
Après avoir bafouillé sous le coup de la surprise, Learamn avait donné le premier nom qui avait traversé son esprit. Un nom assez commun pour ne pas être immédiatement associé à une figure connue et qui indiquait une origine étrangère. Il ne savait précisément pourquoi le souvenir trouble et lointain du conteur barbu lui était soudainement venu à l’esprit. Lui aussi avait vécu une vie cachée de l’ombre, faite de mensonges et de trahisons. Une existence bien éloignée des idéaux des Rohirrim. Qu’était-il devenu après Pelargir? Tourmenté par des cauchemars sans fin?
Mort, probablement. Songea-t-il. Les hommes ayant choisi cette vie finissaient souvent ainsi.
Sans attendre aucune réponse du garde, Learamn emboîta le pas aux autres esclaves en direction de la loge du Grand Prêtre. De toute évidence, la cérémonie qui se préparait était particulière. Plus grandiose, plus exaltée, et inévitablement, plus sanguinaire. Sans avoir eu l’opportunité de contester le partage de tâches, faute de maîtriser la langue parlée par ses camarades, le jeune homme fut rapidement désigné pour aller accrocher les immenses tentures au balcon. Il ne souffrait pas particulièrement d’acrophobie mais la perspective de grimper ainsi sur une échelle d’apparence bien bancale avant de jouer les contorsionnistes à plus de vingt mètres de hauteur était bien peu réjouissante. Conscient qu’on ne lui donnait pas vraiment le choix, il échangea un regard avec Nomi et entreprit d’escalader, barreau par barreau. Le bois était humide et avait même moisi à certains endroits, rendant ses prises aléatoires. Plus d’une fois il sentit ses pieds glisser, se remettant à la force de ses bras pour s’agripper à l’échelle et éviter une chute mortelle. Pour l’instant, il avait encore la lucidité, et la force, nécessaire pour éviter ce type d’accident. Cependant, après plusieurs heures de travail, cela pourrait bien être différent.
Il récupéra la première étoffe, et tanga légèrement sous son poids. Elle était plus lourde que prévu. D’étranges symboles avaient été brodés en lettres d’or sur le tissu sombre; il pouvait également deviner quelques fragments d’une gigantesque fresque représentant diverses entités sacrées. Mais ainsi perché, il ne disposait pas du recul nécessaire pour admirer l’œuvre dans son intégralité et comprendre réellement de quoi il en retournait. Se concentrant sur sa tâche, il passa une à une les boucles dans les trous prévus à cet effet sur le rebord de la loge du Grand Prêtre.
La tâche était périlleuse mais au bout de quelques minutes, Learamn finit par prendre le coup de main et se surprit même à apprécier ce moment. Ainsi accroché à son échelle, il surplombait l’inquiétante salle des sacrifices et les autres esclaves de son groupe. Pour la première fois depuis son arrivée au Temple, il n’avait plus à regarder constamment par-dessus son épaule de peur de voir débouler un soldat venu se défouler sur lui. Pour la première fois depuis si longtemps, il disposait de quelques minutes de solitude et de quiétude, ainsi perché sur son promontoire instable. S’accordant quelques secondes de répit, Learamn balaya du regard la pièce qu’il surplombait. De là où il se trouvait, il disposait d’une vue d’ensemble dont seul Jawaharlal jouissait durant les cérémonies en l’honneur du Dieu Sombre. Depuis son siège majestueux, le Grand Prêtre pouvait observer la foule dans toute sa largeur, admirer le macabre spectacle sous tous les angles possibles. La loge n’avait pas été placé là au hasard. Tout avait été savamment pensé lors de la conception de ce lieu maléfique.
Le rohir en eut la confirmation totale quand il put distinguer une partie du dédale de couloirs, creusés à même la montagne, qui relais le balcon à un réseau gigantesque d’alcôves, d’appartements privés et de salles secrètes cadenassés par de lourdes chaînes. À la fois un moyen d’assurer au maître des lieux et à ses invités de pouvoir fuir et disparaître dans les profondeurs du Temple en cas d’urgence. Mais aussi l’endroit parfait pour tendre une embuscade. Depuis la rencontre avec Kryvv, l’esprit martial de l’ancien officier reprenait peu à peu le dessus sur le fatalisme qui rongeait progressivement son âme jusque-là.
La mention d’une cérémonie exceptionnelle, ainsi que la présence du gouverneur lui avait fait ressurgir des souvenirs pas si lointains. Il se revoyait, réfugié dans le palais de Hagan, en train de fomenter des plans fous en compagnie de Khalmeh. Learamn ne s’était jamais bercé d’illusions sur les chances infimes de réussite de leur projet, mais les deux amis s’étaient accordés sur le fait que, toute action potentielle devait être entreprise au cours d’un évènement d’importance majeure. Durant une grande cérémonie sacrificielle, par exemple.
Khalmeh n’était plus là. En cavale, ou mort par la main des Melkorites. Toutefois l’opportunité d’un tel coup d’éclat subsistait. Huru attendait-il encore son signal? Avait-il rallié assez d’insurgés à sa cause pour faire vaciller le pouvoir de l’Ogdâr? Tant d’éléments que Learamn ne pouvait maîtriser. Toutefois, il pouvait faire en sorte de jouer sa partition. L’élément qui pourrait faire tout basculer.
Son regard se porta sur le trône vide de Jawaharlal. À sa gauche on installait un autre siège luxueux. Un cadeau pour le gouverneur, lui avait-on affirmé. De ce qu’il connaissait de l’homme, Hagan apprécierait sans nul doute l’ouvrage de grande qualité; mais le message envoyé par son hôte avec ce présent risquait de moins lui plaire. Des quelques discussions qu’il avait eues avec lui lors de son séjour dans sa demeure, Hagan lui était apparu comme un homme prudent et précautionneux, peut-être trop, mais assez intelligent pour comprendre les intentions à peine voilées des Melkorites. La récente révélation des Bakhshidan, cette nouvelle unité d’élite au service du Grand Prêtre, était une menace claire contre l’autorité du gouverneur, et donc de la Reine.
Le fragile équilibre des pouvoirs au Rhûn était sur le point de basculer. Si rien n’était fait, l’influence de Jawaharlal continuerait de grandir et la Reine perdrait Albyor et sa région. Une stratégie savamment pensée et mise en œuvre depuis des années par Jawaharlal. Un plan machiavélique que seul un élément inattendu pouvait contrer. Un imprévu que le serviteur de Melkor n’aurait pu voir venir, venu faire valser toute cette mascarade.
Learamn incarnait-il cet élément perturbateur? Était-ce là le destin que la devineresse avait lu en lui?
Défier Melkor n’était pas seulement le fruit d’une vengeance aveugle. Ni seulement la poursuite d’un destin de libérateur. Tel qu’il considérait les choses, cela représentait aussi un moyen d’honorer son serment en défendant les intérêts de celle à qui il avait prêté serment. Ces quelques heures de travail permirent à Learamn de faire connaissance des lieux, de repérer potentiels cachettes et échappatoires. Bien entendu, la présence du groupe et de gardes l’empêchaient de pousser son examen et de nombreux passages ne purent être explorées. Peut-être certains conduisaient-ils à la surface? Et d’autres aux appartements privés du Grand Prêtre? Il n’en aurait sûrement jamais la réponse. Il avait cependant eu assez de temps pour esquisser dans son esprit une ébauche de plan aussi ambitieux qu’irréaliste. Un plan de tout façon impossible à suivre si un élément extérieur ne venait pas semer le chaos au sein de la foule venue assister à la cérémonie. Mais au moins avait-il un objectif.
Sous ce torse malmené et amaigri, battait encore le coeur du guerrier.
Learamn, épuisé, n’avait pas eu de mal à trouver sommeil ce soir-là. Les premières nuits passées dans les dortoirs surpeuplés des esclaves du Temple, avait été particulièrement éprouvantes. Il y régnait à la fois un froid glacial, fruit du courant d’air et de la nature de la pierre dans laquelle l’alcôve avait été creusée; et une chaleur étouffante où des centaines d’homme et de femmes en guenilles se partageaient des couches étroites constitués de simple planches de bois sur lesquelles on avait étendu des étoffes crasseuses. Le rohirrim avait fini par trouver un couchage moins fréquenté, à proximité des latrines. L’odeur y était pestilentielle mais au moins il bénéficiait d’un peu plus d’intimité.
Au fil des semaines, il avait fini par faire fi de la puanteur afin de trouver un sommeil animé de nombreux cauchemars. Ces mauvais rêves, il en faisait également fi. Le cauchemar qu’il vivait une fois les yeux ouverts était bien plus terrible.
La foule était en transe.
Les tambours rythmaient la tenue de la cérémonie.
Le sol de la grande salle des sacrifices était désormais couvert d’un tapis vermeil.
Learamn observait le terrible spectacle de haut, assistant, impuissant, à l’horreur qui se jouait sous ses yeux. Dans son dos, la présence du Dieu Sombre couvait ses fidèles et menaçait les impies.
Les gardes de l’Ogdâr amenèrent la prochaine volée de condamnés à mort. En tête la silhouette d’un homme qu’il connaissait bien. Une longue crinière brune, un regard bleu cobalt perçant, une prestance indéniable malgré la situation peu enviable dans laquelle il se trouvait.
Le regard de l’ancien capitaine croisa celui de Gallen Mortensen, Champion du Rohan.
Son sang ne fit qu’un tour. Il jeta des regards paniqués autour de lui, cherchant à mettre fin à cette folie. À sa gauche, le gouverneur Hagan observait la scène avec un sourire satisfait.
Un prêtre s’approcha, coutelas en main, du Vice-Roi, prêt à exécuter la sentence de Melkor.
L’ordre fut donné par le Grand Prêtre et le sang jaillit.
La foule se mit à hurler encore plus fort face à la mort de cet ennemi juré. Les percussions redoublèrent d’intensité. Confortablement installé sur son trône, Learamn leva les bras vers le ciel et cria en rhûnien: +++Melkor Soit-Loué!+++
Les fidèles reprirent: +++Loué Soit-Il!+++
Tous acclamaient le Grand Prêtre.
Tous l’acclamaient lui.
Lui qui avait donné l’ordre de tuer le dirigeant du Rohan. Lui qui portrait le message divin aux humains.
Tel était son glorieux destin.
Learamn sursauta, tiré de son rêve étrange par une main qui le secouait vigoureusement. Le jeune homme se redressa comme un ressort, en alerte. Dans la pénombre, il distinguait à peine les traits de l’homme venu le réveiller. Un esclave, à n’en pas douter, mais celui-ci ne faisait pas partie de son groupe de travail et l’ancien capitaine ne se souvenait pas lui avoir jamais parlé. Celui-ci marmonna quelque chose dans sa langue et lui fourra un morceau de papier dans la main avant de quitter les lieux sans donner de détails. Learamn aurait voulu le retenir par le bras, le forcer à lire le message avec lui et l’interroger à sa guise afin de comprendre de quoi il en retournait. Mais, cette fois-ci la barrière de la langue semblait trop importante pour ce genre de conversations. De toute façon, l’homme n’avait manifesté aucune envie de prolonger sa présence en compagnie du destinataire du message qu’on lui avait confié. Learamn quitta sa couche, parcouru d’un frisson quand son pied toucha le sol en obsidienne. Discrètement il s’éloigna des dortoirs et s’arrêta dans un couloir adjacent, près d’une torche. Alors, il déplia soigneusement le message.
Citation :
J’ai perdu un ami précieux parmi les Lossoths, près du village de Lear, non loin de la rivière Thrâkhân. Si vous avez des informations, retrouvez-moi rapidement.
Son coeur se mit à battre la chamade. Il lut et relut ces quelques lignes plus d’une dizaine fois; comme pour s’assurer que son esprit ne lui jouait pas un mauvais tour. Ces mots semblaient anodins mais étaient bien lourds de sens. L’envoyeur n’avait pas signé, sûrement par peur que le message soit intercepté. Le contenu ressemblait également à un code, cryptique pour toute âme qui ne serait pas concernée et pouvait bien se demander ce qu’un ami perdu chez les Lossoths avait bien à voir avec les affaires du Temple.
Pour Learamn, cependant, ce message était la preuve que son appel avait bien été entendu. La référence aux Lossoths avaient été entendu par les deux gardes ainsi que Nomi mais seule une personne pouvait faire le rapprochement avec sa véritable identité. Le Village de Lear…
Une référence à peine voilée pour quiconque connaissait la véritable identité de l’ancien officier. “Kryv. Souffla-t-il. C’est Kryv!”
Il fourra le message dans le pli de sa tunique, veillant à le garder près de son torse afin qu’il ne tombe pas. Se mettre à sa recherche au plus vite était impératif. La nuit représentait une opportunité pour le jeune homme. Le jour n’offrait pas plus de lumière en ce lieu où nulle lumière naturelle ne pénétrait si profondément mais moins de torches étaient gardées allumées durant le repos nocturne des travailleurs. De plus, les quelques heures de sommeil accordées aux esclaves coïncidaient avec le moment où les couloirs de l’édifice étaient les moins animés. Quelques patrouilles de gardes veillant à mater tout début de conspiration ou de révolte, mais, avec un peu de prudence, Learamn pouvait circuler plus ou moins librement dans certains coins du Temple.
Sur la pointe des pieds, il quitta les dortoirs. Mais alors qu’il s’apprêtait à s’élancer vers le corridor, l’ombre d’un doute commença à s’installer en lui.
Ce message reçu au moment même où il recommençait à reprendre du poil du varka. C’en était presque trop beau. Et si c’était un piège? Cette brute de Vago avait-elle enfin réussi à mettre ses souvenirs en ordre et identifier véritablement son prisonnier? Mais dans ce cas-là pourquoi se donner tant de mal pour mettre la main sur lui. Il pouvait très bien débouler dans le dortoir en faisant rouler ses muscles avant d’emmener le rohirrim de force.
Learamn remonta donc vers les niveaux supérieurs du Temple de Sharaman, cherchant à rallier le croisement où il avait croisé la devineresse le jour précédent.
Vide. Il n’y avait personne.
Son regard se tourna vers le corridor que Kryv avait emprunté durant l’altercation avec le garde. Un pan du Temple dans lequel il ne s’était encore jamais rendu. Des bruits de pas et des éclats de voix résonnèrent un peu plus loin. Le rohirrim bondit se cacher derrière un pan de mur plongé dans l’obscurité en attendant que le danger ne passe. Des membres des Bakhshidan ou alors de simples serviteurs en corvée de nuit? Difficile à dire dans la pénombre. Mais à en juger par la direction qu’ils prenaient, ils savaient se repérer dans cette partie du bâtiment qui lui était inconnu. Là était peut-être sa chance. Ou alors le meilleur moyen de se faire prendre. Mais qu’avait-il à perdre?
Learamn quitta sa cachette, se révélant aux yeux des deux passants. Il agita le petit papier au-dessus de sa tête. +++Bonsoir+++ Commença-t-il en rhûnien avant de reprendre en Westron. “ J’ai un message de la plus haute importance à porter à la devineresse, signé par le Grand Prêtre en personne. Mais je me suis …perdu.”
À en juger par la démarche des deux inconnus, ces derniers avaient été surpris par cette apparition soudaine. Peut-être ne l’avaient-ils pas même compris.
Il bafouilla donc quelques mots en un rhûnien rudimentaire: +++Moi…Message…Pour…pour…euh…Magicienne…de Grand Prêtre. Moi…Perdu.”+++
The Young Cop
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A cette heure tardive, l’immense majorité des âmes damnées du Temple de Sharaman s’efforçaient de trouver le repos, à défaut de pouvoir plonger dans un sommeil réparateur. Chaque journée ressemblait à s’y méprendre à la précédente, et le sort des esclaves qui se trouvaient enfermés entre ces murs n’était pas très différent de celui de leurs semblables dans les champs ou dans les mines d’Albyor, à ceci près que même les plus sinistres puits dans lesquels on envoyait des hommes par dizaines pour y mourir en quête de métaux, n’infligeaient pas une mort aussi cruelle et aussi douloureuse que le héraut de Melkor.
Jawaharlal.
Son aura était presque aussi terrible que celle du terrible dieu auquel il vouait un culte, et on murmurait aujourd’hui son nom avec au moins autant de crainte et de respect. Les couloirs glacés, aux pierres lissées par le temps et les larmes, semblaient renvoyer son nom comme un écho maléfique. Il fallait pourtant croire à son humanité pour s’extraire de cette gangue de terreur, et oser marcher à travers les travées du Temple alors que cela était formellement interdit. Learamn, entre rêve et réalité, bravait la peur primaire qui saisissait chaque être confronté à la nuit la plus sombre, et pas après pas, se rapprochait de son destin… ou de sa propre mort.
Le maître des lieux était paranoïaque, indéniablement, mais la sécurité du Temple laissait encore à désirer malgré tout. Les hommes qui en avaient la charge, lassés d’être des bergers surveillant des agneaux, semblaient négliger les esclaves pétrifiés qui se terraient dans les couloirs. Que pouvait bien accomplir cette masse servile, face à la puissance de Melkor et de ses Pardonnés ? Ces derniers étaient des fanatiques endurcis, dont les crimes innommables commis au nom du Dieu Sombre seraient récompensés lorsque celui-ci reviendrait parmi les mortels pour retrouver sa juste place. Ils n’avaient pas été entraînés et équipés pour faire la guerre à des hommes et des femmes en guenilles, qui rampaient misérablement dans les entrailles de Sharaman… Non. Leur but était tout autre, et bien supérieur…
Était-ce pour cette raison qu’ils surveillaient particulièrement les grandes portes d’entrée du Temple, et toutes les voies d’accès qui menaient vers l’extérieur ?
Que craignaient-ils, dans leurs armures sinistres qui donnaient l’impression qu’ils n’étaient que de gigantesques statues immobiles, ombres parmi les ombres, morts parmi les vivants ? Éprouvaient-ils seulement la crainte ? Ou n’importe quelle autre émotion ?
Learamn ne trouva pas la réponse à cette question, mais il put les éviter facilement en se fondant dans l’obscurité. Être esclave, c’était avant tout savoir disparaître à la vue de tous, s’effacer en plein jour, se fondre dans le paysage par une attitude banale, anodine… Éviter les regards, il avait appris à le faire auprès de Huru et de ses compagnons. Il l’avait appris encore ici, quand il accomplissait les tâches les plus odieuses au service du Grand Prêtre. C’était presque une seconde nature, un moyen de survivre, et d’échapper à la promesse de tourments infinis.
Associant une chance insolente à un talent certain pour la furtivité, Learamn parvint à gagner les étages supérieurs du palais. Sa mémoire de soldat lui avait sans doute permis de se repérer dans le dédale de couloirs, et d’éviter les patrouilles en se dissimulant opportunément dans les innombrables alcôves qui s’ouvraient ici ou là dans le Temple. Il lui avait fallu de la patience, une certaine dose d’audace, mais il y était enfin. Toutefois, ses espoirs de passer entièrement inaperçu furent douchés lorsqu’il perçut distinctement la présence de deux gardes du palais qui tenaient fermement leurs positions.
Ils conversaient à voix basse, dans un mélange de rhûnien et de parler noir qui trahissait des origines méridionales à l’échelle du royaume. Ils étaient sans doute originaires des contrées situées le long des flancs des Monts Cendrés, qui prenaient le nom d’Ered Lithui dans la langue des Elfes. Des territoires qui depuis fort longtemps entretenaient des liens complexes et fragiles avec les tribus orques qui vivaient encore dans le Mordor, et qui avaient appris à faire commerce avec eux. À moins qu’ils vinssent d’encore plus loin, à l’Est des plaines de Gorgoroth, là où s’étendait la frontière invisible entre le Mordor, le Rhûn et le Khand. Dans tous les cas, ces hommes étaient des étrangers à Albyor, comme beaucoup des serviteurs et des gardes du palais. Depuis combien de temps l’emprise du Grand Prêtre s’était-elle étendue au-delà des montagnes acérées qui gardaient la Cité Noire ? Combien de nouveaux fidèles avaient trouvé refuge au sein du Temple de Sharaman, prêts à tuer et à mourir en chantant le nom de Melkor ?
Learamn savait qu’il devait trouver le moyen de franchir l’obstacle que représentaient ces deux hommes, au risque de devoir faire demi-tour. Ses options étaient limitées, mais il choisit de jouer sa carte la plus insensée. Quittant sa cachette avec autant d’assurance qu’il était possible, il se présenta devant les deux gardes abasourdis en essayant de les convaincre du bien fondé de sa mission.
Le pli qu’il tenait dans sa main était sa seule garantie de pouvoir ressortir de cette rencontre en vie. Il fallait espérer que Kryv était bel et bien l’auteure de ce message…
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- … Tu m’écoutes ?
Vago leva la tête brusquement, tiré de ses pensées. Cela faisait quelques minutes qu’il fixait le mur intensément, et qu’il n’écoutait plus rien de la conversation fort peu passionnante qu’il entretenait avec son voisin.
- Ouais, ouais… fit-il machinalement. Dis-lui que tu verras plus tard.
- Plus tard ? Je te parle de ma mère qui serait mourante, et tu veux que…
Le sédéiste de Melkor se leva d’un seul coup, et tourna les talons :
- J’en ai rien à foutre de tes histoires, et j’en ai rien à foutre de ta mère mourante. Va pleurer auprès de quelqu’un d’autre. On a un boulot à faire ici, et ça n’implique pas de t’écouter toute la soirée, alors fous-moi la paix.
Vago n’avait jamais été particulièrement patient, ni particulièrement courtois. Il avait servi sous de nombreux drapeaux, s’était battu depuis qu’il avait su marcher, et n’avait jamais réellement formé une seule amitié digne de ce nom. Paria, ennemi de la paix, meurtrier, traître… On l’avait affublé de nombreux qualificatifs, mais jamais on ne l’avait appelé « ami ». Il se souvenait vaguement d’une mère, aussi douce avec les hommes de passage qu’elle était dure avec lui et ses demi-frères. S’il avait appris qu’elle était mourante, il aurait probablement sauté de joie. C’était sans doute pour cela qu’il se sentait bien ici : au moins, dans le Temple de Sharaman, chaque homme était face à son destin et à ses responsabilités. Melkor n’aimait ni la faiblesse ni l’amour, et il ne récompensait que la froide efficacité de ses serviteurs. Il n’avait pas fallu longtemps pour que le capitaine Durno le repérât, et lui confiât une mission de la plus haute importance : intercepter les ennemis de la foi qui entendaient s’emparer des biens du Grand Prêtre.
Depuis lors, il attendait impatiemment une nouvelle mission excitante, et rêvait de pouvoir faire usage de sa lame face à quelqu’un d’un peu plus coriace qu’un esclave. Pour l’heure, il n’avait eu aucun signe. Le Temple était en ébullition depuis la révélation de l’existence des Bakhshidan, et il avait cru naïvement qu’il ferait partie de la garde personnelle du Grand Prêtre, mais on lui avait demandé d’être patient… son heure viendrait très bientôt. C’était ce qu’on lui avait promis.
Mais patient, Vago ne l’était pas.
Une très mauvaise intuition lui trottait dans la tête, mais il n’arrivait pas à savoir pourquoi. Sa rencontre avec le Lossoth l’avait troublé, et il ne parvenait pas à enlever son visage de son esprit. Ses traits ne lui étaient pas véritablement familiers, mais il avait l’impression d’avoir déjà croisé cet homme, sans savoir ni où ni dans quelles circonstances. Plus il se concentrait, plus il lui semblait que ce visage s’évanouissait dans les limbes de ses souvenirs, et il ne lui restait qu’un sentiment de rage et de frustration.
L’heure était tardive, mais il choisit tout de même de quitter les quartiers réservés à la troupe, pour rejoindre les appartements de son supérieur. Il enfila son épais veston de cuir, qui le protégerait à la fois des coups et du froid ambiant, attacha sa ceinture à laquelle pendait son épée, et d’un geste lissa en arrière ses cheveux bruns. Il tenait à apparaître un minimum présentable pour s’adresser en personne au capitaine. Comme à peu près tous les serviteurs du Temple en charge de la protection des lieux, il savait se repérer convenablement, et il ne mit pas longtemps à rejoindre sa destination, avant de se retrouver planté devant un des Bakhshidan en armure complète. Celui-ci se tourna lourdement vers Vago, et le héla avant qu’il s’approchât trop près.
++ Halte ! Nom, grade, et raison de ta présence ici. ++
L’intéressé leva les mains, avant de répondre en Westron.
- Vago. Sergent. J’ai des nouvelles importantes pour le capitaine, j’ai besoin de le voir immédiatement.
Le garde, dont le visage était invisible derrière son casque, sembla considérer la requête un instant, avant de répondre d’une voix grave dans la même langue.
- Refusé. Retournez dormir, sergent.
- Non vous ne comprenez pas, c’est très important. J’ai un mauvais pressentiment, et je crois que le capitaine sera très intéressé par ce que j’ai à lui dire.
- Le capitaine est occupé, répondit le Bakhshidan en abaissant doucement sa lance dans la direction de son interlocuteur. Cela peut attendre demain.
Vago leva les mains pour apaiser la situation, mais il refusait de se taire pour autant :
- Tu parles, je sais bien qu’il est en train de sauter le lieutenant Kaona, ce n’est un secret pour personne ! Je te laisse surveiller la partie de jambes en l’air, tu es tout « pardonné », mais s’il s’avère que j’avais raison, c’est toi que j’incriminerai soldat ! Tu comprends ? Ce sera de ta faute !
Les invectives ne provoquèrent pas la réaction attendue, et le garde demeura parfaitement immobile jusqu’à ce que Vago eût disparu à l’orée du couloir. Ce fut seulement à ce moment qu’il releva sa lance, et qu’il retrouva une posture plus apaisée. Le sergent, quant à lui, n’avait pas fini d’enrager et il se mit à errer dans les couloirs du Temple, cherchant vainement quelqu’un sur qui passer ses nerfs. Avec de la chance, il trouverait un esclave égaré qui l’énerverait assez pour qu’il pût légitimement passer ses nerfs sur lui…
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++ Tu comprends ce qu’il raconte ? ++ Lança le premier garde.
++ Non. Encore un fou. ++
Learamn était sorti de sa cachette face aux deux gardes qui le regardaient gesticuler, et l’écoutaient parler en Westron sans rien comprendre ce qu’il disait. À leurs yeux, il apparaissait comme une sorte d’amuseur public qui parlait fort et qui semblait vouloir leur expliquer quelque chose de fort important, pour les détourner d’autre chose. Cette attitude suspecte les mit immédiatement sur leurs gardes, et ils portèrent la main à leurs épées, craignant un coup monté.
++ Tu veux quoi, l’esclave ? ++
Ils s’avancèrent quelque peu, et comprirent à ses étranges gesticulations que ce qu’il attendait d’eux avait un lien plus ou moins direct avec le morceau de papier qu’il tenait en main et qu’il essayait désespérément de leur faire voir. Les deux hommes s’approchèrent, l’un de front, l’autre de côté pour prévenir toute tentative de rébellion. Hélas pour Learamn, ils ne savaient pas lire la langue commune, et le contenu du document leur échappa totalement. Tout au plus cela ressemblait-il à une série de caractères mystérieux qu’ils interprétèrent comme une provocation ou une menace. La tension monta d’un cran supplémentaire :
++ C’est quoi ce message ? Hein ? Tu veux quoi, débile ? Explique-toi ! ++
Il fallut beaucoup de dextérité à Learamn pour réussir à leur faire comprendre ce qu’il cherchait. L’idée du message n’était pas vraiment difficile à transmettre, mais il obtint vraiment du succès grâce au mot « magicienne » qui sembla pénétrer la conscience des deux hommes et les orienter immédiatement dans la bonne direction. De toute évidence, même pour des gardes qui n’appartenaient pas aux troupes d’élite de Jawaharlal, l’existence de Kryv n’était pas un secret. Soit le Grand Prêtre tenait à ce que tout le monde sût qu’il détenait une personne de la plus haute importance ici, soit les rumeurs circulaient plus vite qu’il y paraissait au sein du Temple, et il était possible d’en apprendre beaucoup simplement en tendant l’oreille.
Cela jouait en la faveur du Rohirrim, et le plus âgé des deux gardes répondit :
++ Ah, elle… Ça ne m’étonne pas… Viens, suis-nous, on va t’accompagner jusqu’à elle, on verra si tu dis vrai. ++
Joignant le geste à la parole, pour permettre à Learamn de comprendre, il l’invita à le suivre. Un garde devant lui, un garde derrière, ils se mirent en route à travers les couloirs encore inexplorés de Sharaman, à la recherche d’une magicienne qui détenait peut-être les clés de la réussite de toute cette folle entreprise. Ils bifurquèrent par deux fois sur la droite, puis montèrent une volée de marches, et arrivèrent enfin dans un couloir large et plutôt bien éclairé. Ils tournèrent à gauche cette fois, et marchèrent jusqu’à la quatrième porte, devant laquelle se tenaient quatre Bakhshidan. Leurs silhouettes semblaient occuper tout l’espace disponible, et ils formaient un mur d’acier entre Learamn et sa destination qu’il serait prodigieusement difficile de contourner s’ils s’y opposaient.
++ Halte ! Nom, grade et raison de votre présence ici. ++
++ Ulifr. Soldat. Nous avons rencontré ce drôle de type qui ne parle pas le rhûnien, et qui dit avoir un message pour la Devineresse. Le voici. ++
Le papier changea de main, et le soldat le lut avec grande attention, avant de reporter son attention vers Learamn.
++ Fouillez-le. Vérifiez qu’il ne porte pas d’armes. ++
Les deux gardes s’empressèrent de s’exécuter, et ne trouvèrent effectivement rien de compromettant sur l’ancien officier.
++ Retournez à votre poste, soldats. ++ Lança finalement le Bakhshidan. ++ Vous avez accompli votre devoir. ++
Il se tourna finalement vers Learamn, et lui souffla dans un Westron irréprochable :
- Toi, suis-moi.
Il ouvrit la porte à Learamn qui n’avait pas tout compris à l’échange, mais qui voyait désormais que son pari semblait avoir fonctionné. Deux silhouettes en armure lui emboîtèrent le pas alors qu’il pénétrait dans une salle qu’il n’aurait jamais imaginé trouver au cœur du Temple de Sharaman. Alors que le lourd battant de bois se refermait derrière lui, il put poser les yeux sur une anti-chambre somptueusement décorée. Les murs étaient recouverts de mosaïques de couleurs vives et chaleureuses, représentant des motifs floraux absolument exquis. Un enchevêtrement de fleurs bleues, rouges et jaunes, qui semblaient cascader autour d’une fontaine saisissante de réalisme, où s’égayaient de petits oiseaux au regard pétillant. Des bougies soigneusement disposées diffusaient une douceur lueur qui invitait à se perdre dans les jeux d’ombres et de lumière, et à s’aventurer un peu plus loin dans le confort de cette pièce qui n’était pourtant qu’un grand vestibule destiné à accueillir des visiteurs. Un des gardes toqua à une porte dérobée que l’on voyait à peine tant elle se fondait dans le décor, et lorsqu’il reçut une réponse favorable, il ouvrit l’huis et invita Learamn à pénétrer à l’intérieur.
La pièce suivante était encore plus somptueuse qu’il était permis de le rêver. Des trésors d’ingéniosité avaient été déployés pour construire un boudoir aussi délicat que raffiné, dans une pièce où brûlait un doux feu de cheminée qui crépitait joyeusement en dévorant les bûches dont on l’alimentait régulièrement. Des canapés fermes mais confortables étaient disposés stratégiquement. Ils avaient des tons d’un vert profond, et sur ceux-ci on trouvait de jolis coussins brodés de fils d’or. Les fresques murales représentaient de splendides paysages forestiers, une oasis en trompe l’œil à laquelle venait s’abreuver une créature majestueuse aux gigantesques ailes repliées. Learamn comprit immédiatement qu’il s’agissait d’un dragon. Des tentures pendaient du plafond et habillaient les murs, glissant jusqu’au sol qui lui-même était recouvert d’un tapis d’une extrême douceur. Tressé avec une patience infinie, cette œuvre d’art superbe représentait des formes géométriques dans lesquelles le regard pouvait se perdre librement.
Une petite table en verre cerclée d’or fin occupait le centre de la pièce, et constituait l’unique séparation entre les trois visiteurs et la femme solitaire qui les accueillait.
++ Ma Dame ++ Fit le garde. ++ Cet homme est revenu avec votre missive. Nous vous l’avons amené, comme vous l’aviez demandé. ++
++ Merci. Vous pouvez disposer. ++
Les deux Bakhshidan demeurèrent immobiles.
++ Les ordres du Grand Prêtre sont stricts. Nous resterons ici sans vous importuner. ++
Elle eut un sourire qui se voulait docile, puis se tourna vers Learamn et l’invita à s’asseoir. La scène était surréaliste. Elle était là, bel et bien vivante, aussi noble et élégante que la première fois qu’il l’avait croisée dans ce taudis des quartiers inférieurs d’Albyor… Son corps svelte était recouvert d’une tunique aérienne, aussi légère qu’une plume, qui semblait tenir en équilibre sur ses frêles épaules. Elle agissait avec la même étrange langueur que d’ordinaire, mais l’ancien officier ne pouvait pas manquer de noter la légère fébrilité de ses gestes, sa poitrine qui se soulevait à un rythme un peu rapide, et ce regard normalement si intense, qui semblait aujourd’hui éviter le sien. Au contraire, elle jetait de fréquents coups d'œil aux deux gardes qui s’étaient postés chacun dans un coin sombre de la pièce, cherchant à se faire oublier eux aussi.
- Du thé ? Fit-elle spontanément en Westron.
Elle semblait brûler d’impatience d’en dire davantage, mais elle n’en semblait pas libre.
- Votre voyage jusqu’ici n’a pas été trop difficile, j’espère ? Il se dit que les hommes du Grand Prêtre peuvent être un peu rudes avec les visiteurs.
Sa question ambivalente laissait assez de marge de manœuvre à Learamn pour l’entendre comme il le souhaitait. Elle servit un peu de thé dans une tasse, et la tendit gracieusement à son invité. Un doux parfum de jasmin et de menthe se répandit dans le boudoir, offrant subitement un moment suspendu à un homme qui s’était depuis peu habitué à l’odeur entêtante du sang et des viscères…
- Je suis heureuse que vous ayez répondu à mon invitation dans un délai si court. Avez-vous des nouvelles de mon ami ? Il s’appelle Avalon, et on dit qu’il a disparu près de la rivière Thrâkhân comme je vous le disais. La dernière fois que j’en ai entendu parler, la rivière était en crue, redoutable, et elle a peut-être emporté Avalon. Mais comme il savait très bien nager, peut-être que la rivière l’a emmené en sécurité, avant de le ramener vers nos rivages ?
Elle marqua une pause, et pour la première fois plongea son regard dans celui de Learamn, qui put y lire une curiosité dévorante et une envie folle d’avoir des nouvelles de ses compagnons de route. En arrachant Kryv à sa vie d’esclave pendant un bref moment, en lui faisant goûter à la liberté, Learamn avait déjà fait beaucoup pour la devineresse. Toutefois, il avait été plus loin en l’associant à leur folle entreprise et en l’entraînant dans ce qui s’était avéré être une situation catastrophique. Il n’avait rien su de son sort, mais la réciproque semblait être vraie également. Alors que de nombreuses semaines s’étaient écoulées depuis les événements de Lâm-Su, Kryv ignorait encore tout du sort de ses compagnons. Jusqu’à cette fameuse rencontre dans les couloirs du Temple, avait-elle, elle aussi, supposé que l’ancien officier avait succombé aux mains des Melkorites ? Avait-elle, elle aussi, renoncé à tout espoir jusqu’à ce que ses yeux rencontrassent enfin ceux de son sauveur ?
Kryv jeta un regard furtif aux gardes, toujours immobiles, puis ajouta :
- Et qu’en est-il du village de Lear ? Comment vont ses habitants ? Dites-moi qu’ils sont sains et saufs…
Ainsi, il y avait des choses que même une devineresse ne pouvait pas voir, derrière le fin voile des larmes que l’on décelait dans son regard chargé d’émotion.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Le coup de folie de Learamn avait porté ses fruits, du moins pour le moment. Ne pas finir avec la pointe de lance d’un des gardes enfoncées dans le thorax était un bon début. Dans les sombres couloirs du Temple Sharaman, la mort pouvait frapper à tout instant. Un mot en trop, un regard déplacé, ou un simple accès de violence. Voilà à quoi tenait la survie des esclaves au service du Dieu Sombre.
Depuis sa rencontre inattendue avec la devineresse, le rohirrim avait pris des risques inconsidérés. Bien plus qu’il ne se l’était permis depuis son arrivée ici, où il avait fait profil bas pendant de longues semaines afin de mieux se faire oublier. Pour le moment, la chance était de son côté et il n’avait fait qu’éveiller quelques soupçons, un moindre mal quand on savait ce qui était d’ordinaire réservé aux serviteurs qui se faisaient un peu trop remarquer. En suivant les deux gardes, l’ancien capitaine se dit qu’il valait mieux saisir cette opportunité tombée du ciel. Dans ce lieu maudit, les risques qu’il prenait finiraient inévitablement par se payer; et le prix était connu de tous.
La mention de la “magicienne” avait suffi à intriguer les deux gardes, jusque-là très suspicieux. L’un d’eux lui fit signe de le suivre et le guida vers une aile du Temple dans laquelle il ne s’était encore jamais rendu. Les couloirs y étaient plus larges et mieux éclairés, les murs moins crasseux, et de véritables portes se trouvaient devant chaque pièce ; quand les alvéoles où résidaient les esclaves ne disposaient pas même d’un drap souillé qu’on aurait pu étendre pour préserver leurs restes d’intimité. L’odeur également y était moins désagréable; les relents putrides qui régnaient dans le coeur de la montagne avaient progressivement cédé leur place à un parfum minéral neutre. Le Temple Sharaman cachait plusieurs facettes: et le quotidien misérable de ses esclaves n’en était qu’une parmi tant d’autres, probablement la plus insignifiante.
Learamn avait bien du mal à suivre la cadence des deux soldats. Ses jambes étaient lourdes et son souffle court. Avec le temps, ses pieds, nus, s’étaient habitués à la froideur des sols mais paraissaient bien usés, faute de protection. Son visage n’était pas le seul élément qui avait changé ces derniers temps. Le corps puissant et endurant du Capitaine de la Garde avait cédé sa place à une silhouette de plus en plus frêle. Il restait encore plus large et en meilleure forme que la plupart de ses camarades mais ce n’était qu’une affaire de quelques semaines avant qu’il ne devienne lui aussi un spectre ambulant. Finir sur un autel à la gloire de Melkor ou mourir d’épuisement dans un coin sombre; tel était le seul choix auquel les esclaves du Temple devait faire face.
À mesure qu’ils avançaient, Learamn s’efforçait de noter dans son esprit chaque virage qu’ils prenaient; regardant à droite et à gauche en quête de repères visuels qui pouvaient l’aider à se rappeler de ces lieux. Une habitude qu’il avait héritée de son passé militaire et qui lui avait, plus d’une fois, permis de se sortir d’affaire. En situation d’urgence, une connaissance minimale du terrain était la meilleure des armes. En l’état présent, c’était même sa seule arme.
Après avoir pris un dernier tournant à gauche, ils se retrouvèrent face à un groupe de Bakhshidan postés devant une porte en bois. Pour la première fois, Learamn put examiner de plus près les armures et l’équipement de ces troupes d’élites. Le doute n’était plus permis. Il s’agissait bien des mêmes cuirasses que renfermaient la mystérieuse cargaison qu’il aurait dû intercepter à Lâm-Su. Si les hommes qui se trouvaient sous ces casques étaient aussi dangereux que les armes qu’ils tenaient, alors Jawaharlal disposait bien d’une troupe d’élite susceptible de faire trembler les plus grands guerriers des Terres du Milieu. Rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d’avoir un tel attirail, même les officiers de la Garde Royale du Rohan n’étaient pas aussi bien équipés. De plus, quelque chose dans la stature de ces hommes les rendait presque surhumains. Cela provenait peut-être du métal dans lequel tout cela avait été forgé; un matériau qui lui semblait inconnue combinant robustesse extrême et souplesse. Les lignes de ces armes également, abruptes et massives, ne ressemblaient à rien à ce que l’on pouvait trouver dans les Royaumes humains, à l’Est comme à l’Ouest. Qui donc avait confectionné tout cela pour le Grand Prêtre? Et surtout pourquoi aider Jawaharlal dans son entreprise? Des admirateurs de Melkor se cachaient-ils parmi les autres races peuplant Arda? Si tel était le cas, alors le royaume de Lyra ne serait pas le seul à être menacé par ce danger grandissant.
Mais là n’était pas le problème immédiat de Learamn.
L’un des gardes, qui semblait être le plus gradé au vu de son comportement, examina le message que Learamn avait reçu plus tôt dans la nuit. De toute évidence, celui-là savait lire; et parlait parfaitement le Commun de surcroît. Visiblement, les muscles n’avaient pas été le seul critère de sélection pour la nouvelle troupe de choc du Grand Prêtre. On fouilla Learamn, une manœuvre qui servait plus à rétablir le rapport de force entre les gardiens et l’esclave qu’à autre chose. L’ancien capitaine ne pouvait pas cacher grand-chose sous sa liquette crasseuse.
Une fois l’examen passé, le chef des gardes lui ouvrit la porte et pénétra à l’intérieur, l’esclave sur ses talons. La pièce dans laquelle il venait de pénétrer tranchait avec tout ce que Learamn avait pu voir depuis son arrivée au Temple. L’antichambre était baignée d’une douce lumière qui venait illuminer les décorations colorées qui ornaient les murs. Un mélange de couleurs vives s’entrechoquait au coeur d’une mosaïque représentant fleurs et oiseaux. Son regard se porta sur l’un des petits animaux, représenté en train de prendre son envol dans un coin de la pièce. Peut-être son premier vol…Il était fait de céramique mais paraissait infiniment plus vivant que les ombres de chair qui hantaient ce lieu maudit.
Le Bakhshidan s’approcha d’une porte dérobée, il frappa et l’ouvrit après en avoir reçu l’autorisation. Le salon sur lequel il donnait n’avait rien à envier de ce que l’on pouvait trouver dans les grands palais des Hommes, à Blankânimad ou Annúminas. Visiblement le Temple était également un Palais pour ceux qui savaient se montrer utile à Jawaharlal. Cette-fois il dut fermer les yeux pendant quelques secondes, aveuglé par la lumière vive et les luxueux ornements d’or et de velours. Quand il put les rouvrir, il aperçut d’abord l’étrange fresque qui recouvrait la totalité d’un mur. La nature de la gigantesque bête qui y était représentée ne faisait aucun doute, bien que nul Homme en ce monde ne pouvait se targuer d’en avoir croisé de son vivant. L’œil du dragon fixait le varka avec une intensité troublante pour un simple dessin. De monstre à monstre.
L’ancien capitaine se retourna vers le centre de la pièce où l’on avait disposé une petite table circulaire, juste derrière une silhouette bien familière les attendait.
Kryv était là.
L’aura, quasiment mystique, qui la caractérisait, l’entourait en ce lieu plus que jamais. Comme si la proximité avec le Dieu Sombre renforçait ses pouvoirs. La devineresse n’était pas précisément une présence que l’on pouvait qualifier de rassurante, elle intriguait et inspirait le respect; mais avait plutôt tendance à rendre ses interlocuteurs mal à l’aise quand son regard magnétique cherchait à percer tous leurs secrets. Elle aurait dû se montrer encore plus intimidante en ce lieu, ainsi traitée comme une Reine dans le Palais de Melkor. Pourtant, l’œil alerte du capitaine pouvait déceler des détails qui trahissaient une certaine fébrilité. Des gestes peu sûrs, une respiration saccadée, une voix légèrement tremblotante.
A quoi cela pouvait-il bien rimer?
Learamn était soulagé de la voir ici. Ainsi elle avait bien entendu son message et le parchemin cryptique qu’il avait reçu avait bien été écrit par sa main et ne représentait pas un piège dans lequel il aurait foncé tête baissée. Pourtant, quand il se l’était imaginé aux mains des Melkorites pendant toutes ces longues semaines, il était loin de se douter qu’elle puisse y mener une vie aussi fastueuse.
Il accepta volontiers l’offre de la voyante et s’installa en face d’elle. Les deux Bakhshidan étaient resté dans la pièce, se positionnant près de la porte. Etaient-ils là pour protéger celle qui occupait ces lieux? Ou alors, la surveiller? Quoiqu’il en fût réellement cela les empêchait de parler librement. Ainsi Kryv n’avait pas d’autre choix que de débuter la conversation sur le même ton cryptique que leurs échanges précédents.
En l’écoutant, Learamn huma le parfum de l’infusion qui venait agréablement chatouiller ses narines. Il plongea ensuite ses lèvres dans la petite tasse et but une gorgée du liquide brûlant. Les parfums floraux vinrent tapisser sa langue et une exquise sensation de chaleur se propagea dans tout son corps. En l’espace de quelques semaines, soumis au régime strict des travailleurs du Temple, son palais en avait oublié le goût des bonnes choses. Se nourrir était devenu une nécessité pour lui entre ces murs, mais un simple thé lui rappelait que cela pouvait également être un plaisir. Ne sachant quand serait la prochaine occasion qu’il pourrait profiter d’une boisson chaude dont ne se dégageait pas une odeur de mort, il but le reste du contenu de son verre en une longue gorgée, se brûlant la gorge au passage. Des larmes de douleur lui montèrent aux yeux mais il reposa sa tasse vide sur la table, invitant l’affranchie à lui verser un peu plus de tisane.
Elle lui parlait de noms familiers, tout juste assez déformés pour ne pas éveiller les soupçons des gardes. À sa grande surprise elle s’enquit d’abord de la situation d’un certain “Avalon” qu’il identifia immédiatement comme une référence à Ava. Le visage doux de la courtisane de Lyra, lui revint en mémoire. Il ne l’avait plus revu depuis les évènements de Lâm-Su; on lui avait ensuite assuré qu’elle était en vie, mais ainsi privé de Thrâkhân, son protecteur, était-elle vraiment en sécurité à Albyor, une ville où même le Gouverneur Hagan ne pouvait empêcher les Melkorites d’opérer dans son palais.
“Le voyage fut des plus agités Kr…ma chère. Vous me voyez cependant bien heureux de cous retrouver ici.”
Learamn avait un peu plus de mal que son interlocutrice à jouer parfaitement son rôle. Par le passé, il avait su parfois jouer des rôles et mentir pour remplir une mission, mais là n’était pas le point fort du Rohirrim. Il comptait souvent sur son audace pour convaincre ses interlocuteurs mais si ceux-ci creusaient un peu plus, ils ne leur étaient d’ordinaire pas compliqué de percer les mensonges de l’ancien capitaine.
“Je…je n’ai pas eu de nouvelles d’Avalon depuis un moment. Cependant, notre ami poète m’avait assuré qu’elle savait, effectivement, bien nager et qu’elle était en sécurité.”
Il ferma les yeux un instant, conscient de son erreur. Kryv avait parlé d’Avalon au masculin, mais, hanté par le visage d’Ava, la langue de Learamn avait fourché et il n’avait pu que l’adresser au féminin. Les deux gardes derrière lui avaient-il noté ce détail? Pour le moment, ils n’en montraient rien, plongés dans un mutisme total.
La dernière question de la devineresse le prit au dépourvu. Ainsi elle ne l’avait pas reconnu. Dans un sens cela était plutôt positif. Ses efforts pour passer inaperçu n’avaient pas été vain et le travail d’Arlan lui permettait de garder son identité secrète, y compris face à ceux qui le connaissait. Mais alors qui croyait-elle avoir en face de lui? Un allié secret et infiltré au sein du Temple ? Dans un sens c’était à peu près le cas mais ne disposait-elle pas du pouvoir de savoir ce genre de choses. Cette femme pouvait lire l’avenir et les cœurs de chaque homme mais ignorait-elle réellement qui se trouvait juste en face d’elle?
“Le village de Lear a survécu malgré les dangers mais ses habitants ont bien changé. Certains disent qu’ils seraient à peine reconnaissables, et qu’ils se cacheraient dans des lieux bien inattendus.”
Il soutint le regard de Kryv pendant de longues secondes, cherchant à lui faire comprendre sans prononcer le moindre mot. L’ancien soldat prit ensuite une nouvelle gorgée de thé et fit claquer sa langue avant de s’enfoncer à l’intérieur de son siège. Tout dans leur conversation devait ressembler à une simple discussion mondaine entre deux amis; Learamn avait toutes les peines du monde à maîtriser les tremblements de sa main et la fébrilité dans sa voix, mais il ne devait pas flancher. L’Ombre de Melkor, incarnée par les deux Bakhshidan, planaient au-dessus de leurs têtes. “Dîtes-moi en plus sur vous… Je ne m’attendais pas à vous retrouver ici, je dois dire, et, surtout, dans un tel confort. Vous devez bien connaître le maître des lieux pour être accueilli avec tant de faste.”
Cette fois, l’accusation était à peine voilée. Learamn désirait des explications. Il comprenait bien que le statut particulier des enchanteurs impliquait certains droits au Rhûn mais la voir profiter ainsi d’un tel luxe était troublant. Il avait d’abord cru que les gardes qui l’entouraient lors de leur première rencontre près du balcon du Grand Prêtre, étaient là pour la surveiller. Mais de toute évidence il s’agissait plutôt d’une escorte. De toute évidence, elle était un personnage important au sein du Temple. Le rohirrim devait dorénavant en déterminer les raisons. Si Kryv bénéficiait d’un rôle important dans la hiérarchie alors cela pouvait être un atout comme un danger. Toutefois, ce qui ne faisait aucun doute, était la nécessité de l’impliquer dans son plan. Elle représentait, pour le moment, le seul moyen d’arriver à ses fins.
“D’autres de mes amis résident en dehors du Temple; ils aimeraient assister à la cérémonie qui approche. Ils ignoraient si celle-ci serait ouverte à tous. J’aimerais leur faire porter le message que tout serviteur de Melkor y sera le bienvenu.”
Du coin du regard, il observa le comportement des deux guerriers. Pour le moment ceux-ci ne bronchaient pas et Learamn continuait à avancer ses pions avec plus ou moins de subtilité.
The Young Cop
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Dans une autre vie, une existence où n’aurait pas plané l’ombre sinistre des Melkorites, la conversation entre Kryv et Learamn aurait sans doute pu avoir des allures de simple discussion anodine entre vieux amis. De quoi auraient-ils bien pu parler s’il n’y avait pas eu les deux gardes qui les surveillaient au moins aussi intensément que le Dieu Sombre lui-même qui jetait sans doute un regard désapprobateur sur ces conjurés qui conspiraient au sein de sa propre demeure ? De leurs projets, peut-être, de leurs rêves, de leurs aspirations… Ils étaient bien trop jeunes pour avoir déjà à supporter le terrible fardeau du chagrin et du deuil, qui s’était abattu sur leurs épaules de manière implacable. Si jeunes, engourdis par trop de souffrance, étourdis par la violence du monde et la cruauté des Hommes. Si jeunes, et déjà vieux pourtant. Leurs yeux, à qui l’on avait retiré toute innocence, semblaient voir à travers les pieux mensonges et les paroles rassurantes. N’y avait-il vraiment plus le moindre espoir, pour chacun d’entre eux ?
Avaient-ils vraiment renoncé à tout ce qui faisait leur humanité, en ces lieux ?
Kryv s’efforça de dissimuler ses tremblements.
Sa main sembla retrouver de la vigueur en servant une nouvelle tasse de thé, tandis que l’air se chargeait d’effluves délicats, qui rappelaient le printemps et la douceur d’un rayon de soleil accroché négligemment à un sourire transi. Un simple regard vers les deux Bakhshidan suffit à faire revenir l’hiver au milieu de la conversation, soufflant les espoirs idiots qu’ils nourrissaient peut-être encore parfois dans le secret de leurs consciences troublées. La réalité était toute autre. La mort portait l’armure et la lance, et se tenait à quelques pas seulement. Ils se croyaient peut-être assis, mais ils marchaient sur un fil tendu au-dessus d’un précipice terrifiant, et la moindre erreur pouvait leur coûter la vie.
Voire pire.
Et ce fil si fragile, Learamn le fit vaciller par la plus infime des maladresses.
Instantanément, Kryv se figea et retint son souffle en faisant doucement glisser son regard vers les deux gardes qui se trouvaient dans le dos de Learamn. Elle guettait la moindre réaction, le moindre signe de tête perplexe qui aurait pu lui donner le sentiment qu’ils allaient quitter leur réserve et leur immobilisme pour redevenir les automates meurtriers, sédéistes de Jawaharlal, appelés à tuer au nom de Melkor lui-même. Leur silhouette terrifiante semblait grandir de seconde en seconde, et Kryv ne pouvait pas détacher son regard de leurs armes effilées, promesse d’une fin sanglante. Pendant qu’elle les observait, elle répondit machinalement :
- Fort bien, je suis heureuse de l’apprendre… C’est une nouvelle très rassurante.
Son ton apparaissait maîtrisé, mais ses pupilles dilatées disaient tout ce qu’il fallait savoir de son trouble. Elle aurait payé cher pour pouvoir apercevoir le visage des Bakhshidan et se faire une idée de ce à quoi ils pouvaient réfléchir. Au lieu de quoi, elle ne voyait que deux heaumes sinistres, d’un noir profond dans lequel la lumière de l’âtre ne semblait même pas se refléter. En se concentrant, elle pouvait entendre le souffle des combattants, mais rien de ce qu’elle pouvait faire ne lui donnait le sentiment de pouvoir percer l’âme de ces fanatiques zélés, endoctrinés par le Grand Prêtre en personne, et dont la dévotion n’était égalée que par leur efficacité à tuer. Kryv souffla par le nez, faisant de son mieux pour contenir l’émotion qui la traversait en vagues puissantes et douloureuses, le flux et le reflux de la panique qui menaçait de la submerger.
Son corps se raidit légèrement, alors qu’elle crut apercevoir un léger mouvement dans un coin de la pièce.
Mais il n’en fut rien.
Les soldats, dont on ne pouvait savoir s’ils écoutaient la conversation avec la plus grande attention ou s’ils étaient perdus dans leurs pensées, demeurèrent immobiles, statues d’obsidienne inquiétantes, silhouettes de jais menaçantes, qui leur laissaient encore un peu de répit. Pour l’instant. Ils ne devaient pas jouer avec leur vie de manière aussi légère, et maintenant qu’ils avaient repris leur équilibre in extremis, ils devaient absolument le conserver en préservant les apparences.
Kryv était devenue experte à ce jeu, depuis son arrivée au Temple. Un sourire de façade, une émotion feinte, une résignation simulée pour ne pas attirer les soupçons. Elle n’avait ni la force ni le courage de ses compagnons d’infortune, capturés ou tués à Lâm-Su, mais elle disposait d’autres atouts dont elle savait jouer habilement pour acheter quelques précieuses heures de vie… quitte à devoir renoncer à ses principes et ses convictions. Elle s’était découverte bien plus terrifiée qu’elle ne l’aurait pensé, car nul ne pouvait rester de marbre devant la cruauté et le sadisme des prêtres de l’Ogdâr, dont la malfaisance était narrée bien au-delà des frontières d’Albyor. Jawaharlal n’avait même pas eu besoin de la soumettre à de telles extrémités pour la briser mentalement, et la convaincre que tout espoir de fuite était vain.
Non, il lui avait suffi de trouver le point de rupture adéquat, en la faisant assister au supplice d’un proche pour qu’elle se rendît à l’évidence… Il valait mieux vivre en esclave que de souffrir ainsi entre les mains de geôliers aussi malveillants. Les coups de poing n’étaient rien qu’une entrée en matière pénible mais encore supportable, simplement destinée à produire un état de douleur généralisé qui empêchait toute tentative de résistance ultérieure… Puis il y avait eu le supplice de la noyade où l’infortuné, allongé sur le dos et la tête recouverte d’une toile de jute, avait été amené maintes et maintes fois au bord de l’asphyxie… simplement pour être miraculeusement ramené à la vie quand ses tortionnaires jugeaient qu’une seule goutte supplémentaire le tuerait.
Pendant des jours et des jours, elle avait vu Learamn mourir encore et encore sous ses yeux. Les murs du Temple portaient encore l’écho de ses suppliques et de ses cris déchirants qu’elle avait poussés alors qu’elle implorait qu’on lui laissât la vie sauve. Durant tout ce temps, les prêtres de l’Ogdâr avaient redoublé d’ingéniosité pour amener Kryv aux limites de sa tolérance, jusqu’à ce qu’elle se rendît compte qu’elle ne pouvait pas préserver sa propre liberté tout en sauvant la vie du Rohirrim… Sa vie à lui, aux yeux des prêtres, était insignifiante et inconséquente. Celle de Kryv, en revanche, avait une valeur inestimable aux yeux du Grand Prêtre. Après des semaines, anéantie, elle avait fini par passer un marché avec le maître des lieux.
Un marché absolument inique, dont elle mesurait chaque jour les conséquences…
Kryv ferma les yeux.
Ses mains délicates, refermées autour de sa petite tasse de laquelle s’échappait un doux fumet, se réchauffaient quelque peu. Elle but une gorgée de thé, sans savoir exactement combien de temps elle était restée ainsi, absorbée dans ses pensées.
- Notre ami poète, oui… je me souviens de lui…
Elle aurait voulu sourire, mais n’y parvint pas.
- Je suppose qu’il doit être très loin, désormais. Le monde est vaste, trop pour qu’un homme tel que lui ne reste au même endroit.
Elle but une nouvelle gorgée de thé. Elle ne parlait plus vraiment à l’homme en face d’elle, et de sa bouche cascade s’écoulaient des mots liquides, des larmes mises en paroles qu’elle avait trop longtemps retenues dans le secret de ses angoisses. Son visage éteint dégageait une étrange froideur, une distance que rien ne semblait pouvoir combler, comme si Kryv s’était retranchée tout au fond de son âme pour y faire survivre les maigres germes de l’espérance… Savoir qu’Ava était en sécurité aurait peut-être dû lui procurer davantage de réconfort, mais cette nouvelle tomba sur un cœur aride qui ne savait plus comment se réjouir vraiment.
Il fallut la mention de Learamn pour qu’elle retrouvât un semblant d’énergie.
Tout à coup, un feu nouveau se mit à brûler derrière ses pupilles tristes, et ses mains semblèrent s’agiter nerveusement, comme si elle voulait presser physiquement son interlocuteur de questions pour en savoir davantage. Elle le regarda droit dans les yeux, sans ciller… sans paraître mesurer ses insinuations, et sans laisser transparaître quoi que ce fût. Jawaharlal avait-il tellement brisé l’espoir dans le cœur de Kryv qu’elle ne pouvait pas reconnaître son libérateur alors qu’il se trouvait juste en face de lui ? Ou bien était-elle tellement pétrifiée par les Bakhshidan qu’elle n’osait pas montrer le moindre signe susceptible de trahir une émotion condamnable entre ces murs ?
Comment le savoir ?
- C’est bien, fit-elle alors que ses lèvres s’étiraient mystérieusement. C’est bien qu’ils soient en vie, ce sont des gens biens, nobles et courageux, et je…
Elle s’interrompit sans raison apparente, troublée, avant de reprendre. Sa voix était saisie par l’émotion.
- Je ne sais pas s’ils se souviennent de moi…
Les larmes s’amoncelèrent brusquement dans ses yeux, et elle les leva au ciel pour ne pas brusquement se mettre à pleurer. Les hommes dans le coin de la pièce ne seraient certainement pas étonnés de la voir se laisser aller ainsi à une démonstration d’émotion, mais nul doute que s’ils rapportaient la nouvelle au Grand Prêtre, ce dernier ne manquerait pas de s’intéresser de très près à cet esclave qui avait réussi à fendre la carapace de Kryv Syrsa-Shan. Et c’était bien la dernière chose qu’elle souhaitait.
- Lorsque nous nous sommes vus, la dernière fois…
Elle voulut dire « dans le Temple », mais les mots ne purent franchir ses lèvres. Les gardes étaient toujours là, attentifs, et elle désirait à tout prix que rien ne pût leur indiquer qu’elle évoquait un souvenir récent. Au lieu de quoi, elle contourna la difficulté et souffla :
- C’était après le départ d’Avalon… On m’a dit que les habitants risquaient de ne pas se souvenir de quoi que ce soit… On m’a dit qu’ils ne se souviendraient pas de la dernière fois que nous nous sommes vus…
Elle s’était involontairement penchée en avant, et ses yeux avaient accroché ceux de Learamn, tandis que ses doigts s’étaient discrètement emparés de ceux de l’ancien officier. Pendant une brève seconde, elle sembla tomber l’armure, et le Rohirrim put apercevoir quelque chose derrière ce mur d’affliction qu’elle offrait au monde. Une douleur et une peur bien plus grandes encore, teintées d’une profonde culpabilité. Un sentiment de honte qui émergea subitement, mais qui fut aussitôt englouti par le retour de cet océan de chagrin dont elle ne parvenait pas à se défaire.
Les Bakhshidan, captant ce mouvement inhabituel, tournèrent la tête pour mieux apercevoir ce qui se tramait. Kryv se redressa brusquement, retirant ses mains en laissant dans celles de Learamn un objet fin et froid, de forme irrégulière qu’il ne pouvait regarder pour l’instant.
Ils changèrent brusquement de sujet, alors que Learamn reprenait l’initiative dans l’échange en posant davantage de questions. C’était une posture audacieuse de la part de celui qui se présentait comme un esclave, et qui tranchait avec l’attitude servile et obséquieuse de la plupart des non-libres qui grouillaient au sein du Temple. Les gardes ne réagirent pas, cependant, de toute évidence désintéressés par de tels détails qui ne concernaient pas directement la sécurité du Grand Prêtre. La jeune femme, en revanche, bascula légèrement sur la défensive. L’accusation était à peine voilée, et c’était bien la première fois qu’on semblait lui reprocher sa place tout à fait particulièrement au sein de la demeure de Melkor. Elle fronça légèrement les sourcils, et répondit :
- À chacun selon son utilité, je suppose. Le maître sait flatter ceux dont il veut obtenir les services, vous en avez la preuve derrière vous.
D’un geste ample de la main, elle désigna les Pardonnés, qui arboraient des armures d’une qualité exceptionnelle et qui vivaient sans doute comme des princes au sein du Temple, entretenus par des esclaves qui priaient chaque jour pour ne pas être ajoutés à la longue liste des sacrifiés. Nombreux étaient ceux qui trouvaient à s’épanouir au sein de cette sinistre forteresse, et quoique la situation de Kryv fût exceptionnelle à bien des égards, elle n’était pas la seule privilégiée à échapper aux affres de la vie servile ici. Certains esclaves étaient même considérés comme particulièrement bien lotis, et ils agissaient comme des espions du Grand Prêtre et de son terrible capitaine, Durno… C’étaient des individus sans scrupules, prêts à trahir et à vendre leur prochain pour vivre un peu mieux que leurs voisins. Depuis la dernière révolte d’Albyor, ils avaient gagné en influence, et jouaient de leur aura terrifiante pour casser toute tentative de rébellion. Eux aussi, se cachaient parfois dans des lieux bien inattendus.
- Quant à mon histoire, elle n’est rien que banalité. Le Grand Prêtre a vu en moi une aide précieuse, et je n’ai d’autre choix que de la lui apporter… Il se trouve que je vois des choses… Des visions qui viennent à se réaliser, et qui seules expliquent pourquoi je suis encore vivante entres ces murs, et non sur l’autel du sacrifice où tant de malheureux sont conduits vers la mort.
Elle soupira.
Ici, son don semblait parasité par la présence de Melkor, et dès qu’elle fermait les yeux il lui semblait entendre des voix étranges murmurées au creux de son oreille, cherchant à s’insinuer dans ses pensées. Il lui était déjà arrivé de ressentir un poids curieux sur sa poitrine alors qu’elle dormait, comme si une créature essayait de l’étouffer dans son sommeil, la poussant à se réveiller en panique et à battre des bras contre l’obscurité étouffante, dans l’espoir de chasser cette apparition malfaisante. Le Grand Prêtre se fichait des états d’âme de la devineresse, et il lui avait commandé un grand nombre de divinations qui la laissaient fréquemment exsangue, voire totalement prostrée sur le sol.
Elle frémit, rien qu’en repensant à la dernière vision qu’elle avait eue, seulement quelques jours auparavant, et ne put que s’en ouvrir tant elle était singulière :
- Le règne du Dieu Sombre approche à grands pas, désormais, et le Grand Prêtre est convaincu que mes visions vont se réaliser telles qu’il les imagine… Je l’ai vu, baigné de lumière, se tenant au-dessus de la reine Lyra Armadîn et, surgissant des profondeurs de la terre, des ténèbres immenses, plus noires et hideuses que la nuit la plus sombre et la mort la plus vile.
Ces paroles tombèrent entre Learamn et Kryv, écrasant sous un silence abasourdi toutes les questions que l’esclave aurait voulu formuler. Il était évident que l’ambition de Jawaharlal était dévorante, et que son désir de dominer toute vie en Terre du Milieu n’était pas qu’une facétie de langage qu’il utilisait pour haranguer ses fidèles. Toutefois, si les visions de la devineresse confirmaient cette tendance, alors quel espoir y avait-il ? Fallait-il encore rêver de défaire le héraut de Melkor, ou bien fuir le plus loin possible d’Albyor en espérant que les griffes des fanatiques se déplaçaient moins vite qu’un cheval lancé au galop ? Mais où pouvaient-ils fuir ? Le Rohan n’avait-il pas été déchiré par la guerre ? Le Gondor n’avait-il pas lui-même engendré de nombreux guerriers de l’Ordre de la Couronne de Fer ? Quel royaume pouvait se targuer, aujourd’hui, d’incarner la vertu et la résistance face aux puissances ténébreuses qui se mouvaient dans l’ombre ? Les Elfes, dans leur grande sagesse, n’avaient-il pas compris que tout espoir résidait dans les lointaines terres immortelles, et que le destin des Hommes était scellé depuis le jour de leur naissance, condamnés qu’ils étaient à reproduire les erreurs de leurs pères, et à laisser grandir les racines de la haine et de la colère ?
Devant un tel avenir, comment ne pas renoncer ?
Kryv eut un sourire triste.
Il comprenait enfin.
Peut-être valait-il mieux passer les derniers jours de son existence dans une prison dorée plutôt que dans une prison crasseuse, finalement. Peut-être était-il plus sage de se rallier à Jawaharlal, de devenir sa créature, et de se laisser aller à fermer les yeux sur les tourments du monde pour profiter d’un peu de quiétude. Les puissants de ce monde étaient-ils réellement différents ? Se souciaient-ils de ceux qui souffraient, et qui ployaient sous le poids des levées et des taxes ? Fallait-il reprocher à une simple femme de choisir la mort la moins répugnante ? Qui, parmi ceux qui avaient vu les horreurs du Temple de Sharaman, aurait fait un choix différent ?
Kayemba, peut-être.
Et les esclaves qui avaient participé à la Révolte, qui avaient préféré donner un sens à leur mort que de l’égarer dans leur vie. Mais tout ceci avait-il changé les choses profondément ? Pour une révolte, combien de morts ? Pour un espoir, combien de répressions ? Pour une journée de soleil, combien de jours sombres où les Melkorites avaient renforcé leur emprise sur Albyor ?
La devineresse s’était encore absorbée dans ses pensées.
Elle revint doucement à elle lorsque son interlocuteur lui parla de ses amis, qui se trouvaient à l’extérieur du Temple. Elle comprit immédiatement à quoi il faisait référence, en voyant la lueur déterminée qui brillait dans les yeux de cet esclave dont la volonté n’avait pas été brisée. Elle haussa les sourcils légèrement, devant cette tentative dérisoire qui ne risquait pas d’aboutir, mais ne put que saluer le courage de ceux qui, contrairement à elle, faisaient le choix de continuer à se battre en dépit du bon sens. Elle aurait voulu partager leur foi.
- La grande cérémonie aura lieu dans quatre jours, et toute la bonne société d’Albyor y sera conviée, naturellement. Je ne doute pas que vos amis pourront approcher du Temple sans la moindre difficulté. Je peux leur porter un message, si vous le souhaitez. Dites-moi seulement comment les trouver.
Elle se leva gracieusement, et se dirigea vers un petit secrétaire posé non loin, d’où elle tira un papier feutré et un calame. Les gardes la regardèrent faire sans sourciller, faisant pivoter leurs casques sombres pour ne pas perdre de vue la devineresse. Celle-ci revint s’asseoir élégamment, ajustant sa tunique immaculée. Elle lissa le papier sous sa main, et encra légèrement le roseau taillé pour commencer à rédiger.
- À qui dois-je adresser cette missive ? Ou alors vous préférez que je ne m’en charge pas… Je suppose qu’après tout, vous n’avez pas de raison de faire confiance à quelqu’un qui vit dans le faste du Temple de Sharaman, n’est-ce pas ?
Sa question, aussi acerbe que précise, révélait la grande acuité intellectuelle de la jeune femme, qui n’avait pas totalement disparu derrière son masque affligé. Cet aspect de Kryv, Learamn ne le connaissait guère, et peut-être se rendit-il compte à ce moment précis qu’il en savait finalement assez peu sur la jeune femme, et qu’il n’était sans doute pas à même de jauger efficacement ses réactions, comme il aurait pu le faire avec Ava ou Khalmeh, ses compagnons de route avec qui il avait chevauché longuement, et qu’il avait appris à connaître. Finalement, que pouvait-il dire de cette devineresse, sinon qu’il lui avait fait une promesse ô combien difficile à tenir ? Pouvait-elle réellement le trahir, et divulguer aux hommes du Grand Prêtre les informations qu’il lui donnerait ?
Il n’avait aucun moyen d’obtenir une réponse parfaitement sûre à ce stade.
La réponse de Learamn marqua la fin de leur conversation. Les gardes semblèrent s’agiter quelque peu, et Kryv jugea que leur entretien ne pouvait pas durer plus longtemps sans éveiller d’étranges soupçons. Au motif qu’ils avaient des connaissances communes, elle avait réussi à le faire introduire dans son boudoir pour lui livrer des informations précieuses et un objet mystérieux, mais elle ne pouvait rien faire de plus. Elle se leva en prenant soin de lisser les plis de sa robe, invitant le Rohirrim à faire de même.
- Merci encore d’avoir bravé les dangers du Temple pour venir me porter les nouvelles de ces anciens compagnons qu’il ne m’a plus été donné de voir depuis trop longtemps. J’espère qu’ils vont tous bien à l’heure qu’il est, même si nous savons tous deux que ce monde est dangereux et incertain. Peut-être qu’un jour, il me sera permis de les recroiser, qui sait ?
Elle fit un geste ambigu de la main, mais lorsque Learamn tenta de s’éclipser, elle le rappela, cherchant de toute évidence à prolonger la conversation et à lui dire quelque chose qui devait probablement échapper aux gardes :
- Quant à vous… nous ne nous reverrons pas avant la cérémonie. Je sais que le Temple peut être un endroit… difficile. Je n’ai pas le pouvoir d’améliorer votre quotidien, hélas, mais je souhaite que vous puissiez échapper aux vicissitudes qui frappent parfois en mal les serviteurs de ces lieux.
Ses yeux s’embuèrent de nouveau, et elle conclut dans un souffle :
- Que Melkor vous protège…
Pour la seconde fois, Learamn allait prendre congé, et pour la seconde fois elle le rappela.
- Une dernière chose, L…
Elle se mordit la langue.
- … Lossoth… Avant que vous partiez…
Elle inspira profondément, ses épaules et ses mains tremblaient inexplicablement.
- Si vous deviez croiser des habitants du village de Lear, un jour… Dites-leur… Dites-leur que je les considérerai toujours comme ma propre famille. Les rudesses de la vie leur ont peut-être fait oublier certaines choses, mais rappelez-leur que leur bravoure est une source d’inspiration pour moi…
Elle inspira profondément, et ajouta d’une voix tremblante :
- Dites-leur que… que je porte fièrement leur héritage, et qu’il vit en moi chaque jour.
Alors qu’elle prononçait ces mots, sa main était venue caresser négligemment son ventre. Un geste trop subtil pour les gardes, mais que Learamn n’avait pu manquer. Elle plongea un regard meurtri dans celui pour le moins sidéré du Rohirrim, et cette fois ne put retenir une larme insolente, qui se fraya un chemin à travers ses cils, épousant la courbe parfaite de sa joue, avant de glisser vers son menton où elle resta un instant suspendue. Puis, cédant à la gravité de cette révélation, elle entama une longue et inexorable chute qui s’acheva en une mort silencieuse aux pieds de Kryv Syrsa-Shan. Étrange métaphore.
- Adieu.
Elle tourna les talons, et s’éclipsa dans ses appartements plus rapidement qu’il était convenable, laissant Learamn seul avec ses pensées confuses, ses espoirs, ses renoncements, et la petite clé dorée qui s’était égarée dans son poing serré. Il lui restait désormais quatre jours pour trouver quoi faire de tout ceci.
Quatre jours pour ne pas renoncer entièrement.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
La conversation avait pris une bien étrange tournure. Plus cryptique que jamais, la devineresse parvenait à rebondir parfaitement sur les informations données par son visiteur sans éveiller le moindre soupçon auprès des gardes qui se dressaient, immobiles, derrière eux. De toute évidence elle maniait l’art de la tromperie avec bien plus d’habilité que son interlocuteur qui se sentait de plus en plus mal à l’aise. Il jetait régulièrement des regards par-dessus son épaule pour s’assurer que les deux Bakhshidan n’avaient pas quitté leur poste pour se ruer vers eux, sabres au clair. Pourtant, Kryv paraissait également anxieuse, les tremblements qui secouaient ses mains n’avaient pas échappés au Rohirrim. De toute évidence, malgré le statut dont elle jouissait entre ces murs; elle aussi devait composer avec une menace de tous les instants au-dessus de sa tête. Le Dieu Sombre n’épargnait personne.
L’évocation de la survie des habitants du village de Lear, référence à peine voilée à l’ancien capitaine, émut la jeune femme à un niveau auquel il ne s’attendait pas. L’avait-elle reconnu? Savait-elle que l’homme, source de toutes ces émotions, se trouvait devant elle? Learamn n’avait jamais été particulièrement doué pour lire sur les visages, mais dans le cas de la devineresse, il était virtuellement impossible de savoir ce qu’elle pensait réellement. Cryptique et fascinante, c’était elle qui regardait dans les esprits; non le contraire.
La magicienne évoqua un épisode dont l’esclave n’avait absolument aucun souvenir. “Le départ d’Ava”? Pour lui, la courtisane avait disparu lors des évènements à Lâm-Su et n’avait plus donné de nouvelles depuis. Seul Khalmeh lui avait indiqué qu’elle était encore en vie, et en sécurité lors de son séjour chez le gouverneur Hagan. Entre temps, près de trois semaines passées entre les mains des Melkorites avaient plus ou moins disparus de son esprit. Ava avait-elle également été capturée? Tout comme Kryv et lui? Dans ce cas-là comment avait-elle pu “partir”? La Reine était-elle intervenue pour faire libérer l’une de ses fidèles? Learamn en doutait; le Grand Prêtre semblait complétement hors de tout contrôle et quand bien même, il doutait que Lyra accorde tant d’importance à une seule captive. Les questions fusaient dans son esprit. Il tâchait vainement de reconstituer les évènements, mais à chaque fois qu’il semblait toucher de près un de ces souvenirs perdus, une nouvelle vague de ténèbres submergeait sa mémoire, le plongeant un peu plus dans la confusion. Seules des bribes de son évasion spectaculaire sur le dos de l’Uruk refaisaient parfois surface.
De toute évidence, leur dernière rencontre s’était déroulée durant ce laps de temps; et quiconque avait indiqué à Kryv que le rohirrim ne se souviendrait pas de tout cela avait visé juste. “Leurs souvenirs sont peut-être troubles mais je suis certain que nul dans ce village ne vous a oublié.”
Elle s’approcha alors de lui, plongeant son regard terrible dans celui de son salvateur. Comme à chaque fois que cela se produisait, Learamn se perdit dans ses pupilles sombres et envoûtantes. Lors de leur première rencontre, quand elle avait lu en lui, l’ancien guerrier avait immédiatement perdu connaissance. Cette-fois ci, il soutint son regard. Kryv ne semblait pas user de ses pouvoir sur lui, lui offrant un simple regard empli d’émotion comme tout être humain animé de sentiments pouvait le faire. Dans les yeux bruns de son vis-à-vis, elle pouvait distinguer une petite lueur; une étincelle de folie qu’elle avait contribué à raviver quand, la veille, elle avait croisé la route d’un esclave qui avait abandonné tout espoir.
Quand il sentit ses doigts délicats et froids se glisser dans ses mains rugueuses, Learamn eut un mouvement de recul. Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas eu d’autres contacts physiques que le fouet des contremaîtres et les poings des gardes du Temple. Ils s’observèrent ainsi silencieusement pendant un long moment, quelques secondes comme suspendues dans le temps. Loin des vicissitudes du Temple et de l’ombre de Melkor. Deux âmes s’ouvrant l’une à l’autre. Il voyait son chagrin, ses craintes et cela le fit tressaillir. Ainsi même une prophétesse pouvait ressentir la peur.
Elle finit par s’éloigner de lui en se relevant brusquement, cachant les larmes qui embuaient ses yeux. Entre les mains de Learamn, elle avait laissé un petit objet métallique, dur et froid. Il n’osa pas baisser les yeux pour l’observer, de toute évidence les gardes n’hésiteraient pas intervenir s’il repérait un autre comportement suspect. Le jeune homme se contenta de tâter l’objet et conclut rapidement qu’il s’agissait d’une clef. Il la glissa prestement sous sa tunique et leva les yeux vers son hôte, en attente d’indices qui ne vinrent jamais. Une clé n’était utile que lorsqu’on savait ce qu’elle pouvait bien déverrouiller? Kryv ne lui aurait pas confié un tel objet si elle ne se doutait pas que Learamn puisse en déduire l’utilité.
Leur discussion bifurqua à nouveau, cette fois-ci, la magicienne semblait avoir été piquée au vif et son agacement était évident. Elle risquait gros en accueillant un tel esclave dans ses quartiers, et voilà qu’il avait le toupet de remettre en doute son intégrité. Sa réponse, pourtant, était plutôt logique. Des pouvoirs comme ceux dont elle disposait nourrissaient bien des passions, et Learamn imaginait bien ce Grand Prêtre vouloir exploiter les talents de la devineresse.
Ainsi le Dieu Sombre préférait parler à une esclave qu’à son Grand Prêtre. L’ironie de la chose arracha un léger sourire au rohirrim. Un sourire qui disparut aussitôt de son visage quand Kryv évoqua l’une de ces visions. Un règne de Melkor. Jawaharlal dominant la Reine Lyra et tout le monde connu, de sombres ténèbres surgissant des abysses. Learamn aurait jadis repoussé toutes ces histoires d’un revers de la main; la considérant comme une simple diseuse de bonnes aventures profitant de la crédulité des plus naïfs. Ces histoires de divinités, de sorcellerie et de destin; il n’avait jamais voulu y prêter attention. Pourtant, depuis un certain temps, le doute s’était lentement instillé dans son esprit. La rencontre d’Iran lui avait ouvert l’esprit sur d’autres cultures, d’autres croyances. Son périple vers le Rhûn et son séjour à Blankânimad avait renforcé cette impression qu’il y avait peut-être quelque chose à creuser derrière ces traditions. Cependant, c’était bien Albyor qui avait chamboulé sa vision du monde. Les présages de Kryv, l’omniprésence de Melkor, le destin des esclaves. Learamn refusait de se l’admettre tant il haïssait le Dieu Sombre et ses fidèles.
Pourtant, la haine ne représentait-elle pas déjà une forme de croyance?
Learamn se détendit légèrement quand Kryv accéda à sa requête. Contacter Huru représentait une étape indispensable de son projet. Il n’avait pas de plan vraiment établi mais sans le concours du fils de Kayemba, tout espoir de frapper le Temple en son coeur était vain. Il y avait tant de choses qu’il ne pouvait maîtriser. Le jeune esclave était-il parvenu à rallier les nostalgiques de Shuresh, la grande révolte, autour de lui. Avait-il attendu un signe de vie du rohirrim pour mettre en place son plan? La devineresse se saisit d’un stylet et d’un morceau de parchemin et proposa au rohirrim de rédiger lui-même la missive, non sans lui adresser au passage une remarque acerbe. Celui-ci tendit d’abord le bras pour récolter le papier mais se ravisa. Certains des esclaves savaient lire mais la plupart n’étaient pas lettrés, et puis il ignorait tout du niveau d’éducation des Lossoths. Mieux valait-il ne pas attirer l’attention des deux gardes pour une raison aussi anodine. D’autant plus qu’il avait accédé à cette aile du Temple en se faisant passer pour un messager. Quel messager était plus digne de confiance que celui qui ne pouvait pas lire le courrier qu’il transportait? “Je…je ne sais pas écrire” Mentit l’ancien officier. “Si vous pouvez le faire…”
Il réfléchit longuement au contenu du message. En le dictant, il risquait forcément gros, les Bakhshidan pouvant distinctement entendre chaque mot qui figureraient dans ce courrier. Ainsi, le texte devait rester assez évasif pour ne pas éveiller les soupçons tout en parvenant à être précis pour son destinataire. Loin d’être une mince affaire. Il poussa un long soupir. Si seulement il avait discuté d’un code ou d’une méthode de cryptage avec Huru avant son départ; cela aurait facilité bien des choses.
Au bout de quelques longues secondes de réflexion il se lança: “Vous pouvez écrire ceci: Mon cher ami, J’espère que les vents t’ont porté chance et que l’arbre que tu as planté commence déjà à bourgeonner. Si tel est le cas, il est de circonstance de remercier celui derrière cette abondance. Melkor sera honoré, ici, dans la grande Cour aux Sacrifices dans quatre jours. J’y serais. Nous y serons tous pour chanter à la gloire de Notre Dieu sous l’égide du Grand Prêtre…"
Il pesait chaque mot, s’arrêtant parfois au milieu de la phrase, en quête de la meilleure manière de se faire comprendre sans éveiller le moindre soupçon. “...Il est un homme des plus extraordinaire, mon ami, nous surplombant tous. Guidant nos destins depuis sa position bien plus élevée. Loué Soit-il. Votre ami venu de loin.”
Une allusion qui se voulait subtile sur la position que tiendrait en effet Jawaharlal durant les “festivités”, juché sur son luxueux balcon. Learamn fit signe à Kryv qu’il en avait terminé; le contenu de son message était bien peu clair mais il faisait confiance à Huru pour en tirer les bonnes conclusions. Venait à présent la question de la transmission de la missive. De toute évidence, le fils de Kayemba et ses fidèles ne complotaient pas au grand jour et Learamn ne désirait nullement révéler la localisation de son village en présence des deux gardes. La prudence était de mise. Mais il avait une autre idée. “Mes amis sont timides et rêveurs. La nuit tombée, ils aiment se retrouver en haut des falaises qui bordent la cité. Là ils écoutent les chants des oiseaux nocturnes, et y répondent.”
Le jeune homme comptait sur le fait que Kryv ait bien connaissance de ces hululements que certains groupes d’esclaves utilisaient pour communiquer. Il n’avait été témoin d’une telle scène qu’une seule fois, la nuit de la mort de Kayemba, mais jamais il n’oublierait ces cris qui ne semblaient pas humain, utilisés pour exprimer leur chagrin sans que leurs tortionnaires ne s’en rendent compte. “Trouvez un rapace capable de chanter, et ils répondront.“
Il fixa Kryv cherchant à lui faire mesurer l’importance de cette mission. L’ancien capitaine aurait voulu tout lui expliquer, lui crier l’entièreté de son plan pour qu’elle se rende compte de ce qui était en jeu. Mais il ne pouvait pas le faire; et pas seulement à cause de la surveillance pesante des deux soldats. Était-elle digne de confiance? Même si elle n’avait pas trahi, sa proximité avec le Grand Prêtre était un risque. Ne pouvait-il pas lui soutirer toutes ces informations contre son gré lors de leur prochaine entrevue. Le maître de ces lieux sombres ne manquait pas de ressources.
Une fois le message rédigé et soigneusement plié, l’enchanteresse indiqua à son invité que cette entrevue touchait à sa fin. Learamn se releva lentement pour se diriger vers la sortie. “Merci ma chère. Pour tout.”
Mais alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, Kryv le retint quelques secondes supplémentaires à la force d’une ultime révélation. Et non des moindres. Le rohirrim s’arrêta net près de l’encadrement de la porte. Avait-il correctement entendu ce qu’elle venait de dire? Et si tel était le cas avait-il réellement compris? Le geste discret qu’elle avait réalisé, se caressant le ventre en lui parlant de son héritage ne laissait que peu de place au doute.
Il entrouvrit la bouche pour dire quelque chose mais aucun son ne vint. Déjà les deux gardes le poussaient vers la sortie et la porte de bois se refermait sur lui.
Le reste de la nuit fut bien court et peu reposant pour l’esclave. Après avoir quitté l’antichambre luxueux, les Bakhshidan l’avaient escorté en dehors de l’aile résidentielle du Temple où la devineresse se trouvait. Le jeune homme avait dû se débrouiller seul pour regagner les niveaux inférieurs et sa couchette. Par plusieurs fois, l’esprit bousculé par les derniers mots de Kryv, il manqua de peu de se faire repérer par des patrouilles de nuit.
L’enchanteresse était enceinte dans son fils. Voilà, du moins, ce qu’elle avait affirmée de manière claire. Encore une fois, l’ancien capitaine chercha à creuser dans ses souvenirs, encore plus intensément. Nouvel échec. Toujours le même voile brumeux qui recouvrait sa mémoire.
Si cette affaire été vraie, alors l’acte aurait dû se passer après sa première capture. Il était certain qu’aucun rapprochement de ce genre n’avait eu lieu avant les évènements de Lam-Sû. Il ne se souvenait pas même avoir ressenti une véritable attirance charnelle pour l’esclave qu’il avait affranchi. Néanmoins, l’éventualité que deux prisonniers du Temple puissent partager de tels moment intimes sous la surveillance des maîtres des lieux paraissait bien improbable.
À moins que…
À moins que tout cela n’est était autorisé par l’Ogdâr. Voire pire. Orchestré.
Était-ce là son fameux destin unique? Donner naissance à l'héritier des pouvoirs terrifiants de la voyante?
Entre déni et paranoïa, les pensées de Learamn l’empêchèrent de trouver quelques maigres heures de sommeil. Toutes ces interrogations lui permettaient également de se détourner de la véritable question de la paternité. Être père. Voilà bien quelque chose qu’il désirait. Mais jamais n’avait-il imaginé que cela puisse se produire dans de tels circonstances.
Bientôt les bottes des gardes résonnèrent dans l’alcôve alors que les esclaves s’extirpaient prestement de leurs couchettes de fortune. Parfois, très rarement, un contremaître plus clément parvenait à faire porter un petit baquet d’eau qu’une chambrée entière devait se partager pour faire une toilette aussi brève que rudimentaire.
L’ancien capitaine ne se fit pas prier par deux fois pour bondir sur ses deux pieds. Son dos portrait encore les traces des coups de martinet qu’on lui avait infligé ce matin où il avait traîné à sortir de son sommeil. Au pas de course, il rejoignit son groupe de travail, toujours dirigé par Nomi.
Learamn admirait l’abnégation de cette jeune esclave. Constamment harcelée, rabaissée et humiliée; elle n’avait jamais flanché devant les pauvres âmes dont elle avait la responsabilité. Le rohirrim avait failli lâcher prise au bout de quelques semaines dans le Temple et ne devait son salut qu’à un espoir fou. Nomi, elle, continuait d’avancer, quelque soit le contexte, distribuant ses ordres et s’assurant que la part de leur travail était fait. Parfois, elle prenait même des risques pour protéger certains des travailleurs de la cruauté des leurs gardiens.
Elle n’avait rien pour elle. Ni but, ni liberté. Et pourtant, elle avançait.
En un sens, elle lui rappelait une autre figure familière dont la résilience avait autrefois impressionné un jeune officier de la Garde Royale.
Là était sûrement la raison pour laquelle Learamn décida de lui faire confiance ce matin-là. Alors que leur groupe se dirigeait vers leur prochain labeur, le jeune homme s’approcha de leur cheffe d’équipe et ils échangèrent quelques banalités. Learamn regardait constamment à droite et à gauche, afin de s’assurer que nul ne pouvait les entendre et il se lança en articulant bien chaque mot. Le Westron de la jeune femme était loin d’être parfait et il devait s’assurer d’utiliser des mots simples pour se faire comprendre. “Nomi. J’ai besoin de ton aide. Ton aide à toi. L’autre jour j’ai entendu parler d’un prisonnier qui aurait été ici. Un prisonnier. Au Temple.”
Il fit un geste circulaire du poignet pour indiquer le lieu dans lequel ils se trouvaient. “Un homme du Rohan. Le pays des chevaux. Avec de longs cheveux bruns. Étranger comme moi. On m’a dit qu’il se serait échappé lors d’une cérémonie, sur le dos d’un Uruk… Tu sais ce que c’est un Uruk, non? Un gros monstre. ”
Il tenta de mimer l’apparence de la créature mais se ravisa rapidement quand il remarqua les regards incrédules de certains de ses camarades autour d’eux. “Cet homme, tu en as forcément entendu parler, non? Pourquoi l’aurait-on gardé au Temple et auprès de qui?”
Laissant Nomi répondre à ses premières questions, Learamn vérifia à nouveau qu’aucun soldat ne les surveillait de trop près et tira du revers de sa bure crasseuse la petite clé métallique que Kryv lui avait remis. “Autre chose. La personne qui m’a parlé de tout ça m’a également donné ceci. Une idée de ce que ça peut bien ouvrir?”
The Young Cop
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La devineresse sécha ses larmes, en s’installant lourdement sur son lit à baldaquins. Les draps de soie, d’une douceur incomparable, l’enveloppèrent toute entière dans un cocon délicat qui lui donna tout le loisir de réfléchir à la conversation qui venait de se produire. Les Bakhshidan, toujours aussi impassibles, ne semblaient pas avoir décelé quelque chose d’étonnant dans la conversation à laquelle ils avaient assistée, mais il était toujours difficile de savoir ce que pensaient ces hommes métalliques dont les émotions étaient cachées au reste des mortels.
La jeune femme soupira.
Sa situation au Temple lui pesait de plus en plus, mais sa récente conversation lui donnait le sentiment qu’une nouvelle porte venait de s’ouvrir, apportant un nouveau vent de fraîcheur à l’intérieur de sa prison. Un sourire fleurit sur ses lèvres. L’histoire était désormais en marche, et elle avait contribué à l’emmener dans la meilleure direction, même si rien n’était jamais certain avec l’avenir.
Quelques coups furent frappés à la porte qui se trouvait à l’opposé du boudoir où elle avait reçu son étrange invité.
++ Entrez ! ++
Deux gardes firent leur apparition, dans une tenue moins impressionnante que la nouvelle légion de Jawaharlal. Ils n’en étaient pas moins dangereux pour autant, bien au contraire. Kryv les salua élégamment, en leur demandant la raison de leur venue. Ils répondirent en Westron :
- Le Grand Prêtre vous a fait quérir… immédiatement.
- Puis-je au moins passer une tenue plus adaptée ?
Le premier soldat lui fit signe que non, et s’approcha d’elle pour l’enjoindre à le suivre. C’était bien la première fois qu’elle était convoquée de manière aussi cavalière, et la devineresse s’interrogea sur les raisons d’une telle précipitation de la part du maître des lieux. Elle fronça les sourcils, et dissimula soigneusement dans un pan de sa tunique la lettre qu’elle venait de rédiger pour les amis « timides et rêveurs » de son récent hôte.
- Je vous suis. Après vous.
- Non. Après vous, devineresse.
Elle jeta un regard sibyllin à cet homme qui semblait prendre un malin plaisir à lui tenir tête. Quelque chose lui semblait différent, aujourd’hui.
Huru était muré dans un silence renfrogné depuis la veille au soir, et il n’adressa qu’un vague salut de la tête à Eodwaeld, qui ne semblait pas de meilleure humeur. Sa dernière dispute avec le Rohirrim était encore fraîche dans leurs têtes, et semblait avoir fissuré l’unité des esclaves, qui doutaient désormais de leurs chances de succès et qui hésitaient quant à la marche à suivre. Fall, la plus jeune du groupe, souffrait de cette ambiance délétère, et elle décida de faire un pas vers chacun des deux hommes en espérant qu’ils parviendraient à se réconcilier.
Le fils de Kayemba la regarda parler à Eodwaeld pendant un long moment. Il n’entendait pas la teneur de leur échange, mais il pouvait lire beaucoup de choses dans le langage corporel des deux esclaves. Elle, plus ouverte, plus détendue, essayait d’apaiser les choses ; lui, tendu, avait encore du mal à laisser retomber la colère qui bouillonnait derrière ses yeux sombres.
Le jour fatidique approchait.
Leurs nerfs étaient mis à rude épreuve.
Fall finit par se lever, posant une main affectueuse sur l’épaule de l’Ancien, avant de se lever et de venir vers Huru qui s’écarta pour lui faire une place sur le banc où il était installé.
++ Ça va ? ++
++ Non. ++ Répondit-il, sombre. ++ Non, ça ne va pas. ++
Elle lui passa une main dans le dos.
++ Je sais, je sais… Mais il ne pensait pas à mal quand il a dit tout ça. Tu sais comment sont les gens de l’Ouest… Leurs paroles dépassent souvent leur pensée. ++
++ Ce n’est pas ça que je lui reproche… ++
Huru se mentait légèrement à lui-même. Il ne pouvait totalement nier, en son for intérieur, que les propos de l’Ancien avaient touché une corde sensible en lui. Ce dernier l’avait accusé de ne pas être à la hauteur de la mémoire de son père, en manquant de courage et de résolution alors que la Cérémonie sanglante prévue par Jawaharlal approchait. De telles paroles, alors que son père venait de quitter ce monde, ne pouvaient que meurtrir une âme encore jeune et fragile. En vérité, Huru se sentait comme un imposteur essayant d’endosser une tunique trop large pour lui. Eodwaeld, qui avait une longue expérience en ce monde, lui renvoyait en permanence ce qu’il n’était pas… et qu’il ne serait peut-être jamais.
++ Il a le droit de dire ce qu’il veut, Fall. Ce que je lui reproche, c’est de vouloir foncer tête baissée dans la gueule du loup, sans réfléchir aux conséquences… S’il pense qu’on peut simplement débarquer à Sharaman, et fondre sur Jawaharlal… Tu sais très bien que si c’était aussi simple, d’autres que nous auraient déjà essayé et réussi. ++
++ Je sais… Mais la lettre que nous avons reçue… La lettre de ton ami… Elle est encourageante, non ? C’est la lettre que tu attendais, Huru. La lettre qui nous donne enfin les informations dont nous avons besoin… ++
Il secoua la tête :
++ Non… Tu ne comprends pas… C’est une lettre codée, qui pourrait tout aussi bien être un piège. Elle ne nous dit rien du tout de la situation à l’intérieur du Temple, du nombre de gardes, et de la résistance que nous aurons à affronter. La situation est fébrile à Albyor, tu sais comme moi que les gardes sont nerveux, qu’on raconte des choses étonnantes en ville, des étrangers venus de loin, des hommes mystérieux qui convergent tous vers le Temple… Nous ne pouvons pas agir sans avoir plus d’informations. ++
++ Tu veux savoir la situation à l’intérieur du Temple ? Nos frères se font massacrer par centaines, les gardes seront de toute façon trop nombreux pour nous, et nous aurons à nous frayer un chemin sanglant jusqu’au Grand Prêtre. Voilà la situation, Huru. L’Ancien a peut-être raison sur un point : nous ne pouvons pas hésiter au moment où nous avons enfin un avantage face à Jawaharlal. Nous savons où il se trouvera, et nous avons quatre jours pour réfléchir à comment nous infiltrer là-bas. L’un de nous le tuera, et si Melkor le permet, ce sera ma lame qui plongera dans les entrailles du vieux décrépit… Le reste, nous l’improviserons le moment venu. Il nous suffit d’une seule opportunité, Huru, et nous perdons un temps précieux à tergiverser, alors que nous pourrions concentrer nos efforts à réfléchir à un moyen d’atteindre notre cible. ++
Elle soupira. Fall avait toujours été une femme déterminée, même avant que les circonstances de son existence ne changeassent radicalement quand elle était devenue esclave. Cependant, aujourd’hui, elle semblait animée d’une foi indéfectible que rien ne semblait pouvoir tempérer. En la regardant, Huru sut qu’il serait seul face à ses compagnons, et que son autorité sur le groupe ne tenait à rien d’autre qu’au nom de son père et à l’aura que ce dernier projetait encore sur les esclaves d’Albyor. Sans cela, ils auraient sans doute déjà confié le commandement à Eodwaeld. Frustré de cette situation, il garda le silence un instant, et Fall reprit un ton plus bas :
++ Huru… S’il-te-plaît… Nous avons besoin de toi. Nous n’y arriverons pas si tu n’es pas là pour nous guider. L’Ancien lui-même le sait, et il te respecte malgré tout ce qu’il a pu dire. Il sait que tu es celui qui peut nous guider à la victoire… à condition de ne pas t’en détourner toi-même. Nous sommes libres de choisir notre destination, mais il nous faut un guide pour tracer un chemin à travers les ombres. ++
Ils restèrent un moment silencieux, absorbés dans leurs pensées, avant que Huru ne prît le parti de se lever. Il posa une main affectueuse sur les cheveux de Fall en lui murmurant des remerciements sincères. Puis, d’un pas décidé, il rejoignit Eodwaeld et se planta devant lui. Leurs regards se croisèrent avec la même violence que deux lames s’entrechoquant, chacun jaugeant la force de caractère de l’autre. Huru rompit enfin le silence :
++ Nous ne pouvons pas rester sans rien faire, l’Ancien. Tu as raison. Trop de pièces sont déjà en mouvement. Pardonne-moi d’avoir douté. ++
++ Ce n’est rien, Huru… ++ Répondit Eodwaeld, visiblement surpris. ++ Moi aussi, je tiens à m’excuser. Je crois que nous sommes tous sur les nerfs, mais Fall a pris soin de me rappeler l’évidence : nous sommes tous dans le même camp. Quel est ton plan ? ++
La hache de guerre enterrée, les deux hommes s’assirent côte à côte :
++ Commençons par rassembler tous les éléments dont nous disposons au sujet du Grand Prêtre, du Temple, et des accès supérieurs. Sharaman n’a pas été conçu comme une forteresse : il y a forcément un moyen pour l’atteindre. Forcément. ++
Aménager la grande alcôve, puis lustrer les marches du Temple, installer les décorations, l’estrade magistrale sur laquelle prendraient place les sacrifiés, et de fond en comble la salle des sacrifices. Ensuite, porter les repas des membres de l’Ogdâr qui étaient venus en masse pour assister à la Cérémonie sanglante, patienter le temps qu’ils terminent, puis débarrasser leurs plats, les porter aux cuisines, donner de l’aide aux équipes là-bas pour le nettoyage. Après cela, reprendre le travail, et participer au transport des corps… On avait appris à Nomi que trois condamnés n’avaient pas supporté la perspective de leur massacre, et avaient préféré se donner la mort dans leur cellule. Malheureusement, on avait retrouvé leurs corps après plusieurs heures, et le processus de décomposition avancé les rendait pratiquement inutiles. Son équipe devait les mener vers les jardins, où ils serviraient d’engrais pour les fruits et les légumes que l’on faisait pousser à destination des élites du Temple de Sharaman.
Le cycle de la vie.
Nomi quant à elle s’efforçait de se remémorer tout ce qu’ils avaient à accomplir aujourd’hui dans le bon ordre. La longue liste de tâches était complexe, mais elle avait une bonne mémoire, et son efficacité faisait d’elle une cheffe d’équipe toute indiquée pour conduire sa petite troupe vers les différents points où ils étaient réclamés. Ordinairement, ils travaillaient moins et dans moins d’endroits différents, mais l’effervescence palpable depuis l’annonce de la grande cérémonie avait conduit à une démultiplication des tâches. Ils terminaient chaque journée sur les rotules, ce qui permettait à la fois de lutter contre toutes les velléités rebelles, et de repérer très vite quels esclaves un peu fragiles pouvaient changer de statut, et être ajoutés à la longue liste des sacrifiés.
Malgré l’épuisement qui les gagnait, toutes les âmes damnées du Temple s’efforçaient de rester solidaires et de se montrer zélés à la tâche, car la simple dénonciation d’un garde pouvait les conduire à l’échafaud.
Le contrôle des hommes de Jawaharlal était également plus étroit que d’habitude, ils percevaient davantage les regards acérés des hommes en armes qui circulaient plus nombreux et plus fréquemment. Ils sentaient que la moindre erreur ferait l’objet d’une sanction, et que la moindre tentative séditieuse se solderait pas un véritable carnage. Learamn n’était pas là depuis longtemps, mais il n’avait jamais senti les esclaves aussi terrifiés. Nomi elle-même ne pouvait comparer la situation actuelle qu’avec les années sombres de Shuresh, quand la répression avait coûté la vie à des milliers d’esclaves… Depuis lors, ils avaient doucement relevé la tête, inspirés par la récente évasion spectaculaire qui avait secoué la cité… Mais aujourd’hui, l’emprise du Grand Prêtre s’était refermée sur leurs espoirs, et ils suffoquaient presque littéralement sous le poids des travaux forcés et des châtiments.
De folles rumeurs circulaient également. Un groupe de prisonniers spéciaux, enfermés dans une aile secrète du Temple, à laquelle personne n’avait accès sinon quelques prêtres de l’Ogdâr triés sur le volet. Les esclaves pouvaient seulement déposer les repas à l’entrée, et n’avaient jamais eu la possibilité de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Toutes ces considérations troublaient Nomi plus qu’elle n’osait l’avouer, et ce fut la raison pour laquelle elle sursauta légèrement lorsque le Lossoth lui adressa la parole.
Elle ne parlait à peine assez le Commun pour le comprendre, et il dut faire des efforts importants pour lui transmettre des informations simples. Les mots se mélangeaient dans son esprit, et les sonorités proches lui donnaient l’impression d’un charabia à peine discernable.
- Présonner ? Présonnier ?
Elle n’était pas sûre d’avoir compris. Le Lossoth fut contraint de mimer légèrement, et elle crut comprendre à quoi il faisait référence.
- Oui, présonnier dans la Temple. Oui. Ici.
Elle ne savait pas où il voulait en venir. Etait-il préoccupé à l’idée de devenir lui-même un prisonnier et d’être sacrifié ? Se souciait-il des rumeurs des prisonniers qu’on enfermait actuellement dans cette aile privée ? S’agissait-il d’autre chose ? De toute évidence, la question semblait avoir une grande importance pour son compagnon, et ce fut la raison pour laquelle elle choisit de ne pas simplement le laisser avec ses interrogations. Elle lisait dans son regard un souci réel, un trouble comme elle en voyait assez peu à Sharaman… Cet homme était inquiet d’autre chose que de sa propre existence.
- Rohan… Oui… Seigneur de Cheveux. Non ? Chevaux, oui. Présonnier de Rohan, c’est ça ?
Lentement, mais sûrement, ils parvenaient à communiquer. Elle comprit que la question portait sur un prisonnier Rohirrim, mais elle ne savait trop comment répondre. Elle essaya tout de même.
- Aujourd’hui, avoir présonnier à Sharaman… Mais pas connaître. Non. Hier… Elle fit un geste de la main, qui indiquait un passé bien plus lointain. Hier, autre présonnier de Rohan. Beaucoup des paroles…
Elle fit un signe vague de la main, comme le vent se répandant à travers les plaines… ou une rumeur dans les couloirs du Temple. Elle n’était pas certaine que le Lossoth comprenait, mais elle ne pouvait guère faire mieux.
- Je pas voir Uruk… Non… Mais paroles, oui. Raconter… Hm… On raconte Uruk libre humain. Hm… Libérer humain de Rohan. Oui. Uruk, libérer humain de Rohan. Mais paroles, paroles…
Elle haussa les épaules. Son interlocuteur semblait suspendu à ses lèvres, l’incitant à continuer :
- Je pas voir présonnier de Rohan. Je pas connaître. Mais… Hm… Hm… Paroles encore paroles : être présonnier de Jawaharlal. Pas être…
Elle ne connaissait pas le mot pour « esclave », et elle se résolut à désigner ceux qui se trouvaient autour d’elle.
- Homme de Rohan… douleur. Beaucoup douleur. Beaucoup cris. Paroles, paroles, dire… Hm… Hm… Jawaharlal vouloir information… Oui, information. Vouloir connaître… Hm… secret… Hm… Sahira.
Nomi avait tenté sa chance en rhûnien, incapable de prononcer le mot en westron. C’était un des termes dont Learamn avait connaissance, puisqu’il l’avait utilisé lui-même auprès des gardes. Ce mot assez générique pouvait se traduire par « enchanteresse » ou « magicienne », et de toute évidence il ne désignait qu’une seule personne à l’intérieur du Temple de Sharaman. Cependant, l’esclave ne parvenait pas à lui expliquer clairement ce qu’elle avait appris. De toute évidence, il s’était passé quelque chose entre le Grand Prêtre, Learamn et la devineresse, mais il en ignorait la nature… et Nomi elle-même ne semblait pas en connaître les détails. Seulement les « paroles » rapportées, et peut-être déformées.
Elle sembla cependant réagir davantage en voyant la petite clé que lui montra le Lossoth, sans cacher son étonnement.
Cela faisait longtemps que Nomi se trouvait dans le Temple, et elle n’avait jamais vu un esclave en possession d’une clé. C’était un objet à la fois rare et symbolique, puisqu’il permettait d’accéder à un endroit normalement inaccessible : tout l’inverse de ce qu’offrait le statut d’esclave, ces derniers ne pouvant se rendre que là où on le leur commandait. Toutefois, Nomi avait déjà vu de nombreuses clés : entre celles qui ouvraient les cellules et celles qui protégeaient les réserves de nourriture, elle savait visuellement à quoi elles ressemblaient. De gros objets métalliques, du fer généralement, qui n’avaient ni la finesse ni la délicatesse ni la couleur dorée de celle que tenait le Lossoth. La question que lui posa celui-ci était évidente, et prolongeait le questionnement qui venait de fleurir dans la tête de la cheffe d’équipe.
- Je pas connaître ce clé. Mais, clé important. Tu voir détail. Tu voir couleur… Ouvrir chose important. Pas être grande… Elle mima une serrure. Mais porte important… Trésor ? Secret ? Je pas savoir, mais attention… Personne savoir… Avoir ça, être interdit.
Elle adressa un sourire compatissant à Learamn. Elle avait depuis longtemps deviné qu’il n’était pas exactement comme les autres esclaves, et elle avait entendu parler de son escapade nocturne. Le voir revenir avec une clé ne pouvait pas être une coïncidence, et s’il manigançait quelque chose, elle préférait l’aider de son mieux sans se compromettre. Quelques conseils innocents, qui n’engageaient pas sa responsabilité et encore moins celle des hommes sous sa responsabilité. C’était ce qui faisait d’elle un être humain, et non une bête au service de Melkor… Toutefois, elle craignait que les audaces du Lossoth ne conduisissent à une fin bien sombre.
Toute la journée durant, elle se demanda si elle avait bien fait de donner son aide à cet inconnu.
La mort rôdait de toute évidence dans son sillage.
Restait à savoir qui elle emporterait.
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Les quatre jours menant à la Cérémonie sanglante furent à la fois fébriles et monotones pour les esclaves du Temple, assignés à des tâches éreintantes et pénibles, qui les abrutissaient. Leurs corps étaient soumis à rude épreuve, de même que leurs esprits, conscients que quelque chose bouillonnait dans les entrailles de Sharaman. Était-ce Melkor lui-même qui se réjouissait du sang bientôt versé ? Ou bien seulement l’inquiétude des milliers d’âmes qui se trouvaient enfermées là, sans connaître la fin d’une histoire qu’ils savaient en train de s’écrire.
La grande salle des sacrifices était fin prête.
Les immenses tentures rouge et noir figurant des symboles cryptiques complexes avaient été soigneusement dressées, et habillaient les murs latéraux, agitées légèrement par un vent surnaturel provenant des entrailles de la terre. Les statues du Dieu Sombre, qui encadraient les visiteurs, jetaient un regard sévère autour d’elles. On aurait dit qu’elles percevaient sans mal les intentions des uns et des autres, et tous ceux qui levaient les yeux vers ces visages de pierre ne pouvaient s’empêcher de trembler dans leurs chausses et de détaler comme des insectes face à la puissance du Vala.
Learamn lui-même commençait à prendre conscience de la mesure des actes qu’il entendait commettre.
Il affrontait non seulement une armée de fanatiques, mais également un dieu, et indirectement tous ceux qui croyaient en lui. Même les ennemis de Jawaharlal croyaient dur comme fer dans la puissance de Melkor, et il n’était pas facile d’imaginer quelle serait la réaction de la population d’Albyor s’ils réussissaient leur mission. Échouer était peut-être plus facile, finalement. Le Rohirrim s’installa pour entamer sa dernière nuit de quiétude, la dernière nuit avant une bataille qu’il livrerait avec un désavantage considérable… Jamais il n’avait été autant écrasé par la puissance de ses ennemis : pas même contre les sédéistes de l’Ordre retranchés à Pelargir, où il avait fait face à la mort avec des compagnons de valeur. Pas même contre Sellig, où il avait chevauché en compagnie d’Iran. Son sentiment d’absolue solitude à l’intérieur de ces murs était soigneusement entretenu par le Grand Prêtre, qui cherchait à briser l’individu en lui donnant l’illusion de n’être qu’un infime grain de poussière face à la puissance d’une armée divine.
Aujourd’hui, cette armée avait un nom et un uniforme.
Cette armée avait des effectifs considérables, et menaçait de prendre le contrôle de la cité d’Albyor.
Et ensuite ?
Et ensuite…
Learamn fut brusquement réveillé par Nomi, qui le secouait énergiquement par le bras. Son regard était effrayé : c’était la première fois qu’elle affichait une telle émotion.
- Partir, tu partir, vite, vite !
Elle ne parvenait pas à s’expliquer clairement, mais elle poussa tout de même Learamn à quitter sa couchette et à s’habiller rapidement. Il faisait nuit à cette heure-ci dans le Temple, mais de toute évidence le matin approchait car le ciel avait pris une teinte indigo qui annonçait le retour prochain du soleil.
- Hommes venir pour toi. Venir arrêter toi. Et…
Nomi n’eut pas besoin d’en dire davantage. Ils avaient transporté assez de corps tous les deux pour savoir quelles seraient les conséquences d’une arrestation ici, au sein du Temple. Une condamnation à mort par le tribunal de l’Ogdâr, qui serait prononcée publiquement et exécutée dans la seconde par un prêtre zélé qui lui trancherait la gorge devant une foule en délire.
Non. Il ne pouvait pas être pris. Pas maintenant.
- Tu partir, pitié…
Elle se mit à réfléchir rapidement. A cette heure, les premiers visiteurs s’étaient déjà rassemblés auprès du Temple pour obtenir les meilleures places. Il ne pourrait pas affronter la marée humaine qui allait s’engouffrer dans la grande salle pour assister au funeste spectacle. Il ne pourrait pas non plus échapper aux gardes qui se rapprochaient et qui allaient probablement vérifier toutes les issues. Cependant, la jeune femme eut une idée. Jawaharlal tenait à ce que la cérémonie se passât à la perfection, et il ne pouvait pas entamer une chasse à l’homme en plein cœur de son moment de gloire, sans afficher aux yeux de tous sa propre faiblesse et son manque de maîtrise.
Tout reposait sur le maintien des apparences, et sur l’image de toute-puissance qu’il renvoyait.
- Tu cacher. Pas ici, ils trouver toi. Non… Tu cacher entre… esclaves…
Elle avait appris le mot quelques jours plus tôt, auprès du Lossoth dont elle essayait aujourd’hui de sauver la vie. Ils partagèrent un bref sourire dans la tourmente :
- Tu cacher… Hm… Autre… Elle fit un geste des deux mains qui désignait le dortoir où ils se trouvaient. Deux à gauche… esclaves de hommes de Jawaharlal… Tu cacher bien…
Learamn les connaissait bien pour les avoir croisés plusieurs fois. Ces esclaves avaient la lourde tâche de veiller aux besoins des zélotes, les fanatiques les plus radicaux qui chantaient et dansaient pour le retour de Melkor. Il était certain que leur proximité pouvait être dérangeante, mais ils seraient tellement concentrés sur la cérémonie que nul ne prêterait attention à lui, et les gardes n’auraient pas forcément l’œil tourné vers ces individus certes agités, mais entièrement dévoués à la cause de Jawaharlal. Nomi poursuivit :
- Tu cacher aussi… Cinq à droite… esclaves de hommes d’Albyor… Grands hommes…
La seconde option était au moins intéressante que la première : la bonne société d’Albyor se rendrait massivement à Sharaman sous peine d’être accusée de ne pas adhérer pleinement au culte du Dieu Sombre. En plus de leurs serviteurs personnels, ils étaient escortés par une armée d’esclaves qui veillaient à leurs moindres besoins : en effet, nombre d’entre eux défaillaient ou se souillaient, ce qui nécessitait l’intervention délicate d’un grand nombre d’esclaves pour gérer les incidents. En raison de leur statut, il était difficile pour les gardes d’intervenir de manière rugueuse parmi eux, mais hélas ils feraient l’objet d’une surveillance toute particulière.
Alors que Learamn allait partir, Nomi lui proposa une dernière solution :
- Tu cacher aussi… esclaves de Jawaharlal… Porte rouge, gauche, loin loin. Mais… difficile… Esclaves… nombre limité. Si tu cacher, tu remplacer esclave.
Cette dernière option était peut-être la plus folle. Les esclaves qui se trouvaient près de Jawaharlal durant la cérémonie étaient considérés comme plus dociles que les autres, et ils se trouvaient dans des quartiers séparés. Ils avaient été entraînés à porter des plateaux d’argent pour servir des collations et des rafraîchissements aux invités de marque, mais pour des raisons de sécurité leur nombre était limité et ils étaient soigneusement fouillés avant de pouvoir intégrer l’alcôve du Grand Prêtre. Cette option impliquait donc de négocier sa place avec un des esclaves du Temple… ou bien de la prendre par la force. Mais l’agression d’un esclave par un autre était susceptible de se retourner violemment contre Learamn s’il ne faisait pas attention.
Le temps était compté.
Nomi le rappela à son compagnon, tandis qu’elle le poussait vers la porte. Déjà au loin, il entendait l’écho des bruits de bottes qui se rapprochaient. Au moins une douzaine de soldats en armures, qui ne manqueraient pas de le tuer sur place s’il faisait trop d’histoires. Les Bakhshidan le tailleraient en pièces sans le moindre remord, sans la moindre once de pitié. Il était impératif de leur échapper.
Learamn n’avait qu’une nuit à passer : une seule nuit à survivre avant de pouvoir enfin faire face à son destin et à tout ce qu’il avait redouté durant son séjour dans la Cité Noire…
Il devait simplement décider où, et calculer soigneusement son coup pour le lendemain, en sachant pertinemment qu’il ne maîtrisait plus rien et qu’il devrait s’intégrer à un nouveau groupe d’esclaves qu’il ne connaissait pas.
- A demain, lui souffla Nomi en refermant la porte derrière lui. A demain.
Une nouvelle fois, il se retrouva seul.
Perdu dans les ténèbres de Sharaman.
Et dans le lointain, le rire de Melkor semblait accompagner sa vaine tentative d’érafler la puissance du Dieu Sombre qui se délectait du spectacle.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Un temps bien trop court pour assembler toutes les pièces de ce mystérieux puzzle qui s’offrait au Rohirrim. Comment approcher la loge du Grand Prêtre durant la cérémonie ? Que s’était-il réellement passé durant sa première captivité au Temple ? L’enfant que portrait Kryv était-il vraiment le sien ? Si tel était le cas, sa conception avait-t-elle été faite à l’insu de leur tortionnaire ; ou alors avec son aval ? Qu’était-il advenu de Khalmeh ? D’Ava ? Huru avait-il bien reçu son message ? Quelle serrure pouvait bien ouvrir cette clé étrange que la devineresse lui avait confiée ?
Les minutes lui filaient entre les doigts et chaque heure qui passait sans apporter de réponses à ces questions le rapprochait d’un échec inéluctable.
Quatre jours.
Un temps infiniment long qui le séparait de la date fatidique du Jour du Dieu Sombre. Au détour de chaque couloir, la menace d’un garde trop zélé ou de mauvais sang. Sous chaque arcade du Temple, l’ombre menaçante de l’Ogdâr écrasant la volonté des âmes asservies. Si proche du but, de simples données aléatoires pouvait mettre un terme à son entreprise.
L’attente en devenait insoutenable.
Nomi lui avait révélé des informations importantes sur son passé. Ainsi n’avait-il pas été un esclave, mais un prisonnier et pas des moindres : le prisonnier personnel du Grand Prêtre. Rien que ça. En d’autres circonstances, cela aurait pu lui paraître flatteur. Jawaharlal désirait lui soutirer des informations. Avait-il révélé quoi que ce soit sous le coup de la torture ? Les méthodes des Melkorites étaient bien parvenues à lui faire oublier trois semaines de sa vie…De quels autres sortilèges disposaient le serviteur de Melkor pour briser ses opposants. L’ancien capitaine avait immédiatement supposé que l’interrogatoire avait porté sur la cargaison qu’il avait découvert à Lâm-Su. Mais cela tenait-il la route ? Seuls Kryv et lui avaient vu ce qui se cachait dans cette cale, et ils avaient été l’un comme l’autre emmenés au Temple. Nul n’aurait pu faire son rapport à Lyra. De toute façon, Jawaharlal avait révélé sa nouvelle armée au grand jour quelques semaines plus tard seulement. Quelle différence cela aurait fait que la Reine soit mise au courant quelques jours seulement avant cette démonstration de force du nouveau maître d’Albyor? L’évasion spectaculaire de Learamn l’avait-elle forcé à revoir son calendrier ? Ou alors cherchait-il à lui soutirer autre chose ? Quelque chose en lien avec les visions de l’enchanteresse ?
L’esclave avait beau se creuser la tête, toute hypothèse cohérente semblait lui échapper et, poussé dans un état d’épuisement avancé, chaque réflexion trop poussée finissait par lui donner une terrible migraine. Finalement, pour survivre le plus longtemps, valait-il mieux ne pas perdre trop d’énergie avec ce genre de considérations et se contenter de se laisser vivre comme certains de ses camarades ? Ne devenir plus qu’un outil fonctionnel et aussi efficace que possible afin de préserver une certaine valeur ?
La veille de la cérémonie fut particulièrement pénible à vivre. La tâche de travail avait doublé, leurs contremaîtres devant s’assurer que tous les préparatifs soient parfaitement achevés avant l’arrivée des premiers invités. Le sol dallé fut lustré plus de trois fois, le métal de l’estrade poli jusqu’à en éliminer la moindre imperfection; la moindre excuse était utilisée pour épuiser inutilement les serviteurs. En frottant avec son torchon le rebord d’un escalier, Learamn ne put s’empêcher d’afficher un petit sourire ironique. Quel Dieu tout-puissant pouvait ainsi craindre la vue d’un brin de poussière dans son sanctuaire ?
Depuis son escapade nocturne, le jeune homme avait fait le choix de faire plutôt profil bas. Déjà, plusieurs gardes avaient été “impliqués” dans sa discussion avec Kryv ce soir-là et il ne tenait pas à ce que se propage la rumeur d’un esclave se baladant dans les couloirs à la nuit tombée, qui plus est dans des ailes du palais lui étant normalement interdites. Se fondre dans le groupe, ne pas montrer qu’il ne parlait pas parfaitement la langue, raser les murs au passage des soldats. Agir précisément comme on pouvait l’attendre d’un esclave comme lui. Malgré sa discrétion, il avait tout de même tenté de percer quelques mystères, notamment la question de la clé. Sans succès. Nomi lui avait été précieuse mais ne disposait pas de plus amples informations et Learamn avait tenté une fois de s’aventurer à travers le Temple à une heure tardive mais avait fini par renoncer au vu de la présence de trop nombreux hommes armés.
Le dernier soir avant la cérémonie, il s’était forcé à finir sa gamelle de soupe. Cette fois-ci le potage avait une teinte grise peu ragoûtante et dégageait une odeur de brûlé qui couvrait certainement quelque chose de plus repoussant encore. Le goût, cependant, n’était pas totalement répugnant ; ou alors l’estomac du rohirrim était tellement vide que le plus immonde des dîners devenait relativement agréable. Il laissa cependant de côté les quelques morceaux de viandes au fond de son bol. Ce n’était pas leur sinistre origine qui l’empêchait d’en manger mais l’indigestion que cette chair lui avait provoquée quelques jours plus tôt, quand il s’était enfin décidé à avaler quelque chose d’un peu plus nourrissant que le liquide de la soupe.
Learamn prit ensuite la direction de sa couchette. Il la partageait avec deux autres esclaves dont la maigreur lui assurait un peu de place pour pouvoir se rouler en boule sur le côté. Une étrange sérénité se saisit de lui quand il s’allongea sur la planche de bois. Les dés étaient jetés. Son plan était bancal et ses chances de réussites infimes. Cependant, pour la première fois depuis de longues semaines, il avait enfin une certitude : quel qu’en soit l’issue, cette folie prendrait bientôt fin pour lui.
Le ciel de ce début de printemps était d’un bleu éclatant, illuminé par un soleil flamboyant dont les rayons venaient langoureusement caresser les épis de blés qui se dressaient à travers champs. Une très légère brise venait les agiter un peu, créant un envoûtant mouvement d’ondulation à travers les prairies. Les parfums d’avoine et de crocus venaient agréablement titiller les narines parfois importunées par quelques grains de pollens virevoltant au gré des vents. Les cris d’une nuée de tourterelles s’évanouissaient au loin. La rosée encore fraîche du matin venait humecter ses bottes qui s’enfonçaient légèrement dans le sol encore meuble.
Quand les beaux jours arrivaient, le Riddermark n’avait pas son pareil.
Il s’arrêta et prit quelques secondes pour admirer le panorama qui s’offrait à lui. Cherchant à y trouver la confirmation que le choix qu’il avait fait était le bon. Que renoncer à cette vie pour mieux protéger ceux qui s’en réclamait était la voie qu’il devait suivre. Pour toute réponse, il eut droit aux éclats de rire d’une enfant à quelques dizaines de mètres de là. Un sourire illumina le visage encore juvénile de la recrue et il accéléra le pas en direction de la ferme. Ils lui avaient tous tant manqué.
Bientôt il reconnut une petite tête blonde qui dépassait à peine des hautes herbes, cherchant à se faufiler entre les broussailles pour échapper à la silhouette bien plus imposante de l’homme qui la pourchassait en riant de bon cœur. Il fut bientôt sur elle mais feignit de trébucher et s’étala sur le ventre, laissant la gamine sauter sur son dos et lui donner des petits coups pour le soumettre. “Fais-attention Enaël, tu risquerais de blesser ton vieux père en frappant aussi fort !”
L’enfant leva les yeux en direction du nouvel arrivant et ses beaux yeux s’illuminèrent d’une joie pure. Elle se mit à courir vers lui, les bras écartés, et s’écria : “Oncle Learamn !”
Ce dernier la souleva du sol pour l’étreindre et put remarquer qu’une telle manœuvre n’était plus aussi simple à réaliser. La petite avait bien grandie depuis sa dernière visite. Son père s’était aussi relevé et s’approcha d’eux, un air ravi sur son visage. “Ah revoilà le glorieux cavalier ! Je ne pouvais pas te reconnaître si rapidement, ton armure si propre m’a trop ébloui.” Se moqua l’aîné. “Et toi tu ne devrais pas t’occuper de tes champs au lieu de les saccager en jouant avec ta fille ?” Lui rétorqua le cadet.
Les deux hommes s'observèrent silencieusement un moment d'un air sévère, puis éclatèrent de rire avant de se donner une franche accolade. “C’est bon de te revoir petit frère. Viens à l’intérieur pour que tu me racontes tous tes exploits. -Oh tu sais…la région est bien calme ces derniers temps. Le Roi a rétabli une vraie paix ici… -On en dit du bien de ce nouveau Roi, t’as pu le rencontrer ?”
Learamn eut un petit rire amusé. “Heldamn…Je m’entraîne pour intégrer une éored ; je ne suis pas Capitaine de la Garde Royale.”
Le Rohan portait encore le deuil de ses centaines d’enfants qui avaient péri dans le Nord Lointain mais cela faisait de longues années que le Riddermark n’avait pas connu une telle période de calme. Les orcs avaient quitté la région depuis bien longtemps, les Dunlendings n’osaient plus s’aventurer à l’intérieur des terres et les rares brigands étaient désormais pourchassés par les fiers éoreds de la Marche. De plus l’hiver avait été doux et l’été s’annonçait radieux pour les récoltes. Le règne du nouveau roi Thénéor démarrait sous les meilleurs auspices.
Heldamn poussa la porte de la maison et invita son frère à y entrer, l’intérieur était relativement modeste mais parfaitement fonctionnel. Deana était installée dans un fauteuil près de la fenêtre, berçant un enfant en bas âge entre ses bras. Learamn la salua et déposa un baiser sur le front du nourrisson.
Heldamn s’installa près de sa femme et commenta : “ll a grandi, bientôt il faudra lui aménager un véritable lit. On pense à changer d’endroit… -Ah bon ? “ S’enquit Learamn. “Je pensais que vous adoriez ces champs et les gens du village… -J’ai aussi passé toute mon enfance ici Lea’, et j’y suis tout autant attaché. Mais parfois il faut savoir se détacher de notre passé pour avancer…comme tu l’as fait.”
Le jeune homme voulut répliquer mais il s’arrêta dans son élan en lisant la détermination qui habitait le regard de son frère. En quittant le foyer familial pour rejoindre les rangs de l’armée à Edoras, il s’était imaginé que la maison resterait tel quelle. Que son père et sa mère ne vieilliraient pas et continueraient à entretenir la ferme. Que Heldamn et sa famille restent installés tout près avec leur enfant encore jeune. Mais rien ne pouvait rester figé à jamais. Eolena avait quitté le village pour y épouser le fils d’un capitaine qui résidait à l’Ouest. Leurs parents avaient dû progressivement revendre une partie de leurs terres à mesure que les années avançaient. “Tu te souviens du Seigneur Elkfbrand ? Cet ami de Maître Ovadiah ? Il recherche quelqu’un de qualifié pour s’occuper de ses cheptels, c’est une opportunité intéressante pour nous. Il est même prêt à nous offrir une ferme et des terres dans l’Estenmet. -Dans l’Estenmet…” Répéta Learamn qui tentait de digérait l’information.
Pour le rassurer, Heldamn posa sa main sur l’épaule de son benjamin. “Ce n’est qu’à deux ou trois jours de voyage d’ici. Avec ton nouvel étalon tu pourras être chez nous en un rien de temps.”
Learamn acquiesça d’un signe de la tête. “Cela sera sans doute mieux pour vous. Comment le prend Papa ?”
L’aîné soupira légèrement, puis eut un sourire mélancolique.
“Pas forcément très bien au début, tu le connais. Mais je pense qu’il a fini par comprendre et il veut notre bien donc bon…C’est juste que ça fait beaucoup pour eux : d’abord toi, puis Eoleda et ensuite nous qui partons si loin…Essaie d’être un peu indulgent avec lui pour le dîner ce soir, ce serait dommage que ta visite tourne mal…”
Cette fois ce fut au tour de Learamn de soupirer. “Je vais faire de mon mieux.”
Le dîner s’était jusque-là révélé moins pénible que ce que Learamn avait craint. Vers la fin de l’après-midi, il avait suivi la famille de son frère pour une marche d’une vingtaine de minutes jusqu’à leur maison d’enfance. Eolkar, leur père, les avaient accueillis avec un grand sourire qui ne s’était pas effacé en voyant son benjamin en armure. Ce dernier crut même percevoir une once de fierté dans le regard de son paternel. Leur mère, Céoda, les avaient, un à un, embrassé avec amour et ils avaient tous pu prendre place autour de la grande table de bois qui trônait au centre de la principale pièce de vie.
Bercé par la douce voix de sa mère et les rires de sa nièce, Learamn laissa son regard errer à travers la maison. Chaque détail, le moindre ustensile, renvoyait à une multitude de souvenirs, si bien, qu’il pouvait aisément repérer les quelques éléments qui en avaient remplacés d’autres, car ceux-ci ne lui évoquaient rien. Il pensa qu’après dîner, il devrait faire un tour dans son ancienne chambre, y respirer une autre bouffée bienvenue de nostalgie.
Céoda avait préparé un dessert, un luxe bien rare pour des gens de leur rang, mais elle avait voulu mettre les petits plats dans les grands pour accueillir sa famille. Un grand gâteau circulaire parfumé au miel et aux épices accompagné d’une marmelade de prunes ; la friandise que le jeune cavalier affectionnait particulièrement durant son enfance. Learamn sourit à sa mère et lui formula un “merci” silencieux. Elle cligna subrepticement des yeux, comme pour lui dire que cela était naturel.
Tout en tranchant une large part de pain d’épice, Eolkar détaillait les dernières du hameau et de ses habitants. “Wildhulm a du mal à gérer ses bêtes. Il a longtemps compté sur ses fils pour l’aider dans son travail mais depuis que deux d’entre eux ne sont pas revenus de cette maudite bataille au Nord, c’est la galère. -Ils sont mort en héros pour tous nous protéger.”
Un silence de plomb s’installa alors suvitement autour de toute la tablée, tous les regards tournés vers un Learamn qui regretta presque instantanément d’avoir ouvert la bouche. Cela avait été plus fort que lui, les mots étaient sortis sans qu’il ne puisse les retenir. Les traits de son père se durcirent. La mâchoire crispée, il se contenait pour ne pas s’emporter. “Ne parle pas de ce que tu ne peux comprendre Learamn. -Je pense que je comprends très bien.” Rétorqua le jeune soldat qui sentait également la colère monter en lui.
Son père se crispa de plus en plus. On aurait dit que de la fumée était sur le point de s’échapper de ses narines. “Je les ai vus. Tous ces jeunes enfants, fièrement fagotés dans leurs armures rutilantes, galopant bannière au vent comme si rien ne pouvait les arrêter. Je les ai vus ! Tu sais combien sont revenus de cet enfer ? Tu sais combien ? Moins de la moitié, et la plupart des survivants avaient un morceau en moins. Tout ça pour des histoires de souverains lointains et d’alliances ridicules. -Ils sont morts pour sauver le monde ! -NON ! C’est ce qu’ils vous disent là-bas pour satisfaire votre orgueil ! Pour vous rendre docile ! MENSONGES ! -Et toi c’est ce que tu te dis pour excuser ta lâcheté! ”
Cette fois-ci, le maître de maison explosa et asséna une gifle monumentale à son fils assis en face de lui. La douleur intense fit monter les larmes aux yeux de Learamn, mais celui-ci ne courba pas l’échine et soutint le regard de son père d’un air défiant. Ce dernier s’était rassis, plus calme, une profonde déception visible dans ses yeux.
“Sors de chez moi…”
Sans un mot supplémentaire, et malgré les protestations de sa mère, Learamn se leva de table et se dirigea vers la sortie, tournant une nouvelle fois dos à sa famille.
Pour la deuxième fois en l’espace de quelques jours, la nuit de Learamn fut écourtée par un visiteur venu le réveiller. Cette-fois il reconnut le visage de l’esclave penchée sur lui, les fins traits de Nomi. Le rohirrim souffla légèrement, soulagé de voir un visage familier. Mais la jeune femme ne semblait pas sereine du tout, et pour cause, elle était porteuse de bien mauvaises nouvelles. En panique, elle lui rapporta que les gardes du Temple étaient désormais à sa recherche et passait dans chaque alcôve pour lui mettre la main dessus. L’ancien capitaine s’accorda une fraction de seconde pour pousser un juron. Le dénommé Vago avait-il fini par le reconnaître ? Son escapade nocturne lui avait-elle coûté son anonymité ? Kryv l’avait-elle trahi ?
Inutile de s’importuner avec toutes ces questions pour le moment, pour le moment il devait s’assurer de pouvoir vivre assez longtemps pour pouvoir y réfléchir à nouveau un jour. Le sort des serviteurs ainsi saisis juste avant une cérémonie religieuse ne lui était pas inconnu.
Il écouta attentivement les options que lui proposaient Nomi qui se démenait tant bien que mal pour communiquer avec lui dans un Westron simple et imparfait. Le jeune homme pouvait ressentir à quel point cela demandait des efforts pour son alliée et lui posa une main qui se voulait rassurant sur son épaule frêle et tremblante, l’incitant ainsi à poursuivre. La contremaîtresse risquait gros en aidant un fugitif à s’enfuir. Qu’avait-elle à y gagner ? Learamn ne lui avait rien promis et elle ignorait même que l’homme qu’elle tentait de sauver était en réalité un soldat accompli et un "agent" infiltré de la Reine. Pour elle, il n’était qu’un misérable venu du Nord lointain avant d’être vendu en esclave. Son geste relevait-il de la pure bonté ? Cela y ressemblait fortement.
Une fois qu’elle eut fini de parler et poussé vers la sortie, Learamn lui adressa un dernier regard et lui souffla : “Merci Nomi…Merci pour tout. Vous êtes une belle personne et votre âme est pure. Cela ils n’ont pas pu vous l’enlever…”
Il aurait voulu lui promettre qu’il reviendrait pour lui rendre cette liberté qu’elle méritait tant, comme il avait pu le faire avec la devineresse. Mais il ne put se résoudre à donner cet espoir là à la jeune femme. Combien de promesses impossibles pouvaient-il se permettre de faire avant qu’on ne le rende responsable de ses échecs ?
La porte se ferma et à nouveau il se retrouva seul, dans le couloir sombre de l’aile des esclaves. Au loin il entendit des bruits de bottes et des cris. Il devait faire son choix rapidement.
Le rohirrim avait d’abord songé à s’intégrer au groupe d’esclaves qui accompagneraient le Grand Prêtre. L’occasion pour l’atteindre en était presque trop belle. Mais il se ravisa. Les informations que lui avaient donné Nomi sur les conditions de sa première captivité avaient changé certaines choses. Pour une raison qui lui échappait, il avait été le prisonnier personnel de Jawaharlal. Son apparence avait drastiquement changé, certes, mais le Grand Prêtre avait certainement plus de jugeote que Vago et risquait de le reconnaitre parmi la poignée de serviteurs autorisés à le suivre dans sa loge. Le gouverneur Hagan serait également présent et lui aussi connaissait son visage.
Se fondre parmi les dignitaires d’Albyor présentait des avantages certains, mais si certains opposants isolés se trouvaient parmi cette foule, alors les gardes risquaient d’intervenir. Auquel cas, la sécurité des esclaves se trouvant sur leur chemin serait le cadet de leur souci.
Non, son choix était fait.
Sa dernière cérémonie en l'honneur du Dieu Sombre méritait bien qu’il la vive tel un véritable zélote.
Alors qu’il se mêlait au groupe des fanatiques, il murmura dans la langue locale :
+++Loué Soit-il. +++
The Young Cop
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Le Temple de Sharaman s’éveilla au son des tambours, tandis que la foule des fidèles s’engageait lentement dans le ventre de la bête de pierre noire et nue, se laissant volontairement ingérer par l’estomac insatiable de Melkor, et l’ambition dévorante du Grand Prêtre Jawaharlal. Les fanatiques melkorites, venus par centaines pour cette occasion très spéciale, se bousculaient pour s’emparer des meilleures places, tandis que la noblesse de la Cité Noire baissait pudiquement la tête devant l’effigie du Dieu Sombre qui les accueillait – de crainte sans doute que le Vala déchu ne lût dans leurs regards le fond de leur pensée, et à quel point son pouvoir ténébreux les dégoûtait. Les hommes et les femmes rassemblés ici, de toutes conditions sociales, de toutes allégeances politiques, ployaient sous le poids du dogme et sous le joug imposé par les terrifiants prêtres de l’Ogdâr.
Ces derniers, silhouettes sombres encapuchonnées, accueillaient les visiteurs avec une mine sévère, inquisitrice. Ils étaient particulièrement reconnaissables, eux et leurs corps scarifiés, leurs yeux vides et leurs lèvres pincées de mépris. Leur autorité, de plus en plus grande à Albyor, en faisait les arbitres de la moralité publique, les juges de la foi, et les bourreaux des mécréants. Tous ceux qui n’avaient pas le courage de les regarder en face craignaient de passer pour suspects… Quant à ceux qui parvenaient à leur tenir tête, ils ne pouvaient s’empêcher de se demander si un tel défi aux représentants de Melkor ne reviendrait pas les hanter plus tard. Les zélotes, à l’inverse, se prosternaient devant ces émissaires du Grand Prêtre, leur chantant d’odieuses louanges.
++ Merci, seigneur-prêtre, pour votre lutte impitoyable contre l’hérésie. ++
++ Puissiez-vous faire couler le sang des ennemis de Melkor, jusqu’à Son retour. ++
++ Que notre Dieu veille sur votre mission, et que votre lame ne cesse de fendre la chair impie. ++
Les prêtres, satisfaits, leurs accordaient parfois un signe de tête appréciateur.
Les fidèles ronronnaient alors de plaisir et de crainte, rampant jusqu’au parterre d’où ils pourraient observer la cérémonie exceptionnelle à laquelle ils étaient conviés. Pour l’occasion, on leur avait réservé au moins la moitié de la grande salle des sacrifices, et des gradins avaient même été installés pour permettre à ceux qui se trouvaient le plus loin de voir le spectacle prévu par Jawaharlal. Cette foule compacte ne rentrerait pas en entier dans le Temple, et ceux qui étaient arrivés en retard se contenteraient d’assister aux sacrifices depuis le parvis, voire de chanter à la gloire de Melkor depuis les marches du Temple… Parmi ceux-là, on ne trouvait guère de fidèles absolus, plutôt des individus qu’on avait vivement encouragés à se rendre à la cérémonie, et qui s’accommodaient très bien de quelques chants collectifs qui leur épargnaient de voir la mort en face. Learamn, quant à lui, se tenait parmi les esclaves qui encadraient cette foule et se chargeaient de les installer convenablement. De là où il se trouvait, il pouvait assister à cet étrange ballet, à ces mille signes obséquieux et à ces mille petites résistances de la part de la population d’Albyor, dont le malaise était perceptible. En réalité, à l’exception d’un noyau dur de fanatique endoctrinés, nul ne se sentait réellement à son aise au sein du Temple. C’était d’ailleurs une sensation partagée par les Bakhshidan, qui surveillaient les entrées et les sorties avec attention, tout en patrouillant avec beaucoup plus de sérieux que d’ordinaire. Le nombre de visiteurs posait un véritable défi en termes de sécurité, et leurs effectifs étaient dispersés : le Grand Prêtre comptait davantage sur leur apparence et sur le poids de leur aura mystique, que sur leur force brute.
Après tout, il était invincible, ici dans son sanctuaire, entouré par ses troupes et ses fidèles.
Une quinzaine de Pardonnés était placée de chaque côté des immenses portes qui gardaient l’entrée du Temple, tandis que plusieurs dizaines occupaient les coursives latérales, surveillant les points d’accès qui conduisaient ensuite dans le reste du Temple. Enfin, le gros de la troupe se trouvait parsemé entre la foule et l’autel sacrificiel, dissuadant quiconque de quitter son rang et de chercher à interrompre la cérémonie. Certains d’entre eux, Learamn en était conscient désormais, scrutaient la foule en espérant l’apercevoir. Le maintien des apparences comptait beaucoup pour les Melkorites, dont la puissance se fondait en grande partie sur la violence brutale qu’ils affichaient publiquement. Toutefois, s’ils avaient la possibilité d’intervenir violemment au milieu de la cérémonie pour arrêter un ennemi de la foi, ils ne se priveraient pas de le faire.
La chance de Learamn, pour l’heure, était que sa description physique ne permettait pas aux gardes de le retrouver aisément.
L’avertissement de Nomi avait été salutaire de ce point de vue, car au beau milieu de la nuit, les gardes avaient débarqué parmi les esclaves, et avaient retourné les chambres à la recherche d’un « esclave Lossoth de grande valeur », qu’ils ne pouvaient trouver qu’en isolant les esclaves dans leurs quartiers, et en opérant une recherche méthodique. Il leur avait fallu plus d’une heure et un interrogatoire musclé pour se rendre compte que leur cible s’était bel et bien évanouie, et qu’ils ne pouvaient pas la pourchasser à la veille d’une cérémonie cruciale pour leur maître. Il fallait dire que rechercher un Tatoué parmi les serviteurs du Temple de Sharaman revenait à essayer de trouver une femme dans un harem, ou un idiot à l’Ouest de l’Anduin. La colère des Bakhshidan et leurs menaces n’avaient rien changé à l’affaire et, pris par le temps et l’obligation de sauver les apparences, ils avaient été contraints de laisser le flot d’esclaves rejoindre leurs rangs pour remplir leurs devoirs.
Nomi avait soupiré de soulagement.
Mais elle ignorait tout de ce qui se tramait en réalité.
Learamn s’était glissé subrepticement parmi les esclaves affectés aux zélotes, et avait emboîté le pas de ses compagnons, psalmodiant en rythme en répétant machinalement des paroles dont il ne connaissait pas vraiment le sens, mais qui lui auraient sans doute valu la condamnation sévère de tous ceux qu’il connaissait dans sa vie antérieure. Cependant, il n’était pas le seul à répéter ces incantations sans y croire. Autour de lui, aucun esclave n’était un melkorite convaincu, évidemment, mais tous savaient qu’il valait mieux jouer son rôle avec conviction, pour éviter de franchir la barrière et de se retrouver parmi les sacrifiés… Alors, à mesure que les fanatiques remplissaient l’espace qui leur était affecté, ils chantaient de plus en plus fort, faisant enfler les prières à Melkor jusqu’à ce que leurs chants semblassent recouvrir le chaos et le bruit des conversations.
++ Plus fort ! ++ Cria le chef des esclaves à l’attention de ses troupes. ++ Le Grand Prêtre a exigé que nous soyons entendus par Melkor en personne ! ++
Ils redoublèrent d’ardeur, et les zélotes se laissèrent emporter par cette litanie.
Bientôt, Learamn se retrouva encerclé par la foule, coupé de la porte principale par des centaines d’individus qui avaient les yeux rivés vers le balcon immense où se rassemblaient les dignitaires de la cité. Les tentures immenses, que Nomi et ses compagnons avaient participé à installer, conféraient une aura grandiose et magnifique à cette loge qui semblait s’élever au milieu des ténèbres. Les symboles cryptiques, tissés finement, formaient des entrelacs malsains qui captivaient l’âme au point de ne plus pouvoir s’en détourner. Cette simple lecture avait le pouvoir de rendre totalement fou, et plusieurs aristocrates firent en sorte de ne pas les observer pour ne pas se laisser happer par ces signes et ces mots horribles. La noirceur la plus absolue se dégageait de ces inscriptions, comme du moindre détail de la salle des sacrifices.
Tout à coup, venu de nulle part, le silence s’imposa progressivement dans l’assistance, à grands renforts de « chut » et de coups de coude. On pointa du doigt le balcon, où se dressait une figure solitaire, vêtue d’une tenue cérémonielle splendide, d’un rouge profond rehaussé de fils d’or. Nul héraut n’avait annoncé sa venue, nul tambour de guerre n’avait célébré son entrée en scène. Pourtant, il était là, superbe et terrible à la fois, toisant l’assistance avec ce même regard enflammé qu’il avait à chaque fois. Ses adorateurs se prosternèrent longuement, et bientôt on n’entendit plus un souffle dans la salle, dans l’attente des annonces du Grand Prêtre.
La répétition permettait d’ancrer la foi dans les esprits faibles. Le bâton qu’il tenait dans la main frappa brusquement le sol, renvoyant un écho prodigieux dans toute la salle, alors qu’il répétait :
++ Melkor soit loué !!! ++
++ LOUÉ SOIT-IL !!! ++
La foule se mit alors à applaudir en tempête, à rugir, à pousser des hurlements sauvages. Les zélotes, en extase, tremblaient d’excitation en voyant leur maître comme des roquets aboyant au passage de celui qui leur jetait un peu de nourriture. Un peu de chair humaine. Jawaharlal s’en délecta pendant un moment, avant d’apaiser la clameur populaire d’un simple mouvement de la main.
++ Gloire aux fidèles de Melkor, qui adorent Son nom ! Gloire aux fidèles de Melkor qui entendent Sa volonté. Gloire à ceux qui, aspirant au retour de notre maître, sont rassemblés ici pour célébrer Son triomphe prochain. Gloire ! ++
++ Gloire ! ++
Jawaharlal reprit :
++ Gloire !!! ++
++ GLOIRE !!! ++
Les applaudissements reprirent, puis se calmèrent, comme une vague humaine que le héraut de Melkor contrôlait à volonté. L’idée qu’il pût commander aux Hommes avec une telle aisance était terrifiant. Encore une fois, tout était pensé pour faire la démonstration du pouvoir de Jawaharlal sur les âmes des vivants. Le tout était très efficace, car les bonnes gens de la Cité Noire observaient ce spectacle avec un mélange de fascination, de consternation et de résignation.
++ Nous sommes rassemblés ici aujourd’hui pour une cérémonie exceptionnelle… pour démontrer notre foi et notre résolution, pour réaffirmer notre détermination de tous les instants à combattre ceux qui s’opposent à notre dieu. Nos ennemis sont plus nombreux que vous l’imaginez… Ils nous observent, ils nous scrutent, ils nous jaugent en permanence. Et aujourd’hui, hélas, ils nous croient faibles, vulnérables. Ils cherchent à tuer la foi dans nos cœurs et nos chairs. Ils se tapissent parmi nous, ici-même, sous le visage d’un proche, d’un ami, d’un serviteur… Mort aux ennemis de Melkor ! Mort aux ennemis du Rhûn ! ++
++ MORT AUX ENNEMIS DE MELKOR !!! MORT AUX ENNEMIS DU RHÛN !!! ++
La foule bourdonnait de rage à peine contenue. Les sermons du Grand Prêtre soulignaient souvent la présence d’ennemis invisibles, d’une menace diffuse mais existentielle, qui devait être combattue par la foi la plus orthodoxe et par la dévotion la plus extrême. Toutefois, c’était bien la première fois qu’il faisait référence à cette menace de manière aussi précise. Nombreux furent ceux qui, par réflexe, regardèrent autour d’eux à la recherche d’un signe d’impiété dans les yeux de leurs voisins… Le malaise était palpable, la tension était à son comble. Les fanatiques, électrisés par ce discours, semblaient prêts à massacrer n’importe quelle personne que leur désignerait Jawaharlal. Ils avaient été conditionnés pour haïr depuis si longtemps que le destinataire de cette haine importait peu. Ils dévoreraient vivant celui qu’on leur offrirait en sacrifice, si le Grand Prêtre le leur commandait. Ce dernier, qui en était parfaitement conscient, leur réservait un plat de résistance auquel ils ne s’attendaient certainement pas.
++ Aujourd’hui, cependant, notre Temple est fort. Notre résolution est forte. Notre bras est fort. Nul ne peut se dresser sur la route de Melkor, notre maître. S’il est des ennemis de la foi, qu’ils constatent ici même notre unité, qu’ils mesurent notre puissance ! Nous jouissons même de la protection et du soutien du Gouverneur d’Albyor, qui nous honore par sa présence. Gloire au Gouverneur Hagan ! ++
++ Gloire ! ++
Une silhouette fit son apparition aux côtés de Jawaharlal, mais alors que les zélotes se mettaient à applaudir avec chaleur, les nobles de la cité et Learamn ne purent manquer d’afficher leur surprise. Il fallut un moment au reste de l’assistance pour comprendre la situation, puis le nom du nouveau gouverneur circula progressivement dans les rangs, comme un murmure, comme une rumeur courant sur les ailes d’une brise printanière. L’homme en question était certainement un Hagan, mais il ne s’agissait assurément pas du gouverneur Demior Hagan… Ce n’était pas l’homme que Learamn avait rencontré, et qui l’avait accueilli au sein de son palais. Un homme certes dépassé par la montée en puissance des Melkorites, mais qui n’aurait jamais de son plein gré participé à un spectacle d’une telle tristesse, et qui ne se serait pas compromis en s’affichant publiquement aux côtés de Jawaharlal pour légitimer son ascension fulgurante. En lieu et place, se trouvait quelqu’un de plus jeune, qui s’appuyait lourdement sur une canne métallique dont il avait besoin pour se déplacer convenablement. Un individu que Learamn avait déjà croisé, plusieurs semaines auparavant, au sein du Palais du Gouverneur.
Nixha Hagan, le fils et héritier de son père.
Ce dernier jeta un regard indéchiffrable en contrebas, observant l’assistance qui se partageait entre des citadins qui le célébraient comme un allié providentiel qui se joignait librement à leur cause, et des aristocrates qui le voyaient sans doute comme un traître et un usurpateur… En observant la foule qui s’agitait, ses yeux s’illuminèrent brièvement. Pouvait-on y déceler une pointe de peur ? Ou n’était-ce qu’une illusion ? Nixha ne fut pas convié à prendre la parole. C’était l’heure du Grand Prêtre, et il ne partageait ce moment avec personne d’autre. Sitôt qu’il eût rempli son rôle, Nixha s’assit lourdement sur l’immense trône stylisé que Jawaharlal avait fait sculpter et installer pour lui, ses épaules se calant entre les griffes de l’immense créature au réalisme saisissant qui semblait veiller sur lui… ou le surveiller.
Il soupira légèrement, et tourna la tête vers la femme qui se tenait de l’autre côté de Jawaharlal.
Une femme à la beauté froide, et aux yeux tristes, qui observait la scène avec gravité. Elle dut sentir son regard, car elle tourna la tête vers lui en retour. A ce moment précis, il comprit qu’elle aussi devait jouer un rôle auprès du Grand Prêtre, et qu’elle n’était qu’un pion au service d’ambitions bien plus importantes qu’ils ne pouvaient le concevoir. Nixha déglutit difficilement.
++ Fidèles de Melkor, fils du Rhûn… Inclinez-vous devant le gouverneur Hagan, soutien indéfectible de notre religion, gardien de la foi, bouclier du peuple ! ++
La question qui était sur toutes les lèvres, et dans tous les esprits, ne resta pas longtemps sans réponse. Écartant grand les bras, en poussant un long rugissement de colère, Jawaharlal poursuivit :
++ Et voici venir l’heure du jugement pour ceux qui se dressent devant Son autorité et Sa volonté. Mort aux ennemis de Melkor ! Mort aux ennemis du Rhûn ! ++
++ MORT !!! ++
La porte qui se trouvait sous l’alcôve de Jawaharlal, et de laquelle avaient surgi les Bakhshidan quelques jours plus tôt, s’ouvrit cette fois sur un spectacle bien plus triste et pathétique. Demior Hagan, hagard et visiblement amoindri par les sévices endurés, fut traîné pieds et poings liés jusqu’à l’autel sacrificiel qui occupait le centre de la pièce, par des prêtres de l’Ogdâr. On entendit, même parmi les zélotes, des hoquets de surprise alors que le représentant de l’autorité de la reine à Albyor était conduit vers son destin, et un verdict qui ne surprendrait personne. Ce tour de force était extraordinaire, car nul n’avait eu vent d’une destitution du gouverneur, et nul ne savait comment s’était déroulée cette transition. Il était cependant évident que Jawaharlal avait utilisé son autorité religieuse pour évincer un allié de Lyra, ce qui en disait long sur l’influence qu’il avait gagnée ces dernières années.
Parmi les Ogdâr-Sahn, un homme se distinguait par sa tenue plus richement décorée. Il s’agissait du Père Supérieur, un éminent personnage du Temple de Sharaman, qui n’officiait que très rarement, mais qui comptait parmi les plus proches de Jawaharlal. Sa présence conférait au jugement une solennité rare. Il prit la parole, avec emphase :
++ Demior Khamlal Hagan ! Confessez-vous vos crimes contre Melkor ? ++
L’intéressé parcourut l’assemblée du regard. Ses yeux se posèrent sur les nobles absolument sidérés, pétrifiés d’effroi devant ce qu’ils comprenaient comme étant un tournant décisif dans la vie politique de la Cité Noire. Si le gouverneur en personne pouvait être jugé par le tribunal de Jawaharlal, alors personne n’était à l’abri. Et eux, rassemblés au sein de la demeure de Melkor, étaient pour l’heure prisonniers de la volonté du Grand Prêtre et de sa garde de Pardonnés qui les surveillaient étroitement.
++ Je… ++
++ Ne confessez rien, gouverneur ! ++ Cria quelqu’un.
Ce fut une jeune femme de l’aristocratie locale qui trouva le courage de briser le silence. De là où il se trouvait, Learamn put voir l’agitation que provoqua sa soudaine intervention, la bousculade qui s’en suivit se répercutant jusqu’à l’autre bout de l’immense salle du Temple de Sharaman. Les Bakhshidan convergèrent vers elle comme des vautours, et se saisirent de ses bras fins et graciles, l’arrachant de force à l’étreinte de sa mère éplorée qui tenta tout pour la retenir.
++ Prenez-moi à sa place ! Prenez-moi, je vous en prie… ++
++ Prenez-la également, puisqu’elle insiste ! ++ Gronda le Père Supérieur, cynique. ++ Dénoncez-vous, ennemis de la foi ! Dénoncez-vous, et soumettez-vous au châtiment de Melkor ! ++
Le coup de force du Grand Prêtre était total, et pour la première fois depuis qu’il avait revitalisé le culte du dieu sombre, il affrontait publiquement et frontalement les élites de la Cité Noire. Une quinzaine de nobles se rebellèrent franchement, protestant avec véhémence contre ce qu’ils considéraient comme un abus de pouvoir. Ils furent promptement arrêtés par les gardes du Temple, qui n’eurent aucun mal à venir à bout de cette maigre résistance. De toute évidence, Jawaharlal était prêt à décapiter toute la noblesse de la ville si elle ne lui prêtait pas un serment d’allégeance absolu en cautionnant pleinement la mise à mort de leur seigneur, celui à qui elle avait pourtant juré fidélité…
Ces patriciens avaient été habitués progressivement à accepter l’inacceptable, à endurer l’impossible, mais surtout à se rendre en pèlerinage vers le Temple de Sharaman sans armes pour se placer temporairement sous l’autorité d’un homme et d’une foi qui refermaient désormais leurs griffes immondes sur leurs gorges haletantes. Outre les quinze braves qui osèrent défier l’autorité de Melkor publiquement, les autres demeurèrent figés dans un silence préoccupé, essayant de se persuader que la puissance d’un dieu ne pouvait pas être combattue par des moyens humains, ou de se convaincre que l’heure de la rébellion viendrait plus tard, et qu’il fallait avant tout survivre pour échapper à l’emprise de Jawaharlal.
Vœux pieux.
En réalité, ils renoncèrent tous aux principes moraux, aux promesses et aux valeurs qui étaient les leurs. Terrifiés, écrasés par l’aura mystique du lieu, par les cycles de violence auxquels ils avaient été habitués, et par le désespoir que Jawaharlal avait réussi à insuffler en eux semaine après semaine, jour après jour, ils ne parvinrent pas à trouver le courage de prendre la parole pour s’indigner ce la situation. À quoi bon ? Leur silence, étouffant, oppressant, répondait aux invectives des zélotes qui hurlaient des insultes et des menaces aux opposants de la foi, qui furent bientôt conduits sur l’autel sacrificiel. Lorsque le calme revint, et que les rebelles furent maîtrisés et ligotés à leur tour, le prêtre de l’Ogdâr demanda le silence et reprit comme si rien ne s’était passé :
++ Demior Khamlal Hagan. Confessez-vous vos crimes contre Melkor ? ++
L’ancien gouverneur, anéanti par ce qu’il voyait, répondit machinalement :
++ Je confesse… ++
++ Implorez-vous Son pardon ? ++
++ Je l’implore… ++
Le prêtre sourit, étirant les minces cicatrices qui parcouraient l’entièreté de son visage parcheminé, lui donnant l’air d’une bête portant un masque de chair humaine.
++ Vous serez donc épargné. Melkor sait être miséricordieux avec ceux qui se repentent, et qui se vouent à Lui. Demior Khamlal Hagan, obtenez le pardon de Melkor, devenez membre de l’Ogdâr, accomplissez Sa volonté ! ++
En disant cela, il tendit sa lame au gouverneur, et d’un signe de tête lui indiqua les quinze prisonniers qui avaient défié l’autorité d’un dieu et d’une foule fanatique pour lui. Le message était clair… S’il souhaitait obtenir le pardon de la créature la plus terrible et la plus violente d’Arda, il lui faudrait accomplir l’inimaginable, le plus grand des sacrifices, la plus douloureuse des trahisons…
Huru jeta un regard en contrebas, incapable de croire qu’ils venaient vraiment d’y arriver. La traversée du vide, suspendu à une simple corde tendue, avait probablement été l’expérience la plus terrifiante de toute son existence, d’autant qu’il n’avait pas respecté les consignes de ses compagnons, et qu’il avait regardé en bas. Ses yeux avaient soudainement perdu le sens de la réalité, alors qu’ils plongeaient dans les ténèbres d’un gouffre à la profondeur inimaginable, lui donnant pour la première fois de son existence une sensation de vertige totalement incontrôlable.
Il n’avait cessé de trembler que dix bonnes minutes après avoir remis le pied sur terre, alors que les autres assassins achevaient eux aussi leur traversée, tout aussi éprouvés que lui.
++ Tout le monde est là ? ++ Demanda-t-il enfin.
On lui répondit par quelques grognements. Personne ne manquait à l’appel. C’était déjà un petit miracle en soi. Ils avaient cru qu’ils ne parviendraient jamais tous ensemble à destination, quand l’ascension du col qui surplombait le Temple de Sharaman s’était transformée en un véritable parcours du combattant, deux jours auparavant, à cause des vents infernaux qui s’étaient mis à tourbillonner en tempête sur leur passage. Leur matériel de piètre qualité avait été mis à rude épreuve, et leurs épées avaient souvent servi de piolets pour affronter les derniers mètres. Leurs nerfs et leurs corps, testés par les éléments déchaînés, avaient failli céder à de nombreuses reprises, mais ils avaient tenu bon, puisant dans des réserves qu’ils ne soupçonnaient même pas avoir. Puis, il avait fallu trouver comment redescendre de l’autre côté, pour se rapprocher du Temple, et finalement ils avaient mis huit heures à s’accorder sur une solution viable pour affronter le précipice qui séparait l’éperon rocheux sur lequel ils avaient atterri, et le Temple.
Une dizaine de mètres à franchir au-dessus du vide.
Sans filet.
La solution était venue de Fall, et de son ingéniosité extraordinaire, comme souvent. Elle avait eu l’idée de fabriquer une corde en nouant tout ce qu’ils avaient pu réunir : leurs vêtements, leurs ceintures, les moindres morceaux de corde qu’ils avaient à leur disposition, et de les lancer inlassablement à travers le gouffre jusqu’à atteindre l’autre extrémité et une prise sûre. Ils avaient lancé cette fichue ligne de vie des centaines de fois, se relayant pour reposer leurs bras fourbus, tandis que le désespoir les gagnait peu à peu.
Le plan, totalement fou, avait pourtant fonctionné.
La corde s’était enroulée autour d’une aspérité à peine visible, qui leur avait redonné du baume au cœur.
Après le soulagement, il avait fallu de la bravoure. Fall, la plus légère, s’était aventurée en premier, et avait brillamment réussi la traversée, émergeant de l’autre côté presque nue, gelée, tétanisée, mais résolue à trouver un moyen de faciliter le passage à ses compagnons plus lourds. A quelques heures seulement de la cérémonie sanglante, elle avait profité de l’agitation extraordinaire dans les niveaux inférieurs pour se faufiler au sein de la résidence de Melkor, et y dérober de quoi nourrir ses ambitions. Une bure simple qui convenait à une vulgaire esclave, et autant de cordes qu’elle pouvait en porter sans éveiller les soupçons. A l’heure où toute l’attention du Grand Prêtre était focalisée sur les grandes portes qui accueillaient ses ouailles, la jeune femme avait détalé comme une souris, transcendée à l’idée d’avoir pu pénétrer et ressortir vivante du Temple.
Un tel exploit était donc possible.
Huru avait écouté son récit d’une oreille attentive.
++ Et tu dis qu’il nous serait possible d’approcher le Grand Prêtre ? ++
++ Ce ne sera pas facile, mais je pense que oui. Le balcon sur lequel il se trouve est bien gardé, mais si nous pouvions créer une diversion en bas… N’importe quoi qui attirerait l’attention des gardes et nous permettrait de nous faufiler… Il me suffirait d’une seule chance, Huru. Une seule, et tu sais que je pourrais mettre fin à la vie de ce salopard… ++
Il hocha la tête, en lui passant une main dans les cheveux. Une seule occasion, c’était effectivement tout ce dont ils avaient besoin, mais pour cela il leur fallait réussir à créer assez de grabuge ailleurs dans le Temple. Restait à savoir comment.
++ Ton ami nous serait bien utile. Tu ne sais pas où il se trouve ? ++
++ Non. Mais je sais pouvoir le reconnaître si je le vois. Fall, si tu me fais entrer dans le Temple, je te promets la plus belle diversion qui soit. ++
Elle sourit.
Cette journée serait mémorable, d’une manière ou d’une autre.
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Demior Hagan, couteau en main, semblait perdu. Il jeta un regard hébété vers Jawaharlal, puis vers son fils qui semblait déchiré par un intense conflit intérieur… Cette mascarade était-elle la dernière tentative de Nixha pour sauver son père ? Ou bien le jeu malsain du Grand Prêtre, tortionnaire professionnel, soucieux de raffermir son autorité tout en tirant de la situation une jouissance sadique ? Hagan sentit des larmes couler sur ses joues… Parmi les patriciens qui le regardaient, impuissants, il y avait des gens qu’il considérait comme des amis, des individus qui avaient partagé sa table, ri à ses plaisanteries, échangé sur l’avenir du monde. Il se souvenait de leur enthousiasme, de leur belle allure, de leur courage.
Où était passée la noblesse d’Albyor ?
Beaucoup n’osaient plus le regarder dans les yeux, maintenant que la vie lui était promise, incapables de vivre avec la honte de n’avoir pas su, au moment fatidique, se positionner en faveur d’un ami plutôt que de choisir le camp de la peur. Pourtant, Hagan ne les regardait pas avec sévérité. Il ne les condamnait même pas. Lui-même n’aurait-il pas agi ainsi pour protéger son fils unique ? N’aurait-il pas, lui aussi, courbé l’échine devant Jawaharlal pour s’épargner de devoir assister à la mort de Nixha aux mains de l’Ogdâr ? Ne l’avait-il pas déjà fait, dans un sens ? Son regard balaya le reste de l’assistance, les zélotes surexcités, qui l’encourageaient à passer à l’acte, à commettre le pire des massacres, et à s’immerger pleinement dans la folie.
Ses yeux passèrent sur Learamn, sans le reconnaître, l’assimilant sans doute à l’un de ces esclaves passifs, tristes spectateurs des déboires de leurs maîtres, se réjouissant sans doute de voir le chaos s’emparer pour une fois des élites de la ville. Cet anonymat était peut-être préférable pour l’ancien officier du Rohan… qu’aurait pensé Hagan en le voyant ainsi grimé, dans les rangs des fanatiques melkorites les plus radicaux ? Peut-être aurait-il pensé que toute résistance à Melkor était vaine, et qu’il valait mieux renoncer à combattre la marée montante, et embrasser le flux et le reflux de la foi mortifère en laquelle croyait Jawaharlal.
Anonyme, pourtant, Learamn ne l’était pas totalement.
Un objet lourd tomba dans la poche de sa bure informe. Un poignard à la lame affûtée, et au manche lissé par l’usage. Dans le même temps, quelques paroles glissées à son oreille firent fondre son sentiment de profonde solitude.
- Pour Kayemba.
Cette voix, familière.
En se retournant, Learamn eut à peine le temps de voir l’énigmatique sourire d’un homme à la peau sombre, se laissant absorber par la masse des fidèles. Un compagnon d’aventure qui lui avait fait confiance aveuglément, au point de le suivre dans une entreprise folle, le conduisant dans les tréfonds du Temple de Sharaman. Huru avait tenu parole, et contre vents et marées, contre toute logique et tout esprit d’auto-préservation, il avait plongé au cœur de la fournaise dans l’espoir de détruire le mal qui grandissait ici.
Aujourd’hui, c’était à Learamn de lui faire confiance sans réserve.
Le fils de Kayemba s’éloigna quelque peu, se déplaçant avec une aisance peu commune dans cette foule agitée, et qui semblait sur le point d’imploser. Learamn l’avait déjà vu faire, chez les esclaves infortunés d’Albyor. Cette fois, cependant, il ne cherchait pas à esquiver les coups ou à courber l’échine… il incarnait la juste vengeance du peuple asservi et opprimé de la Cité Noire. Dans ses yeux, on pouvait déceler l’excitation fébrile qui précédait généralement le début des hostilités. L’ambiance électrique, la violence à peine contenue et la folie réelle des zélotes faisaient de cette masse inhumaine une puissance sauvage et redoutable que le Grand Prêtre maniait avec brio lors de ses discours enflammés, mais également une force instable et volatile qui menaçait de s’emporter à la moindre sollicitation. Les accusations permanentes de Jawaharlal, les complots qu’il agitait régulièrement pour garder ses chiens de chasse sur la piste de ses ennemis réels, pouvaient être retournés contre lui.
Il suffisait d’une étincelle.
Une étincelle appelée Liberté.
Un corps s’effondra brusquement dans l’assistance, vers les derniers rangs, en poussant un long cri de souffrance qui se mua progressivement en un râle douloureux.
++ À l’aide ! ++ Cria une voix puissante. ++ À l’aide ! Les Bakhshidan nous attaquent ! ++
Huru tenait entre ses mains le cadavre d’un jeune homme, qui ne devait pas avoir plus d’une vingtaine d’années. Sa main était refermée sur une plaie béante qui s’ouvrait au milieu de son abdomen, et de laquelle s’écoulait un sang bouillonnant dont l’esclave était désormais couvert lui aussi. Il se redressa brusquement alors que les Pardonnés du Grand Prêtre s’avançaient vers lui, feignant à merveille la crainte et la panique. Alors que la foule abasourdie se retournait pour trouver l’origine de ce cri, le fils de Kayemba leva haut son bras recouvert du sang d’un melkorite, suscitant l’effroi de la part des zélotes autour de lui.
++ Traîtres ! Traîtres à Melkor ! Au secours ! Les Bakhshidan en veulent au Grand Prêtre ! ++
Pendant un instant, la sidération l’emporta sur la panique. Pendant un bref instant, Huru se demanda si la raison ne l’emporterait pas sur la folie de cette foule chauffée à blanc par les paroles de Jawaharlal, mais qui lui demeurait pourtant totalement fidèle. Un instant suspendu, où la goutte d’eau qui menaçait de faire déborder le vase de colère refusait de céder à la gravité et d’entamer sa chute inexorable…
Une seconde.
Puis il y eut un cri de femme, non loin. Huru ne sut s’il s’agissait simplement d’une adoratrice du dieu sombre cédant à la terreur, ou si son allié du Rohan avait joué un rôle de son côté. Quoi qu’il en fût, la foule se mit soudainement à gronder contre les gardes de Melkor, et plusieurs hommes s’avancèrent férocement pour injurier et menacer les Bakhshidan, dont beaucoup – Huru et Learamn s’en rendirent compte à ce moment précis – ne parlaient pas assez bien la langue du Rhûn pour gérer ce genre de situations tendues. Il suffit d’une bousculade, d’un homme qui se sentit tout à coup menacé, d’une lame sortie, et la situation bascula en une fraction de seconde. Avant que Jawaharlal eût trouvé comment calmer les membres de sa secte sinistre, une demi-douzaine de zélotes avaient mordu la poussière, tandis que les autres, acculés et terrifiés, se préparaient à un combat à mort contre ceux qu’ils estimaient responsables d’un véritable coup d’État.
Les rugissements et les hurlements couvraient les paroles du Grand Prêtre, qui s’époumonait du haut de son balcon, totalement inaudible. Le chaos se répandit parmi les zélotes, qui dévalèrent l’estrade pour confronter les Pardonnés, et tenter de les neutraliser. Plus ces derniers tentaient de maintenir l’ordre, plus ils suscitaient la colère et la méfiance. Les aristocrates, terrorisés par ce mouvement de foule, tentèrent de s’éloigner, ce qui déclencha à l’autre bout de la salle une vague de panique. La cérémonie sanglante de Jawaharlal tournait au fiasco, et le Père Supérieur sur son autel avait beau hurler des ordres et des appels au calme, lui et ses prêtres n’en menaient pas large face à la furie populaire.
Il ne comprit que trop tard son erreur, lorsqu’une lame effilée transperça sa cage thoracique et se planta profondément dans sa poitrine. Ses yeux écarquillés plongèrent un instant dans ceux de Demior Hagan, qui rugit par-dessus le vacarme :
++ Bakhshidan, avec moi ! ++
Ceux qui doutaient encore de la culpabilité des Pardonnés furent soudainement saisis, et se jetèrent furieusement contre les gardes. Hagan, qui avait parfaitement compris ce qui se jouait ici, espérait qu’en retournant les Melkorites les uns contre les autres, il pourrait trouver un moyen de s’échapper.
La diversion était parfaite.
Encore fallait-il y survivre.
Huru et Learamn n’avaient que peu de temps pour agir. Ils bataillèrent des coudes et des épaules pour se retrouver au milieu du chaos, avant de mener la charge en compagnie d’une cinquantaine d’adorateurs vers deux gardes totalement dépassés qui battirent en retraite pour ne pas se retrouver totalement encerclés. Laissant là les hommes qui ne servaient à rien, les deux conjurés échappèrent à la vigilance des Bakhshidan et se faufilèrent dans les coursives du Temple, s’extirpant brutalement du bruit et de la fureur. Ils se regardèrent avec un brin de surprise, puis Huru éclata de rire, et ils échangèrent une étreinte fraternelle, encore hébétés par ce qui venait de se produire sous leurs yeux :
- Comment ? Demanda Huru. Comment avez-vous fait ?
Il n’en revenait tout simplement pas. Il avait toujours cru dans son compagnon d’infortune, bien entendu, mais le voir en chair et en os, bien vivant au milieu du Temple, avait été une véritable claque… Cela signifiait qu’ils avaient des chances de réussir. Le plan des esclaves était en marche, toutefois, et les retrouvailles devraient attendre. Huru disposait d’un poignard, qu’il garda pour lui, et d’une épée courte qu’il donna bien volontiers à Learamn. Il sentait que l’homme en ferait meilleur usage lorsqu’ils devraient s’en servir.
- Nous avons joué notre rôle ici, nous devons maintenant essayer de gagner les niveaux supérieurs. Les autres doivent être aux prises avec les troupes de Jawaharlal, à l’heure qu’il est. Comment pouvons-nous les aider ? Connaissez-vous un chemin ?
Rallier le balcon de Jawaharlal ne serait pas chose aisée, mais puisqu’ils se retrouvaient derrière les lignes des gardes du Temple, ils avaient un mince avantage qu’ils pouvaient mettre à profit. Ils devaient encore monter plusieurs étages, qui seraient immanquablement gardés, et se frayer un chemin sanglant à travers les prêtres qui couraient en tous sens, et qui donneraient l’alarme s’ils voyaient deux esclaves armés circuler dans les couloirs. Ensuite, il leur faudrait affronter les gardes du Grand Prêtre, qui avaient l’avantage de porter des armures complètes et des armes de bien meilleure facture que celles dont ils disposaient…
La mission était tout bonnement impossible.
- Ils arrivent, souffla Huru en désignant deux silhouettes qui approchaient en face d’eux.
Les deux premiers adversaires sur la route de la victoire.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Le sombre spectacle qui se jouait sous ses yeux faisait monter en Learamn des sentiments aussi différents que contradictoires. Tout autour de lui, les zélotes avaient entamé leurs danses rituelles ; dans un état de transe, ils se mouvaient au rythme des percussions que faisaient retentir les prêtres de l’Ogdâr. Suivant les injonctions de leur chef d’orchestre, diverses incantations à la signification cryptique sortaient de leurs gorges déployées, rythmant la cérémonie du Dieu Noir. Dans un certain sens, Learamn comprenait cette dévotion totale qu’ils vouaient à Melkor et son émissaire proclamé : le sentiment d’appartenir à un collectif, de s’inscrire dans un projet divin qui dépassait les affres de ce monde matériel, sanctifier la chair pour l’élever vers la spiritualité.
En arrivant au Temple de Sharaman, Learamn s’était dit que tout n’avait plus le moindre sens. Mais ces semaines passées sous la coupe des Melkorites lui avaient bien appris une chose. Tout cela avait bien du sens. C’en était encore plus terrifiant.
Le regard du rohirrim croisa brièvement celui du gouverneur déchu. Il y a peu, les deux hommes dégustaient encore un vin du Dorwinion sur la terrasse de son palais. Learamn s’était toujours méfié de Demio Hagan, conscient que cet allié de circonstances ne le portait pas nécessairement dans son cœur ; mais le voir ainsi, dépossédé de tout par l’Ogdâr représentait un choc certain. Son successeur, nul autre que son fils, représentait le pantin idéal pour Jawaharlal. La légitimité du sang couplée à une perversion de l’esprit que le Grand Prêtre pourrait exploiter à merveille.
Ne disait-on pas de la Reine qu’elle était l’esprit le plus rusé de ce monde ? Comment avait-elle pu laisser tout cela se produire ?
Parmi l’assemblée des nobles, les arrestations se multipliaient. Les Bakhshidan arrachaient en toute impunité les enfants des plus grands dignitaires de la cité pour satisfaire la soif du Dieu Sombre et mater le sentiment de révolte qui gagnait le cœur des esprits les plus modérés. Depuis le vol de la cargaison, l’Ogdâr ne connaissait plus aucune limite.
Les religieux et la noblesse semblaient désormais destinés à s’affronter. Les uns avaient insidieusement pris le dessus sur les autres, usant de l’influence du Grand Prêtre et du laxisme des autorités pour refermer leur emprise sur la ville.
Pourtant, dans ces luttes de pouvoir, les belligérants semblaient avoir négligé un troisième acteur. Le plus silencieux mais également le plus dangereux. Une masse humaine qui avait déjà fait trembler Albyor quelques années auparavant.
Shuresh.
L’ancien capitaine sentit un poids lourd tomber dans la poche de sa bure d’esclave tandis qu’une voix familière parvint à ses oreilles. Il ne se retourna pas pour ne pas trahir sa couverture, mais la voix du fils de Kayemba était reconnaissable entre mille.
Lui qui croyait ne plus jamais l’entendre.
Un nouveau sentiment l’enflamma, écrasant tous les autres : l’espoir.
Huru s’était éloigné et avait disparu de la foule avant de mettre son plan à exécution. Un plan qui marcha presque trop bien. Quand Learamn avait vu l’esclave à la peau sombre tenir le cadavre d’un zélote, clamant que les gardes étaient à l’origine de ce meurtre, il avait immédiatement compris. Les Bakhshidan comptaient beaucoup d’étrangers dans ces rangs, des “Pardonnés” venus expier leurs péchés en mettant leurs vices au service de Jawaharlal. Des étrangers, pourtant, on se méfiait souvent en ce pays.
Le rohirrim se décala de quelques mètres, non loin d’un garde qui essayait vainement de traverser la foule pour mettre cette affaire au clair. Arrivé à quelques mètres, il se tourna subitement vers une jeune zélote qui ne semblait pas encore avoir conscience du chaos naissant. En état de transe, elle faisait tournoyer sa longue chevelure noire autour de ses épaules qui se mouvaient avec frénésie. Learamn bondit, posa brusquement sa main sur sa bouche et enfonça la pointe de son poignard dans la gorge de la fidèle. Il sentit son corps s’affaler sous son poids et s’éloigna rapidement, laissant les autres fanatiques remarquer la présence d’un autre cadavre.
L’opération avait été aussi rapide qu’efficace. Déjà, le varka cherchait sa prochaine cible. Aucun regret ne faisait vaciller son cœur, aucune hésitation ne faisait trembler son bras.
Quelques meurtres plus tard, la discord fut totale. Un vent de panique et d’indignation s’était saisie des fidèles du Temple à l’encontre des Bakhshidan qui éprouvaient de plus en plus de difficultés à garder le contrôle de la situation. L’estrade fut bientôt envahie et la confusion la plus totale s’installa : la cérémonie tournait au fiasco.
Learamn et Huru se retrouvèrent au beau milieu de la mêlée et parvinrent à s’extirper tant bien que mal du gros des affrontements. Le rohirrim prit les devants et mena ses compagnons vers l’une des entrées annexes du bâtiment qu’il avait l’habitude d’emprunter pour se rendre dans la grande salle des sacrifices. Une fois relativement éloignés du danger, au détour d’un couloir sombre, les deux hommes prirent quelques secondes pour souffler.
La joie du fils de Kayemba réchauffa le cœur du rohirrim, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas entendu le son d’un éclat de rire. Ils étaient bien rares au sein du Temple Sharaman. Il étreignit chaleureusement son ami et balaya sa question d’un haussement d’épaules. Le véritable exploit avait bien été réalisa par l'esclave. Suivant les traces de son père, il était parvenu à rallier ceux qui refusaient de courber l'échine. Jusque dans la gueule du loup il les avaienttous conduti pour y défier le symbole de leur asservissement. Learamn avait peut-être joué le rôle d'un détonateur pour ces âmes asservis mais leur libération ne viendrait que de leur propre bravoure. “Je me suis contenté de survivre mon ami. Rien de bien glorieux… Ce que vous avez fait mérite bien plus d’éloges. Malheureusement, il est encore bien trop tôt pour nous congratuler.”
L’ancien cavalier soupesa l’épée que son allié providentiel lui avait confié. L’arme était plutôt lourde et mal équilibrée, son tranchant légèrement émoussée. C’était déjà mieux que rien. “Je me suis déjà rendu sur ce balcon, je pense pouvoir retrouver mon chemin jusque là-haut. Suivez-moi !”
Quelques jours plus tôt, il avait en effet fait partie du groupe d’esclaves assignés aux préparatifs de la loge du Grand Prêtre et de ses invités. Si son souvenir du lieu en question était encore très clair, le trajet effectué pour y arriver rester un peu plus flou. Le dédale de couloirs du Temple était tortueux et un non-initié pouvait aisément s’y perdre. De plus, la route serait sans doute semées d’embûches et lourdement gardées.
Pourtant, il n’avait pas de meilleur plan à suivre pour le moment. Il y avait bien cette clef confiée par Kryv. Ouvrait-elle la porte qui menait à la galerie de Jawaharlal et de Nixha Hagan ? Ou alors lui permettait-elle d’accéder à une autre pièce importante ? Ou encore un passage secret ?
Learamn n’avait pas vraiment le temps de percer ce mystère pour le moment. Déjà l’ennemi fondait sur eux. Deux gardes avaient repéré leur présence et ne s’étaient pas posé plus de questions, sonnant immédiatement la charge. Ils disposaient de rapières et de plastrons mais étaient loin d’être aussi lourdement protégés que les Bakhshidan. Une entrée en matière parfaite.
Learamn fit tournoyer son arme avec un léger sourire en coin. Enfin de retour dans son élément. Durant ces dernières semaines, son corps s’était affaibli, ses muscles avaient fondu, son agilité s’était amoindrie, sa volonté avait presque été brisée.
Mais l’instinct du guerrier n’avait jamais disparu.
Reproduisant l’un des pas de danse enseigné par Ava, Learamn esquiva la première attaque en se déportant sur sa droite et contre-attaqua presque immédiatement en visant la nuque de l’assaillant. Mais celui-ci plus vif avait lu son attaque et s’était baissé juste à temps. Le rohirrim enchaîna alors pour ne laisser aucune seconde de répit à son adversaire, puisant désormais dans les mouvements appris à Edoras. Une stratégie offensive qu’il avait pu parfaire durant son temps au sein de la Garde Royale auprès du meilleur bretteur du Rohan. Une pluie de coups d’estoc visant divers points stratégiques dans un rythme infernal, obligeant l’ennemi à reculer ou céder.
Face à la danse écarlate, le pauvre garde n’avait que bien peu de chances.
Une première attaque vint lui entailler la cuisse et avant même qu’il ne puisse pousser un cri de douleur, un second coup vint se ficher dans son cou, le sectionnant à moitié.
Huru, de son côté, était toujours aux prises avec son adversaire. Learamn, le visage couvert de sang poussa un cri bestial et se rua sur le deuxième ennemi sous les yeux surpris, et presque inquiets, de son ami.
The Young Cop
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Ruisselant sur les marches lisses du Temple de Sharaman, ce sang vermillon et poisseux n’était pas celui d’un esclave infortuné, sacrifié de manière horrible pour un dieu sanguinaire et malveillant, mais bien celui d’un fanatique de Melkor, renversé par la rage de vivre de deux hommes qui osaient défier la mort elle-même, et ceux qui la brandissaient comme un trophée. Jawaharlal et ses sbires ne tarderaient pas à sentir l’épine douloureuse de la révolte se planter dans leurs flancs, tandis qu’ils avaient le regard tourné vers la cohue dans la grande salle des sacrifices. Cette première victime était un pas de plus vers le chemin d’une liberté reconquise par la force, dans la souffrance.
Ils n’étaient peut-être que deux, dans ce couloir, mais leurs forces combinées pouvaient soulever des montagnes.
Huru, immense, bataillait ferme avec le second garde dont il retenait le bras armé de sa main puissante comme un étau, tout en essayant de le renverser de l’autre. Leur affrontement animal était un duel à mort, qui ressuscitait dans les veines de l’esclave un sentiment de colère et d’indignation qu’il avait trop longtemps enfoui en lui, et que la mort de son père et l’arrivée de Learamn avaient exhumés violemment. Son front plissé, ses muscles tendus, saillants, le poussaient à puiser dans ses dernières réserves pour forcer l’issue de ce combat dont un seul ressortirait vivant. Le garde, d’abord confiant, semblait de plus en plus hésitant face à la résistance acharnée de Huru qui le tenait en respect et l’empêchait de l’emporter purement et simplement.
Le sang coulait toujours sur les marches du Temple, quand le Rohirrim plongea de toutes ses forces vers le dernier garde de Jawaharlal, lui coupant brutalement le souffle, et donnant à Huru la possibilité de renverser sa prise. Avec une force surhumaine, ce dernier souleva le malheureux de terre, et l’envoya tête la première contre le mur d’obsidienne qui renvoya l’écho d’un horrible craquement, immédiatement suivi par un gargouillis répugnant. Le garde, le visage brisé par sa rencontre avec la pierre, s’agitait encore.
Huru ne prit pas le temps de réfléchir.
Il hissa le corps au-dessus de sa tête, et le jeta de toutes ses forces dans l’escalier où il partit se briser lourdement, rebondissant comme une vulgaire poupée de chiffon, avant de rester étendu là, avec la nuque tordue selon un axe étrange. Et toujours, le sang sur les marches du Temple de Sharaman. Ils durent reprendre légèrement leur souffle après cette première étape.
- Ces deux-là ne nous embêteront plus, souffla l’esclave en regardant la victime de Learamn.
Le Rohirrim s’en était débarrassé de manière experte, mais on lisait dans ses yeux une soif de violence qui convainquit Huru qu’il valait mieux se trouver aux côtés de Learamn que d’être son ennemi. A l’heure actuelle, il semblait résolu et déterminé, et ne reculerait devant rien pour atteindre sa mission. Huru s’efforça de puiser en lui la même énergie, en s’appuyant sur ses émotions conflictuelles, sur la peur qu’il ressentait, et qui lui donnait l’obligation de réussir ou de périr en essayant. Tout valait mieux qu’une vie à souffrir aux mains des geôliers du Temple. Cette pensée l’aida à repartir. Il se pencha pour ramasser l’épée du garde du palais, qui était de bonne facture, et la soupesa un instant, avant de l’échanger contre celle de son compagnon. Il valait mieux maximiser leurs chances, et donner au meilleur bretteur la meilleure arme. Huru garderait la lame usée et le poignard, redoutable dans de petits espaces et des corridors exigus.
- Continuons, pendant qu’ils ignorent encore notre présence.
Ils poussèrent leur exploration à travers les couloirs du Temple, sans rencontrer autant de résistance qu’ils auraient pu le penser. Quelques esclaves affolés couraient de-ci de-là, qui cherchant à sauver sa vie face à la foule déchaînée, qui essayant d’apporter des ordres ou des contre-ordres aux différentes unités de Bakhshidan qui se trouvaient à l’intérieur du Palais. Learamn et Huru virent un groupe d’une douzaine d’entre eux converger au petit trot vers un des escaliers descendant vers la grande salle, afin de renforcer leurs compagnons et de contenir l’hémorragie. En raison de leur équipement de combat, ils les entendirent bien avant de les voir, et purent se cacher sans difficulté, considérant qu’un affrontement direct n’était pas la bonne solution. A ce stade, la discrétion était aussi utile que la force, et ils parvinrent à faufiler dans les entrailles du Temple sans attirer inutilement l’attention, et sans être arrêtés.
Cependant, à mesure qu’ils approchaient du balcon de Jawaharlal, le danger se faisait plus pressant.
Ils durent se débarrasser d’un garde en faction qui ne les vit arriver qu’au dernier moment, et qui ne put donner l’alarme à cause du poignard que Huru lui planta en pleine gorge. Le factionnaire s’éteignit presque immédiatement, asphyxié dans son propre sang, et son corps fut caché dans un endroit sombre pour gagner un peu de temps. Ils poursuivirent leur route, semant quelques cadavres en chemin, espérant qu’on ne les remarquerait pas trop vite. Ils avançaient comme des souris dans un couloir, Learamn en tête pour repérer le chemin, et Huru derrière pour fermer la marche. A intervalle régulier, l’ancien officier faisait signe à son compagnon d’attendre, et partait en reconnaissance. Allait-il nettoyer le passage en massacrant tous ceux qui se trouveraient sur sa route ? Cherchait-il seulement son chemin, en explorant des pistes possibles, pour tester si elles menaient bien à destination ? Cela était difficile à dire. Cependant, Learamn trouva le moyen de revenir sauf à chaque fois, et de poursuivre l’exploration. D’alcôves en couloirs, ils finirent par se retrouver face à un escalier que l’infiltré du Temple reconnut pour l’avoir emprunté auparavant.
Cette volée de marches les conduisait vers le balcon, où se trouvaient les principaux dignitaires du Temple, et le Grand Prêtre en personne.
Et cet escalier était curieusement désert.
- Ce n’est pas normal… fit Huru.
Ils n’eurent pas le temps de réfléchir plus longuement que des bruits sourds attirèrent leur attention. On se battait en haut de ce couloir. Des lames s’entrechoquaient, on poussait des cris terrifiés, on s’agitait. Ils virent bientôt une silhouette masculine arriver au bas des marches avec un regard terrifié, et fuir à toutes jambes vers le couloir le plus proche… loin de la zone de combats. Assurément, les esclaves étaient passés à l’action, et avaient besoin d’aide de toute urgence. Learamn aurait peut-être voulu se concerter avec Huru, établir un plan d’action, définir une stratégie pour garder de la cohésion et ne pas tomber dans un piège potentiel. Le fils de Kayemba n’écouta rien, et chargea comme un taureau en direction de l’escalier, alors que le sang lui battait aux tempes. Il n’avait pas la discipline d’un soldat, et son cerveau terrifié avait converti toute cette tension en énergie, pour le projeter comme une flèche vers son destin. La seule chose à laquelle il pensait en cet instant, c’était de pouvoir mettre fin aux jours du Grand Prêtre. Il avala les marches quatre à quatre, bousculant en chemin un nouveau fuyard – sûrement un dignitaire de la ville – qu’il ignora totalement, préférant rester concentré sur Jawarhalal.
C’était lui, la clé, et il espérait secrètement le prendre par surprise et mettre fin à ses jours en arrivant au sommet.
Il n’en fut rien, mais il se retrouva immédiatement dans le dos de trois Bakhshidan en armure complète, qui resserraient leur étreinte sur un groupe de rebelles menacés d’être encerclés et rapidement éliminés s’il ne faisait rien. Il ne vit rien d’autre que le visage préoccupé de ces hommes et ces femmes qui avaient accepté de le suivre dans sa folle entreprise, de ces individus parmi les plus courageux de la Terre du Milieu, en passe d’être massacrés par la folie furieuse et l’ambition dévorante d’un seul individu. Huru, sentant la peur se muer en rage, et la rage en tempête, hurla :
++ SHURESH ! ++
Sans attendre la réaction hébétée des gardes qui pensaient avoir identifié toutes les menaces, sans penser à l’épée et au poignard qu’il tenait en main et qui auraient pu être utiles, il chargea les trois hommes de dos, étendit ses bras immenses comme les ailes d’un vautour, et les percuta tous de plein fouet, les envoyant à terre dans un grand fracas. Ce répit inattendu donna la possibilité aux esclaves de mettre à mort deux des gardes, tandis que Huru glissait la lame de son poignard dans la fente du casque du troisième, lui crevant l’œil et perforant sa boîte crânienne jusqu’au cerveau. Le corps de l’infortuné soldat se mit à convulser pendant un moment, avant de s’immobiliser… Le rapport de force ne s’était pas inversé, mais il venait de changer sensiblement.
En se redressant, Huru chercha des yeux son prochain adversaire, et le repéra immédiatement.
Un homme de grande taille, à la tête rasée et au teint clair des gens d’Outre-Anduin, qui donnait des ordres à ses guerriers et s’efforçait de contrôler la progression de la horde d’esclaves qui en avaient après le Grand Prêtre. Ces derniers, pour Huru, n’étaient que des formes et des cris, dont il ne parvenait pas à distinguer le caractère individuel. Il y avait sans doute Fall et l’Ancien parmi eux, mais il ne les voyait pas et ne s’en préoccupait pas davantage. Toutes ses pensées étaient tournées vers le dernier obstacle qui se dressait entre la mort qu’il promettait, et son destinataire : Jawaharlal.
Huru sentit vaguement Learamn se placer à sa droite, et balayer la scène du regard.
Lui et ses yeux experts ne manquèrent pas de remarquer que le combat tournait progressivement à l’avantage des Bakhshidan, même si plusieurs d’entre eux avaient trouvé la mort dans l’attaque surprise qui avait permis aux esclaves de s’emparer temporairement du balcon. Les assassins, moins entraînés et moins bien équipés, avaient bénéficié de l’effet de surprise pour faire un véritable carnage parmi les proches du Grand Prêtre, tuant ou blessant grièvement tous ceux qui se dressaient sur leur route volontairement ou non. Cependant, ils avaient manqué leur coup, et leur léger avantage fondait comme neige au soleil. L’arrivée de deux nouveaux combattants ne changeait rien, fondamentalement, à la dynamique d’un combat qui semblait perdu d’avance. Outre les guerriers aux prises avec les esclaves en furie, neuf Pardonnés – sans doute les meilleurs à la disposition de Jawaharlal – formaient un arc-de-cercle protecteur entre le maître du Temple et ses agresseurs. Ils étaient commandés par un dixième homme, celui qu’Huru semblait déterminer à tuer, dont le nom était murmuré avec crainte entre les murs du Temple.
Un homme à la cruauté sans pareille, qui avait été placé par Jawaharlal en charge de la sécurité du Temple, et de la gestion de toutes les affaires militaires des Bakhshidan. L’échec cuisant du jour ne changeait rien aux extraordinaires qualités qui lui avaient permis de se hisser à ce poste prestigieux. Il était prodigieusement efficace, aussi retors que malveillant, et animé par une foi en Melkor qui faisait de lui un relai précieux du pouvoir du Grand Prêtre. A l’heure actuelle, il était sans doute l’homme le plus dangereux du Temple… et ce fut droit vers lui que le fils de Kayemba choisit de marcher, sans que Learamn pût rien dire ou faire pour le détourner de cette folie. Pourtant, le risque était immense. Durno était avant tout un tueur sans pitié, et il ne manquerait pas de tailler en pièces un esclave certes motivé, mais nettement moins expérimenté.
- Viens te battre, suppôt de Melkor ! Criait Huru en westron. Approche !
- Avec plaisir, lui répondit Durno en dévoilant un sourire carnassier. Puis, se tournant vers ses compagnons : Protégez le maître et ses invités, et si possible ne tuez pas ces vermines tout de suite. Gardez-les vivants, pour qu’ils endurent les tourments réservés à ceux qui osent attenter à la vie du Grand Prêtre de Melkor ! Loué soit-Il !
- Loué soit-Il ! Répondirent ses hommes en retour, sans qu’il fût très clair s’ils acclamaient Melkor ou son représentant.
Durno s’approcha de Huru en suivant une trajectoire courbe qui lui permit de rapidement détourner l’esclave de sa cible. Il fit tourner son épée dans sa main, se baissa sur ses appuis, et attendit la charge qui ne manquerait pas de venir : le temps jouait contre les assaillants, et c’était à eux de prendre des risques et de se livrer s’ils souhaitaient mener leur mission à bien. Durno le savait, et il comptait pleinement exploiter cette possibilité.
De son côté, Learamn était contraint de faire un choix.
Il pouvait plonger au secours de Huru, et essayer de rééquilibrer les débats, mais cela l’exposerait à une attaque des gardes du Grand Prêtre qui pourraient fondre dans son dos et ruiner toute sa stratégie. Il pouvait également essayer d’aider les esclaves déjà engagés dans un combat à mort, avec l’espoir lointain de pouvoir libérer des bras et des lames pour ensuite s’attaquer à Jawaharlal et à ses derniers gardes en force. Ses options étaient limitées, et il devait se décider. Rapidement.
Ce fut à cet instant précis que le mur des Bakhshidan s’ouvrit, et qu’apparut la silhouette de Jawaharlal.
C’était la première que Learamn se tenait aussi proche de lui, et l’aura qui se dégageait du personnage était décuplée à cette distance, même si les événements lui avaient inévitablement fait perdre de sa superbe. Le Grand Prêtre de Melkor, érudit et fort bien éduqué, maîtrisait le westron à la perfection, et ce fut dans cette langue qu’il s’adressa à l’ancien officier du Rohan :
La perspicacité du Grand Prêtre était saisissante. Avait-il reconnu Learamn malgré tous ses efforts pour dissimuler son apparence ? Avait-il consulté Kryv, qui se tenait cachée derrière les Pardonnés, pour prédire ce jour et cette rencontre fortuite, au milieu du chaos et de la guerre qui s’emparait d’Albyor ? Le pouvoir de Melkor était-il si grand qu’il pouvait conférer une lucidité supérieure à ceux qui le représentaient et le vénéraient ? Comment le savoir ?
- Ce n’est pas la première fois que nous nous voyons, vous savez… Mais peut-être ne vous en souvenez-vous pas… Vous avez pourtant séjourné parmi nous pendant quelques temps, et vous avez rempli votre rôle à la perfection.
Il marqua une pause. Son visage sévère se fendit d’un sourire sardonique qui devait au moins autant à ses révélations qu’à la certitude que, si Learamn tentait quelque chose, les Pardonnés interviendraient immédiatement pour mettre fin à ses jours. Pour l’heure, Jawaharlal était hors d’atteinte, comme en témoignait la ligne de lances pointées dans la direction de l’ancien officier.
- Melkor voit tout. Melkor sait tout. Votre départ du Temple était inévitable. Votre retour avait été prédit avec une précision absolue. Le destin dont vous rêvez n’existe pas, il est placé dans la paume du Seigneur lui-même : vous luttez contre le temps, contre l’existence, contre l’ordre naturel qui écrase tous ceux qui s’en détournent. Vous luttez depuis tellement d’années, comme vous me l’avez vous-même confié, et vous souffrez de la perte d’être chers… Quelqu’un, en particulier… Vous avez crié son nom, dans vos heures les plus sombres ici.
Les mots qu’il employait, suaves et savamment calculés, avaient peut-être encore plus d’effet sur Learamn que la perspective d’une mort quasi-certaine, à laquelle il était préparé. Jawaharlal le savait parfaitement, lui qui avait bâti son empire sur le verbe, et qui était aujourd’hui en passe d’étendre l’influence des Melkorites de manière inédite. Cependant, il n’adressait pas uniquement ces mots à son adversaire du jour. Il parlait à tous ceux qui l’écoutaient, à tous ces dignitaires rassemblés derrière lui, membres de la haute aristocratie d’Albyor, membres du clergé qu’il avait lui-même constitué. Ce n’était pas tant un dialogue qu’un sermon, et les réponses de Learamn servaient uniquement à donner la possibilité au Grand Prêtre de dérouler un argumentaire qu’il connaissait par cœur.
- Pensez-vous réellement que Melkor ne pourrait pas triompher de la mort pour ses serviteurs, et ramener à la vie ceux qui sont tombés ? Melkor, Seigneur du Temps, Maître des Destins, Roi du Monde d’En-Dessous, peut tout, et veut tout. Croyez-vous qu’il n’exaucerait pas les vœux de ceux qui auront contribué à le libérer de la sombre prison où il fut péniblement et traîtreusement enfermé par l’action combinée de tous ses frères et sœurs, qui sacrifièrent en masse la vie des Hommes et Elfes de l’Ouest ? Croyez-vous qu’un être si puissant qu’il fallut la ruse et le nombre pour l’abattre ne pourrait pas, une fois libéré, triompher de tout ce qu’ils ont créé ? Le désordre, le chaos, l’affliction, la douleur… Voilà l’héritage des Valar ! Voilà le monde que défendent les incroyants, qui refusent la gloire de notre Dieu.
- Learamn !
Le cri qui venait de fendre le chaos parvint aux oreilles de l’ancien officier, et fissura la bulle qu’était en train de créer Jawaharlal. De manière étonnante, cet appel ne venait pas du balcon où se trouvaient pourtant Huru et les autres esclaves rebelles. Il ne venait pas des dignitaires rassemblés derrière Jawaharlal, parmi lesquels Learamn pouvait apercevoir Kryv ou encore Nixha Hagan. Cet appel venait bel et bien de la foule rassemblée dans la salle des sacrifices, et toujours très agitée. D’un simple regard en contrebas, Learamn put voir le chaos : plusieurs cadavres s’amoncelaient devant des Bakhshidan qui avaient reculé mais qui n’avaient pas rompu la formation, et qui contrôlaient encore les principales entrées et voies de communication du Temple. Les nobles rebelles essayaient de se cacher parmi la foule, mais deux d’entre eux avaient été repris, suscitant l’indignation des autres qui, loin de protester avec autant de véhémence qu’ils l’auraient pu, tentaient de raisonner les gardes et de les convaincre qu’il ne servait à rien de poursuivre cette sinistre entreprise. Les autres fuyards ne tarderaient pas à être arrêtés et condamnés.
Tout semblait flou à cette distance, les visages innombrables se ressemblaient tous, et Learamn ne parvint pas à identifier l’origine de cette voix.
Le Grand Prêtre insista, essayant de retenir de nouveau l’attention du guerrier, sans chercher à dissimuler ses intentions derrière le masque adouci et avenant qu’il avait affiché plus tôt. Son ton, redevenu cassant et sec, était désormais celui du Grand Prêtre de Melkor, sûr de sa force et de son autorité, malgré la situation précaire dans laquelle il se trouvait par la faute des esclaves :
- Vous ne gagnerez jamais… À l’heure où nous parlons, la pathétique rébellion des nobliaux de la ville est en train de se briser sur la volonté des Pardonnés de Melkor. Vos alliés seront bientôt anéantis, massacrés, et portés sur l’autel du sacrifice à notre Dieu. Vous êtes loin de tout, loin de chez vous, de votre famille, de vos proches, de tous ceux qui comptent dans votre existence… Et si vous persistez dans l’erreur, c’est la mort qui vous attend. Une mort douloureuse, bien davantage encore que ce que vous pouvez imaginer. Une mort que j’essaie de vous épargner, toutefois, car je sais qu’un homme tel que vous, au service de notre divin maître, ferait un serviteur admirable. Vous avez la foi chevillée au corps, le dévouement d’un Champion de Melkor, un guerrier implacable qui porterait Sa justice et Sa vérité aux quatre coins du royaume de Rhûn, et au-delà… Un homme qui serait capable de mettre fin aux hérésies, et de restaurer enfin l’ordre ultime auquel aspire Melkor. Et lorsqu’Il reviendra parmi nous… Il vous rendra ce que vous avez perdu.
Le sourire de Jawaharlal s’étira légèrement.
Sur sa droite, le long du balcon, la lame de Huru rebondit sur le sol avec ce bruit métallique caractéristique. Durno l’avait asticoté quelques temps pour le plaisir, mais avait rapidement mis fin à cette mascarade en quelques passes d’armes expertes. Il tenait d’une main puissante l’esclave par la gorge, et menaçait de le faire tomber par-dessus la balustrade, vers une chute assurément mortelle. Huru avait la moitié du corps au-dessus du vide, et seule la pointe de ses pieds touchait le sol. Ce combat était fini. Sur la gauche du Grand Prêtre, une jeune femme tomba brutalement en arrière, et se mit à ramper aussi vite que possible pour récupérer le long poignard qui s’était échappé de ses doigts.
En vain.
Une botte vint lui briser le poignet et maintenir sa main inutile en place, alors qu’elle se fendait d’une longue plainte douloureuse. Avec elle disparaissaient les espoirs des esclaves, puisque quatre d’entre eux étaient morts, et six étaient plus ou moins blessés, incapables de terrasser un guerrier en armure, même si certains pouvaient se battre. La femme au sol, le visage tuméfié, leva des yeux hagards et observa la scène avec sidération : Learamn, Jawaharlal et ses gardes, Durno tenant Huru. Leurs espoirs brisés. Son cœur manqua un battement, et des larmes se mirent soudainement à couler le long de ses joues :
- Huru ! Huru… Je suis désolée… Nous…
- Fall, l’interrompit-il d’une voix littéralement étranglée, ne dis rien. Tout ira bien…
Jawaharlal jubilait.
- Prosternez-vous devant la puissance de Melkor ! Gloire au Seigneur de la Nuit ! Gloire au Maître de Toutes Choses ! Gloire !
- Gloire ! Répondirent les Bakhshidan en chœur.
Le héraut de Melkor ne se lassait jamais :
- GLOIRE !
- GLOIRE !!!
Les Pardonnés firent un pas en avant, et laissèrent Jawaharlal se réfugier derrière leurs épais boucliers, leurs cuirasses ouvragées, et leurs lances effilées. La perspective de ne pas revenir vivant de cette mission avait toujours fait partie des risques, mais en y étant subitement confronté, le rêve devenait réalité, et l’enjeu semblait alors démesuré. La folie de leur acte leur apparaissait pleinement, et même s’il était évident qu’ils avaient fait chanceler le Grand Prêtre sur ses bases, au sein même de sa forteresse de malheur, ils avaient échoué à porter un coup fatal au culte en décapitant la bête quand ils en avaient l’occasion. Learamn devait faire un choix. Il pouvait se jeter sur les lances des Bakhshidan dans un dernier baroud, en espérant un miracle. S’il essayait de sauver Huru, il condamnait sans nul doute les compagnons de ce dernier, et vice-versa, sans aucune garantie d’y parvenir en premier lieu. Enfin, si le passage derrière lui semblait encore ouvert pour lui offrir une sortie indigne, il était certain que la nasse se refermerait bientôt, et que d’autres gardes monteraient effectivement pour apporter des renforts au Grand Prêtre et verrouiller l’accès au balcon et aux étages supérieurs.
Pourtant, Learamn devait faire un choix.
Et choisir, cela signifiait renoncer.
- Learamn !!
La même voix, surgie du chaos ambiant dans la salle des sacrifices, parvint aux oreilles du Rohirrim. Cette fois encore, il fut incapable de l’identifier. Cependant, il semblait bien que quelqu’un, là en bas, n’avait pas totalement baissé les bras.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
L’imploration de Learamn s’envola dans les airs mais ne sembla jamais monter jusqu’à l’esprit de son allié. Huru, animé par une rage animale, s’était rué à travers le couloir pour gagner l’ouverture donnant sur le balcon du Grand Prêtre, là où des combats semblaient déjà s’être engagés.
La carrière du rohirrim avait été faite d’imprudences et de risques pris sans avoir toujours été soigneusement calculés. Pourtant, il avait fini par apprendre, au fil de ses expériences sur le terrain, que se jeter ainsi dans la gueule du loup en laissant exploser librement toutes ses émotions représentait rarement une stratégie victorieuse. Pourtant, l’ancien capitaine ne pouvait blâmer son partenaire. Ce dernier portait sur ses épaules le fardeau de milliers d’esclaves qui enduraient les pires supplices depuis si longtemps. Ce bras sombre qui faisait tournoyer cette lame rouillée était celui qui représentait l’espoir de tous ceux qui avaient placé sa confiance en lui. La main de l’espoir. Le Poing de la Révolte. +++SHURESH ! +++ Cria le fils de Kayemba.
En chargeant ainsi, l’esclave parvint à surprendre les ennemis présents dans la galerie et semer une grande confusion l’espace de quelques secondes. Un chaos qu’il ne manqua pas d’exploiter pour neutraliser plusieurs gardes et redonner un souffle d’espoir aux autres esclaves qui s’y trouvaient.
Learamn n’eut pas d’autre choix que de lui emboîter le pas, il empoigna son arme nouvellement acquise et se mit à courir. En arrivant dans la loge, il fut d’abord ébloui par la lumière qui illuminait le lieu depuis les grandes portes ouvertes du bâtiment, il venait de passait de longues minutes passées dans l’obscurité des couloirs du Temple Sharaman et il lui fallut quelques secondes pour que sa vision s’adapte et qu’il puisse prendre conscience du chaos qui régnait autour de lui. Disciplinés et redoutables, les Bakhshidan s’étaient rapidement regroupés pour faire barrage face à la nouvelle menace, somme toute relative pour une escouade entière de guerriers de leur trempe. À leurs pieds, jonchaient déjà les corps de plusieurs insurgés trop intrépides. Ceux qui luttaient encore finiraient sans doute par céder eux aussi, quand l’épuisement finirait par prendre le dessus sur leur détermination, quand le désespoir remplacerait leur folle ambition.
Leur frustration au moment de rendre l’âme n’en serait que plus grande. Chuter ici, si près du but, à quelques centimètres de leur entreprise. Toucher leur objectif, juste assez pour croire qu’il pouvait être réalisable, avant d’être rattrapé par la triste réalité de ce monde.
Assassiner le Grand Prêtre le jour de la grande cérémonie du Dieu Noir. Dans son antre, sous l’ombre menaçante de son terrible maître. Mais qui donc avait eu cette idée folle ?
L’un des principaux responsables se tenait là, debout à l’entrée de la loge qu’il avait contribué à préparer quelques jours plus tôt. Un étranger ; venu de si loin, dont la passion incontrôlée avait réveillé le brasier de la révolte qui couvait. Celui-là même qui avait été étouffé par des litres de sang quelques années plus tôt.
Learamn aperçut Huru aux prises avec l’officier ennemi. Un colosse au crâne rasé. Il le reconnut sans peine. Présent à Lâm-Su, cet effroyable adversaire avait terrassé Thrakan et livré Learamn aux prêtres de l’Ogdâr. De l’autre côté, les autres esclaves aux prises avec la première ligne de gardes pouvaient bien user de son aide pour reprendre l’avantage.
Le rohirrim hésita quelques secondes. Quelques secondes de trop.
Le barrage humain se fendit en deux. Une voix suave et fascinante monta jusqu’à ses oreilles.
Jawaharlal. Premier Serviteur du Dieu Sombre. Grand Prêtre de Melkor. Nouveau maître d’Albyor. Messager de la parole divine. Les titres ne manquaient pas pour décrire l’homme qui se tenait désormais face à lui ; au contraire de qualificatifs pour décrire l’aura de cet homme mystérieux. Était-ce seulement un homme ? De cette enveloppe mortelle se dégageaient un charisme qui surpassait sans peine celui des Premiers-Nés ou des nobles Numénoréens. Dans son regard brillait la lumière d’un savoir intarissable, mais également la sévérité de la justice qu’il incarnait. Tout autour de lui, le temps s’arrêta. Le bruit du métal s’entrechoquant cessa, les cris de douleurs s’évanouirent. Tous, serviteurs de Melkor comme hérétiques, se retrouvèrent suspendus aux lèvres du maître des lieux.
Ce dernier, toutefois, avait une cible bien précise.
En le voyant s’approcher ainsi, Learamn avait d’abord affiché un rictus rageur mais aussi légèrement satisfait. Pressé d’en finir avec la source de ses tourments, il fit un premier pas en avant, épée au clair.
Le Grand Prêtre commença à parler.
Déjà, le second pas se fit plus hésitant.
Jawaharlal l’avait bel et bien reconnu depuis son premier passage. Il lui parla d’un rôle qu’il avait rempli “à la perfection”. Le regard du rohirrim se porta plus loin, et croisa les yeux envoûtant de Kryv. L’enfant que portait la devineresse avait-il quelque chose à voir avec ces sinistres machinations. Avait-elle réellement prédit au Grand Prêtre le retour du rohirrim ? Laissant ainsi à ce dernier le loisir de préparer un piège dans lequel l’ancien capitaine s’était précipité, en poussant avec lui toutes les pauvres âmes damnées d’Albyor.
Beaucoup avaient vu en lui le détonateur capable de renverser le cours de l’histoire à Albyor. Kryv le lui avait dit lors de leur première rencontre, Huru et les siens y avaient cru. Et si tout cela était bien réel ? Mais si au lieu d’être l’étincelle à l’origine de la chute du Temple, il n’était nul autre que celui qui participerait à son avènement ?
Ces quelques mots tournèrent en boucle dans l’esprit du jeune guerrier. Melkor savait tout, Melkor voyait tout. Melkor prévoyait tout. Le rohirrim était censé être l’inconnu dans l’équation d’Albyor…et si Melkor l’avait prévu cela aussi ?
Le Grand Prêtre lisait en Learamn comme dans un livre ouvert. Résultat des confidences faites par son prisonnier sous la torture ? Ou alors signe de réelles capacités surnaturelles permettant de sonder son esprit ? Peu importait. “MENSONGES ! Vous n’êtes que mensonges !”
Le rohirrim cherchait encore à lutter à l’emprise de son tortionnaire tenta de faire un nouveau pas en direction de sa cible. Il n’y parvint pas. Sa jambe meurtrie se déroba sous lui et, avec un cri de douleur, il posa un genou à terre, la tête basse. S’inclinant devant le Dieu Sombre.
Face à ce dernier, même la mort devait s’incliner. Le prêche de Jawaharlal était maîtrisé à la perfection. Chaque mot visait juste. Chaque promesse venait écarter une barrière de l’esprit torturé qu’il cherchait à atteindre. Faire revenir la personne aimée. Quelques années plus tôt, voire même quelques mois auparavant, jamais il n’aura cru cela possible. Pourtant, en ces terres lointaine, où le monde semblait répondre à des lois différentes… Vaincre la Mort ?
Son bras se mit à trembler. Sous les yeux ébahis de ses alliés qu’il avait conduit jusque-là, Learamn lâcha son arme. La lame rebondit avec fracas sur le sol de pierre polie. D’une voix tremblante, il demanda :
“Ce pouvoir…vaincre la mort. Comment peut-il s’apprendre ? Montrez-moi, je vous en supplie."
Au loin, déchirant un moment de silence savamment entretenu par Jawaharlal, un cri se fit entendre. Un son faible mais dont l’écho fut puissant. Learamn crut reconnaître son nom mais le Grand Prêtre réagit immédiatement et reprit son sermon, balayant cet imprévu, cherchant à refermer complètement ses serres sur sa proie.
Tout devint flou.
Les clameurs de la foule en contrebas devinrent des murmures. Le sang tapait avec fracas dans ses tympans. Les casques des Bakhshidan se muèrent en voiles sombres et funèbres. Les cris de désespoir des esclaves devinrent des chants mélancoliques. Les paroles de l’émissaire de Melkor, un succulent nectar. “GLOIRE !” Reprit-il en chœur avec les fidèles de Melkor.
Cette-fois, ses deux genoux étaient au sol. La détermination qui embrasait son esprit avait été tarie. Ses alliés allaient tous mourir, par sa faute. Sa folle entreprise avait été réduite à néant.
Cette même question revint le hanter. À quoi bon ?
Alors, la même voix répéta son nom. Cette fois avec plus d’instance. Un sentiment d’urgence perçait dans cette invocation quasiment magique du nom de l’ancien Capitaine du Rohan.
Une personne, là-bas, au milieu du chaos et du massacre, se souvenait de son nom. De qui il était. De ce qu’il incarnait. De ses rêves, ses souvenirs, ses ambitions, ses peurs, ses désirs.
Dans cette voix inconnue, il en reconnut de nombreuses.
Les douces berceuses de sa mère venues le réconforter après ses cauchemars. Les remontrances teintées d’affection de son père le grondant après avoir cassé une roue du chariot en jouant avec son frère. Les enseignements de Maître Ovadiah. Le rire de Eliah. Les conseils avisés d’un Gallen Mortensen qui le formait aux arts de la guerre. Les prescriptions salvatrices de Dame Aelyn. Les cris de ralliements d’Eofend. Les plaisanteries malicieuses d’Eopren. Les récits mystérieux de Nathanaël. Les directives précieuses d’Erco Skaline. Les paroles échangées autour d’un feu de camp avec Daix, Thorseld ou Amadeo. Les leçons de l’érudit Khalmeh sur les coutumes de l’Est Lointain. La froideur mais aussi la confiance de la Reine Lyra. Les confidences les plus intimes d’Ava. Les visions de Kryv. L’espoir de Kayemba. L’abnégation de Nomi. La rage de Huru.
Les dernières paroles d’Iran…
Son regard se posa sur les mots inscrits dans sa chair. “Va enfant des plaines…”
Un sourire apparut sur son visage. Après tout, ces vers ne s’adressaient-ils pas aussi à lui ? N’était-il pas un enfant des plaines ?
Une larme coula le long le long de son visage, vint mourir dans son cou recouvert de tatouages.
Le Grand Prêtre avait eu raison de la flamme qui animait son âme.
Seul, Learamn était sur le point de basculer à tout jamais.
Une simple étincelle providentielle pouvait décider de son destin.
The Young Cop
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La révolte des esclaves d’Albyor venait de s’achever, et le Grand Prêtre était toujours debout. Toujours vivant. Les rebelles avaient échoué. Sous les yeux ébahis de Huru, fils de Kayemba, l’ancien officier du Rohan posa les deux genoux au sol, les épaules basses, la tête lasse, le corps entier soumis à la volonté du héraut de Melkor, qui triomphait pleinement aujourd’hui. Son coup de force ne s’était pas passé exactement comme il l’avait prévu, mais ses ennemis de l’intérieur avaient été balayés, la noblesse de la ville venait d’être matée, et ses Bakhshidan venaient de connaître leur première victoire symbolique… Une victoire qui en appellerait beaucoup d’autres, au nom du Dieu Sombre.
- NON ! Cria Huru, qui n’en revenait pas. Non ! Vous ne pouvez pas renoncer ! Vous ne devez pas ! Pas maintenant ! Pas après tout ce que nous avons traversé ! Non ! Non, non, non !
Huru se débattit comme une furie, cherchant à échapper à la prise du capitaine Durno qui le maintenait toujours au-dessus du vide. Il criait, de plus en plus fort, et son indignation se teintait d’une colère sourde contre Learamn. Ses yeux lançaient des éclairs de rage et d’incompréhension. Comment le Rohirrim pouvait-il trahir ainsi la cause ? Trahir les hommes et les femmes qui avaient mis leur vie en balance pour lui, pour le suivre dans sa folle entreprise ? Comment pouvait-il les abandonner au moment crucial ?
- Non ! Ce n’est pas possible ! Non ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous, au nom de mon père, au nom de tous ceux qui ont cru en vous !
Mais Learamn ne semblait pas en mesure de reprendre la lutte. Huru le comprit. Il vit, presque de manière physique, le poids énorme qui s’abattait sur les épaules de son compagnon. Un poids écrasant, dévorant, qu’il ne pouvait ôter facilement, mais qui menaçait de le broyer s’il ne trouvait pas un moyen de s’en débarrasser. Jawaharlal avait réussi à le convaincre qu’il pouvait ôter ce poids… alors Learamn acceptait de basculer du côté des Melkorites, et de trahir les esclaves qui lui avaient accordé l’asile, la confiance, et la protection.
La tirade de Huru s’interrompit brusquement lorsque la lame de Durno lui perfora l’abdomen. L’acier aiguisé lui coupa le souffle, et lui tira un cri de surprise et de sidération plutôt que de douleur. Secoué par un spasme violent, il échappa à la prise du capitaine et s’effondra accroupi au sol, ses deux mains retenant à grand peine le flot de sang qui s’écoulait de la plaie béante qui s’ouvrait légèrement à gauche de son nombril. Il leva des yeux hagards vers Learamn.
Incompréhension, une nouvelle fois.
Il tourna la tête vers Fall, sans trouver quoi lui dire en cet instant crucial. Elle avait cru en lui, en sa folle entreprise, en son projet. Elle l’avait encouragé, elle l’avait suivi, elle avait été jusqu’à risquer sa vie parce qu’elle avait foi en lui. Le sentiment de la décevoir était presque aussi terrible que l’immense sentiment de trahison et de solitude qu’il ressentait. La jeune femme, la bouche grande ouverte, ne parvenait pas à croire ce qu’elle voyait, et les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge. Huru et Fall se regardèrent un instant.
Les yeux dans les yeux.
Puis Durno mit un terme à leurs espoirs. D’une main puissante, il saisit Huru par le col, et le projeta sans le moindre effort par-dessus la balustrade, l’envoyant se briser quelque vingt mètres plus bas, sur les pavés du Temple de Sharaman. La dernière image que Learamn capta du visage de son ami fut celle d’un homme blessé, mais également celle d’un enfant terrifié et désespéré. Ses vêtements produisirent un son léger, un frottement, un chuintement en effleurant le rebord de pierre.
Puis plus rien.
Pas le moindre son. Pas même celui de l’impact contre le sol, avalé par le bruit de la cohue en contrebas. Dans l’alcôve de Jawaharlal, il y eut un long silence… puis un cri déchirant poussé par Fall qui rugit de rage, de colère, de douleur. De haine. D’impuissance. Le garde la tenait en respect tolérait aisément ce vain défi à son pouvoir, et à celui de Melkor. Le Seigneur se repaissait des lamentations de ses ennemis, et nul doute que le capitaine Durno serait dignement récompensé pour ses efforts.
Par sa faute, Huru, fils de Kayemba, n’était plus.
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La mort de Huru porta un coup décisif aux esclaves rebelles, qui ne trouvèrent guère la force de continuer le combat. Le désespoir s’empara de leurs cœurs, aussi sûrement que la nuit s’empare du monde quand les derniers rayons de soleil disparaissent à l’horizon. Ceux qui comprenaient que la mort qui leur était promise serait à la fois douloureuse et spectaculaire essayèrent de se jeter sur les lames des Bakhshidan, mais les Pardonnés de Melkor étaient des guerriers entraînés, et ils ne perdirent pas leurs nerfs facilement. Ils n’eurent aucune difficulté à maîtriser des esclaves mal entraînés et mal coordonnés, et à les mettre aux arrêts au nom du Grand Prêtre, qui savourait sa victoire avec délectation.
Sitôt la certitude de son triomphe acquise, il fendit la foule de ses gardes, et s’avança vers Learamn. Deux gardes vinrent se placer aux côtés de l’ancien Rohirrim, pour l’empêcher de tenter quelque chose qui aurait pu mettre la vie du Grand Prêtre en danger. Jawaharlal n’avait pas accumulé autant de pouvoir au Rhûn en se montrant imprudent, et il savait que même un chien dressé restait toujours un loup, au fond. C’était la raison pour laquelle il écrasait de manière impitoyable les esclaves qui travaillaient au sein du Temple : ils ne devaient jamais se souvenir qu’ils avaient des crocs et des griffes.
Une fois Learamn appréhendé, Jawaharlal consentit enfin à quitter la protection de ses gardes, et à s’approcher. Un sourire flottait sur ses lèvres.
- Vous avez fait le bon choix… Votre soumission à Melkor ne sera pas oubliée.
Autour de lui, les gardes s’occupaient déjà de ligoter les esclaves encore en vie, et de les amener vers la potence où ils seraient exécutés publiquement. La grande purge d’Albyor devait continuer encore un peu, et ne s’achèverait qu’avec la mort du dernier opposant à Melkor. Ici. Maintenant.
- Votre force de caractère est extraordinaire… Combien d’hommes auraient trouvé le courage de venir m’affronter ici, face à face ? Une telle dévotion, mise au service de Melkor, ferait des merveilles. Cependant…
Il marqua une pause. Ses yeux tombèrent sur Learaman comme un couperet, tandis que les gardes le serraient un peu plus fermement.
- Cependant… Vous êtes trop dangereux et trop imprévisible pour être gardé en vie. Mais ne vous inquiétez pas, comme je vous l’ai dit, votre soumission ne sera pas oubliée ! Lorsque Melkor reviendra de là où il fut banni, il emmènera avec lui ses plus fidèles serviteurs… Je lui demanderai de vous ramener, et alors vous aurez pleinement vaincu la mort, n’est-ce pas ? Peut-on vraiment triompher d’un adversaire qu’on n’a pas encore rencontré ?
Le Grand Prêtre sourit. Son piège s’était refermé. Ses paroles empoisonnées avaient eu l’effet escompté, et elles avaient précipité la chute de Learamn et la fin de sa folle tentative. En renonçant, il avait condamné purement et simplement la révolte… et Huru en avait payé le prix fort. Un garde s’approcha de Jawaharlal, et lui glissa quelques paroles à l’oreille. Ce dernier hocha la tête prudemment, avant de le congédier, et de souffler à son prisonnier :
- Je dois m’adresser à mon peuple… Il a besoin d’entendre ma voix. Quant à vous, étranger… Je crois que l’heure est venue de nous dire adieu. Notre rencontre aura été brève, mais vous ne serez pas oublié. Oh non, croyez-moi, vous ne serez pas oublié…
Jawaharlal tourna les talons, et s’avança vers l’estrade d’où il prononçait ses sermons, afin d’appeler ses fidèles à cesser la lutte. Ses mots, prononcés en rhûnien, étaient difficiles à saisir mais ils eurent rapidement l’effet escompté, et la colère de la plèbe sembla refluer quelque peu. Les gardes commencèrent à tirer Learamn vers son destin, mais une silhouette s’interposa entre les Bakhshidan et la porte.
La jeune femme semblait encore un peu choquée par ce à quoi elle venait d’assister, et de toute évidence voir Learamn parmi les fous qui avaient essayé de s’en prendre à Jawaharlal la terrifiait. Les gardes s’exécutèrent de mauvaise grâce, démontrant s’il était encore besoin que Kryv disposait d’une réelle influence au sein du Palais. Elle ne prit pas la peine de relever cette contradiction, et ajouta :
- Je suis désolée… Désolée que les choses doivent finir ainsi…
Pour la première fois, son discours paraissait ambigu. Elle ne semblait plus vraiment savoir ce qui faisait partie du destin qu’elle avait lu, ou bien du hasard qui venait régulièrement chambouler l’avenir. Un hasard aux pouvoirs divins, et à la colère infinie. Melkor en personne, dont la présence pulsait à travers les ténèbres qui se répandaient dans leurs cœurs, pouvait sans le moindre mal tordre la réalité et façonner l’avenir selon ses propres désirs. Kryv ne semblait pas vouloir renoncer à suivre Jawaharlal, toutefois.
- Vous avez tout fait pour remplir votre serment, et me libérer. Après tout… je crois que les choses ne pouvaient pas se passer autrement. Vous m’avez donné bien davantage que je n’aurais pu l’imaginer. Mais Melkor se dressera toujours entre nous, hélas. Dans une autre vie, nous aurions peut-être pu…
Elle laissa cette phrase en suspens. Cela aussi, elle l’avait vu. Un rêve fugace et troublant, dans lequel elle s’était reconnue. Une chose fort rare. Elle était assise sur le porche d’une maison isolée, perdue au milieu d’une immense forêt, un enfant sur les genoux. Elle lui pointait du doigt les arbres et les oiseaux, lui apprenant leurs noms dans différentes langues. Une main affectueuse était venue glisser dans ses cheveux, et des lèvres contre les siennes. Les souvenirs remontaient à la surface, mais le futur se déroba, et elle ferma les yeux.
Une sincère tristesse s’était emparée d’elle.
- Je ne vous ai menti qu’une seule fois, Learamn. Une seule. J’espère que vous me pardonnerez, lorsque vos yeux s’ouvriront dans l’Après-Vie.
Elle lui caressa doucement la joue, et murmura en contenant les larmes derrière ses paupières :
- Loué soit-Il.
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La foule, de gré ou de force, avait retrouvé son calme.
Les Bakhshidan avaient fait leur sinistre travail de la lance et de l’épée, massacrant sans la moindre pitié tous ceux qui avaient tenté de franchir le cordon qu’ils avaient établi de leurs corps, celui qui séparait la furie populaire des hauts dignitaires du Temple de Sharaman. Plusieurs dizaines de cadavres étaient étendus parmi les zélotes, et des esclaves empressés les enlevaient déjà pour que se poursuivît la Cérémonie Sanglante qui n’avait jamais aussi bien porté son nom. Du côté des nobles de la ville, la situation était également sous contrôle. Ceux qui avaient tenté de se rebeller avaient été matés, trois d’entre eux avaient trouvé la mort immédiatement, tandis qu’une bonne partie des autres se trouvait présentement sur la potence, prêts à endurer mille tourments. Le gouverneur d’Albyor n’en faisait pas partie.
Demior Hagan s’était battu comme un lion pour échapper à son sort funeste, avant de trouver la mort aux mains des Bakhshidan qui l’avaient transpercé de leurs lames inhumaines.
Le principal allié de Learamn dans la cité était tombé vaillamment, sous les yeux ébahis de son fils, qui n’avait rien pu faire pour empêcher ce drame. Une ombre planait sur le visage du nouveau gouverneur de la cité, tandis qu’il essayait d’échapper aux regards désapprobateurs de la noblesse locale. Beaucoup ne lui pardonneraient jamais d’avoir conduit son père à l’échafaud, et d’avoir livré ainsi le pouvoir de la ville aux mains du Grand Prêtre.
La foule était calme.
Sonnée.
Les zélotes comme les nobles se remettaient de cet épisode de chaos qu’ils venaient de vivre, et qui semblait les avoir plongés dans un autre monde. Même la voix de Jawaharlal ne semblait pas porter avec autant de force, désormais. Entouré de ses fidèles, le héraut de Melkor essayait pourtant de rallumer la flamme dans le cœur des fanatiques, et de reprendre le contrôle sur les aristocrates de la Cité Noire pour éteindre en eux les braises de la révolte.
++ Je suis toujours parmi vous ! Le pouvoir de Melkor me protège ! Loué soit-Il ! ++
++ Loué soit-Il ! ++ Reprit la foule sans entrain.
Jawaharlal écarta les bras, et cria :
++ Loué soit-Il !!! ++
++ Loué soit-Il ! ++ Marmonna l’assistance en retour.
Le Grand Prêtre en fut ébranlé, mais il poursuivit :
++ Le rebelle Demior Hagan a trouvé la mort aux mains des Pardonnés de Melkor, qui ont exercé Sa volonté ! Sa révolte ne pouvait rester impunie ! Les ennemis de la foi vous ont menti, ils vous ont trompé. Ils ont conclu une alliance non-naturelle, dans le seul but de m’abattre, et de détruire le culte de notre dieu ! Une alliance avec des esclaves ! Voyez ! Voyez quelle engeance on envoie pour m’assassiner ! ++
Les survivants de l’assaut contre Jawaharlal furent menés un à un sur la potence. Leurs tuniques serviles cachaient mal, pour certains d’entre eux, leurs origines occidentales. L’Ancien, Fall et Learamn, en particulier, furent mis en avant. Si les zélotes leur montrèrent une franche hostilité, huant et conspuant ceux qui avaient voulu s’en prendre au Temple, les aristocrates semblaient mal à l’aise avec cette vision. Ces hommes et ces femmes n’étaient certainement pas des fanatiques de Melkor, et ils n’appréciaient ni les sacrifices humains, ni l’emprise que le Grand Prêtre étendait sur la ville. Toutefois, ils détestaient encore davantage l’ingérence de l’Ouest, et la menace que représentaient le Gondor et ses alliés. Les regards méfiants plurent sur Learamn et ses compagnons d’infortune. Le point le plus délicat, cependant, était leur statut d’esclave. Les maîtres d’Albyor savaient que leur pouvoir reposait sur le contrôle de cette foule servile particulièrement dangereuse, et si Hagan avait effectivement cherché l’appui d’esclaves, cela remettait profondément en cause leur sécurité et leur statut social.
Un tel crime ne pouvait être pris à la légère.
Seule une mort exemplaire pouvait répondre à cette tentative de révolution qui aurait pu consumer toute la Cité Noire, et conduire à une boucherie sans nom. Tous savaient ce que le soulèvement des esclaves impliquait, et pourquoi il était essentiel que cela n’arrivât jamais. La punition, quoique terrible, devait être à la hauteur du crime.
++ Assassins d’Occident, esclaves de vos ignobles dieux, je vous en prie… ++ Souffla le Grand Prêtre. ++ A l’heure où vous rencontrez votre destin, adressez-vous au peuple d’Albyor, et confessez vos fautes. Que Melkor soit miséricordieux avec ceux qui diront la vérité ! ++
++ Voici l’esclave Eodwaeld, du Rohan ! ++ Cria le bourreau.
L’Ancien fut amené devant une table de bois, installée là pour l’occasion. Il préférait ne pas songer à son destin, et regarda l’assistance devant lui. Prendre la parole serait son dernier acte de résistance, et il comptait utiliser ses dernières minutes dans ce monde pour essayer de souffler sur les braises.
++ Peuple d’Albyor ! Je suis effectivement un esclave, et je suis effectivement originaire du Rohan… Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai choisi de tuer le Grand Prêtre. Sa mort n’est pas une option, mais une nécessité ! Le culte de Melkor est une abomination, qui aujourd’hui condamne vos familles, vos amis, vos suzerains ! Vous avez laissé un religieux mettre à mort l’homme à qui vous aviez prêté serment d’allégeance ! Quel honneur reste-t-il dans les cœurs du peuple d’Albyor ? Si vous craignez le règne de Jawaharlal, pourquoi ne craignez-vous pas le règne de Melkor ? Pourquoi appuyez-vous un fou, qui veut ramener un dieu au moins aussi fou parmi vous ? Que vous a apporté Melkor ? Que vous a apporté Sauron ? Que vous a apporté la fidélité à vos dieux, sinon la ruine, la misère et la destruction ? Je meurs aujourd’hui, non pas pour moi, mais pour vous. Pour sauver ce qui peut l’être de cette cité infernale. Car même les âmes damnées parmi vous ne sont rien à côté de la furie du Grand Prêtre et de Melkor. Alors condamnez-moi, si vous le souhaitez. Brisez-moi, si vous le souhaitez. C’est vous-mêmes que vous condamnez et que vous brisez. ++
Le bourreau sourit en entendant la fin de ce discours.
Briser le peuple d’Albyor en même temps qu’il brisait un homme ? Il pouvait vivre avec cela. Eodwaeld fut solidement attaché à la table, ce qu’il ne chercha même pas à combattre. L’homme semblait vidé de toutes ses forces, ce discours ayant consommé tout ce qui lui restait d’énergie mentale. Il attendait désormais son sort avec stoïcisme, priant pour que la mort le prît avant que la douleur ne le rendît totalement fou.
Mais cette prière devait ne jamais être exaucée.
Les lames du bourreau jaillirent. Les Melkorites étaient devenus maîtres dans l’art d’infliger la souffrance à autrui, mais bien peu à Albyor avaient eu le loisir d’être témoins de leur sinistre expertise. Tous ceux qui doutaient des méthodes des hommes de Jawaharlal furent convaincus dès le premier coup de couteau, qui trancha le nez d’Eodwaeld et fit jaillir un flot de sang. L’homme hurla de douleur, s’étouffant à demi, et se débattant de toutes ses forces. Hélas, ses membres le retenaient contre la table, et ne lui donnaient pas la possibilité de se dégager. Le bourreau jeta son nez parmi la foule des zélotes, qui se battirent pour le récupérer, comme des chiens affamés. Le spectacle était affligeant et pathétique.
Mais il ne devait pas s’arrêter là.
Chaque doigt de l’Ancien fut sectionné par une pince émoussée. Chaque orteil. Puis ce fut au tour de sa verge d’être tranchée, de ses oreilles d’être sectionnées, de ses yeux d’être sauvagement arrachés de leurs orbites. Ses hurlements déchirants glacèrent l’assemblée, tandis que le bourreau changeait d’arme pour s’attaquer enfin à ses membres. Une scie aux larges dents mordit la chair et les os, tranchant les bras au niveau du coude, et les jambes aux genoux. Eodwaeld n’était plus qu’un sordide amas de chairs, aveugle et débile, que le bourreau força à avancer à quatre pattes :
++ Voici un porc du Rohan ! Que devrait-on en faire ? ++
Les zélotes se mirent à crier. « Pendez-le ! » disaient certains. « Qu’on le noie ! » suppliaient d’autres. Le bourreau savait lui aussi jouer avec l’assistance, et il finit par capter une idée séduisante.
++ Qu’on le brûle ? Oui, c’est ce qu’on fait aux porcs, après tout ! Brûlons-le ! ++
Il fit venir un bac d’huile inflammable, et le renversa sur Eodwaeld qui gémissait toujours. Puis il leva bien haut la torche, et cria :
++ Loué soit-Il ! ++
Les hurlements de l’Ancien durèrent une éternité. Les flammes dévoraient la chair à une vitesse folle, rongeant la peau, les muscles et les tendons avec une facilité déconcertante. Mais la mort prenait son temps, et jouait avec Eodwaeld qui souffrit durant de longues secondes avant de finalement succomber à cette souffrance extrême. Son corps calciné, mutilé, défiguré, retomba mollement sur le sol. Le bourreau le poussa de la semelle pour le faire rouler au bas de la potence et l’envoyer s’écraser sur les dalles de la salle du Temple. Les esclaves qui s’occupaient de nettoyer le sang restèrent prudemment à l’écart de cette chose difforme et puante.
A côté de Learamn, Fall était terrifiée. Elle oscillait d’avant en arrière, son esprit sur le point de rompre. Elle semblait vouloir sortir du cauchemar dans lequel elle nageait, et priait de toutes ses forces pour se réveiller enfin. Mais tout semblait trop réel. Les bruits, les odeurs, les sensations, la douleur qui irradiait dans tout son corps… qui n’était rien à côté de ce qu’elle allait subir dans quelques secondes. Le sort réservé à Eodwaeld lui avait fait rendre son repas, et elle tremblait comme une feuille prise au milieu d’une tempête, incapable de se contrôler.
- Pitié… pitié, pitié, pitié, pitié, pitié…
Quand le bourreau la saisit par le bras, elle se réveilla soudainement, et se mit à se débattre comme une furie, attrapant le bras de Learamn pour qu’il l’aidât à échapper à son funeste destin. La foule se mit à rire. Ils riaient de son désespoir, de sa passion pour la vie… A moins qu’ils ne rissent de leur propre impuissance, de leur propre désespoir, et de leur propre valeurs foulées aux pieds par Jawaharlal et sa clique malade. Fall fut arrachée à Learamn.
++ Voici l’esclave Fall, du Gondor ! Traîtresse… ++
Pour ses origines, le bourreau lui envoya une gifle cinglante qui la projeta au sol et la laissa sonnée une minute. La jeune femme leva les yeux vers l’ancien officier du Rohan, et elle sembla revenir à la raison. Des images défilèrent devant ses yeux. Lui, lâchant son arme, et se prosternant devant Jawaharlal. Huru, qui lui répétait à quel point il avait confiance dans cet allié providentiel qui se cachait dans le Temple et leur fournirait l’opportunité du tuer le Grand Prêtre. L’épée rebondissant sur le sol. Huru, et son sourire. Learamn, reprenant en chœur la harangue des Melkorites. Huru, basculant dans la nuit éternelle. Huru. Huru. Huru…
- Il vous faisait confiance ! Il vous faisait confiance ! Vous n’aviez pas le droit ! Comment avez-vous pu le trahir ! Il vous faisait confiance, nous vous faisions tous confiance, nous avons donné nos vies pour vous !
Elle pleurait franchement, désormais, alors que le bourreau la relevait en la saisissant par les cheveux.
- Ne renoncez pas… Je vous en prie, ne renoncez pas ! Pour lui, pour tout ce qu’il a dit de vous, je vous en supplie, ne renoncez pas. Ne nous abandonnez pas… Je vous en prie ! Je vous en prie, n’abandonnez pas !
++ Mais c’est qu’elle crie ! ++ Chantonna le bourreau. ++ Faisons-la crier ! Attachez-la fermement ! ++
Fall fut attachée aux chevilles et aux poignets, par des cordes à la fois fines et solides, qui furent ensuite distribuées aux zélotes. On se battit pour saisir la corde, et pour prêter main-forte au Grand Prêtre dans ce qui devait s’avérer être la purge de ses ennemis. Les hommes et les femmes, adorateurs du Dieu Sombre, se pressaient pour écarteler une jeune femme innocente, comme s’il ne s’était agi que d’un jeu.
Et ils tirèrent.
Les premiers coups furent atroces, et lui disloquèrent rapidement les deux épaules, tandis que les vivats de la foule couvraient les cris déchirants qu’elle poussait. Mais le bourreau souhaitait du spectacle, il souhaitait du sang. Après de longues minutes d’efforts, la jeune femme était toujours entière, et l’homme entreprit d’aider un peu les fanatiques en lui tranchant l’aine et les aisselles d’une lame affûtée.
++ Allez-y maintenant, et qu’il ne reste plus rien de cette sorcière quand vous en aurez fini ! ++
Fall eut un hoquet de surprise et de douleur lorsque son bras gauche fut arraché d’un seul coup. La douleur la submergea à tel point qu’elle sombra instantanément dans l’inconscience. Son esprit avait trouvé le moyen de se réfugier là où nul ne pouvait l’atteindre, et de ne pas assister impuissant à la suite de son extraordinaire calvaire. Le second bras ne tarda pas à être extrait de son logement, tandis que les derniers zélotes se battaient pour lui arracher au moins une jambe. Ce fut la droite qui céda en premier, et le corps de Fall, tendu à l’extrême, retomba comme une poupée de chiffon aux pieds du bourreau.
Learamn vit immédiatement qu’elle était morte.
Il sut qu’il devait être le prochain.
Le bourreau le saisit par le bras, et l’entraîna vers l’avant.
++ Voici l’esclave Learamn, du Rohan ! Quel sort allons-nous lui réserver ? ++
En s’avançant, l’ancien capitaine pouvait contempler la foule depuis une position privilégiée. A sa gauche, les zélotes enragés. A sa droite, les nobles soucieux et révulsés, mais pas moins sévères vis-à-vis de cet étranger venu faire de l’ingérence dans leurs affaires, et remettre en cause l’ordre établi depuis des siècles. L’heure était venue pour Learamn de prononcer ses dernières paroles. De choisir avec soin les mots qu’il emporterait avec lui dans la tombe, et ceux qu’il accepterait de crier à la face du monde. Toute perspective de les ramener à la raison était sans doute vaine, car la haine qui consumait les cœurs était au moins aussi terrible que la peur dont ils avaient fait leurs chaînes. Puis il y eut un cri.
- Learamn, non !
Stupeur.
- Learamn, tenez bon ! Tenez bon !
Sidération.
C’était toujours la même voix. Mais cette fois, la voix avait un visage. Un visage où se mêlaient terreur et colère, comme un défi à la puissance de Melkor et de Jawaharlal.
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Une nouvelle fois Shuresh avait été vaincue. Le soulèvement des esclaves d’Albyor avait été maté dans le sang et la douleur. Un espoir écrasé sans la moindre clémence.
Plus impuissant que jamais, Learamn ne pouvait qu’assister à l’extinction du brasier qu’il avait contribué à allumer quelques semaines plus tôt. Détonateur d’une folle espérance ayant conduit tous ces hommes et ces femmes à croire qu’il leur était possible de prendre leur destin en main. Huru avait fait le choix de se laisser convaincre par les paroles d’un étranger, de placer sa confiance en lui afin d’initier une nouvelle insurrection.
Mal lui en prit.
Le bras du rohirrim avait flanché au pire des moments. Quand il avait fallu joindre le geste à la parole, dans un dernier effort pour abattre le symbole de l’oppression, Learamn avait failli. Tous les esclaves s’étant lancés dans cette folle entreprise en n’ayant que bien peu d’espoir de survivre à cette sanglante journée. Un sacrifice qu’ils avaient tous accepté de faire afin d’atteindre le Dieu Sombre et son émissaire. De simples paroles, des promesses en l’air, la perspective d’un avenir glorieux. Voilà tout ce qu’il avait fallu pour faire flancher celui qui s’était présenté comme l’atout caché de la Révolte. Tout cela n’avait donc été basé que sur des mensonges. Une simple illusion qui les avait menés vers un échec sanglant.
Learamn avançait vers l’estrade sous les huées de la foule. Il revoyait le corps désarticulé et sans vie de Huru ; celui qu’il avait considéré comme son ami et dont les dernières paroles avaient été des malédictions adressées à son égard. Mort, non pas en faisant face à l’ennemi, mais en insultant celui qui avait trahi la cause.
Il repensa à Kayemba. Lui savait ce qui attendait ceux qui osaient défier l’autorité. Pourtant, lui aussi s’était trompé. Ses dernières paroles lui revinrent à l’esprit.
“Ce que vous avez perdu, vous le retrouverez… Un jour… Ne sacrifiez pas inutilement votre… votre vie… Vous êtes un homme… avant tout… Vivez.”
Learamn eut un petit rire dénué de toute joie. Le Poing de la Révolte était peut-être un homme sage mais il s’était trompé sur toute la ligne. Ce qu’il avait perdu, il ne le retrouverait jamais malgré les promesses de Jawaharlal. Son sacrifice et celui des autres, y compris de son propre fils, était bien inutile. Quant à lui, il ne vivrait pas. Seule la mort attendait l’homme qu’il était.
Un homme ‘’avant tout’’ ? Les personnes qui croisaient la route de l’ancien capitaine avaient des opinions bien différentes sur la nature du guerrier qu’il croisait, cherchant à utiliser cet outil pour parvenir à leurs fins. Machine de guerre, bras armé des puissants. Finalement, son statut n’était guère différent de celui de cet Uruk dressé par Khalmeh.
Son regard, vidé de toute émotion, se porta sur le balcon où le Grand Prêtre poursuivait ses sermons. Là même où celui-ci avait échappé de peu à la mort quelques minutes plus tôt. Learamn y avait été arrêté juste après la chute de Huru et conduit immédiatement vers le grand autel des sacrifices en compagnie des autres instigateurs de la révolte.
Kryv s’était alors glissée entre les cuirasses imposantes des Bakhshidan pour adresser quelques mots à son ancien libérateur. Des paroles empreintes de sincérité et d’émotion. La devineresse paraissait réellement désolée et attristée que les choses aient pris cette tournure. Elle évoqua ses regrets et ses rêves impossibles. Tout cela n’avait plus d’importance. Sa loyauté se trouvait désormais ailleurs, cela, Learamn l’avait compris trop tard. Il avait cru que la voyante, elle aussi, soutiendrait son entreprise. Leur rencontre dans les entrailles du Temple semblait aller dans ce sens. Il s’était lourdement trompé. Elle avait trahi. Mais il ne pouvait lui en vouloir, il n’avait pas fait mieux.
La devineresse avait fini par lui révéler qu’elle ne lui avait jamais caché la vérité, à l’exception d’un seul et unique mensonge. Elle n’en précisa pas la nature. Le message adressé aux insurgés ? Sa relation avec le Grand Prêtre ? L’utilité de la clef qu’elle lui avait confiée ? La paternité de l’enfant qu’elle portait ?
Au fond, désormais, tout cela n’importait que peu. Learamn n’avait pas répondu, il s’était contenté de hausser les épaules. Il allait mourir ici. À quoi bon perturber son esprit avec toutes ces interrogations dans ses derniers moments ? Si vraiment cet enfant était sien, alors il valait peut-être mieux que l’identité de son père tombe dans l’oubli.
Sous les acclamations d’une foule de zélotes en furie, Learamn emboîta le pas à deux autres insurgés. Une jeune et belle femme dont le lien avec Huru semblait intime ; et un vieil homme, à priori lui aussi originaire du Rohan. Learamn découvrait son existence dans ses derniers instants. Un autre fils du Riddermark pour mourir ici, si loin à l’Est, loin des vertes prairies et des rayons du Château d’Or. Il aurait voulu en savoir plus sur son histoire ; échanger autour d’un feu, une chope d’hydromel en main, sur leurs parcours respectifs. Comment chacun s’était retrouvé dans cette contrée si éloignée ? Avait-il entrepris tout ce périple par soif d’aventure ? Pour conquérir le cœur d’une femme ? Pour servir ce Royaume ? Une histoire sans nul doute bien palpitante ; mais qui prendrait fin aujourd’hui, dans un ultime déchaînement de violence.
La mort du Gouverneur Hagan fut annoncée. Tout ce qui se rapprochait de près ou de loin à un opposant à la cause de l’Ogdâr était ainsi systématiquement éliminé. L’ambition de Jawaharlal ne connaissait donc plus aucune limite. Le bouquet final de sa démonstration de force approchait désormais à grands ; et Learamn, Fall et Eodwaeld en seraient les principaux acteurs.
Les dernières paroles du vieil homme du Rohan étaient sincère et pleine de vérité Comment ce peuple pouvait vénérer ainsi leur tyran ? Comment ces pauvres âmes pouvaient accepter de se prosterner ainsi devant la source de leur malheur ? Le bon sens, malheureusement, avait quitté ce monde depuis bien longtemps et l’appel du vieillard resta vain.
Learamn lui adressa un dernier regard. L’homme ne daigna pas le lui rendre. Il se tenait droit, prêt à affronter son terrible destin avec dignité. Une dignité que les Melkorites n’étaient point disposés à lui accorder.
La mise à mort fut aussi lente que brutale. Les Melkorites avait élevé l’acte de l’exécution au rang d’art. Une pratique dans laquelle ils excellaient. On lui sectionna les membres, minutieusement, un par un. Lui retirant tous les attributs qui en faisait un être humain pour le transformer en une masse informe et sanguinolente que l’on finit par incendier sous les hurlements d’un homme à qui l’on avait ôté jusqu’à la liberté de mourir avec honneur.
Learamn n’avait pas détourné le regard ; un sentiment étrange mêlant horreur et fascination l’en avait empêché. Les hurlements de son compatriote résonnaient encore dans son esprit longtemps après qu’il s’était tu mais l’ancien officier n’y réagit pas.
Il ne se montra pas bien plus réactif quand Fall, que l’on emmenait de force vers sa funeste fin, se tourna vers lui. Elle l’implora, le condamna. Larmes et supplications se mêlaient et sur son beau visage, l’expression d’un désespoir infini. La vue de cette condamnée, dont le seul crime n’avait été que de croire en l’amour, l’amitié et la liberté, aurait dû briser les cœurs de tout spectateur normalement constitué. Learamn ne lui répondit pas, se contentant de la regarder en silence. Des excuses ? Cela semblait bien futile. Mieux valait-il la laisser mourir en ayant quelqu’un à blâmer. Avec la conviction que cet échec n’était ni dû à l’imprudence de Huru ou une erreur venant du groupe d’insurgés mais à la seule trahison de cet homme sorti de l’ombre pour y retourner.
Le supplice qu’elle endura fut légèrement plus expéditif, mais non moins graphique. Tenue par des cordes pour être écartelée ; sa silhouette gracile ne résista pas bien longtemps au fanatisme des zélotes. On laissa sa dépouille aux yeux de tous, auprès du tronc calciné de l’autre conspirateur.
Le regard mauvais du bourreau se posa sur sa dernière bête de foire. Il eut un sourire, pensant surtout à l’extase qui serait la sienne quand le public découvrirait la dernière méthode imaginée par les esprits créatifs du Temple.
Poussé par son tortionnaire, Learamn s’avança vers la fatalité. La tête baissée. Résigné. Il n’avait plus peur. Il n’avait plus aucun regret. Les espoirs d’une vie qu’il avait cru heureuse n’était plus que des souvenirs diffus et bien lointains. L’étreinte de la Mort n’était-elle pas plus douce que celle du Dieu Sombre ?
De nouveau, il posa un genou au sol. Nul parmi l’assistance ne pouvait voir clairement son visage mais ses épaules paraissaient se soulever au rythme de ses sanglots. “Learamn, non !”
Une voix s’était élevée. La même qu’il avait imaginée du haut du balcon du Grand Prêtre, qui cherchait vainement à l’empêcher de se laisser séduire par ses paroles venimeuses. “Learamn ! Tenez bon ! Tenez bon !”
Une voix unique pour se dresser face à la folie de l’Humanité. Pourtant, une voix qui représentait tant pour le condamné.
Il leva furtivement les yeux comme pour s’assurer qu’il n’avait pas halluciné, que son esprit ne lui jouait pas des tours sous le coup d’une nouvelle sorcellerie des prêtres.
L’enfant était en pleurs, dans un état quasiment incontrôlable que les réprimandes de son père n’arrangeaient guère. Sa mère le fusilla du regard, lui faisant silencieusement comprendre qu’elle pouvait gérer la situation sans le concours de son mari impatient. Céoda reporta ensuite son attention sur le jeune garçon qui avait désormais enfoui sa petite tête brune dans les bras maternels, le plus solide des boucliers pour se protéger des monstres qui venaient parfois hanter ses rêves.
Elle lui caressa tendrement ses cheveux sombres. “Shhh…shhh…mon chéri. Regarde tout va bien. Là…là…”
Doucement, elle déposa son index sous le petit menton et releva ainsi le visage humide de son fils avant de lui sécher la larme à l’aide d’un chiffon. “Je suis là tout va bien. Les monstres sont partis.”
Learamn, toujours en proie à l’angoisse qui saisissait si aisément l’âme d’un enfant une fois la nuit tombée, chercha à se calmer. Il acquiesça de la tête, quelque peu honteux de s’être mis dans tous ses états pour un simple cauchemar.
Sa mère ne semblait pas lui en vouloir de l’avoir tiré du lit en cette heure si tardive. “Ce sont des monstres bien ridicules d’ailleurs. Il a suffi que tu ouvres les yeux pour qu’ils disparaissent à tout jamais.”
La mère et l’enfant échangèrent un rire complice. Celle-ci lui massa les épaules avec tendresse. “Allez Learamn, relève-toi.”
Son frère était encore bien plus grand mais le jeune adolescent ne se laissa pas impressionner et chargea tête la première contre son aîné. Il parvint à l’agripper assez fermement au niveau de la ceinture pour le déséquilibrer et ils chutèrent ensemble dans les hautes herbes qui encerclaient le domaine agricole.
Véritable furie, le benjamin chercha à prendre immédiatement le dessus ; jouant de ses jambes et de ses coudes pour se placer au-dessus de Heldamn afin de le soumettre. Mais celui-ci, passé la surprise de l’audacieuse manœuvre, parvint à saisir les deux bras de son frère et le faire basculer au sol. “Pas pour cette fois p’tite pousse ! Désolé !”
Il pressa juste assez pour que la douleur, devenue trop intense, ne force un Learamn, immobilisé, à tapoter sur le poignet du vainqueur afin d’être libéré. Il prit quelques secondes pour reprendre son souffle, défiant son adversaire du regard. “Encore une fois !”
Heldamn ne fut pas surpris. L’enfant ne semblait jamais se lasser de la défaite. “Encore une fois ? Si tu y tiens tant…”
Les deux frères partagèrent un sourire. “Allez Learamn. Relève toi !”
Le couloir était sombre. L’assassin avait fait éteindre les torches dont la maigre lueur était leur seul moyen de défier les ténèbres qui se dressaient face à eux. Personnifiés par cette étrange entité qui les harcelaient depuis de longues minutes.
Dans sa respiration saccadée, Learamn pouvait entendre sa propre terreur. Au cours des derniers mois, il avait affronté bien des dangers et vaincu bien des ennemis. Mais que pouvait-il face à ce pouvoir inconnu qui dépassait les lois de la nature.
Un cri strident et inhumain tout près. En cherchant à s’écarter, il trébucha au sol, près de la botte de l’un de ses compagnons. Leur supérieur avait remarqué sa chute. Au loin les renforts semblaient venir. Devant eux, le destin du monde ne tenait plus qu’à une maigre file.
La voix grave du Comte Skaline fut comme un phare dans la nuit. “Allez Learamn. Relève-toi !”
Learamn parait les coups qui pleuvaient sur lui avec de plus en plus difficulté, la lame de son mentor s’approchant avec de plus en plus de puissance de son plastron scintillant. Même face au Capitaine de la Garde Royale, la fameuse danse écarlate faisait des ravages. Ses réflexes avaient légèrement diminué depuis la prise de ses nouvelles fonctions, mais le Vice-Roi Mortensen demeurait tout de même l’un des combattants les plus talentueux et déterminés du monde connu.
Depuis le début de leur duel, il n’avait cessé d’être sur l’offensive, noyant son protégé sous une pluie de coups puissants et précis. Sur les premières secondes, le jeune guerrier s’était plutôt bien débrouillé pour repousser les offensives de son illustre opposant, mais celui-ci ne lui accordait pas le moindre répit ou fenêtre pour une contre-attaque. Suant à grosses gouttes, Learamn avait commencé à reculer. Le poids de son épée se faisait plus lourds et se ses mouvements moins vifs.
D’un coup d’estoc. Gallen Mortensen fit valser l’arme de Learamn avant de le faire chuter d’un coup puissant sur le plastron. Le souffle coupé, le capitaine s’écroula contre le mur. “Tu peux laisser ton ennemi t’érafler un bras ou une jambe. Cela on peut y survivre mais ne le laisse jamais te séparer de ton arme. Il va falloir raffermir ta prise, Capitaine.”
Ce dernier aurait bien voulu lui répondre mais sa respiration n’était pas encore totalement remise. D’un geste, le Champion du Rohan lui indiqua que la session d’escrime ne s’achèverait pas avant quelques duels supplémentaires. Il fallait bien entretenir des corps ramollis par les festivités du mariage du Roi d’Arnor. “Allez Learamn. Relève-toi !”
La douleur est atroce. Étendu au sol, le capitaine du Rohan ne semble plus être une menace pour ses ennemis. Près de lui, le cadavre de l’elfe qu’il venait de surprendre mais qui n’avait point entamé son dernier voyage sans transpercer de part en part le pied du rohirrim. Pourtant le combat n’était pas fini. La plupart de ses alliés avaient été vaincu et les sédéistes de l’Ordre tenaient toujours Pelargir.
L’un d’eux s’approchait déjà avec un rictus mauvais, lame au clair. Un sourire malsain qui fut bientôt remplacé par une expression de stupeur quand une lame lui transperça le thorax par derrière. Le corps retomba laissant apparaître la silhouette hirsute du conteur devenu libérateur.
Nathanaël tendit sa main ensanglantée vers le jeune officier. “Allez Learamn ! Relève-toi!”
L’odeur du bois calciné enivrait son esprit embrumé par la douleur et le deuil. La chaleur des flammes venait lécher ses bras engourdis. Autour de lui, le chaos le plus total régnait. Leur coup de folie avait partiellement payé. Deux guerriers et un cor pour affronter plus d’une dizaine des derniers agents de l’hydre qui le tourmentaient depuis tant d’années.
Selon tous les scénarios réalistes, ils auraient dû mourir ici. Un nouveau miracle s’était produit. Un de plus. Comme si inlassablement, la Mort refusait d’accueillir ce pauvre gamin des plaines. Pourtant il n’était pas un combattant exceptionnel à l’image de son mentir. Il n’était pas un stratège brillant comme d’autres grands officiers de le Marche. Il n’était pas orateur charismatique à l’instar de ces grands leaders capables de faire soulever des foules. Pourtant il avait survécu, envers et contre tout. S’accrochant à la moindre anse que la vie continuait à lui offrir.
Les meilleurs quittent toujours ce monde les premiers disait-on. Que cela voulait dire pour ceux qui restaient ?
La voix d’Iran, aux prises avec le dernier Canthui de l’Ordre, résonna au loin. Il ne put clairement l’entendre mais s’imagina ce qu’elle pouvait lui dire en cet instant.
Ava était là. Vivante comme le lui avait promis Khalmeh.
Elle aussi lui intimait de se relever.
L’intervention de la courtisane capta bien sûr l’attention d’une foule mécontente d’être ainsi importunée dans son délicieux spectacle. Cependant, l’incident fut de courte durée. Il y avait toujours des plaintes provenant des proches des sacrifiés durant les cérémonies, si la jeune femme se montrait trop bruyant, elle ne tarderait pas à subir le même sort que le Rohirrim vers qui tous les regards s’étaient à nouveau tournés.
Ses épaules se soulevaient à intervalles réguliers. Beaucoup crurent d’abord qu’il pleurait mais quand il finit par relever la tête sous l’injonction du bourreau, tous purent se rendre compte à quel point ils s’étaient fourvoyés.
La bête riait.
Un sourire carnassier sur le visage, un rire incontrôlé. Un silence de plomb s’installa parmi zélotes, pourtant habitués à tous les types de réactions des condamnés. Jamais, pourtant, n’avaient-ils vu un tel comportement.
L’espace d’une fraction de seconde, une once d’humanité revint dans les yeux de Learamn, quand il croisa le regard d’Ava. La remerciant silencieusement et lui intimant de prendre la fuite. Bien vite, la tendresse disparut pour faire place à une lueur de folie au creux de ses pupilles noires.
Se redressant de tout son être, sa chemise crasseuse glissa vers le sol laissant apparaître son torse marqué et nerveux, couverts d’occultes tatouages, aux yeux de tous. Il sourit au bourreau, comme si celui-ci venait de lui faire une excellente plaisanterie.
“Esclave ? Vous avez dit esclave ? Nooon, nul n’est esclave par sa propre volonté. Ma captivité je l’ai choisi, ma liberté je ne l’ai jamais quitté.”
Il se tourna vers l’assistance, comme s’il s’apprêtait à prêcher devant son armée de fidèles.
“Esclave ? Moi ? Non !”
Il bomba fièrement le torse et haussa la voix afin que tous l’entendent. Du plus haut des balcons de la Grande Salle jusqu’au plus profonds des cachots du Temple Sharaman.
“Je suis Learamn fils d’Eolkar. Capitaine de la Garde Royale du Rohan. Héros des Peuples Libres. Champion de la Guerre des Trois Rois. Pourfendeur de l’Ordre de la Couronne de Fer. Libérateur de Pelargir. Protecteur de la Marche !
Je suis Learamn fils de Céoda. Agent de la Reine Lyra. Maître des Uruks. Brasier des esclaves d’Albyor. Fantôme du Temple Sharaman !”
Il leva haut son poing et s’exclama en rhûnadan afin que tous le comprennent. Du plus haut des dignitaire jusqu'au plus démuni des esclaves du Temple : +++Je suis un Varka de Rhûn ! Bras vengeur de Melkor ! +++
L’attention, il l’avait obtenu. Il ignorait si c’était par fascination ou car son auditoire se demandait ce qui avait bien pu se passer pour qu’il perde ainsi les pédales.
Pourtant, Learamn se sentait revivre. Pris d’une ivresse nouvelle, il désigna du doigt le balcon du Grand Prêtre. “Est-ce cela l’homme que vous prenez pour le messager divin ? Ce type-là ? Vraiment ? Je l’ai vu de près se pisser dessus quand une poignée d’esclaves en haillons et armées de piques ont failli faire s’écrouler son fragile empire ! J’ai vu dans ses yeux le même effroi que celui du cochon que l’on sacrifie à l’abattoir. Un bien piètre prophète ! Que fera-t-il quand les légions de varkayin déferleront sur son petit Temple ? Que fera-t-il, quant à la fin des temps, les cavaliers en verts sonneront la charge sur la Cité Noire ? Pensez-vous qu’il vous protégera ? Que sa ridicule petite armée pourra faire quoique ce soit ? Melkor, Loué Soit-Il, ne mérite-t-il pas un représentant plus digne ?”
Un début d’agitation se faisait sentir. Les Bakhshidan estimaient certainement que la mascarade avait assez duré. Le temps lui était compté. “La devineresse l’a vu. Je suis invincible. Elle l’a vu. Vous ne pouvez rien y faire ! Une fois j’ai échappé à la mort sur l’autel du petit Jawaharlal, le ridiculisant aux yeux de tous. Je le ferais une deuxième fois. Puis une troisième et autant qu’il le faudra. Venez essayer ! Venez me tuer !”
L’émoi continuait à monter parmi les rangs des zélotes déjà chauffés à blanc par les récents affrontements qui les avaient opposés aux gardes. Tout était sur le point d’exploser. Il ne suffisait que d’une étincelle pour qu’à nouveau tout ne s’embrase.
Au fond, son destin avait toujours été là. Malgré ses allégeances et ses serments, il n’était qu’un détonateur aussi puissant que dangereux. Sans crier gare, il bondit sur le bourreau, qui d’impatience avait voulu le saisit par l’épaule. Learamn le mordit à la gorge, arrachant un morceau de chair avant de passer derrière le malheureux en l’agrippant par le cou. De son pagne, la bête enragée sortit un petit objet scintillant qu’il leva haut au-dessus de sa tête avant de le rabattre violemment sur le visage du bourreau.
La petite clef dorée que lui avait confiée la devineresse était devenue une arme mortelle entre les mains du varka qui frappa plusieurs fois en visant les yeux du bourreau. Il sentait le sang couler sur ses doigts, l’agent melkorite se débattre mais pas assez pour faire lâcher prise au prédateur.
Une fois son adversaire aveuglé, il enfonça le petit objet au niveau de la gorge, écrasant la trachée et déchirant les tissus. Mort ou inconscient, l’homme s’écroula à ses pieds dans un dernier râle. Sans un regard pour sa victime qu’il venait de massacrer quasiment à mains nues Learamn fit volte-face face à une foule en délire. Déjà les Bakhshidan montaient quatre à quatre les marches qui menaient à l’estrade des sacrifices.
Le rohirrim, qui semblait habité par la démence, les défiait à grands cris. Avait-il perdu la raison ? L’ancien capitaine avait-il définitivement basculé ? Ou alors n’était-ce qu’un dernier coup d’éclat face à une issue inévitable ?
Fou meurtrier ou héros romantique ? Bête enragée ou guerrier honorable ? Nul ne pouvait vraiment le dire. Learamn le premier.
Il saisit l’arme du bourreau par la lame. Torse nu, couvert de sang, il poussa un hurlement sauvage avant de lancer l’épée tel un javelot, avec une puissance prodigieuse en direction du balcon Grand Prêtre.
À cette distance, il avait bien peu de chance d’atteindre mortellement Jawaharlal. Les insurgés avaient laissé filer cette opportunité un peu plus tôt. “Pour tuer un Dieu, il suffit d’une simple goutte de sang. ”
Le rohirrim ne se réserva cependant pas le luxe d’attendre de voir s’il avait atteint sa cible. Une fois qu’il eut relâché la lame, Learamn bondit de l’estrade, comptant sur l’effet de surprise et de panique pour se frayer un chemin parmi la foule de zélotes en direction de l’intérieur du Temple. Il n’y avait aucune issue, aucune fuite possible.
Tout juste pouvait-il mettre autant de distance que possible entre lui et Ava. Détourner l’attention de la foule en furie afin de permettre à la Dame de la Reine de s’enfuir dans le chaos.
Jouant des coudes et des poings pour repousser les premiers zélotes qui cherchait à se saisir de lui ; il hurla en rhûnadan:
La mise à mort de ses ennemis, le sang versé, et le spectacle atrocement divin qui venait d’être donné en l’honneur de Melkor avaient de toute évidence fait forte impression au peuple de la Cité Noire. Les zélotes, dont l’enthousiasme renouvelé se traduisait par des cris et des applaudissements toujours plus forts, répondaient au mutisme sidéré de la noblesse de la ville. Un silence de complaisance dont se contentait parfaitement le Grand Prêtre. Il n’avait pas besoin d’une ardente dévotion, ou d’une démonstration de foi… Il avait simplement besoin de leur autorisation tacite, et de leur terreur.
Il s’en nourrissait. Il s’en délectait jusqu’à la dernière goutte.
Le pouvoir des Melkorites à Albyor reposait sur un savant mélange de peur et de violence extrêmes qui, alternées et judicieusement dosées, lui offriraient le contrôle sur l’ensemble de la ville. La mort de Demior Hagan n’était qu’une formalité. Son héritier et successeur, qui s’était déjà rallié à la volonté de Jawaharlal, garantirait une transition pacifique et le maintien des apparences. La Cité Noire conserverait des autorités militaires qui rendraient des comptes à la Couronne, mais Nixha Hagan ne répondrait en réalité que devant un seul maître. Les autres se plieraient à la volonté de Melkor, tant que le Gouverneur validerait implicitement cette prise de pouvoir.
Le plan était parfait.
Le tumulte causé par la révolte des esclaves n’était qu’un menu contre-temps. Un divertissement dont le héraut de Melkor mesurait de plus en plus l’intérêt. C’était cette attaque contre sa personne qui justifiait aujourd’hui l’établissement de nouvelles mesures sécuritaires. C’était elle qui justifiait le déploiement des Bakhshidan dans toute la ville, et la mise en place d’un nouvel ordre militaro-religieux afin de garantir la défense de la seule vraie foi. L’armée de Melkor était une force redoutable, mais il faudrait bien plus d’hommes pour satisfaire les ambitions démesurées du Grand Prêtre, qui n’entendait pas régner seulement sur ce caillou hideux et macabre. L’entièreté du royaume devait être purgée de ses vices… L’entièreté de la Terre du Milieu !
Cette pensée tira un sourire au Grand Prêtre.
Il ne lui restait qu’un dernier obstacle à franchir, et il pourrait conclure cette journée épique, qui constituerait le point de départ du renouveau dont le grand royaume d’Orient avait besoin. Un dernier obstacle, sous la forme d’un officier du Rohan, déchu de ses titres et de ses fonctions, emporté par un fol élan chevaleresque qui l’avait conduit à mener tous ses compagnons à la mort. Mais curieusement, alors que tout en lui aurait dû évoquer la résignation et la détresse, il fit ce qu’aucun esclave avant lui n’avait osé faire…
Il se mit à rire.
La foule se tut, et alors que Learamn balayait celle-ci du regard, il ne put manquer de voir le visage à la fois effrayé et perplexe d’Ava.
La Femme de la Reine semblait ne pas avoir changé. Elle était toujours aussi belle et élégante, toujours aussi raffinée et sûre d’elle. La seule évolution se trouvait dans ses yeux, qui paraissaient avoir vieilli d’un millier d’années, et n’aspiraient qu’à retrouver la paix et la légèreté… Deux sentiments qu’elle n’avait plus connus depuis des semaines, désormais. Il lui faudrait encore attendre un peu. Pour l’heure, elle ne parvenait pas à détacher son regard de Learamn, qui irradiait une aura de commandement incomparable, tandis qu’il défiait littéralement Jawaharlal, Melkor, et les milliers de zélotes fanatiques qui avaient choisi de se masser ici pour assister à la cérémonie sanglante. Ava, le cœur saisi par la crainte, fut submergée par l’immense fierté qu’elle éprouva en entendant Learamn s’adresser à Jawaharlal.
Cet homme qu’elle avait connu brisé, et qu’elle avait patiemment soigné, n’avait pas été vaincu par les Melkorites d’Albyor… Bien au contraire. Ils avaient tenté de le détruire, tenté de piétiner ce qui faisait son humanité. Ils n’avaient réussi en retour qu’à faire jaillir plus haut son désir de vivre, et de terrasser une force si grande que nul n’osait même songer à la contester. Mais Ava n’avait jamais réussi à guérir totalement Learamn. Ses potions, ses onguents, ses simples et ses massages n’avaient jamais apaisé la plaie béante dans son âme. Ses danses et ses mouvements n’avaient jamais réussi à redresser le déséquilibre profond qui le rendait gauche, maladroit, boiteux. Ce poids qui l’alourdissait, elle le sentit s’envoler au moment où il prononçait ces paroles qu’il n’aurait jamais osé revendiquer auparavant.
- Varka… murmura-t-elle pour elle-même, les yeux emplis de larmes de joie.
Varka.
Elle avait été la première à appeler Learamn ainsi. Un terme empli de dégoût, de méfiance, de crainte. Elle avait été la première à identifier cette faille en lui, à mettre le doigt sur ce poids qui l’alourdissait. Elle avait cru naïvement qu’il s’agissait d’un mal dont il devait se défaire pour aller de l’avant, et retrouver qui il était véritablement. Elle ne s’était jamais autant trompée. Elle le voyait aujourd’hui, à l’heure où Learamn revendiquait pleinement cette partie de lui, seul devant un dieu et devant une armée… Avait-il jamais été autant lui-même qu’en cet instant ? Avait-il jamais été autant complet qu’en laissant parler cette partie de lui qui, peut-être existait depuis plus longtemps qu’il l’imaginait… une part sombre, mais aussi vulnérable. Une part violente, mais aussi profondément sensible. Une part dangereuse, mais aussi terriblement utile… quand elle était mise au service d’une cause juste et noble.
Les monstres n’étaient pas toujours ceux que l’on croyait.
Ava l’avait appris. Elle l’avait compris.
- Learamn ! Cria-t-elle à nouveau, sa voix perçant le vacarme de la foule.
Le guerrier l’entendit-il ? Se sentit-il inspiré par son cri ? Elle n’en eut jamais la confirmation, mais la seconde qui suivit, le Rohirrim avait cessé de lutter contre lui-même. La colère, la rage, la douleur et la frustration se muèrent en une énergie implacable, et en quelques secondes seulement, le bourreau trouva la mort dans d’atroces conditions. Une mort au moins aussi atroce que celle infligée à Eodwaeld… à Fall… à tous ceux qui avaient eu le malheur de se dresser un jour face aux Melkorites d’Albyor, et de rêver à un monde meilleur. Ava n’attendit pas de comprendre ce qui se passait avant de bondir en avant elle aussi, profitant de la confusion des Bakhshidan et des zélotes pour se faufiler entre leurs rangs et tenter de se rapprocher de l’échafaud.
Elle eut à peine le temps de voir la lame lancée par Learamn traverser l’immensité qui séparait le guerrier de sa cible : le Grand Prêtre de Melkor en personne. Une épée tourbillonnant dans l’air, aussi incongrue que tout ce qui était en train de se produire durant cette funeste journée. Une tentative désespérée de la part d’un homme qui l’était tout autant.
C’était un lancer impossible.
La seule distance à couvrir était considérable, sans parler de la précision nécessaire pour atteindre Jawaharlal, qui se tenait debout face à l’assemblée, et dont les yeux s’étaient légèrement écarquillés en voyant la lame arriver vers lui à toute vitesse.
Impossible.
Ce fut sa dernière pensée, avant le choc. L’acier percuta violemment la pierre qui constituait la rambarde sur laquelle prenait appui le héraut de Melkor. La lame, qui n’était pas de la meilleure qualité, se brisa immédiatement à l’impact, projetant des débris de métal en tous sens. L’un d’entre eux vint érafler la joue du Grand Prêtre, qui poussa un bref cri de stupeur, avant de porter la main à son visage… Lorsqu’il la retira, sa paume rougie lui renvoya l’écho de sa propre mortalité, tandis que ceux qui l’entouraient se jetaient des regards ébahis…
++ Saisissez cet homme ! Tuez-le ! Tuez-le ! ++ Se mit à crier Jawaharlal, animé par une haine peu commune. ++ Au nom de Melkor Tout-Puissant, détruisez cet infidèle, qui ose nous défier ! ++
Learamn avait déjà bondi à travers la foule, pour échapper à ses poursuivants, se battant comme un beau diable pour échapper à ces mains griffues qui essayaient de le retenir, conformément aux ordres du Grand Prêtre. Ils ne jouaient plus désormais. Ils ne cherchaient plus à le retenir pour l’offrir en spectacle à la foule d’Albyor. Il avait déjà causé assez de dégâts comme ça, et cette fois l’objectif était de le mettre à mort le plus rapidement possible, pour offrir son cadavre en pâture aux zélotes qui ne manqueraient pas de le profaner tant et si bien qu’il ne pourrait jamais rejoindre l’Après-Vie et retrouver ses ancêtres.
Deux d’entre eux parvinrent à enserrer la taille du Rohirrim, tandis que deux autres lui saisirent les épaules, ralentissant assez sa course pour permettre à plusieurs des Pardonnés de le rattraper. Comme les autres, ils portaient l’armure complète, et le heaume intégral qui couvraient leurs visages, et ressemblaient à des automates meurtriers destinés uniquement à accomplir la volonté de Melkor. Le premier s’avança lourdement, dégainant une épée qu’il brandit au-dessus de sa tête.
- C’est fini pour toi, grogna-t-il dans un westron teinté d’accent arnorien.
Ce furent ses dernières paroles.
Une silhouette surgit de nulle part, aussi rapide qu’un de ces félins qu’on voyait parfois dans les confins orientaux du royaume. Une cape rouge obscurcit la vue de Learamn, et d’un audacieux revers une lame effilée vint se ficher dans l’œil du Bakhshidan, glissant dans l’interstice minuscule par lequel le guerrier voyait le monde. Il demeura immobile un instant, avant que son plastron ne se couvrit d’un flot de sang carmin, et que la lame ne quittât son corps, laissant ce dernier basculer en arrière et s’écraser lourdement contre la dalle de pierre. Ses doigts s’ouvrirent lentement pour libérer son arme qui roula sur le sol à ses côtés.
- Vous ne le toucherez pas… Gronda Ava, en reprenant sa garde.
Elle jeta un bref regard en arrière vers Learamn, que les zélotes avaient lâché, pour se mettre hors de portée de la femme armée. Non seulement elle avait réussi à s’introduire dans le Temple de Sharaman avec une arme, mais en plus elle n’avait pas hésité à s’en servir – et avec brio. Elle était loin, cette époque où la guérisseuse laissait les affaires de la guerre à ses compagnons, et se contentait de donner des ordres et de les soigner. Elle avait changé, ces dernières semaines. Il y avait eu l’attaque à Lâm-Su… la mort tragique de Thrakan… La disparition de Learamn et Kryv… Elle avait eu amplement le temps de méditer sur sa propre inutilité, et sur sa responsabilité dans l’échec cuisant de leur mission. Elle avait eu le temps de toucher le fond, et de retrouver des raisons d’espérer.
De vivre.
De se battre.
Une voix d’outre-tombe les enveloppa de nouveau, alors qu’ils reprenaient leur souffle. Ava se sentit clouée sur place par l’écho qui semblait lui renvoyer de toutes parts les grondements du Grand Prêtre. Jawaharlal n’en avait pas terminé avec eux.
++ Voici venir une nouvelle ennemie de la foi… Nombreux sont ceux qui se dressent face à l’autorité de Melkor… Les hyènes quittent enfin leur tanière, pour révéler leur véritable nature. Combien de traîtres se cachent encore parmi nous, prêts à surgir au moment opportun, pour poignarder dans le dos les adorateurs de la vraie foi ? Approchez ! Approchez, traîtres, ennemis du Rhûn, suppôts de l’Ouest ! Approchez, et tremblez devant la juste fureur du Temple de Sharaman. Il n’y aura nulle prison, nul répit pour vous. Vous serez pourchassés, traqués jusqu’au dernier, et massacrés au nom de Melkor notre dieu ! Dénoncez-vous ! ++
Ava raffermit la prise sur le manche de son arme, reculant jusqu’à sentir le dos de Learamn contre le sien. Les Bakhshidan avancèrent d’autant.
- Tenez bon, Learamn. Tenez bon.
Sa voix vacilla.
Elle ferma les yeux un bref instant, en priant de toutes ses forces pour que l’aide qu’elle espérait leur parvînt. En les ouvrant, ses ennemis se tenaient toujours devant elle, mais elle se sentit plus résolue. Si elle devait mourir aujourd’hui, elle le ferait en combattant, et n’abandonnerait plus jamais ses compagnons derrière elle. Elle était certes une guérisseuse, et une Femme de la Reine, mais elle était avant tout une farouche défenseuse de la vie… Et si cela signifiait tuer ceux qui entendaient consacrer toutes les âmes de ce monde à la folie de Melkor, alors ils la trouveraient sur le route, jusqu’à son dernier souffle.
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Un vent glacial souffla l’énergie de la foule de zélotes fanatisés, lesquels se tournèrent comme un seul homme dans la même direction, alors que s’ouvraient les grandes portes du Temple de Sharaman. Une vive lumière pénétra dans le royaume des ténèbres de Jawaharlal, faisant vaciller les torches suspendues aux murs, et les cœurs des Melkorites. Le grincement sinistre des deux immenses pièces de bois pivotant sur leurs énormes gonds fut accompagné d’un grondement rythmique, et d’instruments de musique jouant des airs martiaux inquiétants. De là où il se trouvait, encerclé par la masse des fidèles, Learamn fut un des derniers à voir les silhouettes qui se détachaient nettement sur le ciel immaculé du Rhûn.
Mais il entendit la voix.
Inhumaine.
Elle ressemblait à s’y méprendre au grognement d’un animal, dont l’appel fut repris par plusieurs dizaines d’autres voix gutturales, caverneuses, venues du tréfonds des âges. Pendant un instant, quelques adorateurs de Melkor crurent qu’il pouvait s’agir du retour du Dieu Sombre en personne… Mais leurs mines réjouies s’évanouirent lorsqu’ils virent l’armée privée du Grand Prêtre, les Bakhshidan, reculer nerveusement.
Ce n’étaient pas quelques dizaines de voix, mais plusieurs centaines… Voire davantage.
Et leurs symboles n’étaient pas ceux de Melkor.
Leurs uniformes impeccables, leurs armures rutilantes et leurs armes ouvragées rehaussaient la beauté et le prestige de ces combattants dont le visage était avalé par un casque intégral ne laissant voir que leurs yeux animés d’une rage à peine contenue. Ils brandissaient de longues hallebardes dans une main, serrant fermement un épais bouclier dans l’autre. Leurs chants guerriers résonnaient de plus en plus fort, à mesure qu’ils pénétraient nombreux dans le Temple, en un flot ininterrompu avançant au pas cadencé. Ce n’étaient pas seulement quelques envoyés venus sermonner le Grand Prêtre : c’était une véritable armée. Des centaines… non, des milliers de soldats qui avançaient en rangs serrés, en poussant d’étranges cris de guerre à intervalle régulier, suivant la voix qui les commandait. Ces mugissements rythmiques inspirèrent la terreur à tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Les silhouettes sombres des Pardonnés de Melkor vacillèrent. Ils ne semblaient plus aussi sûrs de leur puissance, et se jetaient des regards qu’on devinait effrayés sous leurs heaumes d’acier, tandis qu’ils battaient prudemment en retraite devant les bannières qui flottaient dans le vent. En lieu et place de la Couronne de Fer, l’oriflamme de cette armée figurait un soleil à quatre branches : le symbole ancestral des souverains de l’Est.
Ces hommes appartenaient à l’armée de Lyra.
++ VARKAYIN ! ++ Cria l’un d’eux, comme pour rallier à lui sa compagnie.
++ Varka ! Varka ! Varka ! ++ Reprirent les combattants des premiers rangs à l’unisson, en se rassemblant autour de leur chef.
Les Varkayin.
La garde personnelle de Lyra.
Les combattants les plus redoutés de tout le royaume avaient fait le déplacement en masse : leur contingent, fort d’une centaine d’hommes, occupait les premiers rangs d’un véritable corps d’armée venu tout droit de Blankânimad, et qui continuait à s’engouffrer toujours aussi nombreux dans le Temple de Sharaman. Ces hommes au statut quasi-mythique portaient le même uniforme que leurs comparses, mais l’aura terrifiante qui se dégageait d’eux, leurs grognements bestiaux, et la soif de sang qu’on lisait dans leurs yeux ne laissait aucun doute quant à leur identité. Assujettis à la discipline de fer de l’armée du Rhûn qui les retenait de charger droit sur l’ennemi, leurs chants transperçaient les cuirasses des Bakhshidan plus sûrement que les lames, se frayant un chemin jusqu’au cœur des adorateurs de Melkor. Ils avaient l’air immenses et terribles.
Surhumains.
Ils étaient commandés par un individu de haute taille, qui ajoutait à l’armure traditionnelle en « écailles de dragons » des fantassins du Rhûn, une longue cape rouge rehaussée d’or. C’était lui qui exaltait le courage chez ses hommes par ses chants spectraux. Il écarta les bras, intimant l’ordre à ses hommes de se déployer de part et d’autre de lui, ce qu’ils firent en un merveilleux ensemble à la coordination extraordinaire.
++ Varkayin… Vā īst ! ++
Ils s’arrêtèrent net, et tout à coup on n’entendit plus que le grondement féroce des Loups de Lyra qui rongeaient leur frein en attendant d’être lâchés contre les ennemis de la Reine. Les réguliers les imitèrent, en rangs parfaitement alignés, leurs hallebardes frappant le sol en un bel ensemble alors qu’ils restaient l’arme au pied, menaçants mais sans agressivité. Le commandant à la cape rouge s’avança au devant de l’assistance, et défia Jawaharlal du regard sous son casque ouvragé :
++ Au nom de Sa Majesté, je vous ordonne de renoncer immédiatement à cette folie ! Déposez les armes, relâchez les prisonniers, et soumettez-vous ! ++
Sa voix tonitruante était au moins aussi audible que celle du Grand Prêtre, vers qui tous les regards se tournèrent désormais. Il semblait désarçonné, et pour la première fois il n’affichait plus sa superbe habituelle. Son regard se porta vers ses ouailles, ses fidèles rassemblés là, plongés dans l’incompréhension la plus totale. Après tout, ne faisait-il pas cela pour le Rhûn ? Avec l’aval de Blankânimad ? Il sentit brusquement son pouvoir lui filer entre les doigts, et rétorqua avec acidité :
++ Et qui est l’infidèle qui outrepasse son autorité, pénètre en armes au sein de la demeure du Dieu Sombre, et ordonne ainsi au Grand Prêtre du Temple Sharaman ? Qui ose parler ici sans y avoir été invité, et défier la volonté de Melkor et de son héraut ? Qui donc ? Qu’il se découvre, et s’avance pour faire face à son jugement ! ++
Le bras de fer venait de débuter. Jawaharlal leva fièrement le menton, tandis que tous les regards bifurquaient de nouveau vers l’officier de l’armée royale. Au lieu d’ôter son heaume comme il venait d’être invité à le faire, il se retourna vers les grandes portes, et s’inclina légèrement du buste. Les rangs de ses soldats se mirent à onduler, comme si les troupes d’élite n’étaient que des brins d’herbe battus par les vents, s’écartant, les uns après les autres. Entre leurs lances et leurs boucliers, quelqu’un venait.
Jawaharlal blêmit perceptiblement, lorsqu’elle parut. Son cœur manqua un battement lorsqu’elle prit la parole.
++ C’est moi, Lyra Armadîn, princesse des Balchoth, Reine du Rhûn, suzeraine de ces terres, qui te l’ordonne. Dépose les armes, Jawaharlal, prêtre de Melkor, renonce, et soumets-toi à la justice de ta souveraine ! ++
La sidération la plus totale s’était emparée de la foule, estomaquée par ce retournement de situation aussi inattendu que stupéfiant. Les nobles de la cité, retrouvant peu à peu leurs facultés, s’inclinèrent respectueusement devant la souveraine de l’Est, certains allant jusqu’à se mettre à genoux, voire à se prosterner face contre terre comme des esclaves. La culpabilité de la classe dominante d’Albyor était infinie, mais nul n’osa prendre la parole en cet instant. De toute évidence, le maître du Temple était lui aussi à court de mots, car il se retrouva plongé dans un profond silence, et une immense perplexité. Ce jour était censé être celui de son triomphe. Son heure de gloire, lui permettant de franchir la première étape cruciale de son plan. Mais plus rien ne se déroulait comme il l’avait envisagé, et tout semblait lui échapper… Melkor l’avait-il abandonné ?
Il se refusait à y croire.
++ Ce doit être une nouvelle épreuve… La dernière… ++ Marmonna-t-il pour lui-même, avant de relever la tête vers Lyra, une lueur inquiétante dans le regard.
Dès qu’il ouvrit la bouche, Lyra devina les mots qu’il allait prononcer :
++ Pardonnés de Melkor, fidèles alliés de la foi… Voici qu’apparaît enfin la menace contre notre Dieu et notre foi, le vrai visage du complot. ++
Il marqua une pause.
Hésita.
Osa.
++ Tuez les prisonniers ! Tuez tous ceux qui s’opposeront au culte de Melkor ! Bakhshidan, aux armes ! Aux armes ! ++
Durno à ses côtés sonna dans un cor, et le Temple sembla vibrer de l’intérieur, tandis que les milliers de guerriers fanatiques de Jawaharlal étaient appelés à la guerre. Ils avaient été rassemblés en secret au moment de l’attaque éclair des esclaves, et s’étaient déployés de manière stratégique dans le Temple. A l’appel de leur maître, ils sortirent de toutes parts et formèrent un mur immense et impénétrable entre les troupes de Lyra et les différents points d’accès qui menaient vers les niveaux supérieurs du Temple. Puis, animés par leur foi dévorante, ils marchèrent comme un seul homme vers la Reine. Cette dernière, immobile au devant de sa troupe, dégaina l’épée magnifique qui pendait à son côté. Celle-là même qu’elle avait refusé de tirer au Rohan face à Gallen Mortensen. Celle-là même qu’elle avait refusé de tirer pour punir l’outrecuidance de Learamn. Cette lame fine et élégante, vestige d’une époque révolue, embrassa l’air avec fureur, et sa pointe se tendit dans la direction du Grand Prêtre.
Shiralsira, la lame royale avait parlé.
Par ce simple geste, Jawaharlal venait officiellement d’être condamné à mort.
Dans le chaos, Learamn sentit un souffle de vent frôler son oreille, et lorsqu’il se retourna il put voir que le Bakhshidan qui se trouvait derrière lui gisait au sol, l’épaule transpercée par une hallebarde lancée avec tant de force qu’elle avait enfoncé la cotte de mailles et s’était plantée profondément dans ses chairs, l’empêchant purement et simplement d’utiliser son bras d’épée. Le commandant des Varkayin, qui avait toujours le bras en l’air, hocha la tête à l’attention du Rohirrim, comme pour lui dire qu’il comptait sur lui à présent. Plusieurs guerriers s’étaient élancés pour prendre position derrière Learamn et Ava, afin de leur offrir une couverture, et de leur permettre de récupérer. Ce fut seulement à cet instant qu’ils purent enfin baisser les armes, et se retourner l’un vers l’autre.
Elle laissa tomber son épée sans même y penser, et se jeta au cou de Learamn, qu’elle serra dans ses bras comme si cette étreinte pouvait leur permettre d’effacer les trois dernières semaines, de faire disparaître tous les tourments vécus.
- Learamn ! Oh Melkor soit loué, tu es en vie ! J’ai cru…
Elle se mit à pleurer franchement. De joie. De peine. De regrets. Son sourire immense et magnifique était solaire et douloureux à la fois. Ses mains s’emparèrent du visage de l’ancien officier, comme pour vérifier qu’il était toujours lui… Elle se fichait de ses cheveux rasés, de ses tatouages, de son air hagard et déboussolé, du sang qui coulait le long de son menton, de toute les horreurs qu’il avait pu commettre pour en arriver là. Tout ce qui lui importait, c’était de le voir vivant, et de pouvoir à nouveau plonger dans ses yeux égarés parmi les ombres, afin de mieux les ramener vers la lumière. Leurs retrouvailles semblèrent durer une éternité, durant laquelle ils manquèrent le chaos de la rencontre entre les Pardonnés de Melkor et les Loups de Lyra, qui se jetaient les uns sur les autres avec une férocité extrême. Le vacarme ambiant et la perspective d’une mort certaine ne les fit même pas ciller, tandis qu’ils se regardaient avec les yeux de ceux qui rêvent éveillés.
- Learamn… Il n’y a pas une journée où tu n’as pas hanté mes pensées, depuis Lâm-Su… J’ai cru…
Ces mots ne pouvaient franchir ses lèvres. Cette idée avait été son poison pendant si longtemps que le dire à haute voix lui donnait la nausée. Au lieu de quoi, elle se contenta de poser son front contre celui de l’ancien officier, dans un geste étonnamment tendre et apaisant, tandis qu’elle murmurait :
- Je suis là… Je suis là…
Lorsque Learamn parcourut le regard d’Ava, il vit.
La lumière. La chaleur. Un avenir radieux. Aussi beau que terrifiant, alors qu’il avait évolué tout ce temps dans la nuit éternelle d’Albyor et du Temple de Sharaman. Mais la guérisseuse n’était pas qu’un astre lointain et perdu dans un ciel inaccessible… Elle n’était plus cette femme. S’il le fallait, elle irait jusqu’aux confins du monde pour y chercher l’humanité en Learamn, et la ramener à la surface de son existence. Elle se battrait, de toutes ses forces, pour y parvenir, car…
- Je ne peux pas vivre dans un monde où tu n’existes pas…
Les mots avaient coulé de ses pensées comme une cascade. Elle n’y prêta pas attention. Il y avait tellement longtemps qu’elle souffrait de garder cela en elle que désormais, rien ne l’arrêterait. Elle craignait la mort imminente, la perspective d’être arrachée à ce monde, et de disparaître en gardant en elle ce qu’elle aurait voulu dire…
- Je t’aime, Learamn fils d’Eolkar et de Céoda, homme du Rohan. Je t’aime, varka du Rhûn, libérateur d’Albyor. Je t’aime, et que Melkor en soit témoin, je me battrai jusqu’à mon dernier souffle pour que tu aies une raison de vivre.
Cette promesse devait s’avérer être la plus importante de la vie d’Ava. Une qu’elle ne briserait jamais.
- Que ce dernier souffle arrive le plus tardivement possible, lança une voix familière.
- Votre Majesté, répondit Ava avec humilité, en s’inclinant profondément devant la reine Lyra.
Cette dernière était aussi impressionnante que le premier jour où Learamn l’avait vue. Elle avait quitté son immense trône, et avait troqué sa sublime tenue civile pour une cuirasse dorée rehaussée de fils d’argent, qui lui couvrait le buste et les épaules. Ses gardes personnels l’entouraient, à commencer par le commandant des Varkayin, qui posait sur le Rohirrim un regard indéchiffrable. La Reine leva la tête vers le balcon où se trouvait Jawaharlal, et fronça les sourcils :
- Je sais que vous avez traversé bien des choses, Learamn. Vous avez servi fidèlement votre Reine, au-delà de mes espérances… au-delà de ce qui était attendu de la part d’un homme de votre condition. Vous avez honoré la mémoire d’Iran, et vous vous êtes racheté à mes yeux. Elle serait fière de vous. Cependant…
Son noble et beau regard descendit vers le guerrier. Elle tendit la main, et un de ses gardes lui déposa une belle épée ouvragée à la lame droite, que la Reine proposa à Learamn :
- Il nous reste une bataille à mener. La plus importante, peut-être. Êtes-vous prêt à me suivre, Learamn ? Êtes-vous prêt à donner votre vie pour moi ? Êtes-vous prêt à intégrer la Garde des Varkayin ?
La proposition était tout bonnement exceptionnelle. Learamn n’appartenait pas à l’armée du Rhûn, il n’était qu’une âme égarée dans ce royaume, cherchant bon gré mal gré à faire ce qu’il considérait juste, sans penser au lendemain. Prendre cette épée… intégrer la garde personnelle de Lyra… il n’y avait pas de plus grand honneur, et de plus belle récompense pour ses services rendus. Et puis, la Reine le savait, ce serait le moyen pour Learamn d’occuper enfin la place qui était la sienne. Au sein des Varkayin, il trouverait enfin ceux qui, comme lui, avaient décidé d’embrasser la bête qui sommeillait en eux, sans se laisser entièrement dévorer par elle.
- Menez-moi jusqu’à Jawaharlal, insista Lyra. Mettons enfin un terme à cette folie.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
D’innombrables mains tentaient d’arrêter la course effrénée du fugitif, cherchant à s’agripper à n’importe quel morceau de ce corps scarifié qui chargeait au milieu de la foule. Les premiers zélotes prirent la bête de plein fouet, trébuchant sur son passage, les bras levés dans une vaine tentative d’appliquer les directives du Grand Prêtre, plongé dans une colère noire face à ce fou qui osait défier son autorité.
L’un des fanatiques parvint à agripper le poignet de Learamn qui ne ralentit pas pour autant, l’entraînant avec lui dans sa progression. Bientôt, d’autres parvinrent à le saisir. Les uns par les épaules, les autres par les jambes. Une foule entière ne fut pas de trop pour dompter la furie de l’animal en motion. Après les quelques secondes de confusion initiales, plusieurs Bakhshidan se frayèrent un chemin au sein de l’assemblée pour arriver à la hauteur de celui qui avait fait saigner le messager de Melkor. Les fidèles s’écartèrent religieusement sur leur passage, offrant en cadeau le prédateur qu’ils avaient, au prix de nombreux efforts, réussi à immobiliser.
Le soldat leva sa lame et prédit triomphalement :
”C’est fini pour toi”
Ne pouvant esquisser le moindre geste pour se défendre, Learamn se contenta de le défier du regard. Il avait montré aux yeux du monde la vulnérabilité de l’être que tous considéraient comme invincible. Une dernière fois, il avait inspiré la terreur et l’effroi dans le cœur de ses ennemis. Son ultime objectif avait été atteint et, désormais, il pouvait partir en paix de la manière qu’il avait toujours désiré. Armes en mains, à l’issue d’un combat sans merci où son sang se mêlait à celui de ses ennemis. Learamn sourit à son ennemi, révélant ses dents encore teintées du sang du bourreau qu’il avait sauvagement assassiné quelques instants auparavant.
Un voile rouge lui obstrua momentanément la vue. Était-ce donc à cela que ressemblait la mort ?
Pourtant ses sens n’avaient pas disparu. Le goût ferreux du sang dans sa bouche était toujours présent. Dans son poing fermé, il ressentait toujours le froid de la petite clef ouvragée. Tout autour de lui, il entendait toujours le tumulte s’échappant de l’assistance et la voix puissante de Jawaharlal qui aboyai ses ordres. Face à lui, il distinguait encore la silhouette menaçante du Garde du Temple Sharaman.
Un doux parfum de jasmin vint flatter ses narines.
Mortellement touché, le Pardonné de Melkor tituba avant de s’écrouler au sol avec fracas sous le regard farouche d’Ava, dont la fine lame avait porté le coup fatal.
Miraculé, Learamn voulut d’abord hurler. Lui crier que jamais elle n’aurait dû voler à son secours. Que toute cette manœuvre avait été faite dans le but de lui donner une chance de fuir en portant l’attention sur lui. Toutefois, il ne dit rien. Ils échangèrent un unique regard plein de tendresse et de détermination.
La guérisseuse avait fait son choix, en toute connaissance de cause. Celui de ne pas rester en retrait une fois de plus, de ne pas rester les bras croisés quand ses alliés défiaient frontalement leurs adversaires. Au même titre que le rohirrim, la dame de la Reine avait suivi ce que son âme lui indiquait être juste. Face à une telle décision, nul ne pouvait s’opposer.
Leurs regards ne se quittèrent pas pendant de longues secondes suspendues dans le temps. Tant de sentiments contradictoires. Entre joie de la retrouver et la savoir condamnée. Tant de questions qui n’auraient jamais de réponses. Sa disparition lors de l’embuscade de Lâm-Su. Ses véritables motivations. Le mystère de son passé et de cet amant perdu. Rien de tout cela n’importait désormais. Seule la certitude de mourir au côté d’un être aimé comptait désormais. Ils se rapprochèrent et se mirent dos-à-dos pour faire face à la masse humaine qui s’était agglutinée autour d’eux, prêt à leur fondre dessus dès la fin du réquisitoire du Grand Prêtre. L’ancien officier les défia tous du regard, conscient de ne pas tous pouvoir les vaincre mais décidé à leur faire comprendre que celui qui s’aventurerait à faire le premier pas vers lui, trouverait une mort certaine et violente entre ses mains.
Qu’y avait-il de plus dangereux qu’une bête blessée et prise au piège ? Le potentiel destructeur de la force du désespoir n’était plus à prouver entre ces murs. Pourtant, malgré la délicatesse de leur position, Ava, de son côté, était animée par un courage tout aussi vivace mais de nature bien différente. Loin de la posture nihiliste de son compagnon, elle apparaissait pleine d’espoir quand elle répétait à son compagnon de tenir bon.
Un premier coup de butoir dont les vibrations se firent ressentir dans toute la Grande Salle des Sacrifices. Un second qui fit trembler jusqu’aux fondations du Temple Sharaman. Les lourdes portes finirent par céder au troisième, laissant entrer l’aveuglante lumière d’un soleil qui ne faisait qu’entamer son lent déclin après avoir été à son zénith. Le vent venu de l’extérieur pénétra d’un coup à l’intérieur, comme un souffle divin qui vint froisser légèrement les bures portées par les zélotes du Dieu Sombre. Bien assez vite les rayons lumineux se retrouvèrent cachés par l’entrée des nouveaux arrivants, et les bannières qu’ils avaient fièrement hissés au-dessus de leurs têtes. Les tambours se mirent à résonner et ce qui ressemblait à des chants guerriers s’élevèrent dans la pénombre au rythme des hallebardes qui frappaient le sol dallé de ce lieu sacré.
Learamn n’avait encore jamais rien entendu de tel.
Nulle parole en gloire aux héros ou louant leur souverain. Nulle formule pour se donner du courage. Seulement des sons gutturaux et graves, dont la tessiture était quasiment inhumaine. Tous les spectateurs et participants de la cérémonie reportèrent leur attention sur ce nouvel acte du spectacle. Encore une autre friandise que leur Grand-Prêtre avait décidée de leur proposer ? Une manifestation d’un Melkor satisfait des dernières offrandes ? L’arrivée d’un nouveau contingent de Bakhshidan ?
On se bouscula pour être les premiers à découvrir ce mystère et Learamn, profitant à nouveau du chaos naissant, ne tarda pas à le mettre à jour. L’exilé n’eut aucun mal à reconnaître les armures et les bannières des soldats qui venaient de faire irruption. L’armée de Blankânimad s’était déplacée en nombre jusqu’à Albyor. Les manœuvres de Jawaharlal avaient eu raison de la patience de la Reine Lyra. Learamn adressa un regard interrogateur à Ava qui n’eut pas besoin de prononcer le moindre mot pour confirmer ce dont il se doutait déjà.
Voilà pourquoi elle tenait tant à ce qu’il résiste, encore un peu.
Les troupes de la Reine avançaient en rangs parfaitement ordonnés, forçant la foule à reculer et se décaler sur les côtés de la grande salle. Bientôt, la grande esplanade fut dégagée, nouvelle scène d’un affrontement à venir entre les Melkorites et les soldats de la capitale. Les deux adversaires se tenaient de part et d’autre de l’échafaud, là où les dépouilles des esclaves sacrifiés et affreusement mutilés gisaient encore dans leur sang qui commençait à sécher.
Learamn observait silencieusement ces guerriers qui avaient, les premiers, fait leur entrée dans le Temple au mépris de la sacralité de ce lieu sombre. Leur équipement était en tout point semblable à celui du reste du contingent mais l’aura qui irradiait de leurs rangs était bien particulière. Leurs cris de guerre avaient redoublé d’intensité et, dans leurs yeux, la fureur bestiale transperçait leurs casques ouvragés, tandis que leurs bottes de cuir résonnaient en rythme sur le sol du Temple.
Pour la première fois depuis son arrivée dans cet endroit maudit, l’ancien cavalier sentit la peur changer de camp. L’attaque des esclaves de Huru avaient semé la confusion et le chaos mais les Pardonnés de Melkor avaient rapidement repris le contrôle de la situation face à des offenseurs plus faibles et mal équipés. Désormais, face aux plus redoutables des combattants de l’Est, la donne avait bien changé. La légende des varkayin faisait trembler jusque dans les recoins les plus sombres d’Albyor.
Leur commandant prit les devants et ordonna à ses hommes d’arrêter leur progression au sein du Temple qui était désormais devenu leur nouveau terrain de chasse. Zélotes et membres de la noblesse s’étaient empressés de dégager le parterre de la salle pour chercher à se mettre à l’abri derrière les immenses colonnes, ou vers l’intérieur du bâtiment qui s’enfonçait dans la montagne. Face aux Bakhshidan qui organisaient en catastrophe leur ligne de défense ; les varkayin s’arrêtèrent net et leurs rugissements se muèrent en un feulement continu. Des félins en cages en attente qu’on leur ouvre la porte pour fondre sur leurs proies.
Face aux injonctions de l’officier en cape, le Grand Prêtre ne se démonta pas. Toujours juché du haut de son balcon, il toisait ce menaçant tableau de son regard supérieur. Toutes les forces de Blankânimad et de la Couronne ne suffisaient-elles pas pour faire plier le prophète du Dieu Sombre ? Quels sortilèges pouvaient enfin parvenir à lui faire courber l’échine ? Fallait-il vraiment que la Reine se déplace en personne pour exiger qu’il rende les armes ?
Cela tombait à pic. Elle avait bien fait le déplacement.
Sous les yeux ébahis de tous les témoins présents, l’armée des loyalistes se fendit en deux, créant un passage pour leur souveraine qui s’avança majestueusement en direction de son ennemi. Si les Varkayin inspiraient la crainte et le respect, Lyra commandait la déférence et la fascination. Les nobles s’inclinèrent devant le passage de leur monarque qui ne daigna pas même leur adresser un regard, fixant intensément l’homme qui osait défier son autorité.
Vêtue d’une armure dorée rehaussée d’argent, la Reine tenta de raisonner Jawaharlal. Mais celui-ci était déjà allé trop loin, il ne pouvait plus reculer dans sa guerre sainte. Pas même face à celle qui pouvait tout lui faire perdre. L’avenir du Rhûn, si ce n’est du continent entier, se jouait dans l’antre de Melkor.
Avec une grâce qui rappela à Learamn la gestuelle guerrière d’Iran, Lyra Armadin, princesse des Balchoth, Reine de Rhûn, dégaina sa splendide lame, condamnant à mort son opposant. Il n’en fallut pas plus pour que la bataille s’engage. Les troupes de l’Ogdâr sonnèrent le cor et les hommes de Blankânimad se mirent en mouvement alors que tout autour d’eux la myriade de civils fuyait de tous les côtés en quête d’une issue, ou du moins d’une cachette pour survivre à cet affrontement qui s’annonçait d’une violence inouïe.
Longtemps coincés entre les deux armées, Learamn et Ava se retrouvèrent rapidement entourés d’amures dorés en écailles de dragons qui étaient parvenu à former un cercle de protection autour d’eux afin de leur permettre de récupérer. Visiblement, leurs vies étaient précieuses pour les hommes de la Reine.
Profitant de ce court moment de répit, ils purent enfin se tourner l’un vers l’autre. L’orientale, en pleurs se jeta dans les bras du rohirrim qui pouvait la sentir trembler contre lui. Un contraste saisissant entre la fougueuse combattante qui avait froidement abattu un adversaire quelques minutes plus tôt et cette jeune femme qui ne pouvait plus retenir ses larmes, prise dans un tourbillon d’émotions mêlant effroi, soulagement, crainte et joie. Learamn la serra contre elle, plongeant son nez dans sa chevelure sombre aux parfums floraux, savourant ce premier moment de tendresse humaine depuis une éternité. Il aurait voulu rester des heures durant, à la garder précieusement entre ses bras ankylosés pendant que le monde autour d’eux s’écroulait intégralement. Tout autour d’eux, les combats faisaient fureur et les horreurs se multipliaient ; mais tout ce qu’il voyait était le doux visage de la courtisane. Tout autour d’eux, le vacarme des armes qui s’entrechoquaient était devenu assourdissant, mais tout ce qu’il entendait était la voix angélique d’Ava qui lui confiait son amour.
Dans un premier temps, il ne sut que répondre. La rage meurtrière du guerrier s’estompa progressivement, et temporairement, pour faire une petite place à son cœur qui battait encore dans ce corps éprouvé. Un battement dont l’écho se faisait parfois lointain quand il chargeait ses ennemis pour les occire à mains nues, mais un battement qui résonnait à présent avec vigueur, irriguant la moindre parcelle de son esprit et de sa chair d’une ardeur différente de celle qu’il avait libérée sur la scène ; plus apaisée, moins destructive. Un équilibre étrange et précaire mais qu’il ne pouvait se permettre de lui échapper entre les doigts.
Il posa son front sur celui d’Ava. Sa peau était douce, une chaleur agréable s’en dégageait. L’homme ressentait son souffle dans son cou et ferma les yeux pendant quelques secondes, se laissant percer par les propos de la jeune femme. Si ses yeux n’avaient pas été si asséchés, il aurait sans nul doute partagé les sanglots de la jeune femme, les trémolos dans sa voix en furent la preuve.
“Je suis là…Ava…je suis là…Ne pleure pas.”
Le plus délicatement possible il lui caressa sa joue humide de son pouce et rouvrit les paupières.
“Tu m’as ouvert les yeux. Sur le monde. Sur ce pays. Sur ce que je suis, réellement. Je t’aime Ava ; et, cette fureur qui m’anime, j’en userai pour m’assurer que nul ne te fasse du mal. À jamais.”
Ce moment fusionnel fut finalement interrompu, les amoureux ramenés à la réalité alors que leurs deux visages se rapprochaient de plus en plus. Un rappel à l’ordre qui avait pris la forme de l’une des dirigeantes les plus puissantes du monde connu.
Entourée de sa garde rapprochée, la Reine Lyra les toisait de son regard noble et distingué. Au fond de ses pupilles sombres cependant, Learamn crut déceler une émotion à peine perceptible. L’implacable souveraine au cœur glacial s’était-elle laissé attendrir par la scène d’amour dont elle avait été témoin ?
Si tel était le cas, elle n’en montra rien et s’exprima toujours avec l’autorité et le charisme qui la caractérisaient. Learamn s’était respectueusement incliné devant elle. Le rohirrim n’avait pas oublié le serment qu’il avait donné plusieurs mois plus tôt dans le Palais de Blankânimad. Finalement, l’auguste monarque représentait certainement une partie de la réponse à la question que Learamn n’avait cessé de se ressasser. “À quoi bon ?”. Il avait juré allégeance et s’était vu remettre une mission. Même dans le désespoir le plus total, même quand tout espoir avait disparu face à la cruauté de Melkor, il n’avait eu d’autre choix que de s’accrocher à ce qui l’avait toujours motivé : remplir sa mission et honorer son serment.
Il avait flanché une unique fois dans cette quête, baissant les bras au pire des moments sur le balcon de Jawaharlal, séduit par ses paroles mensongères. Cela avait conduit à la mort de son ami et à des scènes d’une rare violence.
Learamn devait effacer cet affront.
Il saisit la lame que lui tendait sa suzeraine et posa un genou face à Lyra et la tête baissée répondit :
“C’est un immense honneur que vous me faîtes, votre Majesté. Ma lame sera votre arme la plus destructrice. Mon bras est l’instrument de votre volonté. Ma vie sera dévouée à votre protection et celle de votre peuple. Depuis ce jour, jusqu’à mon dernier jour. Je le jure, sur le Dieu d’Orient et les Valari de l’Ouest.”
Un serment aussi engageant dont les connotations religieuses étaient bien inhabituelles pour un homme du Rohan, terre où même les plus érudits qui savaient l’existence des anciens dieux ne leur vouaient aucun culte. En cela, le Rhûn et ses croyances qui imprégnaient le quotidien de ses habitants commençait déjà à déteindre sur l’esprit de l’ancien capitaine. Après en avoir obtenu l’autorisation par la Reine, Learamn se releva. Il se tourna quelques secondes vers Ava et fit glisser une de ses mèches de cheveux entre ses doigts rouges. Il aurait voulu lui dire qu’elle avait accompli sa mission, qu’elle pouvait désormais se mettre en retrait jusqu’à la fin des combats, prête à fuir si l’issue en était défavorable. Pourtant, la lame encore sanguinolente de la jeune femme lui démontrait que la guérisseuse avait peut-être d’autres cordes à son arc.
“Sois prudente Ava. Je te retrouverai.”
Puis, il suivit le commandant des varkayin qui prit place devant ses troupes. Torse nu, couvert de sang et de tatouages, Learamn ne jouissait d’aucune des pièces de l’équipement imposant de ses nouveaux frères d’armes à l’exception de la lame effilée et légèrement courbée que lui avait confiée Lyra. Pourtant, il se fondit parfaitement parmi eux.
La troupe se mit à grogner alors que leur chef s’apprêtait à donner l’ordre de charge.
L’amour, la compassion, la tristesse, la fierté et la joie disparurent alors instantanément. Tous ces sentiments positifs qu’il avait ressenti quelques secondes plus avaient subitement cédé leur place à une seule rage meurtrière. Une haine furieuse à l’égard de tous ceux qui oserait se dresser face à eux.
Le grognement devint feulement.
L’ordre fut donné.
Learamn se mit à rugir en chargent la première ligne des Pardonnés de Melkor.
Le varka avait trouvé sa meute
The Young Cop
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Le bruit sourd des combats. Le tumulte de la bataille. Les cris, les mugissements, les râles de douleur étouffés. Le Temple de Sharaman était déchiré par un conflit d’une violence inouïe, alors que s’affrontaient sous ces arches de pierre noire et sombre deux volontés inflexibles. Celle de Jawaharlal, le héraut de Melkor, Grand Prêtre de la religion la plus violente et la plus cruelle qu’Arda eût connu… Et celle de Lyra, reine despotique d’un des plus grands royaumes de la Terre du Milieu, déterminée à sauvegarder son pouvoir temporel face à la folie d’un culte qui n’avait que trop duré.
Le duel au sommet qui se jouait avait sans doute le pouvoir de décider de l’avenir de tout un continent, et nul n’accepterait de ployer face à son adversaire, tant les conséquences de la défaite étaient terribles.
La Reine leva les yeux vers le balcon où se trouvait quelques instants plus tôt son adversaire mortel. Elle ne vit rien d’autre que les silhouettes de ses gardes personnels, les Pardonnés, qui évacuaient les lieux en toute hâte pour prendre position afin de barrer la route à la suzeraine de ces terres. Ces traîtres avaient peut-être été pardonnés par Melkor en personne, mais à ses yeux ils étaient aussi coupables que le Grand Prêtre, et ils devaient connaître le même sort : une mort exemplaire et expéditive, pour restaurer l’ordre dans la Cité Noire, et dans tout le royaume.
La tâche serait ardue.
L’influence de Jawaharlal s’était implantée profondément, et il faudrait encore du temps et beaucoup d’efforts avant de réussir à purger tout le mal que cet homme sinistre avait pu causer au grand royaume de l’Est. Mais avant cela, encore fallait-il remporter la victoire… La bataille d’Albyor venait de commencer, et pour l’heure, nul ne pouvait dire avec certitude qui l’emporterait. Lyra pouvait toutefois compter sur un allié supplémentaire, et non des moindres. Learamn du Rohan en personne posait de nouveau un genou au sol devant elle, pour lui renouveler son serment d’allégeance, acceptant sans réserve de donner sa vie si nécessaire pour défendre le Rhûn et sa nouvelle souveraine. Elle ne put cacher sa surprise en l’entendant jurer à la fois sur les Valar et sur les Melkor, et songea que c’était sans doute le premier être de toute l’histoire à prononcer de telles paroles, à faire la jonction entre deux mondes qui avaient appris à se haïr depuis des millénaires. C’était un geste d’une grande portée symbolique et, il fallait le dire, d’un grand intérêt politique.
Depuis qu’elle avait posé les yeux sur lui, dans les couloirs de Blankânimad, Lyra s’était demandée comment exploiter au mieux cette nouvelle pièce qui était venue s’ajouter à son jeu. Elle avait d’abord pensé naïvement que ce Rohirrim n’était qu’un vulgaire outil, capable de débusquer le mal qui se cachait dans la Cité Noire – et elle ne s’était pas trompée. Mais les paroles d’Ava, qui lui avait raconté qui était Learamn, et le courage dont il avait fait preuve face aux Melkorites, avait forcé la Reine à reconsidérer la situation. En apprenant les extraordinaires efforts qu’il avait su déployer pour venir à bout de la menace du Grand Prêtre, elle avait eu la confirmation que l’homme en haillons qui se tenait devant elle détenait en réalité un potentiel immense qu’elle désirait aujourd’hui exploiter.
En temps et en heure.
Pour le moment, le plus urgent était de mettre un terme au pouvoir des Melkorites d’Albyor, et de détruire Jawaharlal afin de l’empêcher d’étendre un péril bien plus grand qu’ils l’imaginaient sur la Terre du Milieu. La guerre d’abord. La politique, ensuite.
D’une voix pleine de gravité, elle répondit :
- Qu’il en soit ainsi, Learamn du Rohan. Tâchez de ne pas mourir… Quelqu’un vous attend.
Elle tourna un regard mi-amusé mi-attendri vers Ava, qui observait la scène avec un mélange de crainte et de fierté. La « Femme de la Reine » inclina la tête respectueusement, adoptant la posture réservée qu’on attendait des personnes de son statut, et cachant par la même occasion le trouble qui s’était emparé d’elle. Lyra leur laissa un moment d’intimité, profitant de l’occasion pour s’approcher du commandant de ses Varkayin.
Ava inspira profondément, tremblant jusqu’aux tréfonds de son être alors que Learamn s’approchait d’elle avec une douceur qu’elle souhaitait préserver de toute son âme. Leur proximité, qu’elle avait longtemps rêvée alors même qu’elle se battait contre la perspective qu’il eût été tué, lui donnait envie de tout oublier, de laisser de côté les grands enjeux de ce monde, et de retrouver la paix et la sérénité qu’elle n’avait que trop rarement connu ces dernières années, et qu’elle aurait souhaité redécouvrir avec Learamn. Elle aurait voulu l’emmener très loin du chaos de cette salle infernale, et le préserver de tout mal… Le reconstruire, petit à petit, pour lui épargner les tourments d’un monde qui lui avait déjà tant arraché. Elle avait été profondément touchée par ses blessures, par sa vulnérabilité, sa sensibilité… Elle s’était éprise de lui sans vouloir se l’admettre, sans vouloir renoncer à la chimère d’un homme qu’elle avait aimé et dont elle n’avait pas su accepter la disparition. Il avait fallu celle de Learamn pour qu’elle comprît qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre dans le passé, et que l’amour à la fois profond et naissant qu’elle éprouvait pour lui se devait d’éclore au grand jour, s’il ne voulait pas mourir dans une désert de regrets et de nostalgie. Mais avant de le retrouver pleinement, elle devait d’abord se résoudre à l’abandonner une nouvelle fois. Une dernière fois, fallait-il espérer.
- Si Melkor lui-même n’a pas pu nous séparer… nous nous retrouverons de l’autre côté, lui répondit-elle avec un sourire qu’elle espérait capable de cacher la peur qui lui déchirait les entrailles.
Learamn avait littéralement défié un dieu et son Grand Prêtre, se battant de toutes ses forces pour rester en vie alors que tout espoir semblait perdu. Et, contre toute attente, il était encore debout, arme en main, prêt à se battre. Le destin qu’il écrivait à la pointe de son épée était frappé du sceau de la bravoure et de l’héroïsme, et Ava ressentait un sentiment étrange en le voyant ainsi… Son esprit lui rappelait le danger qu’ils couraient encore, tous autant qu’ils étaient, au sein du Temple de Sharaman, mais elle était paradoxalement certaine que le Rohirrim s’en sortirait.
Elle ne pouvait imaginer qu’il en fût autrement.
Cette confiance lui donna l’élan dont elle avait toujours manqué pour s’approcher du varka, et s’abreuver enfin à ces lèvres endolories, qui avaient le goût du sang et de la vie, d’un espoir qui avait su perdurer même au fin fond des ténèbres, et d’un désir d’amour qu’elle devinait à la hauteur des souffrances subies. Elle ferma les yeux, en embrassant de toutes ses forces et de toute son âme le Rohirrim, comme pour sceller la promesse que ses paroles avaient portée plus tôt. Elle aurait voulu que ce baiser durât pour l’éternité, mais elle savait que la guerre les rappelait à elle aussi sûrement que la mer pouvait appeler le marin ou le ciel les oiseaux.
- Reviens-moi, Learamn.
Ces paroles, à la manière d’une brise printanière, effleurèrent le visage de l’ancien capitaine. Comme un vent d’Ouest balayant les lourds nuages noirs chargés de pluie et de tristesse, et dégageant une éclaircie dont on espérait secrètement qu’elle était la promesse de jours meilleurs. Elle s’éloigna sans rien ajouter d’autre que ses larmes qui perlaient au coin de ses yeux magnifiques. Elle aussi aurait un rôle à jouer aujourd’hui : les blessés affluaient déjà, et les talents de guérisseuse d’Ava seraient mis à contribution bien après que le dernier coup eût été porté, et que le dernier souffle eût été rendu.
- Learamn ?
En tournant la tête, l’intéressé put voir que Lyra était revenue vers eux. Elle adressa un sourire d’une étonnante compassion à Ava, lequel s’évanouit aussi rapidement qu’il était apparu. L’esprit de la Reine était préoccupé par d’autres considérations que l’amour, et elle revint brusquement aux sinistres affaires qui les attendaient, en présentant notamment au Rohirrim le chef de sa garde personnelle.
- Voici le commandant Toltzin. Votre supérieur. Nous formerons un détachement séparé, avec pour objectif d’ouvrir une brèche dans la ligne de Jawaharlal, et de nous infiltrer jusqu’à lui.
En utilisant le « nous », Lyra confirmait implicitement ce que tous avaient pu pressentir en la voyant se dresser fièrement face au Grand Prêtre. Elle participerait en personne à cet assaut, et mettrait sa vie en jeu pour achever celle de son ennemi. La guerre, au Rhûn, n’était pas qu’une affaire de génie militaire ou de politique : c’était aussi une affaire martiale, une question de courage et de volonté. Pour la jeune souveraine, ce n’était rien de moins que son premier fait d’arme notable, et elle se devait d’être à la hauteur de la réputation de ses prédécesseurs, si elle voulait conforter son pouvoir et rehausser sa légitimité sur le trône.
On ne lisait aucune peur dans ses yeux.
Aucun doute.
Elle était une Princesse des Balchoth, une guerrière dans l’âme, dont la vie entière avait été consacrée à étudier l’art du gouvernement, et celui de la conduite d’un peuple. L’apprentissage de la crainte n’avait pas fait partie de son éducation, et elle était au contraire animée par une confiance extrême, teintée de concentration. Elle était prête à mourir pour défendre ses convictions, ce qui dénotait une force de caractère remarquable chez un personnage que d’aucuns décrivaient parfois comme une reine machiavélique et manipulatrice. Tout cela, elle l’était assurément, mais elle espérait que lorsque le tumulte de la bataille d’Albyor retomberait, son peuple verrait en elle autre chose qu’une arriviste ayant profité de la mort suspecte de son mari, héritier légitime de Sharaman, pour prendre le pouvoir.
- Le commandant n’est pas versé en westron, hélas. Pour relayer vos informations, vous aurez besoin de quelqu’un.
Elle fit un signe de la main, et Toltzin se retourna pour appeler à lui un nouveau soldat en armure complète. Indissociable de tous les autres en raison de ce casque qui lui mangeait le visage, il était cependant évident que sa rigueur et sa discipline martiale étaient impeccables.
- Anka Amaneshi Ankolawala, à votre service, lui lança une voix féminine qui trahissait une certaine jeunesse.
Les yeux de la guerrière, qui brûlaient d’une fièvre guerrière mal contenue, avaient cette pointe de folie qu’on décelait chez les Varkayin. Il était évident qu’elle appartenait à l’élite de l’élite, et qu’il ne fallait pas la sous-estimer. Elle adressa un salut élégant à la Reine, qui en retour tendit le bras vers Learamn comme pour lui donner une permission. La combattante inclina de nouveau la tête, avec une raideur qui camouflait mal sa timidité. Sans un mot, elle approcha du Rohirrim et posa sa main sur son cœur pendant quelques secondes. Elle sembla s’absorber dans ses pensées, écoutant peut-être les battements qu’elle percevait à travers le cuir de son gant, ou bien peut-être qu’elle communiait avec quelque esprit du monde invisible. Elle finit par lever les yeux vers lui. Le voile qui cachait son visage ne dissimulait guère le sourire qui étirait ses lèvres.
- Mon frère…
Ce n’était pas une question. Plutôt une reconnaissance profonde et naturelle, le symbole d’une acceptation. Toltzin et Lyra hochèrent la tête avec gravité, confirmant l’intuition de la jeune Anka. Learamn comprit sans doute à cet instant qu’être un varka ne suffisait pas à se faire place parmi la garde d’honneur de la Reine de l’Est. Pour intégrer les Loups de Lyra, il fallait être accepté comme tel. C’était sans doute ce qui faisait la force de ce régiment extraordinaire.
- Viens, viens, lui lança celle qui lui servirait d’adjudant aujourd’hui, avec un enthousiasme non feint. Rejoignons la ligne !
Ils se rapprochèrent des Varkayin qui montaient la garde autour d’eux, mais au moment de prendre place parmi les hommes, Anka cria quelque chose à ses compagnons que Learamn ne comprit pas. Les combattants se mirent soudainement à hurler, comme des animaux féroces. On aurait dit que leur esprit humain avait cédé la place à celui d’un loup, ou d’un ours, et les Bakhshidan qui se battaient un peu plus loin se figèrent de terreur en entendant cela. Cependant, il était évident pour le Rohirrim que ce n’était pas un cri de guerre… Plutôt un cri de joie.
La meute accueillait un nouveau membre.
Toltzin laissa ses guerriers ronger leur frein un moment, et puiser en eux la furie qui les conduirait à la victoire, avant de pousser un rugissement sonore qui donna aux Varkayin le signal que la chasse était ouverte. Comme un seul homme, les Loups fondirent sur leur proie avec une avidité stupéfiante. Le sang devait encore couler avant la fin de cette journée…
~ ~ ~ ~
- Repliez-vous ! Repliez-vous !
Les Bakhshidan reculèrent en s’efforçant de maintenir la cohérence de leur formation, pour éviter d’être tout simplement taillés en pièces par les troupes régulières de Lyra. Les combats faisaient rage depuis plusieurs heures au sein du Temple, les deux armées s’affrontant sans faiblir, chacune d’entre elle défendant son maître véritable. Toutefois, les Pardonnés de Melkor cédaient du terrain, et devaient accepter de se replier vers des positions plus favorables. Ils s’élançaient vers les étages, où ils espéraient pouvoir monter une défense efficace, et contenir la pression incessante des Réguliers qui ne leur laissaient aucun répit.
Ce fut la première accalmie depuis le choc initial, mais il n’y eut nul cri d’allégresse chez les hommes de Lyra.
La souveraine du Rhûn, qui avait ramassé ses longs cheveux d’un noir de jais derrière sa tête pour l’occasion, soupira profondément en prenant appui sur Toltzin, qui n’avait pas quitté son côté depuis le début des hostilités. La lame royale qu’elle tenait en main était rougie du sang de ses ennemis, qu’elle avait tenu à affronter personnellement en dépit des risques, et malgré les coups qu’elle avait pu recevoir. Sa superbe cuirasse dorée était éraflée en maints endroits, et son épaule gauche avait été entaillée quand la lame audacieuse d’un des Pardonnés avait réussi à se frayer un chemin dans sa garde.
Le malheureux qui avait osé blesser la reine orientale avait été massacré par Toltzin, qui avait démontré une férocité à nulle autre semblable, de nature à effrayer même les Varkayin sous ses ordres. Le sang perlait encore sur sa superbe armure ouvragée, et même s’il avait retrouvé son calme apparent, il était évident que la rage qui le consumait n’était pas loin sous la surface.
++ Dites à nos hommes de se regrouper ! ++ Cria Lyra à ceux qui l’entouraient. ++ On se regroupe ! Jawaharlal veut nous attirer dans un piège, inutile de lui offrir nos vies sur un plateau ! ++
Elle balaya le champ de bataille des yeux. Son regard accrocha immanquablement celui de Learamn, qui semblait observer autour de lui avec hébétude. Il fallait dire qu’un tel carnage n’était pas commun. Des dizaines, pour ne pas dire des centaines de combattants gisaient sur le sol, morts ou blessés, fauchés par l’acier qui avait résonné dans la grande salle des sacrifices pendant une éternité. De nombreux soldats de la Reine, en dépit de leur courage, avaient perdu la vie aujourd’hui. Cette accalmie temporaire permettait à chaque camp de panser ses blessures, mais également de mesurer ce qui avait été perdu dans ce premier effort.
Aux côtés de Learamn, la jeune Anka s’effondra à genoux devant le corps inerte d’un de ses compagnons.
Elle ne dit rien, ne poussa pas même un cri de douleur, mais de grosses larmes se mirent à rouler le long de ses joues, avant de disparaître sur le tissu qui voilait pudiquement ses émotions. Les autres Varkayin pleuraient également leurs compagnons tombés au combat, se nourrissant de la tristesse pour la muer en colère et en haine, afin de décupler leurs forces lorsqu’ils seraient de nouveau appelés à la guerre.
- Learamn, fit Lyra en lui faisant signe d’approcher. Nous remportons cette manche, mais nous ne franchirons pas aisément les défenses du Temple. Nous devons trouver un moyen d’accéder aux niveaux supérieurs sans passer par les étroits escaliers où nous attendent les Bakhshidan de Jawaharlal… Dites-moi que vous connaissez un moyen… un passage peut-être ? Une voie qu’ils ne soupçonneraient pas ?
Les informations de Learamn pouvaient sans douter sauver de nombreuses vies, en évitant de coûteux assauts frontaux contre les hommes lourdement armés et bien entraînés qui constituaient l’armée personnelle de Jawaharlal. Même les Varkayin ne viendraient pas facilement à bout d’une telle résistance, et l’heure était désormais venue de faire preuve de ruse et d’intelligence. L’ancien Rohirrim sentit une présence derrière lui, et il vit pour la première fois le visage d’Anka, qui avait retiré son casque et dévoilé son visage pour mieux respirer. Un coup porté sur celui-ci avait légèrement enfoncé la protection qui couvrait ses joues et son visage, qu’elle essayait péniblement de remettre en place.
Elle avait des traits étrangement juvéniles, qui tranchaient avec la férocité dont elle avait fait preuve au combat quelques instants plus tôt. Seuls les tatouages qu’elle portait sur le visage attestaient d’un passé beaucoup plus trouble et violent qu’il y paraissait. Learamn l’avait en effet vue aux prises avec des adversaires qui semblaient immenses en comparaison, mais qu’elle avait su terrasser en combinant une maîtrise de l’épée remarquable et une agressivité extrême qui submergeaient ses adversaires sous un déluge d’acier. Son style de combat rappelait celui d’Iran, avec la même fluidité, la même élégance mortelle. Beaucoup de Bakhshidan avaient marqué un temps d’arrêt avant de la charger, conscients que la moindre erreur de leur part pouvait être sanctionnée par un revers meurtrier de sa lame acérée.
La femme qui émergeait sous la guerrière anonyme semblait à l’inverse inoffensive.
Presque ingénue.
Elle jeta un regard profond en direction de Learamn, avant de lui soumettre le fruit de ses réflexions, qui témoignaient d’un esprit habitué à penser aux choses militaires :
- Nous pouvons venir à bout des Bakhshidan, mais chaque minute que nous perdons donne une opportunité à nos ennemis de se regrouper, voire au Grand Prêtre d’échapper à la justice de Sa Majesté. Avez-vous des alliés dans le Temple ? Des gens qui pourraient nous aider à prendre nos ennemis à revers, ou au moins à localiser Jawaharlal et ses hommes ?
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1077 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Sous l’auspice du Dieu Sombre, la bataille faisait rage dans son propre sanctuaire. La grande salle cérémoniale avait déjà vu beaucoup de sang couler sur ses dalles obscures mais cette fois il ne s’agissait plus seulement de celui des sacrifiés pour la cause. Pardonnés, prêtres, esclaves, zélotes et loyalistes gisaient désormais au pied de la grande statue de Melkor qui dominait la scène de son inquiétante présence.
Les Bakhshidan représentaient des ennemis talentueux, rompus aux arts de la guerre et solidement équipés. Durant de longues dizaines de minutes, ils parvinrent à encaisser les premiers assauts des troupes de la Reine, ne cédant que quelques centimètres en échange d’un lourd tribut infligé à leurs adversaires. Finalement, l’arrivée des Varkayin et la supériorité numérique des troupes régulières finirent par créer une brèche dans la muraille humaine qui s’était dressée entre eux et l’entrée du Temple Sharaman. La bataille, d’abord tactique, avait pris un autre tournant se muant en une mêlée générale et des combats rapprochés, parfois au corps-à-corps d’une violence inouïe où la distinction entre ennemi et allié devenait parfois difficile à faire. Au milieu de ce massacre, Learamn progressait parmi les rangs ennemis. Vision infernale pour ceux qui se dressait sur sa route. Au milieu de ces loups en armure, lui avançait le torse dénudé et couvert du sang séché du bureau qu’il avait tué à mains nues. Celui-ci avait légèrement craquelé sur sa peau brûlée, créant une forme de mosaïque macabre et rougeâtre qui se mêlait aux tatouages occultes qui recouvraient déjà tout son corps. Il avait récupéré au sol un casque des troupes de Blankânimad, seul signe distinctif qui permettait à ces derniers de le reconnaître comme un des leurs et éviter de le prendre accidentellement pour cible.
Dans son regard, la folie meurtrière. Sur son visage, un sourire qui s’élargissait à mesure que les Pardonnés tombaient devant lui.
Depuis ses débuts au sein de l’armée du Rohan, Learamn ne s’était jamais véritablement distingué comme un combattant d’exception. Bretteur correct, il n’égalait pas la dextérité des plus grands maîtres d’art du royaume. Il n’avait pas la puissance d’un Gallen Mortensen ou la vitesse d’un Orwen. Son abnégation lui avait parfois permis, non sans mal, de surmonter des obstacles mais, souvent, avait-il dû sa survie à des interventions tierces au milieu d’une situation mal embarquée. Pourtant, depuis son arrivée dans cette terre étrangère, quelque chose en lui s’était progressivement révélée. D’abord une étincelle au fond de lui qui s’était désormais mué en un braser incendiaire. Une soif de sang dès lors qu’il tenait une lame entre ses mains. Cette profonde conviction que plus rien, ni personne ne pouvait désormais se mettre sur sa route; pas même un Dieu.
Ava faisait battre son cœur. Le serment qu’il avait prononcé à sa nouvelle suzeraine habitait son esprit. Mais ce n’était ni avec son cœur ni avec son esprit qu’il se battait. Seule la rage. Une rage qui explosait désormais sur le champ de bataille avant de se résorber quand les combats auront cessés.
L’ancien capitaine planta sa lame dans la fente du casque de son adversaire, déjà désarmé et genoux au sol à la suite d’une première attaque. Un craquement sinistre suivi d’un gargouillement étrange accompagna alors les appels à la retraite des soldats melkorites. Learamn voulut d’abord se précipiter à leurs trousses avant de s’arrêter net dans sa course en voyant les siens se réorganiser sur les ordres de leur souveraine.
Cette dernière, tels les Héros des anciens Âges, avait mené ses troupes au front pour libérer son royaume du mal qui le rongeait de l’intérieur. Ses cheveux de jais noués derrière son visage aussi magnifique qu’inquiétant, majestueuse dans son armure d’or et d’argent elle rassemblait les siens de sa lame sur laquelle on devinait le sang de ces adversaires. Devant cette vision, la folie guerrière du rohirrim s’estompa légèrement pour laisser place à l’homme derrière la bête. Et celui-ci ne put que se satisfaire d’admirer ainsi sa nouvelle Reine. Aye. Il était bien prêt à mourir au service d’une dirigeante aussi charismatique.
Le jeune homme sursauta légèrement quand elle s’adressa directement à lui en Commun. Voulant éviter le piège probablement tendu par le Grand Prêtre dans les couloirs étroits et tortueux du Temple, le monarque cherchait à adopter une nouvelle approche pour mettre le grappin sur leur cible. Une approche prudente mais sage, en infériorité numérique, Jawaharlal avait bien saisi qu’amener les combats à l’intérieur de sa forteresse représentait sa seule chance de victoire. Dans ce genre de configuration et dans ce genre de configuration en espace reclus, les Bakhshidan disposeraient à nouveau d’un avantage tactique important.
“Ma Reine.” Fit Learamn en s’inclinant comme il le faisait désormais systématiquement avant de s’adresser à Lyra. “Je n’ai moi-même pu voir de mes propres yeux un tel passage mais je ne doute pas de son existence. Le Temple est rempli de souterrains, tunnels secrets et portes dérobées. Il y a également ceci…”
De son pagne, Learamn sortit la petite clef ouvragée, désormais couverte du sang du malheureux qu’il avait assassiné à l’aide de cet outil.
“Une devineresse qui séjourne au Temple me l’a confiée en affirmant vouloir aider la révolte. C’est une ancienne esclave aux grands pouvoirs. J’ignore où se trouve véritablement sa loyauté, elle évolue désormais au sein du cercle rapproché de Jawaharlal et ses paroles sont teintées de mystères ou de mensonges. Cependant, cette clef pourrait bien représenter notre solution…ou nous mener droit dans un piège.”
Se tournant ensuite vers Anka, il poursuivit, liant la question de cette dernière à la demande de la Reine. Il posa une main sur l’épaule de l’autre Varka, lui faisant comprendre sans un mot qu’il partageait la peine de celle-ci à la suite de la perte d’un ami au combat. “Ma sœur.” Murmura-t-il d’abord avant de poursuivre. “Il y a bien une personne auquel je fais véritablement confiance à l’intérieur du Temple. Il y a une esclave, une contremaître répondant au nom de Nomi. Je lui dois la vie et elle déteste l’Ogdâr tout autant que moi. Les allées et couloirs du Temple n’ont aucun secret pour elle/ Si elle est encore vivante et du bon côté de ces murs elle nous aidera avec la perspective de pouvoir goûter à la liberté.”
Learamn avait prononcé le dernier mot d’une voix légèrement plus faible. Il savait à quel point le sujet de l’esclavage pouvait être sensible en ce royaume et son rôle dans la déstabilisation totale d’Albyor et la nouvelle révolte avortée pouvait entamer son crédit fraîchement gagné auprès de la souveraine. Le récit de Huru lui revint à l’esprit.
Lyra avait joué un rôle important dans la répression sanglante de Shuresh. Même si la donne avait désormais changée par rapport aux Melkorites, une instabilité provoquée par des esclaves rebelles ne représentait certainement pas une perspective idéale pour la Couronne.
Learamn ne se défila pas pour autant. Lui, plus que tout autre, avait pris conscience du prix de la liberté.
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C’était tout ce dont rêvait la reine du Rhûn en cet instant. Ses mains tremblaient nerveusement, et son corps endolori lui rappelait péniblement à quel point la réalité de la guerre était différente des entraînements – si impitoyables fussent-ils – imposés par Toltzin. Elle s’efforçait de ne pas le montrer, de ne rien laisser paraître sur son visage marmoréen, mais c’était bel et bien sa première bataille. Elle qui avait été élevée dans le cocon de la richesse et du luxe, ne connaissait de la guerre que les récits et les contes. Cet univers nouveau l’effrayait, mais elle ne pouvait pas laisser la peur la dominer. Pas alors que tant de regards se posaient sur elle.
Elle entendait bien tenir son rang.
Learamn, son fidèle serviteur, lui offrit une distraction bienvenue qui l’éloigna un moment de la perspective de sa propre mort aux mains des Pardonnés de Melkor. A l’inverse, lui était un guerrier rompu à ce genre d’exercices, et elle devinait au calme qu’il semblait avoir retrouvé que tout ceci ne lui était pas étranger. Il sortit une petite clé de ses vêtements en lambeaux, et la tendit à la reine, qui la recueillit au creux de sa paume, et l’observa un instant.
- Savez-vous ce qu’elle ouvre ? La serrure doit être minuscule…
Lyra observait cet objet avec un mélange de fascination et de dégoût. Ce qu’elle savait et ce qu’elle avait vu du Temple de Sharaman la révulsait suffisamment pour qu’elle ne voulût pas imaginer ce qui se cachait derrière les portes que Jawaharlal insistait pour tenir closes. Quels sombres secrets, quelles horreurs indescriptibles pouvaient bien se cacher derrière ces murs de pierre ? Quels maléfices le Grand Prêtre de Melkor, qui n’avait pas encore déposé les armes, leur réservait-il ?
- Je comprends que vous ne faites pas confiance à cette devineresse, Learamn. Mais il nous faudra prendre des risques si nous voulons triompher aujourd’hui. Si elle peut voir l’avenir, elle avait peut-être prévu notre arrivée, et vous aurait offert cela en conséquence.
Elle marqua une pause, en songeant à la situation inverse. Cette femme avait peut-être donné cette clé à Learamn spécifiquement pour attirer la reine du Rhûn dans un piège, en profitant de ses visions… Pendant un instant, elle sentit des pensées très sombres graviter autour d’elle, mais elle s’efforça de garder la tête froide. Si la peur s’emparait d’elle maintenant, elle aurait fait tout cela pour rien. Les paroles de son père lui revinrent en mémoire, comme un baume sur son âme indécise : « l’inaction est la mère de la capitulation ». Il avait cette façon étrange de lui distiller des maximes dont elle ne comprenait le sens que des années plus tard. « La sagesse, c’est ce qui n’a pas de sens aujourd’hui, mais en avait hier, et en aura demain », lui répétait-il quand elle le piquait à ce sujet. Encore une fois, il semblait qu’elle devait se laisser guider par cette voix qui revenait dans sa tête aux moments les plus critiques de son existence. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, après les avoir clos une longue seconde le temps de réfléchir, elle déposa la clé dans la main du Varka, et lui referma soigneusement le poing avec une douceur qui n’était guère coutumière chez cette femme habituée à la rudesse du commandement.
- Gardez-la. Si cette devineresse avait voulu que vous en fassiez don à votre reine, elle vous l’aurait dit.
Learamn ne protesta pas.
Il n’en avait de toute façon pas le pouvoir. Mais Lyra admirait sincèrement son esprit d’initiative, et sa propension à vouloir trouver des solutions au problème auquel ils étaient confrontés. Anka, à ses côtés, reçut ses premières instructions formelles et la jeune femme sécha ses larmes d’un revers de main pour se mettre au garde-à-vous :
- Nomi. Contremaître. Je la trouverai, ne vous en faites pas.
Sans attendre de directives plus précises, elle enfonça son casque sur sa tête, et partit vers un groupe de soldats pour leur distribuer des ordres. Ils se répartirent bientôt dans toute la grande Salle des Sacrifices, à la recherche de Nomi, la femme qui pouvait peut-être leur permettre de trouver comment frapper le Grand Prêtre. Lyra, pendant ce temps, levait les yeux vers le plafond recouvert de ténèbres, et vers l’alcôve où s’était tenu Jawaharlal quelques instants plus tôt.
- Il nous reste une longue bataille à mener, fit-elle en westron à l’attention de Learamn.
Puis son regard revint au soldat, et elle sourit.
- Profitons de ce répit pour vous habiller un peu.
Il n’était pas rare pour les batailles de ce genre de connaître de longues pauses, le temps pour les deux armées de se regrouper, de se réorganiser, et de planifier une nouvelle attaque. Les troupes du Grand Prêtre, acculées dans le Temple, se préparaient sans doute à un siège désespéré dont ils ne pouvaient espérer sortir vainqueurs. Mais la foi en Melkor était une arme puissante, et c’était cela que Lyra entendait déraciner. Si d’aventure quelqu’un au Rhûn avait la folie de lui résister en personne, elle le trouverait et le tuerait sans la moindre pitié. Il n’y avait pas de place pour la moindre contestation de son autorité, sous le ciel d’Orient.
Les hostilités cessèrent pendant plusieurs heures, donnant amplement le temps aux troupes régulières d’Albyor de répondre à la requête très spécifique de la reine.
Learamn fut d’abord lavé par des serviteurs, qui ôtèrent le sang qui collait à ses cheveux, à son visage et à son torse. On le dépouilla des lambeaux de ses vêtements, qui furent brûlés de manière cérémoniale, comme s’il abandonnait définitivement tout ce qu’il avait pu être auparavant. Nu comme un ver au milieu des Varkayin, on lui passa une chemise et des braies de lin, avant de l’aider à enfiler le gambison léger couleur sang des soldats de l’armée royale. On l’aida à s’équiper des différentes pièces de l’armure de guerre. Un plastron, des jambières, des brassards et des épaulières en « écailles de dragon », qui lui donnaient l’air d’un véritable guerrier oriental.
Cette armure avait été portée par les ennemis de l’Ouest.
Par des hommes qui avaient versé le sang des Rohirrim, qui avaient tué et péri devant la glorieuse Minas Tirith, trois siècles auparavant. Elle avait aussi été portée par des hommes qui avaient donné leur vie aux côtés des Rohirrim, des Gondoriens et des Arnoriens lors de la Bataille du Nord. Elle avait été portée par Rokh Visuni, le chien de Farma. Elle avait été portée par Iran Armadîn. Avec Learamn, un nouveau chapitre s’ouvrait pour cette tenue si terrifiante.
Lyra tint elle-même à lui enfiler le casque qui parachevait sa tenue.
- Bienvenue, Learamn des Varkayin. Bienvenue dans votre nouvelle vie.
Elle lui posa une main sur le cœur, et lui sourit de nouveau. Son regard était indéchiffrable.
Anka revint peu après cette cérémonie informelle, accompagnée de Nomi qui semblait ne pas savoir quoi faire ou quoi dire. En voyant la reine Lyra, elle se prosterna au sol par réflexe, et garda le front posé contre la dalle, craignant d’offenser la souveraine par un quelconque mauvais geste. Elle n’avait pas reconnu Learamn immédiatement, mais la souveraine l’invita à se relever, et lui présenta le nouveau membre de sa garde personnelle. L’entendre parler rhûnien était étrange, car elle s’exprimait si bien en westron que l’on pouvait parfois en oublier que ce n’était pas sa langue maternelle :
++ Je suis votre reine Nomi, et quel que soit l’aura de Melkor en ces lieux, c’est à moi seule que vous devez obéissance… Vous connaissez Learamn, ici présent. Vous avez vu avec quelle ardeur il a cherché à défendre sa vie et celle des esclaves du Temple de Sharaman. Si vous nous guidez jusqu’au Grand Prêtre, nous pouvons rétablir l’ordre dans cette cité. ++
Nomi hésita. Elle regarda un instant Learamn, emplie de surprise et de crainte.
- Nath ? Être toi ?
Elle ne l’avait connu que sous ce nom, dans les couloirs du Temple. Elle n’avait vu en lui qu’un esclave égaré, menaçant de se faire tuer par négligence. Un esclave qu’elle avait cherché à protéger de son mieux, comme elle l’aurait fait avec n’importe qui. En le voyant ainsi, elle ne comprenait pas : Nath, un soldat ? Allié de Lyra de surcroît ? Comment une telle chose était-elle possible ?
- C… Comment ?
Elle avait besoin d’explications. Elle se sentait trahie par cet homme qui ne lui avait pas révélé sa véritable identité, et qui avait fait entrer le loup dans la bergerie… Lyra, Nomi ne le savait que trop bien, n’était qu’une autorité de plus à laquelle les esclaves devaient se soumettre. Les Melkorites étaient cruels et violents, mais elle avait appris à composer avec eux, à comprendre leurs réactions, à savoir comment éviter les châtiments… L’arrivée de la reine rebattait les cartes, et qui pouvait dire que la situation serait meilleure une fois Jawaharlal mort.
Perdue, terrifiée, elle se prit la tête entre ses mains, et recula d’un pas… seulement pour sentir la main d’Anka qui la poussait en avant.
++ Je ne peux pas… ++ Souffla-t-elle. ++ Je ne peux pas vous guider… Vous allez tous nous conduire à la mort… ++
Son regard glissa vers celui de Learamn, dont elle savait qu’il ne comprenait pas. Elle ignorait s’il parviendrait un jour à comprendre.
- Melkor… Melkor ici. Nous…
Son impuissance à traduire sa pensée en westron la fit spontanément basculer vers le rhûnien, et ce fut Anka qui traduisit aussi vite qu’elle le pouvait :
- Elle dit que toute victoire contre Melkor est impossible, et que cette guerre coûtera quoi qu’il arrive le sang des esclaves. Elle ne veut pas nous aider, Learamn, et elle dit que notre entreprise est une folie.
++ Je suis votre reine ! ++ Siffla Lyra, qui n’avait pas l’habitude qu’on lui résistât.
Mais la menace ne semblait avoir aucun effet sur Nomi, qui les regardait tour à tour, paniquée. Elle ignora Lyra pour se tourner vers Learamn :
- Nous mourir… Demain… Melkor venir. Oui. Nous… la douleur. Beaucoup douleur. Pas moi. Nous.
Elle fit un geste de la main qui englobait toute la pièce, mais elle désignait en réalité les esclaves de Sharaman. Tous étaient condamnés à la mort, et à être voués aux griffes de Melkor. Les petits actes de résistance auxquels elle se livrait étaient une chose, mais s’opposer frontalement à un dieu, dans un combat dont ils n’étaient certains de ressortir victorieux…
Voilà une guerre qu’elle n’était pas prête à mener.
Et les menaces de Lyra n’y changeraient rien.
En désespoir de cause, la reine se tourna vers Learamn, incapable de comprendre pourquoi son autorité ne lui permettait pas d’obtenir exactement ce qu’elle voulait. La souveraine du Rhûn avait passé tant de temps au sein de son palais qu’elle en avait oublié que la contrainte n’était pas la seule voie. Il fallait avoir été esclave, pour trouver les mots justes en cette circonstance.
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