Les yeux de Learamn avaient perdu l’habitude de voir la lumière, brûlante et aveuglante. Les bruits du dehors lui semblaient étouffés. Il n’entendait plus de l’oreille droite. Seule la respiration bruyante du garde sur sa gauche lui rappelait la réalité douloureuse… peut-être davantage que son corps meurtri, soigneusement passé à tabac, privé de nourriture et de sommeil pendant si longtemps qu’il en avait perdu le compte. Il lui manquait les cinq doigts d’une main. Son geôlier lui avait dit qu’il se les était rongés, plutôt que de mourir de faim. Les plaies sur son corps, pour la plupart infectées et purulentes, dégageaient une odeur insoutenable, en particulier ses pieds. Ils avaient été lacérés, et le prisonnier abandonnait des lambeaux de chair alors qu’ils trainaient sur le sol tandis qu’on le conduisait à travers un dédale de couloirs.
Le sang derrière sa tête, devenu sec, se craquelait progressivement.
Si ses dents n’avaient pas été déchaussées par un couteau chauffé à blanc quelques années plus tôt, il aurait probablement pu les serrer quand il sentit le choc de la douche glacée que lui imposa un garde armé d’un seau. L’intéressé ne fit aucun commentaire et s’écarta bientôt, permettant à Learamn de poursuivre son trajet, tremblant, gelé jusqu’aux os, semant sur son passage les parties de son corps dont il n’avait plus l’usage. Un de ses orteils, qu’il avait commencé à ronger plus tôt, se détacha et disparut dans les ténèbres. Une odeur d’encens le prit soudainement à la gorge, l’empêchant pendant un bref instant d’avoir conscience de sa propre puanteur.
Il était un cadavre en sursis, attendant patiemment de recevoir la mort.
L’ultime présent.
Le soleil brillait de mille feux, et lui déchirait la rétine, l’empêchant de voir à un mètre. On le força à s’agenouiller, et ses pauvres os manquèrent de se briser en heurtant le sol de pierre. Les gardes le maintenaient par les épaules, tirant sur son crâne rasé pour maintenir sa tête droite et le forcer à regarder son interlocuteur, dont l’identité ne faisait pas le moindre doute. Grand, bien bâti, il avait des traits curieusement familiers. On aurait dit un homme du Rohan, jeune et vigoureux, mais avec un regard noir comme les ténèbres… noir comme le cœur de Melkor lui-même. Il toisait Learamn de toute sa hauteur, et s’adressa à lui dans une langue qu’il ne comprenait pas. Les mots le frappaient comme des coups de ceinture, mais il n’était pas autorisé à se rouler en boule pour s’en protéger.
L’homme s’approcha.
Il exigeait une réponse.
Coups et larmes plurent de plus belle. Learamn sombra dans l’inconscience, s’abandonnant à la nuit, de laquelle il fut encore arraché avant la fin des temps. De nouvelles plaies étaient apparues sur son corps, recouvrant les cicatrices les plus anciennes, traçant des figures complexes sur sa peau parcheminée, mouchetée de tâches de vieillesse. Il saignait du nez, et le goût métallique du précieux liquide vermillon, la seule monnaie d’échange digne de ce nom en ce monde, lui rappelait qu’il n’avait pas bu depuis des siècles. Ironiquement, étancher sa soif par ce moyen finirait par le tuer…
Si seulement il en était de même pour le dieu sombre.
Il ne put que lever les yeux en entendant de nouveau la voix résonner. Elle appartenait toujours à l’homme du Rohan aux yeux maléfiques. Cette fois, pourtant, il était assis sur un trône de pierre qui ressemblait à s’y méprendre à celui de Lyra. La grande salle, cependant, paraissait différente. Elle n’était pas plongée dans les ténèbres mystérieuses de Blankânimad, bien au contraire : elle était éclairée par de grandes ouvertures percées dans le plafond, et les colonnes de lumière dévoilaient toute l’horreur de la scène. En guise de décoration, des cadavres décharnés offerts à Melkor. En lieu et place des tentures, d’immondes oriflammes teintées de sang, le même qui se répandait sur le sol et s’incrustait dans les pierres de la Salle Rouge. La grande salle de sacrifice du Temple de Sharaman.
A la gauche du maître des lieux, se trouvait un autre trône, plus modeste, sur lequel avait pris place un visage familier. Learamn ne pouvait pas ne pas reconnaître Kryv. La devineresse. Elle était vêtue comme une reine, dans une longue robe vermillon qui tranchait avec la pâleur extrême de sa peau fardée. Raide comme une lame, elle demeurait parfaitement immobile. C’était à peine si elle respirait. Malgré les années, elle n’avait pas changé le moins du monde, si ce n’étaient ses yeux. Jamais le Rohirrim ne les avait vus aussi triste. Elle posait sur lui un regard affligé qui trahissait l’horreur de sa condition. Blessé jusqu’au point de non-retour, mort-debout dans l’attente du coup de grâce qui viendrait mettre un terme à une existence de souffrance, il était voué à Melkor et ne pourrait trouver de salut que dans la fin qui était promise… quelle qu’elle fût.
L’homme reprit la parole, et toujours la douleur.
Éternelle.
La nuit succéda au jour. Le jour à la nuit. Si rapidement que le temps semblait être devenu une succession d’éclairs lumineux que même des paupières fermées ne pouvaient pas stopper. L’orage silencieux finit par prendre fin dans une grande clameur. Des dizaines de bouches affamées de carnage, enragées, le poing levé, les yeux vicieux, les dents tranchantes. Des bêtes sauvages, une meute tout entière, Albyor déchaînée. Ils insultaient Learamn, le bousculaient dès qu’ils le pouvaient, sans la moindre considération pour son corps malingre qui ne pouvait que péniblement supporter le contact des haillons qui lui servaient de vêtements. Même le bétail que l’on conduisait à l’abattoir était traité plus dignement.
On lui fit monter difficilement quelques marches, qui conduisaient sur une estrade. Les années n’avaient pas changé le visage d’Albyor. La cité était toujours aussi nauséabonde, répugnante, douloureusement écœurante. Il en faisait partie désormais. Son sang, versé par le poignard émoussé que tenait fermement ce bourreau au visage fou, irait colorer les pavés de la Cité Noire, que le Grand Prêtre Jawaharlal s’efforçait de faire devenir une Cité Rouge. Il n’en était plus très loin, désormais. En dix ans, il était certain que son pouvoir n’avait fait que croître, et rien ni personne au Rhûn ou dans le reste de la Terre du Milieu ne pouvait décemment s’opposer à lui désormais. Le triomphe de Melkor était total.
Learamn fut conduit devant un gibet qui n’était pas destiné à le pendre par le cou, comme il aurait pu le penser, mais bien à le suspendre par les poignets au-dessus du sol. Dans son état, le bourreau n’aurait aucun mal à le hisser la force des bras, tant il avait perdu de poids depuis sa captivité. Il était à peine plus lourd qu’un sac de blé. On l’attacha, la corde cisaillant ses poignets au moins autant que les cris de la foule déchiraient ses oreilles tandis que ses pieds quittaient le sol progressivement.
Offert en sacrifice, la dernière vision de Learamn serait celle d’un peuple hostile, qui le détestait et le vouait aux pires tourments dans l’après-vie. Pouvait-il voir, par-delà les premiers rangs de fidèles zélés qui s’étaient massés pour assister à son exécution publique, les habitants d’Albyor forcés de prendre part à ce spectacle malsain, dont les regards trahissaient leur dégoût et leur mépris pour les serviteurs de Melkor ? Gagnerait-il les terres de ses ancêtres le cœur plein de haine pour ceux qui l’avaient tué, ou ménagerait-il une place pour la compassion et le pardon à l’endroit de ce peuple soumis à des forces qui le dépassaient.
La lame s’éleva dans les airs, au rythme des tambours.
Le bourreau n’entendait pas simplement le tuer. Il avait l’intention de le dépecer devant la foule, de le faire saigner pour contenter le dieu sombre, de répandre ses viscères sur le sol pour réaffirmer pleinement la puissance du culte Melkorite, et ainsi faire passer un message très clair à la population d’Albyor : « vous ne voulez pas vous opposer aux prêtres de l’Ogdâr », le bras armé du Temple de Sharaman. Ce n’était pas seulement un sacrifice, ce n’était pas seulement un acte religieux de la part d’esprits malades rendus insensibles à la violence… C’était une déclaration politique, un manifeste.
Il y eut un cri dans la foule, puis un autre, et encore un autre.
Une agitation fébrile, presque extatique, qui oscillait entre la colère et la terreur, entre l’effroi et l’indignation. Le premier sang avait été versé. Learamn tomba à genoux, alors que tout autour de lui des voix s’élevaient. Des silhouettes l’entouraient, fantômes du passé, du présent et de l’avenir, décidés à se disputer les restes de sa carcasse. On lui tirait le bras, les jambes, et bientôt il fut soulevé du sol, comme emporté par les Valar vers un autre monde.
- Uruk ! Uruk ! Criaient les spectateurs qui assistaient à ce miracle.
Le sang coula de nouveau, alors qu’une lame argentée tailladait les ombres en se frayant un chemin sanglant à travers la traîtrise et la noirceur. Il y eut des cris, des sanglots, et toujours de sinistres éclairs qui venaient éclater en un océan de couleurs derrière ses paupières closes.
~ ~ ~ ~
- Learamn ? Bon sang, Learamn ! Vous m’entendez ?
La voix était impérieuse et inquiète. On s’affairait autour de lui. Un juron, de nouvelles directives criées dans une langue qui n’était pas du Westron, tandis que quelqu’un lui ôtait délicatement sa chemise. Les mots fusaient, des bruits de pas, des silhouettes furtives passant dans l’angle mort de son champ de vision.
- Learamn ! Restez avec moi, ne vous endormez pas.
Quelques petites tapes sur sa joue, comme des coups de marteau. Un rugissement, des chaises déplacées. D’autres voix. Une cacophonie. Le temps semblait avoir sa volonté propre, se compressant et se dilatant si bien que les minutes paraissaient être des années, mais que les années semblaient être des semaines. Combien de temps passèrent-ils à s’affairer ainsi autour de lui, comme une armée d’araignées tissant patiemment leur toile, enserrant son corps dans une gangue protectrice et mortelle ? Combien de jours passés dans cet état entre le cauchemar et l’hideuse réalité ? Combien de mois pour émerger peu à peu des brumes des geôles du Temple de Sharaman ? Combien d’années pour s’en affranchir totalement, et ne plus trembler en entendant les murmures du vent, les pas feutrés sur la pierre, le grincement d’une porte, ou le premier rayon de soleil du jour naissant ?
Une éternité.
Peut-être deux.
- Learamn… Vous me reconnaissez ?
Cette voix… Ce visage… Malgré l’inquiétude qui se peignait sur ses traits, des cernes de plusieurs jours, et une lueur peinée au fond du regard, l’identité de cet homme ne faisait pas le moindre doute. Il avait trop voyagé en compagnie de Khalmeh pour ne pas le reconnaître.
- Ah, oui… vous me voyez enfin… Bienvenue parmi nous, Learamn…
Il eut un sourire triste, alors qu’il passait la main sur le front de l’ancien capitaine, écartant les mèches de cheveux bruns pour vérifier s’il n’avait pas de fièvre :
- Les effets de la drogue commencent seulement à s’estomper… J’ai cru que vous ne reviendriez jamais… Est-ce que vous vous souvenez de quelque chose, mon ami ? Leur avez-vous dit quoi que ce soit ?
L’empressement de Khalmeh était troublant. Il parlait vite, sans prendre la peine de cacher son anxiété. Son visage éclairé faiblement à la lueur de quelques bougies, dans cette pièce sans fenêtres, était soucieux comme jamais encore Learamn n’avait pu le voir. Ses pensées étaient tournées vers quelque chose, sans qu’il prît la peine d’en révéler la nature à son compagnon de route.
- J’ai besoin de savoir, Learamn… Que leur avez-vous dit pour qu’ils décident enfin de vous condamner à mort ?
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Tant de souffrances… Tant de cris silencieux venues d’une âme ne désirant qu’être libérés de ce corps qui n’en avait plus que le nom… Les tortures infligées étaient devenues un rituel, une cruelle routine qui ne pouvait être brisée que par le souffle de la Mort, délivrance ultime des griffes de Melkor. Il se dit que la mort est plus douloureuse pour les vivants que pour le défunt. Mais dans le cas de ce pauvre hère, après tant de temps passés dans les abysses les plus profonds de l’humanité; qui resterait il pour le regretter une fois parti? Ceux qu’il avait laissé derrière lui au Rohan, et dont il ne préservait qu’un souvenir diffus, le croyaient déjà mort ou l’avaient simplement oubliés. Comment les blâmer? Tout avait été mis en oeuvre ici par ses tortionnaires pour que toute empreinte qu’il aurait pu laissé en ce monde soit à tout jamais effacée de la surface d’Arda. Kryv était tombé dans les bras de son bourreau et contemplait froidement la déchéance de celui qui fut jadis son libérateur. Le Grand Prêtre qui l’avait condamné aux ténèbres, miroir du pauvre sacrifié, se tenait devant lui; visiblement décidé à prolonger la souffrance d’un être brisé. Un être qu’il avait laissé derrière lui pour embrasser un destin bien plus grand. Un destin éternel.
Puis, au sein de toute cette peine, au milieu des hurlements de la foule et des appels au sang; il entendit, au loin, un mot qui lui paraissait bien familier.
“Learamn…”
Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas entendu ce nom mais ne se souvenait pas pourquoi il le connaissait. La voix se fit alors de plus en plus claire alors que les rayons de l’astre solaire se faisaient de moins en moins aveuglants.
“Learamn”
Il se rappela alors subitement qu’il s’agissait de son propre nom. Nul ne l’avait appelé ainsi depuis des années. On se contentait de lui crier “Rohirrim”, “Varka” ou encore “Offrande”. Les Melkorites avaient brisé jusqu’au souvenir de sa propre identité.
“Learamn”
Le jeune homme émergea et avec une dextérité dont il ne se croyait plus capable, saisit fermement la main étrangère positionnée devant son visage. Il resta un long moment interdit à la vue de sa main droite, à laquelle était toujours rattachés ses cinq doigts. Puis, il leva le regard. Le jeune homme mit, là encore, un certain temps à reconnaître les traits flous de la personne qui l’avait appelé par son nom. Mais il finit par reconnaître l’intellectuel avec qui il avait jadis voyagé en direction du Rhûn; peu après son départ de la terre natale. Une éternité semblait s’être déroulée depuis lors.
“Khalmeh? Comment? ” fit-il d’une voix faible teintée d’une profonde incompréhension.
L’esprit encore troublé, Learamn chercha à se redresser mais il manqua de tomber sur le côté de sa couche. Le Rhûnien dissuada son ami d’aller trop vite en besogne en lui parlant des effets de “la drogue”. La substance qu’il transportait dans le petit boîtier ornementé que lui avait confié Iran, était elle si puissante? Il n’avait pourtant jamais réagi comme ça. Et les Valars savaient combien de fois il en avait déjà abusé.
Confus, Learamn ne répondit pas immédiatement à l’esclavagiste. Il regarda autour de lui et tenta de déterminer où il était. La pièce n’était pas grande et plutôt sombre mais infiniment plus accueillante que les géôles du Temple de Sharaman.
“Je… je ne comprends pas… Le Temple ? Les Sacrifices? J’y étais... La potence et le bourreau. Le feu et le sang!”
Ces phrases sans aucun sens reflétaient parfaitement le désordre qui régnait dans son esprit.
“Kryv!” fit-il soudain avec vigueur en saisissant la manche de son compagnon. “Elle est avec eux; auprès du trône du Grand Prêtre!”
Le froncement de sourcil circonspect de Khalmeh semblait indiquer que ce dernier ne comprenait pas vraiment où l’ancien capitaine voulait en venir. Ce dernier, prenant peu à peu conscience de mêler réalité et visions, tenta de démêler le vrai du faux et de rétablir le déroulé des évènements. Lentement des bribes de souvenirs lui revinrent lentement: le corps inerte de Thrakan, la cargaison d’armes, le pont silencieux du bateau. La dernière sensation dont il était parfaitement certain de la véracité restait la douleur ressentie à la tempe quand on l’avait frappé avec le pommeau d’un sabre. Après cela, il n’arrivait plus à déterminer ce qui avait vraiment été vécu, ce qui ne l’avait jamais été ou même ce qu’il serait prophétiquement amené à vivre. Car cette condamnation des Melkorites dont lui parlait Khalmeh lui semblait bien connue.
“Condamné à mort? … De quoi parlez vous? Où suis-je?”
Un autre souvenir lui revint alors subitement en mémoire. Et il s’en voulut instantanément de ne pas s’en être rappelé plus tôt.
“Ava!” s’exclama-t-il sans laisser le temps à Khalmeh.
Cette fois, un petit peu plus maître de ses mouvement, il se redressa. Fort de son succès, il tenta de se lever pour partir il ne savait où mais il allait bien trop vite en besogne. Encore faible, ses jambes ne supportèrent pas le poids certain de son corps musclé et il manqua de tomber à la renverse. Il s’appuya finalement sur le mur.
“Est-elle en sécurité?”
The Young Cop
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Khalmeh le tenait fermement par les épaules, en essayant de le calmer, et de le ramener à la raison, au présent, et à la réalité… Pas aux souvenirs qui semblaient se mélanger avec les fantasmes et les rêveries qui le paralysaient encore. L’agitation du Rohirrim n’était pas totalement inattendue – il aurait été insensé de penser que le jeune homme ressortirait indemne de son séjour chez les Melkorites… ou même qu’il en ressortirait tout court –, mais elle demandait un certain effort pour l’empêcher de se faire du mal, et de partir bille en tête affronter tous les dangers du monde. Ce gamin était plein de fougue et de bonne volonté, mais il était plus que temps qu’il comprît que leur situation désastreuse ne leur laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. L’esclavagiste, parfaitement conscient que Learamn ne se laisserait pas faire aussi facilement, appela sans hausser la voix :
- Un coup de main, peut-être ?
Il y eut quelques bruits de pas précipités, puis des mains vinrent s’emparer de Learamn, qui continuait à marmonner. Il ne s’en était pas rendu compte, mais il avait de nouveau sombré dans une demi-inconscience : les yeux fermés, les poings aussi, il se débattait sous la pression, comme si son corps tout entier essayait de rejeter les mauvais sorts qu’il avait probablement reçus dans les cachots de Jawaharlal, au Temple de Sharaman. Khalmeh n’osait pas imaginer quels maléfices il avait eu à endurer, quelles immondes tortures, destinées à briser l’âme autant que le corps. Ce qu’il pouvait deviner à l’œil nu lui suffisait amplement comme vision de cauchemar. Et pourtant, ils n’avaient pas tué Learamn. Ils avaient même laissé assez de lui pour qu’une guérison fût possible. Pénible, mais possible.
- Calmez-vous, calmez-vous, vous allez rouvrir vos plaies.
Khalmeh essayait de se montrer rassurant, mais Learamn s’agita encore en ouvrant les yeux, et en découvrant penché au-dessus de lui un visage qui n’avait rien d’amical. Une gueule remplie de crocs, des yeux étrécis comme ceux des prédateurs, une peau sombre et huileuse, couturée de cicatrices, un visage malveillant entouré de cheveux bruns et gras. Personne, dans ces conditions, n’aurait souhaité être plaqué contre sa couchette par un Uruk gigantesque dont les mains avaient sans doute davantage l’habitude de tuer que de prendre soin d’un homme blessé. La créature paraissait passive, soumise, mais une lueur étrange brillait dans le fond de son regard. Était-ce une envie de meurtre latente qui s’exprimerait de manière violente dès que Khalmeh ferait l’erreur de se débarrasser du bâton de commandement qu’il portait à la ceinture ? Ou bien quelque chose d’autre, de plus sombre, que ce monstre gardait enfoui dans les tréfonds de son esprit malsain.
- Recule un peu, tu vas lui faire peur.
La créature s’exécuta sans un mot, regagnant l’angle mort de Learamn, légèrement sur sa gauche, là où les ombres l’enveloppaient suffisamment pour qu’en demeurant parfaitement immobile il eût l’air de faire partie du paysage.
- Learamn, Learamn restez avec moi, bon sang… Là… Voilà, voilà… Tout va bien. Ce n’est rien, vous en êtes sorti.
L’ancien officier était cruellement affaibli, à peine capable de bouger sans se blesser, et pourtant il avait encore en lui une force insoupçonnable. Le désir de vivre, de survivre et de s’affranchir de toute cage. Khalmeh se sentait passablement apaisé – ou épuisé –, mais il devinait que Learamn pouvait à tout moment lui jouer un mauvais tour pour tenter de s’échapper. Il ignorait qu’il n’irait pas loin dans son état, et que derrière la porte close d’autres surprises l’attendaient… Des surprises qui l’empêcheraient de quitter les lieux, par la force s’il le fallait. Et pourtant, sa réaction était parfaitement compréhensible. Sans doute que la perspective d’être de nouveau prisonnier le terrifiait, et l’injonction à rester allongé ressemblait étrangement à quelque chose qu’il avait vécu dans les cachots du Temple melkorite, mais il devait se rendre à l’évidence : aucune chaîne ne l’entourait, et ce visage amical penché sur lui paraissait vouloir l’amener à la guérison, et non à de nouveaux sommets dans la souffrance. Quelque chose que Learamn ne connaissait que trop bien.
- Oui, lui répondit l’esclavagiste, vous étiez sur la potence, vous étiez au temple… A dire vrai, je vous croyais mort depuis bien longtemps : personne ne survit au Temple de Sharaman si le Grand Prêtre n’en a pas la volonté. Et de toute évidence, il voulait vous garder en vie… Vous deviez avoir quelque chose qui l’intéressait.
Khalmeh avait raison. Les Melkorites n’étaient pas connus pour leur patience, pour leur bienveillance et leur clémence. Ils auraient pu tuer Learamn sur-le-champ, et exhiber son cadavre fièrement lors d’une de leurs cérémonies rituelles, accomplissant ainsi la volonté de leur dieu et du Grand Prêtre. Pourtant le capitaine Durno, sur le navire transportant la sinistre cargaison, avait préféré l’assommer et le ramener au Temple… Un premier sursis. Il y avait eu la torture, et sans doute d’innombrables questions, à moins que le tortionnaire eût préféré ne rien dire du tout, et laisser le Rohirrim confesser librement tous ses crimes envers le Dieu Sombre. Les jours s’étaient succédé, et avec chacun d’entre eux, un nouveau sursis. Chaque fois que la souffrance physique et mentale atteignait son paroxysme, que le combattant atteignait son point de rupture, on lui laissait à peine assez de vie pour reprendre son souffle, et anticiper avec effroi la prochaine séance. Les Melkorites avaient érigé la torture en art, et le raffinement de leurs méthodes égalait leur efficacité. Mais de toute évidence, pourtant, il y avait eu un revirement. Pour une raison qui échappait encore à l’esclavagiste, Learamn était passé du statut de prisonnier à celui de condamné à mort. Le jouet de Jawaharlal avait perdu son intérêt, et la seule raison logique à cela était qu’il avait révélé quelque chose. Quelque chose qui avait convaincu le Grand Prêtre qu’il ne lui serait plus d’aucune utilité…
C’était ce que Khalmeh cherchait à savoir, à tout prix :
- Learamn, quoi que vous leur ayez dit, j’ai besoin que vous me le répétiez, ici et maintenant. C’est extrêmement important, je ne peux pas garantir votre sécurité si vous n’êtes pas entièrement honnête avec moi…
Cette insistance était étrange chez un homme qui d’ordinaire savait relativiser, et faire passer les hommes avant les causes. Learamn ne lui donna pas satisfaction, cependant, revenant à ses questions. Il semblait intégrer la réalité par à-coups, se souvenant peu à peu des compagnons de route qu’il avait abandonnés ce fameux jour, à Lâm-Su. Ils avaient tant perdu, ce fameux jour… Khalmeh y repensait souvent, contemplant avec amertume l’épilogue d’une mission avortée, tuée dans l’œuf par la volonté des Melkorites. Pendant un temps, il avait cru Learamn perdu. Kryv également. Il avait eu la confirmation de la mort de Thrakan, et avait supposé que tous ses compagnons avaient péri dans l’entreprise. Le Rohirrim devait parvenir aux mêmes conclusions, alors que son cerveau recommençait à assembler les éléments patiemment pour reconstituer le fil d’une réflexion normale.
Son inquiétude pour Kryv était aussi sincère que touchante, mais elle ne suscita pas en retour la réaction apaisante que l’ancien officier du Rohan aurait peut-être voulu voir dans les yeux de Khalmeh. Il avait décidé de se rendre aux Melkorites, et de faire face à leur courroux, mais ne s’était pas particulièrement soucié du sort de la devineresse, livrée à elle-même dans les cales du navire… Se préoccuper de son destin actuellement apaisait peut-être sa conscience, mais cela ne changeait rien au fait que c’était bien Learamn qui l’avait laissée derrière, à peine armée et incapable de se défendre face à la furie des hommes de Jawaharlal. L’esclavagiste s’assombrit. Même s’il n’appréciait guère la devineresse pour ce qu’elle avait fait à son compagnon la nuit de leur départ, il ne souhaitait à personne de tomber aux mains d’êtres aussi sordides et répugnants que les Melkorites d’Albyor. Il fallait espérer qu’elle avait trouvé une fin aussi rapide que possible. Il aurait voulu offrir plus de renseignements, mais hélas les informations qui filtraient depuis de Temple de Sharaman étaient trop lacunaires pour lui permettre de suivre le parcours individuel d’un prisonnier. Il donna au Rohirrim une réponse vague et évasive, qui était loin d’apporter de réels éclaircissements à ses questions les plus pressantes :
- Je n’ai pas d’informations au sujet de Kryv, mais si elle était « auprès du trône du Grand Prêtre », croyez-moi je le saurais. Les grandes célébrations sanglantes sont bien les seules occasions de voir le Grand Prêtre ces derniers temps, mais personne ne siège à ses côtés. Je suppose qu’elle a été capturée en même temps que vous, et qu’elle a été condamnée à mort elle aussi…
Il soupira.
Combien d’âmes seraient ainsi livrées à la furie de leurs ennemis avant la fin de tout ceci ? Il n’osait en faire le compte, trop de visages ayant désormais défilé devant ses yeux lors des exécutions publiques que le peuple d’Albyor redoutait.
- Kryv n’est pas importante pour le moment, Learamn. Pour l’heure, j’ai besoin que vous me disiez exactement ce que vous avez révélé aux Melkorites. Vous comprenez ? Il est vital que je le sache.
Mais de nouveau Learamn ne l’écoutait pas.
Les noms lui revenaient au compte-goutte, et il cria le nom de Ava comme si soudainement l’existence que la « femme de la Reine » lui revenait en mémoire. Khalmeh serra le poing, et une ombre passa sur son visage. Une ombre de colère.
- Learamn ! Grogna-t-il en haussant le ton pour la toute première fois depuis que lui et le Rohirrim se connaissaient. Répondez à ma question, et cessez de faire comme si le sort d’Ava vous importait plus que celui de quiconque. Vous vous êtes rendu volontairement aux Melkorites, et je veux savoir ce que vous leur avez dit.
Le guerrier ne semblait prêter aucunement attention aux propos de Khalmeh, et il trouva même le moyen de se dégager de son emprise, pour essayer de se relever. Il était faible, pathétique, à peine capable de tenir sur ses jambes, et pourtant mû par une énergie rare. Celle du désespoir, de toute évidence. Celle d’un homme prêt à tout pour expier ses fautes. L’esclavagiste s’éloigna, et passa les mains sur son visage :
- Bon, je vois que vous refusez de coopérer… Vous resterez ici tant que vous n’aurez pas de réponse satisfaisante à m’apporter. Je suis désolé, mon ami, mais trop de choses en dépendent…
Craignant une réaction irrationnelle de Learamn, il ajouta :
- Uruk, garde la porte, et assure-toi qu’il ne sortira pas. Je vous laisse faire la conversation.
Puis, en rhûnien, il précisa à l’attention de la créature :
++ Fais en sorte qu’il ne fasse pas trop de bruit. Le maître des lieux a été très clair. ++
Sans rien ajouter, il toqua à la porte que quelqu’un déverrouilla de l’extérieur. De toute évidence, on avait barré l’entrée avec un verrou particulièrement élaboré, car il fallut pas moins de trois tours de clés différentes pour ouvrir le battant. Khalmeh quitta les lieux en silence, tandis que l’Uruk prenait place devant la porte que l’on refermait. Il croisa les bras sur sa large poitrine recouverte d’une tunique de jute, en un geste évocateur. Pour l’heure, Learamn était piégé ici, et cela ne changerait pas jusqu’à ce qu’il eût donné à Khalmeh une raison suffisante de le laisser sortir. En attendant son retour, il ne restait qu’un seul interlocuteur avec qui discuter. Celui-ci était impressionnant, menaçant par bien des aspects, mais curieusement calme. Cela valait-il le coup de poser une question à une créature qui n’avait encore jamais prononcé le moindre mot devant le Rohirrim ?
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
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Tout était encore si confus dans son esprit. Les souvenirs lui revenaient par bribes qui faisaient remonter en lui des émotions puissantes mais dont il ne pouvait définir la nature exacte. Réalité et imagination étaient encore entremêlées et il lui était bien compliqué de discerner exactement ce qui s’était réellement passé du reste. A ce titre, l’insistance de Khalmeh n’aidait pas vraiment le rohirrim à s’apaiser. Il avait déjà vu l’esclavagiste s’agacer ou exprimer sa frustration mais jamais ne l’avait-il entendu lever la voix de cette manière. La présence même de son ami relevait du miracle. Il s’était rendu aux Melkorites, il avait croupi dans leurs geôles répugnantes où il y avait subi les pires tortures avant d’être finalement condamné à mort. Comment l’érudit, accompagné de son Uruk, avaient réussi à extirper le prisonnier de cette situation? Il ne manquait pas de ressources, cela était vrai, mais c’était tout de même incroyable.
Ce qui perturbait encore plus Learamn se trouvait dans les questions de son sauveur qui ne cessait de lui demander ce qu’il avait révélé à ses tortionnaires. Le jeune homme aurait bien voulu partager la nature de ces révélations avec son seul allié, analyser leur portée et réfléchir ensemble à une solution pour éviter des répercussions trop graves. Le seul souci était qu’il n’avait absolument aucune idée de ce à quoi il faisait référence. Il se souvenait clairement de sa capture à Lâm-Su, il avait des souvenirs diffus et probablement hallucinés de sa captivité et de son “exécution” avortée. Les demandes de Khalmeh paraissaient bien logiques: si les fanatiques du Dieu Sombre l’avait ainsi gardé en vie et tourmenté, c’était sûrement pour tirer quelque chose de lui. Et pourtant il ne se rappelait pas d’un quelconque interrogatoire. Il se demandait même quelle information capitale aurait-il pu bien leur dévoiler. Le contenu de la cargaison? Inutile, puisqu'elle était déjà aux mains des prêtres. Des informations sur la Reine Lyra? Il en savait bien trop peu. Des secrets du Rohan? Les hommes d’ici n’en avaient probablement rien à faire du Riddermark. “Khalmeh… je ne vois pas de quoi vous parlez. Qu’aurais-je bien pu leur révéler?”
Mais le Rhûnadan ne se satisfit pas de cette remarque et insista encore. Il se montra même de plus en plus agacé par les questions de Learamn sur le reste de leur “compagnie”. Il paraissait si certain du destin tragique de Kryv ou Ava; pourtant s’il était venu le chercher lui, dans la gueule du loup, il aurait très bien pu le faire pour les autres. D’ailleurs pourquoi était-il venu à son secours plutôt qu’à celui d’Ava ou de Kryv? L’étranger en exil avait certainement beaucoup moins de valeur qu’une “Dame de la Reine” ou qu’une devineresse aux puissants pouvoirs. L’amitié qu’il lui portait ? Learamn l’espérait mais il avait assez d’expérience pour savoir qu’un homme aussi pragmatique que Khalmeh n’aurait certainement pas laissé de bons sentiments entraver une mission qui pouvait lui rapporter si gros. A ce titre, la survie d’une proche de la souveraine était certainement plus importante que celle d’un capitaine rohirrim déchu.
Quelque chose clochait.
L’esclavagiste finit par perdre patience face au mutisme de son ami et finit par quitter la pièce pour le “laisser réfléchir”. Une manière bien étrange d’aider un compagnon encore traumatisé. L’homme claqua la porte derrière lui, laissant l’Uruk à l’entrée pour la surveiller. Trop fatigué pour protester ou réclamer des explications; Learamn s’allongea à nouveau sur sa couche. De terribles maux de têtes lui donnaient le tournis et ses membres encore engourdis fonctionnaient au ralenti. Il but un peu d’eau du pichet qu’on lui avait laissé au pied du lit et tâcha de faire le tri dans son esprit; les yeux fixés sur l’ouverture en forme de meurtrière, qui faisait office de seule fenêtre mais d’où n’entrait aucune lumière. C’était sûrement le milieu de la nuit. Voici qu’il était à nouveau prisonnier…
Learamn se plongea dans un sommeil sans rêves. A son réveil il ne sut dire combien de temps il avait dormi mais il constata qu’il n’y avait toujours aucun rayon lumineux pour éclairer cette pièce étroite. Etait-ce encore la nuit? Ou alors avait-il dormi toute la journée jusqu’au coucher du soleil suivant? Peut-être même que cette ouverture ne donnait simplement pas sur l’extérieur. Il ne sut le dire. On avait déposé un peu de pain rassis sur un plateau. A la vue de ce frugal déjeuner, l’estomac du jeune homme se mit à gargouiller et il se rendit compte qu’il était affamé. Il se saisit donc de la miche et commença à manger en mâchonnant lentement.
Il songea un moment à Ava. Avait-elle réussi à s’enfuir à temps? Quand bien même aurait- elle réussi à s’échapper de Lâm-Su, elle se serait retrouvée seule dans une milieu hostile, sans son protecteur. Elle était partie de Blankânimad avec l’espoir de sauver cet homme qui faisait battre son cœur? Qu’avait-elle tirée de cette mission au final? Un véritable fiasco… Avec un sourire, il se remémora les longues heures passées à pratiquer la danse à ses côtés, il revoyait avec précision l’expression son visage gracieux capable de passer, en un instant, de la fermeté à la douceur. Elle était une femme importante, bien plus que les autres prisonniers des Melkorites, et pour cette raison, il avait bon espoir qu’elle soit toujours en vie; mais l’inquiétude qui habitait son âme à propos de son sort ne se dissipait pas pour autant.
Il laissa son esprit se balader dans les méandres de sa mémoire torturée, un exercice passif qui avait le mérite de remettre un peu d’ordre dans ses souvenirs. Il revit la terre natale, les grandes plaines vertes, les reflets du Château d’Or, les cheveux blonds d’Aelyn, les capes des Gardes Royaux. Tant de souvenirs qui lui paraissaient si lointains dans le temps mais si proches de son âme. L’image d’Iran surgit alors au milieu de ce brouillard; il l’admirait une nouvelle fois en action; virevoltant, arme à la main, dans une danse mortelle contre les ennemis du Rohan. Elle s’était sacrifiée pour une cause qui n’était pas sienne en suivant le capitaine dans sa folie. Learamn avait entamé tout ce périple pour la ramener chez elle; là encore il avait échoué. La volonté d’honorer sa mémoire était tout ce qui lui restait; et là encore, piteusement enfermé dans cette pièce sombre, il semblait bien loin du compte. Du plus profond des prisons de Meduseld, Iran avait trouvé le moyen de continuer la lutte. Il fallait qu’il sorte d’ici et lève le voile sur tous ces mystères.
Quelque chose clochait.
Le souvenir de Kryv installée près du trône du Grand Prêtre était certainement dû à une hallucination; pourtant Learamn ne pouvait se résoudre à l’idée de sa mort pourtant très probable. L’hypothèse de Khalmeh tenait la route; elle se trouvait sur le navire avec loin, piégée au fond de la cale face à des dizaines d’ennemis. Learamn avait espéré qu’elle puisse s’échapper à la nage ou de quelque autre manière mais il devait admettre que ses chances de réussite étaient bien minces. L’histoire de Khalmeh tenait presque la route; un seul détail lui faisait défaut.
Quelque chose clochait.
Kryv avait été seule témoin de la reddition du rohirrim. Elle avait été la seule membre du groupe se trouvant au côté de Learamn pendant la majeure partie de l’attaque. Thrakan avait lutté de son côté, jusqu’à la mort. Le sort d’Ava restait mystérieux bien que sa capture soit l'hypothèse la plus crédible. Mais Khalmeh et son monstre avaient disparu dès le début des hostilités; ils ne se trouvaient même pas sur le bateau au moment des faits. Pour Learamn, ils représentaient leur dernier espoir; et c’était pour cela qu’il avait demandé à Kryv de prévenir l’esclavagiste si elle parvenait à s’enfuir. L’esclavagiste et son monstre auraient ainsi pu voler à sa rescousse avant qu’il ne soit trop tard. Chose qu’ils avaient brillamment réalisé, en l’arrachant aux griffes des Melkorites. Et Kryv avait été déterminante dans cette affaire.
Sauf que quelque chose clochait.
Khalmeh affirmait que la devineresse était probablement morte et ne l’avait pas vu depuis l’attaque de Lâm-Su. Mais alors qui avait bien pu l’alerter? Il aurait peut-être pu tirer les conclusions de la capture seule mais seule la devineresse aurait pu le renseigner sur la destination du navire ou la présence d’un Learamn toujours en vie. L’esclavagiste n’avait pas mentionné la cargaison que Learamn était pourtant allé vérifier sur sa demande, pourquoi ne s’était-il pas enquis du contenu des caisses dès le réveil du rohirrim alors qu’il s’était montré aussi curieux à ce sujet auparavant? Peut-être était-il déjà informé mais qui d’autre que Kryv aurait pu le mettre au courant?
Quelque chose clochait.
Learamn s’approcha de la porte, toujours soigneusement gardée par l’Uruk, parfaitement stoïque. “Psst” fit-il à l’adresse de la créature.
Pas de réaction.
Le jeune homme n’avait absolument aucune idée si cela servait à quelque chose de s’adresser à ce monstre qu’il méprisait. Il ne savait même pas s’il était capable de parler. Il avait croisé très peu de membres de son espèce; il savait qu’ils avaient leur propre langue et que certains pouvaient s’exprimer en Commun. Mais était-ce le cas de celui-ci qui ne semblait pas particulièrement vif. Il obéissait pourtant aux directives de son dompteur mais cela était peut-être plus dû au bâton de dressage qu’au choix des mots. Rien que l’idée d’initier la conversation avec un tel être, le répugnait mais avait-il d’autres choix? “Hé Uruk!” appela-t-il faute de pouvoir utiliser son nom qu’il ignorait.
Learamn réfléchit un court moment sur ce qu’il pouvait lui demander sans éveiller aucune suspicion. “Où sommes-nous?"
Toujours pas de réponse. C’était comme s’adresser à un mur. Désabusé, Learamn s’assit au sol, le dos sur la porte. “Kryv? Ce nom te dit quelque chose? Une sorte de sorcière. Tu es sûr que vous ne l’avez pas croisé? Elle est très importante pour nous.”
Cette fois il obtint un grognement guttural peu avenant de la part de l’Uruk. Avait-il compris la question et cherchait à indiquer à son prisonnier qu’il ne fallait pas aborder ce sujet? Ou alors était-ce là une simple réaction d’un bête animal qui ne voulait pas être déranger? Mais Learamn n’était pas forcément beaucoup plus avancé.
Puis il eut une idée.
Il demanda d’un ton innocent: “Ava… ce nom doit te dire quelque chose non? Cette dame a été bonne envers toi, comme envers moi. Elle a pris soin de toi et de tes blessures, bien plus que ton maître. Tu te souviens?”
Il n’obtint toujours pas de réponse mais il entendit le Uruk se tourner pour faire face à la porte. Le jeune homme pouvait sentir son souffle putride à travers le bois. Il eut un haut-le-cœur mais se retint de vomir; il avait capté l’attention de son interlocuteur et il sentait qu’il était sur la bonne voie. “Je crois qu’Ava est en danger. Nous devons l’aider. Tu sais où elle est?”
La stratégie de Learamn était pour le moins hasardeuse. Il croisa les doigts et se mit à implorer silencieusement quelque force supérieure de son aide. Il n’aurait jamais cru dire cela un jour, mais à cette heure, l’Uruk représentait sa seule solution.
The Young Cop
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Lentement, avec minutie et précision, le couturier achevait son œuvre.
Magnifique.
Vraiment magnifique. Il glissa une dernière aiguille sous l’ongle de Learamn, la faisant glisser insidieusement, le plus tranquillement du monde, là où elle provoquerait une douleur paroxysmique. La tige de métal, fine comme un cheveu, alla se ficher jusqu’à la cuticule. A la manière d’une baguette que l’on agitait pour donner la mesure, elle créait une mélodie si douce aux oreilles du maître des lieux. D’abord les violons, aux larmes amères, les mâchoires serrées. Quelques plaintes aux motifs complexes, en gouttes de sang sur un air malveillant. Et puis les cuivres, gonflés de rage et d’impuissance, qui tempêtaient pour ne pas rompre. Toute cette force, ainsi soumise au souffle du musicien de la douleur. Enfin les percussions, tambours déchaînés dans la poitrine, prêts à bondir hors de leur cage de souffrance pour se répandre sur le sol en un amas informe de notes désassemblées.
La moindre pression sur l’aiguille, un nouveau palier dans l’horreur.
La moindre pression.
Le plus petit souffle de vent.
Et toujours, le rire de Jawharlal, Grand Prêtre de Melkor, spectateur avide du carnage.
~ ~ ~ ~
En se réveillant, Learamn constata que l’Uruk était toujours là. La créature semblait prendre sa mission de surveillance au sérieux, veillant sur la porte avec une attention qui confinait à l’obsession. Il y avait bien une chaise dans la pièce, mais il ne s’en était même pas approché, craignant sans doute d’encourir le courroux du bâton de commandement s’il quittait son poste ne fût-ce que pour une seconde. Le temps s’étirait à l’infini dans la pénombre de cette pièce où personne ne semblait désireux de se rendre, et les heures se succédaient sans que la créature des ténèbres eût été en mesure de les compter et de se faire une estimation. Son seul moyen de se faire une idée était la faim.
Il avait tout le temps faim.
L’agitation de Learamn lui offrit une distraction bienvenue, et il observa l’homme qui essayait de se redresser, souffrant encore de ses blessures. Il ne représentait pas le moindre danger pour la créature, dont l’entraînement et le conditionnement l’avaient rendu parfaitement capable de se débarrasser d’un combattant aguerri à la seule force de ses deux bras. Il n’avait pas été capturé par hasard : ses ravisseurs l’avaient choisi spécifiquement pour son physique, conscients qu’ils en tireraient un bon prix. Le spectacle de Learamn reprenant ses esprits n’était pas particulièrement enthousiasmant, et l’Uruk retomba dans une indolence qui confinait à la méditation. A l’instar de tous ses congénères qui attendaient patiemment leur heure dans les grandes prisons à ciel ouvert de Dur’Zork, il avait appris à se retrancher en lui pour économiser ses forces, et cesser de contempler chaque seconde, ce qui l’aurait rendu fou.
Cela ne l’empêchait pas de rester attentif, cependant, et il dressa les oreilles en entendant que l’humain l’appelait.
Cela faisait quelques temps qu’il voyageait avec Learamn, le Rohirrim, mais il ne se souvenait pas que l’humain lui eût jamais adressé la parole directement. Il avait capté ses regards répugnés et passablement effrayés, il percevait la méfiance ancestrale inscrite profondément dans ses veines, la même qu’il ressentait en lui à chaque instant passé en compagnie des humains. Il ne pouvait que comprendre son dégoût… Et pourtant, malgré tout ça, il trouvait enfin le courage de lui parler. Une simple question.
« Où sommes-nous ? »
L’Uruk demeura impassible, se contentant à peine de froncer légèrement les sourcils, sans qu’il fût très clair s’il était en colère, perplexe ou simplement agité d’un tic nerveux indépendant de l’ancien officier. Le silence ne fut pas une réponse suffisante pour Learamn, qui voulait décidément en savoir davantage. Changeant d’angle d’attaque, il lui posa une question au sujet d’une certaine Kryv. L’Uruk se souvenait bien d’une femme qui répondait à ce nom-là. Il se souvenait surtout de son odeur. Elle sentait la mort.
Le grognement qu’il adressa en retour à Learamn était quelque peu menaçant, mais il n’exprimait en rien une quelconque agressivité. C’était plutôt une façon de rejeter la mention-même de la devineresse, comme un autre aurait haussé les épaules, ou fait un geste agacé de la main. La femme ne plaisait pas beaucoup à l’Uruk, qui se fiait beaucoup à son nez. Et quand il ne sentait pas quelqu’un, ce n’était pas la peine d’insister. Et pourtant Learamn insista.
« Ava »
Ce simple mot sembla susciter une légère réaction chez l’Uruk. Il y eut d’abord un long silence, puis un bruit de gorge sincèrement répugnant mais – fait notable – pas du tout menaçant ou effrayant. Évidemment, c’était un Orc, et ces créatures n’étaient pas capables d’apprécier le beau ou le bon. Les qualités de la jeune femme n’étaient pas de celles qu’un Uruk pouvait sincèrement admirer ou envier, mais son instinct primaire, animal, ne pouvait pas décemment oublier la main généreuse qui s’était penchée sur lui, celle qui avait pansé ses blessures, et qui avait veillé sur sa santé tout au long de leur périple. Contrairement au Rohirrim, elle ne sentait pas la peur et le dégoût. Elle sentait la viande.
Et l’Uruk aimait la viande.
Il se retourna vers Learamn, et pour la première fois, sembla avoir une réaction qui indiquait un certain degré d’intelligence. Une intelligence malsaine, curieusement effrayante, et qui donnait à voir toute la noirceur de la nature. Quand Learamn lui demanda s’il se souvenait d’Ava, l’Uruk hocha la tête, une expression indéchiffrable dans le regard. Sa bouche s’étira, et il prononça difficilement :
- Ava… hugum shâ nash…1Pas ici, ân-hai2. Pas ici.
Il passa une langue brunâtre sur ses lèvres desséchées, et grogna :
- Libérer… moi… ? Ân-hai… Libérer ?
________________________
1 : Ava… n’est pas là…
2 : Humain
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Learamn avait eu toutes les peines du monde à capter l’attention de l’Uruk, gardien impassible et inflexible. Le rohirrim avait tellement de questions; sur ce qui s’était passé à Lâm-Su, sur le sort d’Ava ou de Kryv, sur ce qui avait suivi sa capture ou encore à propos de sa libération miraculeuse. Même si, sur ce dernier point, il avait le sentiment de n’avoir quitté son cachot que pour une autre cellule. Cependant, il avait aussi bien conscience que toutes ces interrogations ne trouveraient malheureusement pas de réponses auprès d’un tel interlocuteur dont il n’était pas même certain qu’il maîtrisât la langue. De plus, Khalmeh, lui qui avait forcément des explications à tout ceci, avait frontalement refusé de répondre à son ami; revenant constamment à la charge au sujet d’informations que l’exilé aurait révélé. Pourtant, lui, ne savait rien. Il n’avait pas de souvenirs clairs des tortures endurées, et encore moins d’une quelconque révélation faite à ses tortionnaires. Il avait beau chercher, il ne voyait décidément pas qu’elle était cette chose si précieuse dont il serait le seul à avoir connaissance.
Pour obtenir des réponses, il fallait que l’ancien capitaine aille chercher ailleurs. Il ne savait pas vraiment où. Mais ce n’était définitivement pas dans ce trou, et avec un Uruk pour seul confident; qu’il parviendrait à clarifier les choses.
Finalement, à la mention d’Ava, le monstre réagit et daigna enfin se retourner en direction du jeune homme. Peut-être avait-il jugé un peu trop rapidement les capacités intellectuelles de l’Orc. Depuis leur départ vers Albyor, il ne pouvait s’empêcher de ne voir que de la stupidité dans ses petits yeux mauvais et ridiculement petit sur cette énorme face hideuse. Mais n’était-ce pas plutôt de la sournoiserie qui brillait dans ces sombres pupilles?
Bon...Au moins il avait réussi à attirer l’oreille de l’Uruk. Ava avait donc apparemment fait autant d’effet sur la bête que sur le cavalier. Splendide! Et maintenant? Pouvoir enfin s’adresser à son gardien dans un Westron basique représentait certes un progrès mais dont l’importance restait tout de même limitée. Pour tirer profit de ce balbutiement de conversation, il lui faudrait faire preuve de ruse et de subtilité. Deux attributs qui ne représentaient pas vraiment les plus grandes qualités du rohir, ni même de la plupart des rohirrims. A vrai dire, il naviguait à vue d’oeil et ignorait lui même où il voulait emmener son imprévisible interlocuteur.
“Oui, Ava c’est cela! Tu sais où elle est?” s’exclama Learamn en forçant un sourire encourageant.
Sourire était chose peu aisée pour le rohirrim qui avait encore du mal à accepter qu'il se repose ainsi sur une créature qui représentait tout ce qu'il avait toujours honni. Mais avait-il d'autres choix?
Il ne comprit pas tout dans la réponse de l’orc, qui avait inclus des termes en Noir parler dans sa phrase mais ce qu’il avait saisi avait suffi à redonner un semblant d’espoir au jeune homme. L’ancien capitaine avait également cru comprendre que l’orc se nommait Hanaï, il avait cependant de sérieux doutes sur l’exactitude de son interprétation.
Le rohir s’efforça de relancer l’Uruk dans un Westron qu’il tâche de simplifier au maximum; c'était un peu ridicule mais au moins cela permettait de s’assurer que la bête le comprenne bien. “Exactement Hanaï! Toi libérer! Ava, grand danger…”
Learamn s’arrêta dans sa demande et réfléchit un moment, en quête d’un mot qui pouvait raviver la bête, un mot que l’Uruk connaissait certainement. Quitte à ce que sa phrase ne fasse plus grand sens, il cherchait avant tout à provoquer une réaction. “Mort! Ava, mort? Tuer!”
Pour se faire mieux comprendre, le rohir agrémentait ses paroles de grands gestes incompréhensibles qui risquaient bien d’embrouiller l’Uruk plus qu’autre chose.
Il joignit ses deux mains, serrant ses doigts dans les paumes en signe d’unité. Une douleur sous l’ongle se fit alors subitement ressentir, vive mais très brève. D’abord surpris, Learamn mit rapidement cet élément de côté dans son esprit. Il y avait bien plus urgent qu’une petite gêne à la main.
“Toi Hanaï et Moi! Ensemble! Sauver Ava!”
Outre cette proposition pour le moins audacieuse, le jeune homme tentait de lire dans le regard sombre de la créature ce qu’elle pouvait bien penser. Mais l’esprit d’un Uruk était bien compliqué à déchiffrer pour un humain comme lui.
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Tuer Ava ? Il ne comprenait pas. La femme avait toujours été bonne avec lui et, d’après ce qu’il avait pu apercevoir depuis sa cage, avec le Rohirrim également. Il ne comprenait pas exactement pourquoi il avait tant envie de la voir mourir, mais ce n’était pas un problème pour l’esclave… S’il devait mettre fin aux jours d’une humaine pour acquérir sa liberté, il le ferait sans la moindre hésitation. Son regard s’assombrit, et son visage s’étira avec un sourire malveillant.
- Hurnash, Goridya, ân-hai1.
Une tâche simple, parfaitement à la hauteur de ses compétences. Il avait été créé pour cela, entraîné pour cela… Tuer une femme sans arme était un véritable jeu d’enfant pour lui. La perspective d’avoir sa liberté à portée de main était grisante, et il s’absorba dans ses pensées, se contentant de répondre machinalement à Learamn :
- Oui… grand danger…
Son accent était à peine compréhensible en Westron, mais la menace latente qui planait dans son ton était parfaitement perceptible. Ou était-ce seulement sa façon à lui d’exprimer les choses ? Sa nature ne lui facilitait pas l’accès à des émotions plus délicates, comme la compassion, l’amour ou la tendresse. Il aurait pu être sincèrement ému, touché, ou soucieux du sort d’Ava qu’il aurait été bien incapable de l’exprimer autrement que par des grognements, des cris ou des mimiques menaçantes.
- Ân-hai ?2 Interrogea l’Uruk qui ne comprenait pas exactement là où Learamn voulait en venir.
Il ne comprenait pas à quel humain le Rohirrim pouvait bien faire référence. Peut-être à Khalmeh, ce qui n’avait pas vraiment de sens, puisque de toute évidence Learamn cherchait à échapper à l’esclavagiste, et qu’il entendait faire échapper sa créature également. Y avait-il un autre humain important à des lieues à la ronde ? La question à peine formulée dans l’esprit de l’Uruk, elle trouva une réponse dans son esprit étriqué.
Sans rien ajouter, il quitta son poste, laissant Learamn planté là, seul dans sa cellule, incapable de savoir exactement ce qui se jouait présentement. L’Uruk pouvait paraître lourd et imposant, mais désormais qu’il était investi d’une mission, il ressemblait bien davantage à un animal en chasse. Bas sur ses appuis, ses mains touchant presque le sol ce qui lui donnait une démarche simiesque, il disparut du champ de vision de l’ancien officier sans faire le moindre bruit, se fondant dans les ombres comme s’il y était né – ce qui était probablement le cas. Cette machine à tuer, lâchée dans la nature et mue par l’ambition d’être libérée, pouvait peut-être faire évader Learamn, mais qui pouvait dire combien de victimes elle laisserait sur son passage ?
Chaque seconde qui s’écoulait rapprochait Learamn d’une catastrophe potentielle. A tout moment, quelqu’un pouvait repérer l’Uruk, et donner l’alarme, ce qui résulterait sur un combat à mort duquel la créature ne ressortirait pas vivante. Elle ne pouvait pas se fondre dans le paysage, et même si elle parvenait à s’enfuir, elle abandonnerait le Rohirrim à son triste sort. Était-ce finalement une bonne idée ?
La réponse lui parvint sous la forme d’un tintement de clés, aussi discret qu’un murmure. L’Uruk revenait, et miraculeusement il portait avec lui un trousseau de clés qu’il avait dû dérober à un garde malheureux, surpris dans son demi-sommeil par la vision effrayante d’une créature de cauchemar gigantesque et déterminée. Il n’y avait même pas eu le moindre cri, l’affrontement avait dû être aussi bref que meurtrier. Les yeux de la créature étaient légèrement dilatés, et une fièvre guerrière se lisait dans ses traits. Il aimait vraiment la guerre.
- Tiens…
Il tendit à Learamn le trousseau, et laissa le Rohirrim chercher fiévreusement quelle clé ouvrirait la porte infranchissable qui se dressait comme un obstacle entre lui et… l’inconnu. Il finit par trouver, et le déclic satisfaisant lui apporta la confirmation que cet Uruk était décidément plein de surprises. Curieux duo, ils remontèrent sans un bruit le couloir qui menait vers la sortie, barré par une nouvelle porte. En même temps qu’ils avançaient, Learamn put remarquer qu’il ne se trouvait pas dans des geôles à proprement parler. Point de prison maléfique, et d’instruments de torture mis en évidence pour effrayer les nouveaux venus. Au contraire, on aurait plutôt dit une réserve, dans laquelle se trouvaient des tonneaux de nourriture, de la paille, et bien d’autres objets du quotidien. Pas de quoi trouver une arme véritable, sauf à considérer qu’une pelle ou une pioche pouvaient faire la différence dans un combat à mort. Le Rohirrim, encore épuisé à cause de son emprisonnement prolongé, n’avançait pas très vite, et il apparaissait que le plan d’évasion était plus facile à mettre en œuvre en pensée qu’en pratique.
Remonter le couloir était déjà un petit exploit, mais s’échapper d’Albyor serait sans doute un véritable parcours du combattant.
Ils franchirent la première porte, et Learamn remarqua immédiatement le corps étendu du garde. Il ne portait pas de blessure apparente, mais il était inerte, sans qu’il fût possible de savoir s’il était mort ou non. L’Uruk ne lui adressa pas un regard, et poursuivit sa route en silence, serpentant dans les couloirs, comme guidé par un sixième sens. Il reniflait à intervalle régulier, à la manière d’un chien suivant une piste, faisant parfois demi-tour pour éviter une patrouille, ou s’immobilisant le temps de concevoir un plan d’action. C’était sans doute la première fois que Learamn voyait un Uruk en action de la sorte, et il ne pouvait plus douter désormais de leur prodigieuse efficacité. Ces créatures n’étaient pas simplement bonnes à charger en droite ligne vers les lances d’une éored. Elles étaient capables de s’infiltrer dans une ville à la faveur de la nuit, et d’en massacrer les habitants sans réveiller le moindre garde. Cet Uruk, seul et sans arme, pouvait peut-être le conduire vers la sortie.
Dissimulés dans les ombres entre deux torches plantées à intervalle régulier, ils étaient parfaitement invisibles, et gagnaient à chaque seconde de précieux mètres qui les amenaient toujours plus loin vers ce que Learamn pensait être la sortie. Ils tournèrent tant et tant qu’il aurait été impossible à Learamn de regagner sa cellule, l’obligeant à se reposer exclusivement sur son compagnon du moment. Ce dernier finit par s’arrêter à l’angle d’un couloir, devant une porte gardée par deux hommes en faction. Deux soldats en armure dorée, comme on en trouvait à Blankânimad.
- Shulid, fit l’Uruk en faisant un geste explicite de la main à Learamn, l’incitant à rester en retrait.
Puis, sans la moindre once d’inquiétude, la créature se présenta dans le couloir, renonçant à sa démarche chaloupée pour adopter celle du grand guerrier qu’il était : tête haute, dos droit, le pas souple et délié. Il avait de larges épaules, et la lumière projetait son ombre impressionnante dans toutes les directions, comme si cette créature de cauchemar venait pour dévorer l’âme des malheureux qui se trouvaient devant la porte. Il fut intercepté par les deux hommes qui lui adressèrent quelques paroles en Parler Noir, et une conversation débuta jusqu’à ce que les deux sentinelles fussent assez proches.
Elles commirent l’erreur de ne troquer leurs longues hallebardes – fort peu pratiques dans ces couloirs étroits – contre des épées beaucoup plus pratiques et maniables. Lorsque l’Uruk renversa son premier adversaire, le second ne parvint pas à ajuster sa riposte, et il fut sauvagement projeté contre le mur où sa tête casquée émit un bruit sourd. Il retomba sur le sol en position assise. Son compagnon, encore un peu sonné, rampait sur le sol en essayant de s’éloigner, mais l’Uruk lui donna un grand coup de botte dans le visage pour l’en empêcher.
La facilité avec laquelle il s’était débarrassé de deux adversaires pourtant armés et expérimentés était étonnante, et témoignait du danger que pourrait représenter une telle cohorte, si Lyra parvenait à mettre la main dessus. Une centaine de guerriers aussi efficaces pouvait sans peine déstabiliser une cité toute entière, et semer la mort et la désolation dans toute une région. L’Uruk, à peine essoufflé, ne prit pas la peine de ramasser les armes des deux gardes. Il semblait s’en sortir très bien avec ses mains gigantesques, qui auraient broyé le visage de Learamn sans la moindre difficulté…
Finalement, ne restait plus que la porte qui se dressait face à eux.
Learamn aurait peut-être dû voir qu’elle était trop belle et trop finement ouvragée pour être une vulgaire porte menant à la sortie. Il aurait dû se méfier davantage de l’Uruk, et de leurs innombrables incompréhensions : il avait placé son sort entre les mains de la bête, un pari risqué. Lorsqu’il poussa les deux battants, à sa grande surprise, il ne tomba pas nez à nez avec les rues agitées d’Albyor comme il l’avait d’abord pensé.
Son regard ne put manquer d’accrocher les ouvrages innombrables qui recouvraient les murs, les tableaux superbes, les tentures de qualité, et les portraits au visage sévère qui encadraient le visiteur et le soumettaient au jugement des anciens. Tout n’était que couleurs et dorures, rehaussées par la lumière vive qui pénétrait par la grande fenêtre. Une lumière qui déplaisait fortement à l’Uruk, qui choisit de rester légèrement en retrait. La pièce n’était pas vide, comme Learamn aurait pu le croire. Assis derrière le secrétaire qui trônait au centre de celle-ci, se tenait un homme, plume à la main, qui leva vers le Rohirrim des yeux d’abord courroucés, puis étonnés. Il dut bien remarquer la mine déconfite de l’ancien officier, son allure de vagabond encore couturé de cicatrices, et l’Uruk qui se tenait juste derrière. L’absence des gardes – les siens de toute évidence – lui mit la puce à l’oreille, mais au lieu de paniquer et de se mettre à appeler à l’aide, il reposa délicatement sa plume dans l’encrier, mit de l’ordre dans ses documents, et fit signe à Learamn d’approcher :
- On m’avait prévenu que vous étiez plein de surprises… Mais je dois admettre que vous m’impressionnez… Khalmeh est-il au courant que vous êtes ici ?
L’homme, d’un certain âge, avait la voix grave et puissante, et il s’exprimait dans un westron très raffiné, attestant de la qualité de son éducation. Ses paroles étaient mesurées, soigneusement pesées. De toute évidence, il ne voulait pas effrayer son interlocuteur :
- De toute évidence ce n’est pas lui qui vous envoie, n’est-ce pas ? Alors quoi, vous vous êtes simplement « échappé » ?
Un bref sourire plus tard, il reprit :
- Avez-vous la moindre idée de la situation dans laquelle vous vous trouvez, très cher ? Avez-vous la moindre idée du danger que vous représentez, et à quel point votre décision de parcourir ainsi ces couloirs était stupide ? Est-ce que vous réalisez seulement ?
Le ton de l’homme était réprobateur, à la façon d’un père grondant son enfant pour avoir fait quelque chose de mal. Il y avait quelque chose de curieusement paternel chez cet homme. On sentait en lui à la fois une profonde lassitude, et les restes d’une autorité encore incontestable, qui lui permettait de remettre Learamn à sa place sans craindre le moins du monde que le jeune homme fît preuve d’insolence.
- Je suppose que non… Evidemment… Mais dites-moi, comment avez-vous réussi à convaincre l’Uruk de vous mener jusqu’à moi ? Et comment avez-vous réussi à vous débarrasser si facilement de mes gardes ?
_________________________
1 : D’accord, je la tuerai, humain.
2 : L’humain ?
3 : Oh… L’humain… Le maître... Le maître est ici.
4 : Attends
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
C’était une bien étrange conversation qui se tenait là, dans la Cité Noire, entre deux individus que tout semblait opposer et qui ne comprenaient pas un traître mot de ce que l’autre voulait dire. Mais le plus extraordinaire était sans aucun doute le fait que, par miracle, ils y trouvèrent tous les deux leur compte. Learamn n’avait pas la moindre idée de ce que l’Uruk avait bien pu comprendre à son charabia mais sa réaction en disait long. Une lueur meurtrière - ce qui revenait à une lueur d’espoir pour un orc- brillait au fond de ses sombres pupilles. Mûe par une volonté nouvelle, la bête s’était évanouie dans la pénombre, délaissant ainsi son poste malgré les instructions de Khalmeh. Surpris, le rohir resta un moment interdit. Ce n’était pas vraiment ce qu’il attendait de la part de son gardien. Ce dernier était-il simplement parti? De ce qu’il avait pu comprendre l’Uruk avait parlé “d’aller chercher Shulid”. Mais qui était ce Shulid? Ou plutôt qu’était-ce un “Shulid”? L’ancien capitaine ne savait pas trop à quoi s’attendre et à mesure que les secondes s’écoulaient, il se demandait s’il n’avait pas été tout simplement laissé en plan par son geôlier. Ne pas avoir à supporter la présence pesante d’un Uruk chargé de vous surveiller était peut-être un soulagement mais cela n’avançait pas vraiment sa situation.
Finalement, le souffle rauque de la bête se fit à nouveau entendre à travers le corridor. L’Uruk était de retour et il n’était pas revenu les mains vides. La créature avait récupéré un énorme trousseau de clef en fer qu’il tendait à présent à son prisonnier qui ne réalisa pas immédiatement de se faire ainsi servir sur un plateau d’argent le moyen de sortir de cet endroit. Interdit, Learamn lança un regard interrogateur à son libérateur inattendu, et celui-ci se fit de plus en plus insistant. Sans plus attendre et se disant qu’il était bien inutile de chercher à comprendre ce qui s’était passé dans la tête de l’orc, le rohir se saisit des clés et se mit à chercher frénétiquement la bonne de ses mains tremblantes. Il en testa une première, puis une autre en vain. Quand la porte s’ouvrit enfin, au bout du troisième essai, Learamn poussa un long soupir de soulagement. Les Valars - ou la chance- avaient subitement décidé de se ranger à ses côtés en envoyant leur émissaire à l’haleine putride. Et voilà qu’il était libre. Ou presque. Il fallait à présent quitter cet endroit qui, de ce qu’il en voyait, ressemblait à un véritable labyrinthe. L’ancien capitaine avait connu bien trop de désillusions pour crier victoire trop tôt. “Merci” murmura-t-il timidement à la bête en sortant de la pièce.
Jamais il n’aurait cru dire cela un jour. Learamn avait imaginé bien des choses sur ce qui pouvait bien l’attendre dans la Cité Noire mais faire reposer ses espoirs de liberté sur un esclave orc n’en faisait définitivement pas partie. La réalité avait, ces derniers temps, une fâcheuse tendance à dépasser les attentes.
Se fondant dans l’obscurité et derrière l’ombre protectrice de son salvateur, Learamn tâcha d’avancer le plus rapidement et discrètement possible. Pas une mince affaire pour son corps ankylosé et ses membres encore engourdis. Alors qu’il longeait les murs à pas de loup, il ressentait même la douleur de sa vieille blessure remonter le long de sa jambe. Cela faisait combien de temps qu’Ava n’avait pas pris soin de son pied meurtri? De ce qu’il s’était déroulé entre les évènements de Lâm-Su et son réveil auprès de Khalmeh, il n’avait que des souvenirs diffus où cauchemars et réalité étaient devenus indissociables. Était-il seulement sorti de cet état de torpeur? La situation présente faisait si peu de sens qu’il commençait à en douter fortement. Cette histoire d’évasion était-elle une autre création issue de la sorcellerie des Melkorites? Se trouvait-il en réalité encore au fin fond des geôles d’Albyor?
Ils passèrent devant le corps inerte d’un garde, étendu au sol dans une position peu naturelle. Learamn jeta un coup d'œil rapide au pauvre hère mais ne s’y attarda pas outre mesure; il se doutait bien que l’Uruk avait bien dû prendre les clefs à quelqu’un. Il haussa les épaules, si la mort d’un seul homme était le prix de sa liberté alors il trouvait qu’il s’en tirait à bon compte. A mesure, qu’il progressait dans ce dédale de couloirs faiblement éclairés, mais loin d’être obscurs, le jeune homme prit peu à peu conscience de la folie de son entreprise. L’espace d’un instant, il songea même à revenir sur ses pas et retrouver sa “chambre” et un semblant de normalité, quitte à rester captif. Khalmeh l’y retrouverait et alors ils essaieraient à nouveau d’avoir une conversation constructive entre deux hommes d’honneur. Mais il n’en fit rien; le rohirrim qu’il était ne pouvait se détourner de l’appel de la liberté, aussi délirant et risqué qu’était son plan d’évasion, il ne pouvait se résoudre à rester enfermé comme un rat. Il avait déjà forcé sa nature en capitulant à Lâm-Su dans l’espoir d’aider Ava, et la manœuvre avait été de toute évidence un échec cuisant. Il continua donc à suivre patiemment la bête qui se mouvait dans la pénombre avec une aisance déconcertante. D’aucuns auraient pu croire qu’une telle créature aurait tôt fait d’alerter tout le bâtiment rien qu’en respirant mais celle-ci était en réalité discrète, rapide et agile; ses déplacements étaient encore plus silencieux que ceux du cavalier qui avait même un peu de mal à suivre la cadence.
A la vue de deux gardes postés devant une porte ouvragée, l’Uruk fit alors signe à son acolyte de rester un peu en retrait. Etait-ce là la dernière étape? Derrière ce dernier obstacle, se trouvaient sûrement les rayons rassurants du soleil et la fraîcheur de la brise. Et ensuite? Il ignorait même où il se trouvait. Sûrement avait-il été amené à Albyor après sa capture, ce qui signifiait qu’il était loin d’être tiré d’affaires. Khalmeh ne serait pas là pour le guider, il ne se trouvait certainement pas très loin mais son comportement lors de leur dernière conversation avait soulevé de sérieux doutes dans l’esprit de Learamn. L’homme avait pourtant était un allié de la première heure, un ami même. Il était venu l’arracher aux griffes des serviteurs du Dieu Noir. L’esclavagiste l’avait bien sorti des terribles prisons. Il ignorait la nature du lieu dans lequel il se trouvait à présent mais cela ne ressemblait à rien à une prison tenue par des prêtres. Dehors, il devrait trouver sa voie seul, Ava et Kryv avaient disparu et il ne comptait pas vraiment prolonger son partenariat avec un Uruk, aussi utile s’était-il montré. Peut-être qu'il pourrait chercher à entrer en contact avec des soldats de l’armée pour rallier Blankânimad, mais se présenter ainsi face à la Reine après une telle déroute était une perspective peu avenante. De toute façon, avant de réfléchir à la suite, encore fallait-il quitter cet endroit mystérieux.
Learamn n’avait pas besoin d’être devin pour savoir ce qui allait se passer dans les secondes qui suivirent. L’Uruk se redressa et mit les deux hommes hors d’état de nuire avec une facilité déconcertante. Tout s’était passé si rapidement, la bête avait porté des coups puissants mais réfléchis, et ses pauvres adversaires se retrouvèrent au sol sans vraiment comprendre comment. Malgré tout le mépris qu’il avait pour ce monstre, le guerrier qu’il était ne put s’empêcher d’admirer ce violent spectacle.
Une machine de guerre.
Le Rohir comprit alors tout l’intérêt que pouvait représenter de tels soldats pour la Reine Lyra. D’autant plus que le domptage ne semblait pas si hardue; il était parvenu à convaincre la bête de l’aider à s’évader alors qu’il ne parlait même pas sa langue. Le plan avait été parfait.
Un peu trop parfait.
Incapable de se retenir plus longtemps, Learamn s’élança et ouvrit à la volée la porte qu’il avait face à lui. Les propriétaires des lieux n’avaient pas même pris le soin de les verrouiller.
Ah! Quelle bande d’amateurs! A lui la liberté! Voilà qu’il s’élançait déjà vers l’extérieur.
Il s’arrêta net.
Il avait bien devant lui un soleil éclatant. Celui-ci éclairait une scène où des cataphractaires poursuivaient une immense proie dans un cadre superbe. Learamn cligna des yeux, ébloui par les dorures scintillantes. Il fit pas en avant, son regard s’égarant dans la multitude d'œuvres d’arts qui l’entouraient. Jamais n’avait-il vu une telle collection; le Château d’Or était magnifiquement orné mais ne comptait pas un tel décorum, incompatible avec les goûts des gens du Riddermark. D’une certaine manière, l’endroit semblait encore plus luxueux que la salle du trône du Rhûn. Moins impressionnant mais infiniment plus chaleureux. Comment expliquer un tel raffinement au sein de la Cité Noire? Après tout ce qu’il avait entendu sur Albyor, impossible qu’il se trouve encore dans la même ville. Après tout ses doutes n’étaient sûrement pas fondés, Khalmeh avait dû le ramener à Blankânimad.
Une voix profonde et sage lui fit alors réaliser qu’il n’était pas seul. Par réflexe, Learamn posa sa main à la ceinture, là où aurait dû se trouver le pommeau de son épée. Bien évidemment, il n’avait pas son arme sur lui. L’homme qui s’adressait à lui semblait âgé mais se dégageait de lui une aura fascinante. Son calme, son vocabulaire distingué , son attitude délicate; autant d’éléments qui rassurèrent le Rohir. Pourtant les paroles de l’inconnu, qui semblait être ici chez lui, étaient bien mystérieuses; ajoutant plus d’interrogations à celles que le jeune homme avait déjà.
Il mentionna Khalmeh. Les deux hommes étaient-ils amis? Était-il lui aussi un potentiel allié? L’homme réprimanda aussi la témérité de l’ancien capitaine avant de lui demander comment il était arrivé jusqu’ici. Plus il avançait, moins tout ceci faisait de sens. “Je l’ignore. Je ne sais pas. Répondit Learamn de plus en désemparé. Ça c’est juste...passé. Comme tout ce qui se passe ici.”
Perturbé par l’insistance de l’homme, il eut un mouvement de recul. Qu’avaient-il tous à l’accabler de questions auxquelles il n’avait pas la réponse? “Par les Valars, où sommes nous?"
The Young Cop
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Le mot était faible. En l’espace de quelques minutes, Learamn venait de s’échapper de sa prison à l’aide d’un Uruk, de traverser les couloirs sombres d’un endroit qui lui était parfaitement inconnu, pour se retrouver dans le bureau d’un homme qu’il ne connaissait pas… Il méritait, à n’en pas douter, des explications. Le maître des lieux fit un signe élégant de la main pour inviter Learamn à s’asseoir en face de lui, tandis qu’il lui servait délicatement un verre d’une boisson forte. Elle était de toute évidence très chère, à en juger par la qualité de la bouteille.
- Voici un verre d’un vin du Dorwinion. Un des meilleurs alcools qui soit… Si raffiné qu’il se raconte que même les nobles Elfes d’Outre-Anduin en consommeraient. Une boisson digne des rois, si vous voulez mon humble avis.
Il se délecta de la première gorgée, faisant claquer sa langue avec un air appréciateur sur le visage. Il se demandait si son prisonnier avait jamais goûté un breuvage si raffiné, et il se prit à surveiller ses réactions, s’attendant à y trouver une surprise sincère qu’il ne trouvait guère, hélas, chez les courtisans qui l’entouraient comme autant de masques soigneusement élaborés pour lui plaire.
- Un régal, n’est-ce pas ?
Il proposa de servir de nouveau Learamn, partageant sans la moindre réserve une boisson dont le prix aurait sans doute permis d’acheter une ferme toute entière au Riddermark. Le pouvoir ne se maniait pas seulement l’épée à la main, mais aussi de manière plus subtile, en démontrant qu’on était bien au-delà des choses matérielles de la vie. Un peu de vin, de l’or et des pierres précieuses… ce n’étaient finalement que peu de choses face au pouvoir véritable. Celui que les plus ambitieux n’avaient pas peur de chercher, et que les plus hardis n’avaient pas peur de manier.
L’homme s’installa confortablement dans son fauteuil, et lâcha un soupir soulagé. Il appréciait de toute évidence le luxe dans lequel il évoluait, mais semblait ne pas s’y être tout à fait habitué, comme s’il se demandait encore comment toutes les merveilles que le monde avait à lui offrir pouvaient terminer ici, dans son bureau.
- Il y avait bien longtemps que je n’avais pas partagé un verre aussi cher avec un homme aussi peu habillé que vous l’êtes, jeune homme. Je devrais le faire plus souvent. Mais trêve de plaisanteries, vous m’avez posé une question, et je crois que vous méritez une réponse. Venez avec moi…
Il se leva, et accompagna Learamn vers la grande fenêtre qui se trouvait dans le bureau, celle par laquelle pénétrait une vive lumière. Il fallut quelques temps avant que les yeux de l’ancien officier ne s’habituassent à la luminosité, et alors il découvrit un spectacle saisissant.
Sous ses yeux, vue sous un angle qu’il n’aurait jamais pensé obtenir, se dressait Albyor, la Cité Noire. Mais ce n’était point une cité plongée dans les ténèbres qu’il avait sous les yeux, non. C’était plutôt une ville baignée de lumière, taillée dans les entrailles d’une chaîne de montagnes qui lui offraient à la fois son abri et son appui pour se hisser vers le ciel, défi spectaculaire à l’entendement et au génie humain. Les architectes avaient rivalisé d’imagination pour construire des demeures superbes sur des terrasses aménagées, cherchant à se rapprocher du soleil, à capter ses rayons bienfaiteurs, et à échapper à la nuit éternelle qui habillait les quartiers inférieurs d’une tunique obsidienne.
Albyor, la Lumineuse.
L’autre facette. Celle qui en faisait l’une des cités les plus importantes du Rhûn, l’un des bastions du pouvoir royal… De là où ils se trouvaient, ils pouvaient voir les allées qui s’élevaient en pente douce, où évoluaient de riches marchands, des bourgeois bouffis d’importance, des nobles richement vêtus, des esclaves d’une telle prestance qu’ils auraient eu l’air de princes en-dehors de ce royaume. L’air y était plus pur, légèrement parfumé par les épices que les marchands vendaient à des acheteurs de qualité, hommes de bien qui construisaient leur fortune sur le dos des milliers d’esclaves invisibles qui rampaient dans la Ville Sombre, les quartiers inférieurs d’Albyor. Cette élite réduite, privilégiée au point d’avoir pratiquement monopolisé le soleil lui-même, vivait à l’image des dieux, nichée en hauteur dans un monde de lumière, tandis que la masse des serviteurs de basse extraction s’agglutinait dans les quartiers les plus pauvres.
La vue était superbe.
- Albyor est une des plus belles cités du royaume… pour que vous la regardiez sous le bon angle. Je ne me lasse jamais d’observer ces montagnes, baignées par le soleil. Beaucoup passent leur vie dans cette ville sans avoir la chance de la contempler comme vous le faites. Considérez-vous chanceux, jeune homme.
Il marqua une pause, et laissa Learamn contempler le spectacle. Il y avait des merveilles en Terre du Milieu, mais celle-ci était certainement inattendue, tant il était difficile d’imaginer qu’il pouvait exister une telle magnificence là où, quelques centaines de mètres plus bas, la mort et la désolation semblaient régner en maître.
- Voyez ce pic, là-bas… il abrite le Monastère de Saphrâh. On y accueille ceux qui recherchent la paix de l’âme, la quiétude et le calme. Nous avons un dicton, ici. Il se dit que Saphrâh guérit les maux que nul autre ne peut guérir. C’est un des lieux les plus agréables de la cité. Et vous voyez ce pic-là ? Vous reconnaissez ce temple ?
L’homme n’eut pas besoin de donner la moindre précision. Le Temple de Sharaman était reconnaissable entre mille. Contrairement au Monastère de Saphrâh, qui semblait peu animé, voire délaissé, une activité intense entourait le temple de Melkor. Des centaines de serviteurs s’affairaient, et on voyait une longue file d’individus qui montaient vers ses grandes portes. De là où ils se trouvaient, il était difficile de dire s’il s’agissait de fidèles désireux d’assister à une des cérémonies sanglantes, ou si c’étaient les esclaves achetés par Jawaharlal, et destinés à être sacrifiés. Tout en pointant du doigt le Temple, l’homme jeta un regard à Learamn, cherchant à deviner si la vue du siège des Melkorites provoquerait en lui une réaction quelconque. Il se demandait si quelques souvenirs pouvaient remonter à la surface, et s’il apporterait enfin des réponses aux questions que tout le monde se posait.
Il ne dit rien, cependant, jugeant préférable de laisser Learamn faire le tri dans ses pensées.
Ils restèrent à observer la ville un moment, avant qu’une voix dans le couloir ne les ramenât à la réalité. Une voix en colère, suivie immédiatement par les couinements de l’Uruk qui s’était écrasé au sol en mettant les mains sur sa tête, comme s’il avait peur d’être frappé. Khalmeh déboula une seconde plus tard dans la pièce, portant le bâton de commandement en main, et un poignard dans l’autre.
++ Sire, il s’est échappé, il faut absolument que… ++
Il marqua une pause, et son regard passa de l’incrédulité à la perplexité en quelques secondes.
- C-Comment ? Comment est-ce possible ? Learamn, mais que faites-vous là ?
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, Khalmeh semblait être redevenu lui-même. Pris par surprise, incapable d’endosser le masque dur et froid qu’il avait eu à porter un peu plus tôt, l’homme simple et sincère que connaissait Learamn venait de faire son apparition, comme surgissant d’un rêve. Toutefois, cela ne dura pas, et le regard de Khalmeh s’assombrit comme s’il se demandait si Learamn menaçait son interlocuteur, ou s’il lui voulait du mal. Ce fut l’homme qui prit la parole pour désamorcer la situation :
- Rangez ça, Khalmeh, ne soyez pas ridicule… Vous n’avez pas besoin d’un poignard, votre ami n’est pas un vulgaire voleur, nous étions simplement en train de bavarder.
- Oui Gouverneur, répondit-il en s’exécutant, pardon Gouverneur.
- Asseyez-vous tous les deux, nous devons discuter. Khalmeh, je crois que votre méthode n’a pas porté ses fruits, et vous avez poussé votre plus fidèle compagnon à tenter de s’échapper, alors que vous m’aviez assuré de sa pleine et entière coopération. J’aurais dû le faire exécuter sur-le-champ, mais il est heureux que son visage me revienne, car j’ai décidé de le laisser vivre, et j’ai le sentiment qu’il s’agit en effet d’un homme tout à fait exceptionnel. Nous ferons donc à ma façon dès à présent, est-ce clair ?
- Oui Gouverneur, bien sûr Gouverneur, répondit de nouveau Khalmeh en semblant disparaître dans son siège.
Le Gouverneur posa finalement son regard sur Learamn, qui comprenait peu à peu à qui il avait affaire. Sa voix, empreinte des accents du commandement, reprit avec un ton plus sérieux et plus solennel que celui qu’il utilisait alors qu’il lui présentait la ville :
- Jeune homme, je vais aller droit au but. Vous avez été retenu prisonnier au Temple Sharaman pendant trois semaines, au cours desquelles vous avez été présumé mort, pour des raisons évidentes. Et vous voilà soudainement revenu sur le devant de la scène, pour des raisons qui nous échappent encore, mais que vous allez nous expliquer. Je veux savoir ce que vous avez révélé aux Melkorites sous la torture. Que savent-ils de vos plans, de vos compagnons, de vos soupçons concernant la fameuse mission qui vous a été confiée ? Je connais bien leurs méthodes, je sais qu’ils ont trouvé le moyen d’obtenir ce qu’ils voulaient de vous. La question est de savoir quoi.
Il croisa les mains sur son bureau, et fixa Learamn :
- Vos options sont très simples, jeune homme. Si vous ne me donnez pas satisfaction, je vous ferai exécuter sans attendre, et je m’assurerai pour que votre nom ne soit plus jamais prononcé. Mais si vous répondez à mes questions, je vous jure de répondre à toutes celles que vous vous posez… et de vous aider à retrouver vos compagnons… Sommes-nous d’accord ?
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
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Learamn accepta l’invitation à s’asseoir du maître des lieux. Ce dernier ne se montrait pas particulièrement hostile malgré l’irruption quelque peu cavalière du jeune homme. Il aurait très bien pu rameuter les gardes ou menacer directement ce visiteur impromptu mais il avait simplement décidé de parler calmement avec lui autour d’un verre de vin de qualité. L’ancien capitaine n’avait de toute façon guère le choix que d'écouter son hôte”, après tout peut-être pourrait-il répondre à ses questions. Il s’assit dans le siège de velours que l’homme désigna d’un geste élégant; il sentit son corps ankylosé s’enfoncer lentement dans le fauteuil moelleux. Il n’était plus habitué à ce genre de confort et cela lui procurait une sensation étrange. Quand on avait passé de longues semaines à s’asseoir au sol et dormir sur la pierre, il était souvent bien compliqué de revenir à un semblant d’humanité.
L’ancien officier accepta le verre de vin avec un timide remerciement avant de tremper prudemment ses lèvres dans le breuvage. Assoiffé comme il était, il aurait très bien pu se contenter d’un pichet d’eau ou même de la première boisson vinaigre qui se présentait à lui. Mais visiblement, l’homme prenait du plaisir à étale rou faire partager ses richesses. Learamn n’y connaissait pas grand chose en grand cru et n’était pas le plus à même d’apprécier la valeur d’une telle boisson. Pourtant, au moment où le liquide vermeil habilla son palet, il comprit que son hôte ne jurait que par le luxe. Un arôme fruité et incroyablement doux se mêlait aux effluves subtiles d’un alcool savamment dosé pour faire de ce vin un bien d’exception. Le rohirrim n’avait rien goûté de tel depuis ses dernières gorgées d’eau d’Ent dont il avait partagé les ultimes gouttes avec Iran. Ce temps lui paraissait si lointain à présent.
Après avoir promis de répondre à sa question sur la nature du lieu dans lequel ils se trouvaient, l’inconnu aux airs raffinés se leva et fit signe à son invité de le suivre. Ils se dirigèrent vers l’immense fenêtre que l’homme ouvrit d’un ample mouvement. Ebloui par la lumière qui inonda instantanément l’intérieur, Learamn se protégea les yeux avec son avant bras, laissant à ces derniers quelques secondes pour s’habituer aux éclatants rayons du soleil qui se réfléchissaient sur les toits scintillants de la cité. L’homme lui indiqua bien qu’il avait sous les yeux la cité d’Albyor mais Learamn avait bien du mal à croire qu’ils se trouvaient dans la même ville qu’il avait connu si sombre et lugubre. Par quel sortilège? D’ici tout n’était que luxe, opulence; les bâtiments brillaient de mille feux et les tuniques des passants scintillaient. Seuls les niveaux inférieurs de la ville, situés en contrebas et quasiment invisibles de là où ils étaient, semblaient plongés dans les ténèbres, une épaisse couche de nuages gris et brumeux séparant symboliquement les dominants des dominés. Un urbanisme à faire froid dans le dos mais qui, si on y réfléchissait un peu, n’était qu’une représentation exacerbée de ce que l’on pouvait retrouver à Minas Tirith.
Ebahi, le jeune homme admira le formidable spectacle qu’il avati sous les pendant de longues secondes. Son regard s’attarda sur les différents édifices que lui pointait son hôte et en particulier sur l’immense temple qui se dressait au loin: le temple de Sharaman, fief des Melkorites. Etait-ce en cet endroit que Learamn avait était fait prisonnier? Etait-ce là-bas qu’il avait subi les pires tortures? Il n’en avait pas le moindre souvenir mais à la simple vision du cortège d’esclaves qui gravissaient lentement les marches noires de l’édifice , un frisson lui parcourut l’échine. Il s’efforça de ne rien montrer de l’effroi que ce lieu lui inspirait; mais l’hôte n’avait pas pu manquer les mains du rohir qui s’était crispé sur le rebord de la fenêtre.
Ils furent finalement rejoint par un Khalmeh en panique et qui ne s’attendait clairement pas à croiser son ancien compagnon de route dans le bureau du maître des lieux. Surpris et méfiant, l’esclavagiste fut rassuré par les paroles apaisantes de l’inconnu. Visiblement ce dernier jouissait d’une autorité certaine sur un homme comme Khalmeh qui s’empressa d’obéir à ses directives, un air honteux sur son visage. A ce titre la mention du titre de “Gouverneur” n’échappa pas à Learamn qui pouvait à présent avoir une idée un peu plus clair de cet endroit et du rôle de son interlocuteur. Le jeune homme ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement. Le Gouverneur répondait très certainement de la Reine Lyra avant tout; cela voulait dire qu’il ne se trouvait pas encore dans la main des Melkorites comme il l’avait craint dans un premier temps. Khalmeh ne s’était pas montré transparent avec son ami mais au moins ne les avait-il pas complètement trahi.
Cependant l’apaisement de Learamn fut de bien courte durée et malgré ses manières distingués et son sens de la diplomatie, le Gouverneur révéla rapidement ses intentions, qui étaient sensiblement les mêmes que celles de Khalmeh: si Learamn ne pourrissait plus dans les géôles du Temple de Melkor c’était qu’il avait forcément parlé, révélé ce que les prêtres du Dieu Sombre voulait savoir. Ces derniers auraient alors relâché cet étranger sans utilité. Encore et toujours les mêmes questions auxquelles le jeune homme n’avait aucune réponse. De son séjour comme prisonnier il n’avait aucun souvenir et malgré les douleurs son corps ne présentaient aucune grave souffrance physique synonyme de torture intensive. A cet égard, les traumatismes étaient plutôt de l’ordre psychologique. Toute cette histoire ne tenait décidément pas debout d’ailleurs. Pourquoi diable les Melkorites auraient-ils pris le risque de le relâcher, ou de le laisser être libéré, au lieu de se débarrasser simplement de lui? De toute façon qu’aurait-il bien pu leur révéler de si important qu’ils ne savaient pas déjà. Learamn venait d’arriver au Rhûn, était en première mission pour le compte de Lyra: il n’était au courant de aucun secret d’état ou autres. Qu’avait-il de si précieux pour tous ces gens?
Il songea un moment à inventer une histoire pour éviter le courroux du Gouverneur; lui raconter de fausses révélations qu’il aurait faites. Mais Learamn écarta rapidement cette option. D’abord parce qu’il était un menteur terriblement mauvais mais aussi car si son interlocuteur lui faisait passer une sorte de test pour s’assurer de sa loyauté; alors Learamn aurait tôt fait de se mettre en position délicate avec cette histoire fabriquée de toutes pièces. Il échangea un regard avec Khalmeh, en quête d’un soutien qu’il ne trouva pas; il ne fallait clairement pas compter sur lui pour s’opposer au Gouverneur et le défendre. Il réfléchit encore quelques secondes et en vint à la conclusion qu’il lui valait mieux jouer cartes sur table, come il l’avait toujours fait. Cela ne lui avait pas toujours souri par le passé mais au moins il ne pourrait avoir aucun regret. D’autant plus qu’une idée venait de lui frapper l’esprit. Si le Gouverneur tenait tant à glaner ces informations, il allait devoir y mettre du sien. “Ecoutez …euh… Gouverneur. Je comprends, bien entendu votre position mais sauf votre respect je crois que vous faîtes fausse route.”
Learamn déglutit légèrement face à l’air perplexe et le regard contrarié du maître des lieux. Ce dernier était certainement un homme imprévisible et l’étranger prenait des risques inconsidérés en l’égratignant ainsi. Il s’empressa donc de reprendre la parole rapidement avant que l’officiel n’ordonne son exécution immédiate. “Vous me dîtes que j’ai passé trois semaines dans les geôles des Melkorites et que je leur ai révélé des informations capitales. Bien… je vous crois. Vous n’avez aucune raison de me mentir sur ce point. Seulement je n’ai absolument aucun souvenir de mon séjour dans leurs cachots, ni d’un quelconque interrogatoire. Peut-être ont-ils fait usage de leur magie pour m’effacer la mémoire. Mais dans ce cas là pourquoi me laisser la vie si j’avais déjà parlé? Pourquoi ne pas simplement se débarasser de moi? Et puis, pour être franc… je ne vois absolument pas ce que j’aurais pu leur dire de si important. La cargaison est déjà entre leurs mains et je ne connais rien du plan de la Reine ni même aucun secret de ce royaume. Sur quoi aurais-je bien pu les renseigner? L’organisation de l’armée du Rohan? Les souterrains du Château d’Or? Permettez-moi d’en douter. Tout ceci ne fait aucun sens. Cependant, si vous êtes vraiment certain que je leur ai dis quelque chose d’important, alors il y a peut-être un moyen de le savoir…”
Cette fois, avec sa dernière phrase, il sentit qu’il avait capté l’attention du Gouverneur qui n’avait dû que modérément apprécié l’insolence de cet étranger à la subtilité bien rohirrim. “Ou plutôt une personne… Une devineresse, une voyante. Elle seule pourra déchiffrer mes souvenirs dans la brume de mon esprit, chose que je suis bien incapable de faire. Ses pouvoirs sont extraordinaires, Khalmeh en a été lui-même le témoin. Retrouvez Kryv et alors vous aurez les réponses à toutes vos questions.”
Learamn avait tenté de se montrer le plus courtois possible. Il désirait sincèrement coopérer mais ces têtes de mules ne voulaient pas comprendre qu’en l’état il lui était impossible de leur révéler quoique ce soit. Et cela commençait à l’agacer. Il avait conscience que sa demande pourrait être très mal interprétée par son interlocuteur qui pourrait décider d’en finir avec cet indélicat. Mais le rohir se contentait simplement de lui présenter platement les faits et leur solution. “Gouverneur… si vous voulez m’exécuter… Eh bien alors faîtes; que voulez-vous que je vous dise?”
L’ancien officier écarta les mains en signe d’incompréhension. “De toute façon, vous serez celui à en ressortir perdant. Vous n’aurez plus aucun moyen de savoir ce que les Melkorites ont pu me faire dire.”
Khalmeh lui lança un regard qui aurait pu se traduire par: “Learamn?! Tu es fou? Arrête de le provoquer!”. Mais il était trop tard pour reculer, sa survie se jouait déjà à un fil. Alors autant en tirer parti. “Quant à moi, j’ai bien compris avoir été envoyé ici pour y mourir. Alors quelle différence cela ferait..”
Pourtant, au fond, Learamn ne désirait vraiment pas être exécuté en place publique comme simple divertissement pour les passants.
The Young Cop
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Depuis quand quelqu’un n’avait-il pas osé parler ainsi au Gouverneur d’Albyor ? Lui dire droit dans les yeux qu’il faisait fausse route, rien que ça ? Khalmeh jeta un regard ébahi vers Learamn, comme pour lui demander s’il était devenu fou, mais d’un très discret geste de la main, le maître des lieux indiqua que ce n’était rien. Learamn bénéficiait-il de son statut d’étranger au royaume, et de l’indulgence d’un homme qui comprenait qu’un homme qui n’était pas né à l’Est ne pouvait décemment pas connaître toutes les coutumes des Orientaux ? Ou bien se satisfaisait-il seulement de trouver enfin chez un individu l’honnêteté qu’il ne voyait guère chez ses courtisans ?
Difficile à dire.
Derrière ses sourcils épais, l’homme demeurait insondable, trahissant seulement son intérêt par le silence qu’il laissa planer entre lui et le Rohirrim, l’invitant ainsi à continuer. Il eut probablement raison de le laisser parler, car l’homme lui proposa une explication qui avait du sens. Effectivement, il se murmurait que les Melkorites pouvaient briser l’esprit d’un homme, au point que celui-ci se réfugiait dans le déni pour continuer à vivre normalement. Avaient-ils soumis l’ancien officier à un supplice d’une telle violence que sa mémoire avait choisi d’abandonner ses souvenirs ? Les Melkorites avaient-ils sciemment effacé de son esprit les traces de leurs méfaits, comme de vulgaires maraudeurs dissimulant les cadavres qu’ils laissaient sur le bord du chemin ?
Quoi qu’il en fût, cela semblait coïncider avec l’apparente incapacité du Rohirrim à se souvenir de son séjour au Temple de Sharaman. Le Gouverneur fit une moue qui signifiait que, sans être pleinement satisfait de la réponse de son interlocuteur, il l’acceptait comme une possibilité, et l’invitait à poursuivre son argumentaire. Cependant, alors que Learamn poursuivait son récit, il put sentir ses deux interlocuteurs tiquer à la mention de cette « cargaison » mystérieuse que le petit groupe était censé récupérer discrètement et acheminer à Blankânimad.
- La cargaison ? Que savez-vous de la cargaison, jeune homme ? Demanda le Gouverneur. L’avez-vous vue ? Pouvez-vous nous donner une idée de ce que préparent les Melkorites ?
Learamn comprit alors qu’il se trouvait dans une position tout à fait exceptionnelle. Il était peut-être la seule personne à Albyor, à l’exception des membres du Temple de Sharaman, à savoir ce que transportait ce navire anodin qui remontait le fleuve. La curiosité du Gouverneur et de Khalmeh trahissait leur manque d’informations à ce sujet, et leur besoin vital d’en apprendre davantage sur les plans du Grand Prêtre. Mais ce dernier savait-il que Learamn était le seul à connaître ses secrets ? Une image fugace s’imposa soudain dans l’esprit de l’ancien officier…
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Deux hommes lui tournaient autour, dans une pièce éclairée faiblement par quelques bougies. Ils marchaient lentement, et parlaient dans une langue rude à son oreille, le giflant épisodiquement, quand il ne répondait pas à leurs questions, ou plus vraisemblablement quand il leur prenait l’envie de le faire. Ils riaient parfois de le voir ainsi réduit à peu de choses, et l’instant d’après s’emportaient et lui hurlaient au visage :
- Qui est au courant !? Qui !?
Ils le secouaient par le col assez fort pour arracher sa tête de ses épaules, mais lui ne pouvait pas se défendre. Les années défilaient, trop lentement, et toujours les mêmes questions. Qui. Qui. Savoir qui. Ils voulaient savoir qui.
- Tu finiras bien par parler, quand tu en auras assez de souffrir. Et ce jour-là, nous t’accorderons le droit de mourir, au nom de Melkor…
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Le souvenir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu, et les deux Rhûnedain ne semblaient pas avoir remarqué quoi que ce fût. Learamn était dans un piteux état, et ce n’était pas une quelconque absence passagère qui allait les inquiéter outre mesure. Ils étaient surtout intéressés par la question de la devineresse, au sujet de laquelle Khalmeh jugea utile de donner quelques détails supplémentaires dans sa propre langue au Gouverneur, afin de lui dresser un portrait rapide de la situation. Quand Learamn revint au présent, ce fut juste à temps pour entendre la question du Gouverneur :
- Cette devineresse, dont vous dites qu’elle pourrait nous aider à savoir ce qui a pu se passer chez les Melkorites… Avez-vous une idée de l’endroit où elle pourrait se trouver ? Où l’avez-vous vue pour la dernière fois ? Albyor est une grande cité, et si nous voulons la retrouver rapidement, le moindre indice nous sera utile.
Ils s’entretinrent encore un moment, mais le Gouverneur était satisfait de cette nouvelle piste. Trouver la devineresse était dans ses cordes, et il ne souhaitait pas perdre la moindre seconde pour agir. Une fois que Learamn lui eut donné toutes les informations à sa disposition, il congédia les deux hommes, et fit appeler un serviteur pour distribuer ses directives. De toute évidence, le temps pressait.
Learamn et Khalmeh se retrouvèrent donc sur le pas de la porte, retrouvant l’Uruk au passage. La créature semblait aussi impassible que d’ordinaire, mais le Rohirrim ne put manquer de capter le regard que la bête lui lança. Un regard… complice. Comme pour lui signifier qu’ils étaient dans le même camp, et que ce n’était que partie remise.
- C’est toi qui l’a libéré, c’est ça Uruk ? Demanda Khalmeh, réprobateur. Espèce d’idiot, tu aurais pu tous nous faire tuer ! Allez, retourne donc dans ta fosse jusqu’à ce que je vienne te chercher ! Et ne te fais pas voir, je n’ai pas envie que tu fasses un scandale.
La créature partit, laissant les deux hommes seuls. Ils prirent la direction des geôles d’où Learamn s’était enfui quelques temps plus tôt. Khalmeh paraissait nerveux, mais la situation avait évolué, et il se sentait désormais plus libre de se confier à son compagnon de route :
- Learamn, croyez-le ou non, mais si nous vous avons installé si profondément dans les entrailles du Palais du Gouverneur, c’est pour assurer votre sécurité… Les Melkorites, contrairement à ce que vous pensez, ne vous ont pas laissé la vie sauve. J’ai réussi à retrouver votre trace, et à organiser votre évasion alors que vous étiez sur le gibet, prêt à vous faire massacrer par les prêtres… Je sais que vous avez une bien piètre image de moi, mais croyez-moi nous avons pris de très gros risques pour vous venir en aide, et désormais tous les adorateurs de Melkor vous recherchent, mort ou vif. Si on vous avait vu sortir du Palais… je n’ose même pas imaginer comment la situation aurait évolué à Albyor.
Khalmeh lui-même parlait à voix basse, observant dans toutes les directions comme s’il voulait éviter d’être surpris. Il savait qu’ici, dans l’enceinte du Palais, il était plus en sécurité que n’importe où ailleurs dans la cité d’Albyor, mais il ne pouvait pas s’empêcher de craindre de tomber nez à nez avec une délégation de Melkorites venus une nouvelle fois protester officiellement auprès du Gouverneur pour se plaindre de la lenteur des recherches. Ils voulaient vraiment retrouver ceux qui avaient osé enlever un sacrifié au Dieu Sombre, et les traduire devant leur justice malsaine.
- Il faut que vous restiez caché pour le moment, vous comprenez ? Il faut que nous restions tous cachés, en attendant que la situation évolue positivement… Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mais nous devons attendre.
Il se mordit la lèvre, comme s’il brûlait de révéler quelque chose à Learamn, puis se ravisa… avant de changer d’avis à nouveau, et de lui confier le secret qu’il avait sur le cœur :
- Learamn, il faut que vous sachiez une chose… Ava… Elle est toujours en vie. Je ne peux ni vous dire où elle se trouve, ni ce qu’elle fait, mais elle va bien. En apprenant que vous aviez probablement été capturé par les Melkorites, elle… elle a été dévastée. Elle était persuadée que vous n’en sortiriez pas vivant, et je… Disons seulement que je ne l’avais jamais vue comme ça.
L’inimitié qui existait entre l’esclavagiste et la jeune femme était bien réelle, mais à voir la façon dont Khalmeh parlait de la tragédie qu’avait dû vivre la « Femme de la Reine » en apprenant la mort de Thrakan et la probable disparition de Learamn, il ne faisait aucun doute qu’elle avait été anéantie, et même un homme aussi cynique que pouvait l’être Khalmeh s’était senti touché par sa réaction. Il n’oublierait jamais le moment exact où elle avait appris la nouvelle… c’était comme si toute vie avait quitté son visage, et elle était restée pétrifiée, statue de marbre au visage inondé de larmes silencieuses. Le reste, il préférait ne pas y songer, mais il n’avait jamais eu à consoler quelqu’un comme il avait consolé Ava, dont il se remémorait l’immense fragilité avec un sentiment de malaise. Cette femme avait perdu son protecteur et son ami en la personne de Thrakan, et elle avait eu le sentiment d’avoir abandonné Learamn à un sort presque pire encore que la mort. Elle était partie, rongée par la culpabilité, et dévorée par une rage sourde qu’elle n’assouvirait que le jour où les assassins de ses compagnons se retrouveraient étendus morts à ses pieds.
Khalmeh semblait lui-même marqué par les semaines qu’il venait de vivre, comme si le poids de toutes ces vies reposant sur ses épaules avait écrasé son humour sarcastique qui lui donnait l’impression de survoler n’importe quelle situation avec flegme. Il avait l’air fatigué, nerveux, agité, comme si des ennemis allaient surgir d’un recoin sombre pour le tuer.
- Vous pensez vraiment que Kryv est en vie ? Learamn, je doute fort qu’elle ait résisté à la torture aussi longtemps que vous, et je vous garantis qu’elle ne faisait pas partie des condamnés… J’ai assisté à toutes les cérémonies, dans l’espoir de…
Il ne finit pas sa phrase. Combien de malheureux avait-il vu mourir dans d’atroces souffrances sans rien faire, simplement pour avoir une chance de sauver Learamn si l’occasion lui était permise ? Il avait maintes fois perdu espoir, mais s’était résolu à ne pas manquer une seule exécution, au risque que l’incertitude quant au sort de son compagnon le rendît fou. Il ne comptait plus les fois où il était allé vomir, révulsé par ce qu’il avait vu… révulsé aussi par ses propres choix… laisser mourir tant de gens, pour n’en sauver qu’un seul.
« Tu parles d’un héros », se disait-il à chaque fois.
- J’ai assisté à toutes les cérémonies, reprit-il, et je ne l’ai pas vue… Il est possible qu’elle soit morte dans ce navire, et que les Melkorites aient simplement jeté ce navire à la mer, vous ne croyez pas ? Vous voulez vraiment confier votre sort au destin, alors que tant de menaces pèsent sur nous ?
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
L’absence de Learamn fut brève mais ces quelques secondes suffirent à le troubler profondément. Les visions de tortures physiques comme psychologiques n’avaient rien d’agréable. D’autant plus qu’il était incapable de déterminer s’il s’agissait de simples hallucinations, de réminiscences d’un passé oublié ou alors de prémonitions sur son avenir. L’insistance d’un Gouverneur qui se faisait de plus en plus pressant pour obtenir des réponses n’arrangeait pas les choses pour le rohirrim qui se sentait de plus en plus oppressé. On le harcelait pour obtenir des réponses qu’il n’avait pas; on le torturait pour lui faire dire des choses qu’il ne savait pas, on l’enfermait pour le protéger d’ennemis qu’il ne connaissait pas.
L’espace d’un instant, il se figura les vertes plaines du Riddermark et il sentit son coeur s’alourdir. Pourquoi était-il parti si loin de chez lui ? De son peuple et de sa famille? Banni de l’armée, il n’avait pas pour autant été contraint à un exil qu’il avait décidé de s’infliger lui-même. Mais la nostalgie de la terre natale déformait bien des choses. Le Rohan ne lui avait offert que bien peu de quiétude depuis de nombreuses années et il avait eu le sentiment que les douleurs de son peuple ne cesseraient jamais. Il avait fait le choix de ne plus les endurer. De ne plus porter une partie du poids de ce fardeau qui accablait les gens aux cheveux d’or. Peut-être que ce choix avait été dicté par une certaine lâcheté. Mais au moins ici, il restait insensible aux troubles politiques qui pouvaient embraser le Rhûn. Lyra, Melkorites ou rebelles; au fond cela revêtait assez peu d’importance pour lui tant qu’il était en mesure de s’acquitter de la dette qu’il avait envers Iran.
Le Gouverneur s’était pourtant montré assez magnanime et avait fait le choix de ne pas reprendre Learamn au sujet de son effronterie. Le jeune homme était dans une position délicate et le maître des lieux le lui avait déjà fait très clairement comprendre, il devait à présent agir en conséquence. Les interrogations sur la nature de la cargaison n’étaient sûrement pas anodines. Après tout, elles étaient peut être sincères; l’homme ne savait peut-être pas ce qui se trouvait dans ses caisses. La Reine ne l’avait pas forcément mis dans la confidence. Mais le rohirrim n’était pas non plus censé savoir ce qui se trouvait dans ses caisses. Pourtant, acculé sur le navire, il avait fait le choix d’ouvrir une de ces caisses. L'impressionnante quantité d’armes et d’équipement militaire qui se trouvait sur cette péniche pouvait faire basculer tout l’équilibre géopolitique du royaume. Un tel trésor aux mains des prêtres du Dieu Noir pouvait logiquement être la source de bien d’inquiétudes pour les fidèles de la monarque. Mais là encore, toutes ces histoires ne le concernait pas vraiment. Mieux valait pour lui de ne pas révéler qu’il avait désobéi à un ordre direct. “J’ignore ce qui se trouvait dans cette cargaison Gouverneur. Mais au vu de la détermination avec laquelle les Melkorites s’en sont emparés, je ne peux qu’être certain qu’elle est de grande importance pour eux. Cependant...”
Il repensa alors à la vision qu’il avait eu quelques instants plus tôt. Les prêtres désiraient logiquement garder leur avantage secret. L’élimination de tous ceux qui avaient connaissance de la nature de la cargaison était donc inévitable. La torture infligée pour lui arracher des noms avait été grande. Pourtant, à sa connaissance, il n’y avait qu’une seule autre personne dans la confidence. Si les Melkorites se montraient si frustrés, se pouvait-il qu’ils n’aient pas réussi à mettre la main sur elle. “Kryv, la devineresse. Elle est la clé. Ses pouvoirs lui ont assurément permis de déterminer la nature de la cargaison et ce qu’ils comptent en faire.”
Mais alors si elle ne croupissait pas dans les geôles du Temple de Sharaman, où pouvait-elle bien se trouver? La dernière fois qu’il l’avait vue, si l’on mettait de côté sa vision où elle siégeait près du Grand Prêtre, c’était sur le navire juste avant qu’il ne rende les armes. Il lui avait alors confié son épée et intimé d’alerter Khalmeh avant de poursuivre sa route, libre. De toute évidence elle n’était pas allée à la rencontre de l’érudit, mais peut-être avait-elle réussi à s’échapper malgré tout avant que le navire accoste? “Elle se trouvait sur le navire au moment de l’embuscade. Je ne l’ai pas vu se faire prendre et elle a peut-être pu tenter de s’échapper. Elle est une femme libre mais isolée. Peut-être aura-t-elle simplement décidé de retourner là où elle a toujours vécu? “
L’image du sang de son ancien propriétaire giclant sur ses vêtements lui vint immédiatement à l’esprit. Abattu de sang-froid, l’homme n’avait pas même eu le temps de voir la Mort venir qu’elle l’avait déjà cueilli. Le résultat du travail d’un assassin, non d’un soldat. Au moins les lieux étaient probablement vides à présent et pouvait représenter un refuge pour la devineresse. Cette dernière aurait très bien pu quitter la ville également ou se faire capturer elle aussi , auquel cas la retrouver serait sûrement impossible.
De manière surprenante pourtant, le Gouverneur fut satisfait par cette piste et congédia Learamn et Khalmeh d’un geste. L’homme devait à présent lancer ses recherches et ne comptait plus perdre de précieuses minutes à discuter. Les deux invités sortirent donc de cette pièce si majestueuse, retrouvant au passage l’Uruk qui s’attira les foudres de son maître. L’ancien officier ne put réprimer un léger sourire, il devait avouer que le monstre s’était montré plutôt utile pour lui. A ses côtés, et au milieu d’un environnement qu’il croyait hostile, Learamn s’était même senti … rassuré. Il conclut que la simplicité d’esprit de la créature l’empêchait de réfléchir à des questions de trahison ou de manipulation. L’Uruk disait ce qu’il pensait et faisait ce qu’il disait et dans ce monde d’hommes si cynique, une telle forme de “franchise” était plutôt rafraîchissante. Il ne fallait pas se leurrer, un tel monstre restait un être sanguinaire pouvant devenir hors de contrôle d’une minute à l’autre et sa présence restait inconfortable. Mais au moins avec cet Uruk, Learamn pensait savoir à quoi s’attendre.
Les révélations de Khalmeh sur son sauvetage furent appréciables et apportèrent quelques clarifications pour le rohirrim confus. Mais la perspective de devoir rester enfermé ici n’était pas des plus réjouissantes pour autant.
Ava…
Quand son compagnon prononça son nom et lui annonça qu’elle était toujours en vie; Learamn ressentit un profond soulagement. Il avait encore du mal à l’expliquer, et son geste avait d’ailleurs été sûrement bien inutile, mais c’était aussi pour elle qu’il s’était ainsi abandonné aux mains des assaillants à Lâm-Su. La croyant également captive et dévastée par la mort de son protecteur, il n’avait pas pu se résoudre à la voir affronter seule les tortures des serviteurs de Melkor. Finalement, il était fort probable qu’elle n’ait jamais fini entre leurs mains mais la réaction presque instinctive du guerrier l’interpellait lui-même. La jeune femme avait certes su se montrer douce à son égard, ravivant parfois la braise d’espoir qui someillait dans son âme mais elle avait aussi été cassante, froide, parfois presque menaçante. Elle l’avait certes aidée à réapprendre à utiliser ses jambes et les deux jeunes gens s’étaient rapprochés après leur départ de la capitale. Mais quelle date avait-il envers elle? A Edoras, Iran l’avait suivi au bout de sa folie et sauvé de nombreuses fois. Se montrant prête à mourir à ses côtés, sabre à la main. Ce lien guerrier qui les unissait se prolongeait bien au-delà de la lente agonie de son amie. C’était pour honorer la dette qu’il croyait avoir pour elle qu’il se trouvait ici, au service de Lyra.
Mais avec Ava les choses étaient différentes. Il n’y avait pas ce lien si fort et fraternel qui unissait parfois deux combattants prêts à se sacrifier l’un pour l’autre. Il n’y avait aucune dette à honorer entre eux. Aucun pacte formel, aucun serment prononcé. Simplement deux âmes candides, perdues dans ce vaste monde, aux vastes illusions brusquement brisées. Risquer sa vie pour le souvenir d’Iran, c’était ce qu’il devait faire. Donner la sienne pour partager les souffrance d’Ava, c’était ce qu’il avait voulu faire. Pourquoi? Il était bien incapable d’en avoir une idé précise mais la savoir en vie ôta un poids énorme qui régnait sur son coeur. Et, à en croire Khalmeh, la Dame de la Reine s’était également sentie bouleversée à l’annonce de la capture du rohirrim. Que pouvait-elle bien avoir à en faire du destin d’un étranger comme lui? Partageait-elle aussi cet attachement peu explicable de manière rationnelle?
Pour la première fois depuis bien longtemps, l’espoir se fit furtivement reconnaître au sein de son esprit si tourmenté. Dans l’antre du Dieu Noir, il n’avait pas encore tout perdu.
Il observa attentivement le regard de Khalmeh quand celui-ci lui conta la récit de son sauvetage sur l’autel. L’ancien capitaine n’en avait aucun souvenir clair, quelques visions diffuses tout au plus, pourtant la sincérité se lisait dans les yeux de son compagnon.
Learamn s’arrêta alors et posa une main sur l’épaule de Khalmeh. “Mon ami; je vous dois des excuses. J’ai douté de vous. Comprenez ma confusion. Mais je dois aussi vous remercier. Un tel sauvetage relève de l’exploit et sans votre intervention je ne me tiendrai pas devant vous aujourd’hui. Je tâcherais de ne plus me montrer indigne de votre amitié, cela ne se reproduira plus.”
Il fixa l’Oriental, reconaissant. “Merci.” conclut-il simplement.
Les deux hommes continuèrent à progresser dans les entrailles du bâtiment, là où ils risquaient moins de faire des rencontres impromptues. Khalmeh avait de sérieux doutes à propos du plan visant à retrouver Kryv, et cela pouvait se comprendre. “Ce que vous dîtes est possible, probable même. Mais ses pouvoirs sont grands et si vraiment elle est tombée aux mains des Melkorites, je crains que ces derniers soient assez malins pour préserver un tel atout. Mais…mais je ne crois pas. Mes souvenirs de mon séjour dans les prisons des prêtres sont incomplets et confus. Toutefois je peux vous affirmer qu’il cherchait à retrouver tous ceux qui étaient au courant pour la cargaison. Kryv est une devineresse, elle aurait très bien pu les renseigner bien mieux que moi. Pourquoi ainsi s’acharner sur moi? D’autant plus qu’à ma connaissance elle est l’une des seules à savoir ce que contiennent ces caisses.”
Learamn hésita un moment à révéler à Khalmeh la nature de la cargaison et décida finalement qu’il était temps de faire preuve de cette confiance renouvelée entre les deux hommes.
“Des armes et du matériel de guerre, voilà ce que nous étions censé récupérer. En quantités innombrables et de factures hors du commun. Je crains fort que ces outils changent grandement le rapport de force et menacent le futur de votre nation.”
Learamn aurait pu se montrer très détaché en parlant du sombre avenir d’un pays qui n’était pas sien mais il comprenait l’effroi de son ami quant à la perspective terrifiante de voir les Melkorites se renforcer ainsi. Il ne connaissait que trop bien la guerre civile. Et il ne souhaitait à personne de devoir traverser une telle épreuve. Surtout pas à ses amis de l’Orient “Les Melkorites s’en sont emparés, je le crains. Mais j’ai le sentiment que Kryv est la clé. Je m’y connais mal en sorcellerie, cela m’effraie, mais j’ai pu entrevoir l’étendue de ses pouvoirs… Elle pourrait changer bien des choses.”
Learamn laissa un moment à Khalmeh pour se remettre de ces révélations et digérer l’information, puis reprit d’un ton qui se voulait plus léger mais d’où on pouvait percevoir une légère pointe de frustration. “Donc quel est le plan pour nous à présent? Attendre d'être enfermés ici que les choses se fassent? “
Un attentisme qui n’avait pas vraiment ses faveurs.
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Parler librement à Learamn avait ôté un poids considérable de la poitrine de Khalmeh. L’ancien esclavagiste était un homme secret, marqué par de profondes blessures, et qui ne s’ouvrait que rarement. Cependant, il s’était pris d’affection pour le Rohirrim, et n’aurait pas supporté beaucoup plus longtemps de devoir le retenir contre son gré ainsi. Il avait vu dans les yeux de ce dernier le sentiment d’incompréhension puis de profonde affliction devant ce qu’il pensait être une trahison. Il n’avait pas été facile de garder une attitude ferme face à lui, alors qu’il devait croire que son monde s’était effondré, et que tous ses alliés étaient soit morts, soit passés à l’ennemi.
Quelques paroles de réconfort, et quelques nouvelles d’Ava suffirent à redonner espoir à Learamn, qui parut retrouver des couleurs. Il était encore affaibli, naturellement, mais l’esprit humain était d’une force insoupçonnable… C’était d’ailleurs la raison pour laquelle les Melkorites avaient essayé de le briser, plutôt que de simplement le tuer pour se débarrasser de lui. Au nom de leur Dieu Sombre, ils n’entendaient pas seulement ôter les âmes à cette terre pour les envoyer dans l’après-vie. Non. Ils avaient pour ambition de détruire les racines du doute et de l’incroyance pour purger le monde de ceux qui mettaient en cause la suprématie de Morgoth.
C’était face à eux qu’ils luttaient, et pour triompher de Jawaharlal et de ses serviteurs, ils devraient présenter un front uni.
- Ce n’est rien, mon ami… Qui n’aurait pas réagi de la sorte à votre place ? Vous êtes un étranger sur ces terres, et il est normal que vous soyez méfiant. Les adorateurs de Melkor sont doués pour entrer dans l’esprit des gens, et instiller la peur. On dit qu’ils sont capables de transformer la personnalité, et de vous faire voir des ennemis mortels là où vous auriez vu un ami fidèle.
Il n’ajouta rien. Les remerciements de Learamn le touchaient, mais ne lui inspiraient pas d’élan particulier. Désormais qu’ils avaient mis ces choses de côté, ils devaient se focaliser sur la suite de leur mission, et cela Khalmeh en était parfaitement conscient. Trouver Kryv était pour l’heure la priorité absolue, Learamn étant persuadé qu’elle seule détenait la solution.
- Vous croyez à ses pouvoirs, maintenant ? Je vous ai connu bien plus sceptique de ces choses, mon ami.
C’était une boutade, mais prononcée sur un ton tellement grave que Khalmeh ne put dissimuler le malaise qui l’habitait. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. Ils se trouvaient trop près du Temple de Sharaman à son goût, et il n’avait pas besoin de s’encombrer d’une devineresse dont les étranges pouvoirs paraissaient défier l’ordre naturel des choses. Une part de lui s’opposait fermement à l’idée qu’elle pouvait prédire ainsi son futur, mais d’un autre côté il avait vu le Rohirrim succomber à ses terribles pouvoirs, et lui qui avait toujours clamé ne pas croire en ces choses paraissait désormais étrangement sûr de lui concernant la nature des pouvoirs dont elle disposait. Qu’avait-il vu pour changer d’avis aussi radicalement ?
Il choisit de ne rien demander à ce sujet, trop inquiet sans doute de connaître la réponse. Au lieu de quoi, il focalisa son attention sur les réflexions de Learamn au sujet de sa capture, lesquelles étaient pleines de bon sens :
- Hm… Il est vrai qu’il est étrange qu’ils vous aient interrogé tout ce temps, et d’autant plus étrange que vous ne vous en souveniez guère. Peut-être que Kryv n’est pas tombée entre leurs griffes, en effet, mais il est tout autant possible qu’elle ait succombé aux sévices infligés… Si seulement nous pouvions avoir une idée de la nature de cette cargaison… Ava n’a strictement rien voulu me dire.
L’esclavagiste sentit l’hésitation soudaine de Learamn, et devina qu’il lui cachait quelque chose. Précédemment, dans le bureau du Gouverneur, il avait répondu avec aplomb et assurance qu’il ne savait rien, mais désormais qu’ils n’étaient que tous les deux, il montrait son vrai visage. A l’évidence, il avait quelque chose à cacher. Le regard pressant de Khalmeh finit par l’inciter à parler, et il se confia, faisant ouvrir des yeux ronds à l’Oriental.
- Du matériel de guerre ? Learamn, en êtes-vous certain ?
Pour la première fois depuis qu’ils ne connaissaient, Learamn vit dans les yeux de Khalmeh une émotion qui n’était pas courante chez lui : la terreur. Une terreur si profonde qu’elle semblait résonner dans son âme et non seulement à la surface de sa peau soudainement agitée de tremblements. Il passa une main sur son visage, et recula de quelques pas, en proie à des sentiments conflictuels :
- Du matériel de guerre !? Reprit-il en essayant de garder la voix aussi basse que possible, alors qu’il mourait d’envie de crier. Des armes et du matériel de guerre ? Learamn, Learamn… Ce n’est pas bon du tout…
Il se mit à marmonner dans sa propre langue, sans paraître s’en rendre compte, jugeant que le Westron n’était plus à même de traduire convenablement ses pensées confuses.
- Écoutez… La situation est bien plus grave que je ne le pensais… Et peut-être que vous avez bien fait de ne pas en parler au Gouverneur, finalement… Une telle nouvelle pourrait le rendre nerveux… Venez, nous devons parler.
Il prit le Rohirrim par le bras, et l’entraîna à travers les couloirs du Palais, jusqu’à une salle légèrement à l’écart qui semblait avoir été aménagée pour profiter de la vue sur Albyor. Les lieux étaient excentrés par rapport au bureau du Gouverneur et à la caserne, ce qui signifiait que personne ne viendrait les déranger ici. Le fils du maître des lieux y recevait quelquefois ses maîtresses et ses concubines, mais depuis un récent incident il n’était plus reparu dans les lieux. Une sombre affaire de tentative d’empoisonnement dont personne n’aimait parler ici.
Khalmeh ferma la porte, et vérifia que personne ne se trouvait à l’intérieur, caché dans un recoin. S’étant assuré qu’ils étaient seuls, il tira un fauteuil pour Learamn, et l’invita à s’asseoir tandis qu’il lui servait un verre de vin, d’une qualité moindre que celui du Dorwinion, mais tout de même excellent. Pendant un instant, dans cette salle superbe où les murs étaient couverts de tentures rougeoyantes et de livres soigneusement rangés dans de belles bibliothèques en bois sombre, l’esclavagiste disparut, remplacé par l’érudit féru de savoirs exotiques. Khalmeh était ici comme chez lui, trahi par sa gestuelle maîtrisée, par sa façon instinctive de s’approprier les lieux, et par l’élégance naturelle qu’il dégageait quand il n’était pas en selle ou affairé à prendre soin de son Uruk…
L’image s’évanouit, et le compagnon de voyage refit surface, le visage soucieux :
- Personne n’en parle trop fort ici, et même le Gouverneur semble vouloir faire la sourde oreille, mais il se murmure des choses très inquiétantes dans les couloirs du Temple. Pendant que je me renseignais à votre sujet, j’ai entendu des rumeurs… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, vous n’êtes pas le seul homme étranger à avoir foulé les pavés du temple récemment. Loin de là. Apparemment, ils seraient des centaines, voire davantage.
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
“Du matériel de guerre en grande quantité oui. Je sais ce que j’ai vu…” Confirma Learamn après la question de Khalmeh qui ne demandait pas vraiment de réponses.
Ce dernier semblait, et c’était une première depuis leur rencontre dans les plaines desséchées du Rhovanion, réellement terrifié. Le Rohirrim se doutait déjà qu’une telle nouvelle était plutôt inquiétante mais il avait encore un peu de mal à mesurer le réel pouvoir de nuisance de ces Melkorites. Il avait d’abord imaginé les prêtres comme une poignée d’adorateurs fanatiques faisant la loi autour de leur Temple mais dont l’influence restait relativement contrôlée par le pouvoir royal. Visiblement, la menace était beaucoup plus grande.
La capture de la cargaison représentait un réel camouflet et le signal envoyé était alarmant, pourtant là encore l’ancien officier se demandait ce qu’une poignée de religieux pouvait faire avec tant d’équipement. Détenir les outils était une chose, lever une armée pour les utiliser en était une autre. Se pourrait-il? Cela semblait impossible.
Le cavalier suivit son ami silencieusement à travers le dédale de couloirs jusqu’à une salle richement décorée dans le plus pur style d’Orient. Des tapisseries écarlates ornaient le sol et les murs soutenaient de grandes bibliothèques au sein desquelles reposaient d’innombrables ouvrages dont les couvertures avaient été soigneusement travaillées. Le Rhûnadan l’invita à s’asseoir et lui tendit une nouvelle coupe de vin que le jeune homme but un peu trop vite. Il avait si soif qu’il avait avalé le précieux breuvage comme s’il s’agissait d’un simple verre d’eau.
L’inquiétude de Khalmeh, cependant, ne s’était pas évanouie avec les effets de l’alcool. Son expression était toujours aussi fermée et son regard, d’ordinaire aussi taquin que vif, ne traduisait qu’une angoisse profonde. Il consentit finalement à révéler ce qui le troublait tellement. Et Learamn comprit la source de sa terreur. Il déposa lentement son verre sur la table basse et dévisagea son compagnon d’un air grave, cherchant à découvrir toutes les implications de ces informations. “Des étrangers en nombres au sein du Temple? Khalmeh que voulez-vous donc dire? Se pourrait-il…”
Il marqua une pause, prenant peu à peu conscience de ce qui se tramait dans les souterrains du Temple du Dieu Noir. Il y avait apparemment lui-même séjourné, mais malgré tous ses efforts, ses souvenirs étaient bien trop imprécis pour se rappeler de ce genre de choses. Il se passa les doigts sur les lèvres, mouillées par le vin rouge. “Se pourrait-il qu’ils lèvent une armée? “
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L’idée même avait de quoi terrifier. Khalmeh demeura silencieux, refusant de confirmer cette possibilité qui sonnerait peut-être le glas de l’équilibre du royaume du Rhûn, mais incapable d’infirmer ce qui semblait trop plausible pour qu’il fermât les yeux dessus. Finalement, l’absence de mots traduisait peut-être mieux que tout le reste l’état de profond désarroi dans lequel l’homme se trouvait. On n’avait plus connu, au Rhûn tout du moins, de guerres civiles depuis les grandes campagnes de Sharaman qui avaient contribué à unifier le pays, et à discipliner les tribus.
Le souvenir de cette époque était sombre, et tous se félicitaient de voir que, contrairement au voisin Khandéen, et aux sauvages Haradrim, le Rhûn s’était stabilisé et avait réussi à construire une unité autour d’un pouvoir central fort et autoritaire. Même s’il n’appréciait pas Lyra et ce qu’elle représentait, Khalmeh savait à quel point la monarchie orientale était précieuse : elle préservait des tribus que tout opposait de s’entredéchirer, et fournissait un cadre pacifique indispensable au développement de toute société. Sans la main de fer des rois du Rhûn, dans la lignée de Sharaman le Grand, leur peuple aurait depuis longtemps sombré dans la guerre civile.
La hantise de tout Rhûnadan.
Les Melkorites allaient-ils, inconscients qu’ils étaient, faire basculer le royaume le plus stable de l’Orient dans la guerre la plus meurtrière qu’il aurait connu depuis les jours sombres de Sauron le Ténébreux ? Jawaharlal était-il fou au point de vouloir étendre son emprise sur tout un royaume, lui qui semblait déjà diriger Albyor ? S’arrêterait-il aux frontières du Rhûn, ou son ambition le pousserait-elle à déferler à l’Ouest pour y répandre la parole du Dieu Sombre ?
Learamn n’était pas un Oriental, assurément, mais il avait bien conscience qu’en cet instant, la puissance du Rhûn représentait la meilleure défense des peuples de l’Ouest face à une menace qui les emporterait tous. L’Ordre de la Couronne de Fer avait su faire vaciller tous les Peuples Libres, sans bénéficier des exceptionnelles ressources militaires de Lyra. Au cours de ses voyages, Learamn avait pu voir à quel point les Orientaux étaient nombreux, entraînés, prêts à la guerre. S’ils s’unissaient de nouveau sous la bannière de Melkor, qui se dresserait face à eux ? Le Gondor était presque aussi affaibli qu’au Troisième Âge, le Rohan était plus divisé qu’il ne l’avait jamais été, et les Elfes n’offriraient qu’une maigre résistance face à des zélotes enflammés qui n’auraient pas peur de la mort.
Si Jawaharlal accomplissait son objectif de dominer le Rhûn, rien ne pourrait lui résister.
Les deux hommes restèrent assis en silence, plongés dans leurs pensées, contemplant peut-être pour la dernière fois un ciel pacifique au-dessus de la cité d’Albyor.
~ ~ ~ ~
Cinq jours avaient passé.
Tous semblables.
Learamn se reposait, et reprenait des forces, grâce aux bons soins des meilleurs guérisseurs du royaume. Les Melkorites l’avaient affaibli, mais n’avaient pas été jusqu’à le tuer, et il reprenait des forces malgré de fréquentes rechutes qui alimentaient le doute. Le doute chez lui-même, naturellement, mais aussi chez Khalmeh, qui s’efforçait de ne rien dire. Il connaissait assez les hommes – en ayant transporté lui-même beaucoup – pour savoir quand quelqu’un était trop faible pour résister à une longue entreprise, qu’il s’agît d’un voyage difficile, ou d’une condamnation aux travaux des mines d’Albyor. Il n’aurait pas classé Learamn parmi les premiers à mourir de fatigue et d’épuisement, certes, mais pas très loin.
L’ancien capitaine était certes volontaire, et il savait encore manier l’épée, mais combattre de manière prolongée le tuerait aussi sûrement que la corde à laquelle il avait échappé quelques temps plus tôt.
Toutefois, sa détermination était sans faille.
Khalmeh l’admirait, dans un sens. Il s’efforçait de récupérer, de se reposer, et de se préparer pour le jour où on viendrait leur annoncer la nouvelle qu’ils attendaient tous les deux pour commencer à agir. Celle qu’avait promis de leur transmettre le Gouverneur d’Albyor.
Cinq jours avaient passé, avant qu’elle leur parvînt.
Ce ne fut pas le Gouverneur lui-même qui se présenta, mais son propre fils, Nixha, dont la réputation détestable le précédait. Esthète du mauvais goût, cet homme cumulait les vices les plus abjects, qu’il cachait derrière un visage affable et une bonne éducation teintée de mépris. Quelques temps auparavant, il avait été victime d’une sordide tentative d’empoisonnement, qui l’avait laissé marqué… Sa respiration était sifflante, il marchait péniblement avec une canne, et toussait fréquemment. Le poison avait également nourri une haine profonde de son prochain, dont certains disaient qu’elle l’avait amené à fréquenter des gens fort peu recommandables…
Encore moins recommandables que ceux qu’il voyait auparavant.
Mais enfin, il était le propre fils du Gouverneur, et ce dernier plaçait une confiance aveugle – et sans doute peu justifiée – dans la chair de sa chair, espérant peut-être qu’en l’associant à sa politique et en lui confiant des missions importantes, il retrouverait le chemin de la raison et ferait enfin le deuil de la brillante carrière qu’il aurait voulu pouvoir poursuivre.
Nixha était venu voir Khalmeh en début d’après-midi, et l’avait trouvé affairé à nourrir son Uruk, en compagnie de Learamn, qui se faisait passer pour un simple esclave domestique comme il en circulait tant à Albyor. Le claquement de sa canne annonça son arrivée, avant que sa voix désagréable ne retentît. N’ayant aucune raison d’employer le Westron en présence d’un esclave auquel il ne prêta d’ailleurs pas grande attention, il lança en rhûnien :
++ Maître Khalmeh… Vous savez qui je suis, je suppose ? ++
L’ennui se lisait sur ses traits : de toute évidence, il détestait être chargé d’une tâche aussi peu intéressante. Khalmeh, qui ne tenait pas à fâcher cet homme au pouvoir éminent au sein de la cité, inclina la tête diligemment et répondit avec courtoisie :
++ Tout à fait, votre Altesse. Salutations. Que puis-je faire pour vous servir ? ++
++ Mon père, allez savoir pourquoi, m’a chargé de vous remettre cette missive, et de vous transmettre un message. Il a été très explicite, et a dit, je cite « je désapprouve votre initiative ». J’espère que vous ne mettrez pas mon père en colère inutilement, car sachez que ce n’est pas un homme patient, et qu’il n’est pas réputé pour sa tendresse. Pas même envers les siens. ++
Khalmeh récupéra le document en s’inclinant de nouveau, et remercia Nixha de s’être déplacé, mais refusa d’ouvrir la missive devant lui. Le fils du Gouverneur attendit pourtant quelques secondes, pour voir s’il pouvait capter le contenu de la lettre, mais voyant que l’esclavagiste ne l’ouvrait pas, il finit par prendre congé, marmonnant quelque parole méchante dans sa barbe. Khalmeh attendit qu’il fût suffisamment éloigné avant de se tourner vers Learamn, plein d’espoir.
- Vous pensez que c’est…
Il ne finit pas sa phrase, et ils s’éloignèrent vers une pièce à l’abri des oreilles indiscrètes, pour prendre connaissance de la missive du Gouverneur. Elle était écrite dans un rhûnien très élaboré, pour ne pas dire érudit, qu’il était prodigieusement difficile de déchiffrer. Une lettre qui pouvait passer pour une excentricité stylistique, au style ampoulé, rédigée avec une graphie obscure, un vieux dialecte qu’on n’utilisait plus guère que dans les textes savants. Un texte que bien peu de gens à Albyor pourraient lire, pas même les prêtres du Temple de Melkor. Seuls les érudits de Blankânimad, qui se passionnaient pour ce genre de choses, savaient encore déchiffrer ces écritures. Fort heureusement, Khalmeh faisait partie de ces gens, comme ne l’ignorait pas le Gouverneur qui avait eu plusieurs fois l’occasion de s’entretenir avec lui.
Il s’assit, et s’efforça de traduire la lettre à haute voix, à mesure qu’il la lisait :
- Na na na, formules d’usage… ah voilà… « Tout porte à croire que… qu’elle a été capturée par les Melkorites, et qu’elle est… qu’elle est encore en vie ».
Son regard glissa vers Learamn. Kryv, aux mains des Melkorites ? Le Rohirrim avait manifesté une certaine inquiétude à cette idée, sans forcément que les implications de cette capture fussent très claires pour Khalmeh. Certes, la jeune femme semblait capable de voir l’avenir, mais si cette compétence était si dangereuse, comment se faisait-il que Jawaharlal ne fût pas déjà venu les chercher ? Si elle était en vie, et à sa merci, il pouvait bien faire d’elle ce qu’il voulait. Il continua à lire, le document l’informant de manière succincte des témoignages qui avaient permis de corroborer ces informations.
- Écoutez ça… « Un esclave du Temple a confirmé qu’une femme avait récemment été admise dans les appartements du Grand Prêtre, et qu’elle y séjourne depuis ». C’est forcément elle ! Le Grand Prêtre n’autoriserait pas une vulgaire inconnue à demeurer auprès de lui ainsi, et c’est sans doute la raison pour laquelle je ne l’ai pas vue… Bon sang, Learamn, Kryv est en vie, et à la merci de Jawaharlal… Elle est probablement à l’endroit le plus inaccessible du Temple, qui lui-même abrite la garde personnelle et potentiellement ces centaines des soldats fanatiques…
Il se tourna vers Learamn, son regard perdu entre désespoir et envie folle d’essayer, de faire quelque chose, n’importe quoi plutôt que de laisser cette femme innocente souffrir une seconde de plus auprès de l’être le plus terrifiant du Rhûn.
- Que fait-on Learamn ?
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Les jours se passaient et se ressemblaient pour un Learamn qui se remettait lentement de ses stigmates. Il ne savait pas exactement ce qu’on lui avait fait endurer dans les cachots du Temple Melkorite mais les effets de la torture se ressentaient encore dans son corps comme dans son esprit encore bien trouble. La Maison du Gouverneur était un endroit agréable et le maître des lieux, sous ses airs austères, avait un certain sens de l’hospitalité. Comme à Blankânimad, les représentants de la monarchie rhûnienne savait recevoir ses invités. Pour éviter d’éveiller tout soupçon sur sa présence, le rohirrim se faisait passer pour un domestique de luxe et devait parfois mettre la main à la pâte pour rendre sa couverture crédible mais il était, la plupart du temps, laissé tranquille et bénéficiait même des traitements des meilleurs guérisseurs de la ville. Entre les soins d’Ava sur la route d’Albyor et la situation présente, la Reine Lyra tenait visiblement à ce que son nouvel atout soit rapidement remis sur pied. Les médecins furent d’ailleurs efficaces et au bout de moins d’une semaine, l’ancien officier avait déjà meilleure mine. Il marchait à présent sans tituber et pouvait même effectuer quelques foulées lentes sans s'essouffler. Son esprit aussi devenait plus clair et il parvenait à suivre une conversation et formuler un raisonnement sans être pris de maux de tête après quelques minutes. Parfois, dans la nuit, les visions le hantaient encore. Toujours aussi confuse, aussi douloureuses. Il voyait le feu, le sang, les sombres cachots du Temple de Sharaman, l’autel, les malheurs des Peuples Libres, le chaos, la souffrance, le chagrin. Tout était confus et il lui était impossible de faire la différence entre souvenirs d’un passé réel et fruits d’une imagination terrible. Il n’aurait su séparer ce qui s’était passé, de ce qui était encore amené à se passer. Comme si, au fond, cela importait peu. Ses cauchemars le réveillaient au milieu de chaque nuit, dans un sursaut il se redressait. Son torse nu dégoulinant de sueur et son souffle court et il lui fallait quelques secondes pour reprendre ses esprits et revenir à la réalité. Ici, il était en sécurité lui avait-on assuré mais quand il fermait les yeux, il était à la merci de toutes les menaces qui le hantaient. Alors pour retrouver un sommeil agité, il se recroquevillait sur le flanc, les bras collés au torse et les jambes ramenées vers lui. Il pensait alors à des souvenirs rassurants pour apaiser son âme. Les reflets d’or de Meduseld, les plaines verdoyantes du Riddermark, le son du cor de l’Eoherë. Il sentait le parfum doux de sa mère, voyait le regard brave d’Iran, entendait la douce mélodie de Ava. Alors seulement il pouvait sereinement fermer les yeux, une larme sur son oreiller.
Cet après-midi-là, Learamn avait rejoint Khalmeh dans un coin reculé du palais. L’érudit était occupé à nourrir son précieux Uruk. La bête saisissait les morceaux de viande saignant au vol et les engloutissait avec un appétit affolant. Ce n’était que du chevreuil mais le rohirrim aurait parié que l’Orc n’aurait pas fait grande différence s’il s’était agi d’un cœur humain. Ce dernier leva brièvement le regard quand l’ancien capitaine fit son entrée dans la pièce. Son visage se déforma alors de manière curieuse et ses lèvres noires s’entrouvrirent pour laisser apparaître ses canines sanguinolentes. Avec ce genre de créature, il était difficile de déterminer le sens de tels gestes mais le rohirrim eut bien l’impression que le monstre venait de lui sourire. Une pensée bien curieuse; ces créatures étaient-elles seulement capables de faire cela ? Depuis leur escapade dans les couloirs du château, le Rohirrim avait compris que cet Uruk avait de la ressource et était sûrement bien plus intelligent qu’il ne le laissait paraître. L’aversion et la méfiance à son égard n’avait pas changé, au contraire. Ce monstre n’était pas simplement qu’une puissance physique de la nature, c’était aussi un être intelligent. Il n’en devenait que plus dangereux.
Avec une grimace, Learamn s’assit un peu à l’écart. Il étendit son pied ankylosé et se mit à le masser doucement. Il s’était entraîné quelques heures plus tôt et avait été plutôt agréablement surpris de constater qu’il avait recouvré assez de vigueur pour répéter les pas que la Dame de la Reine lui avait enseigné quelques semaines plutôt. Pris par son enthousiasme, il avait excessivement poussé et la douleur s’était rappelée à lui. De frustration, il avait alors donné un coup de pied sur le tabouret le plus proche et voilà que son orteil s’était mis à enfler.
Le Rohirrim se releva en entendant le nouvel arrivant faire irruption. Le tintement de sa canne sur le sol de pierre lisse avertir les deux compagnons de l’arrivée d’un personnage peu recommandable. La silhouette courbée de Nixha, le fils du Gouverneur en personne, se dessina dans l’embrasure de la porte. Learamn l’avait croisé quelques fois ces derniers jours mais n’avait jamais échangé le moindre mot avec lui - après tout pourquoi un homme de son rang adresserait la parole à un esclave d’Occident- mais Khalmeh lui avait dit bien des choses à son sujet.
Sans un regard pour Learamn, Nixha s’adressa à l’esclavagiste dans un Rhûnien noble. Le rohirrim ne comprit pas de quoi les deux hommes parlaient et ne saisit que quelques mots comme “Altesse” ou “Salutation”. Pas de quoi aller bien loin, mais c’était déjà un progrès. Le nouvel arrivant remit finalement une lettre à Khalmeh avant de s’éloigner d’un air mécontent. L’érudit attendit alors quelques secondes que le bruit de la canne ne meurt au loin pour faire signe au rohirrim de le suivre à l’écart des oreilles indiscrètes.
Les deux hommes rejoignirent une salle annexe, laissant l’Uruk aux prises avec son “juteux dessert” et Khalmeh s’efforça de déchiffrer le contenu de la missive. Celle-ci avait été rédigée dans un Rhûnien ancien et alambiqué que seuls les plus sages pouvaient lire. L’ancien capitaine ne voyait aucune différence entre les runes inscrites sur ce parchemin et tous les autres caractères qu’il avait croisé depuis leur arrivée à l’Est. Mais en voyant son ami décrypter le texte, Learamn dut cacher sa frustration. Toute sa vie il était parvenu à se distinguer grâce à son éducation, exceptionnelle pour un fils de paysan. Il avait appris à lire jeune et cet atout n’avait pas été étranger dans son ascension fulgurante dans la hiérarchie du Rohan. Mais ici, dans ce pays étranger, il était à nouveau un illettré comme un autre.
Cependant les nouvelles étaient bonnes, du moins en partie.
Kryv était en vie. Bien qu’il en eût déjà l’intime conviction, l’exilé poussa un soupir de soulagement. Ils en avaient enfin la confirmation et avec cette information précieuse ils pourraient commencer à réfléchir à la suite. Toutefois, la devineresse résidait auprès du Grand Prêtre ce qui compliquait forcément les choses. Jawaharlal régnait comme un roi sur ses suiveurs et le Temple Sharaman représentait son bastion imprenable, y compris par les plus puissants des varkayin. On ne sortait pas de l’antre de Melkor à sa guise. Qui plus est, si les suppositions de Khalmeh étaient vraies, les prêtres disposaient à présent d’une force militaire conséquente dans les sous-sols de leurs temples et mener une opération de secours semblait bien trop risqué. Ils ignoraient tout sur ces hommes prêts à mourir pour le Dieu Sombre.
Une nouvelle vision heurta alors le jeune homme qui tituba légèrement et s’appuya sur un mur pour ne pas tomber
Il se revoyait marcher tête baissée sous les quolibets et cri de la foule. Le soleil rougeoyant brûlant ses cicatrices. L’autel était devant lui et la silhouette massive du bourreau lui semblait être aussi imposante que Melkor en personne.
Plus loin sur un trône sombre se tenait le Grand Prêtre. Ce teint clair, ces cheveux fournis: un homme du Rohan qui lui ressemblait étrangement. Et à ses côtés, il perçut clairement le regard mélancolique de la voyante.
Était-ce un souvenir? Une hallucination de son esprit?
Redevenu lui-même, il secoua la tête et posa une main sur l’épaule de Khalmeh. “L’autre jour vous m’aviez dit que le Grand Prêtre ne quittait que rarement la sécurité de ses quartiers. Il ne se montrerait que pour les grandes occasions.”
Ne sachant pas trop où son ami voulait en venir, l’érudit acquiesça d’un signe de tête. “Jawaharlal ne sortira de sa tanière que s’il en estime la raison suffisante. Une cérémonie d’importance à ses yeux par exemple.”
L’Oriental fronça les sourcils, soupçonnant de plus en plus là où son compagnon voulait l’emmener. “Mener une opération de sauvetage pour libérer Kryv au sein même des quartiers relève du suicide. Regardez mon état; je peine même à lever une simple lame.”
Khalmeh se détendit légèrement. Enfin le Rohirrim parlait avec un peu de bon sens. Ou plutôt le croyait-il… “Non...en revanche si jamais le Grand Prêtre est amené à sortir, je suis convaincu que Kryv le suivra. Non. Je n’en suis pas convaincu, je le sais...Enfin je l’ai vu…Oui je l’ai vu...”
Learamn se mit à faire les cents pas autour de l’esclavagiste. “Il faudra des hommes de confiance. Forts, rapides et discrets. Mais il faudra aussi un appât. Une bonne raison à donner à Jawaharlal pour sortir en grande pompe de sa tanière. Et quelle meilleure raison que le châtiment public de celui qui a voulu défier Melkor en croyant échapper à son funeste destin?”
Le Rohirrim s’arrêta net. Khalmeh put constater qu’il tremblait de tout son corps, saisi d’un profond effroi. Dans son regard et sa voix se devinait une peur irrationnelle. Mais le Rohirrim était un homme déterminé. Il avait “libéré” l’esclave pour lui réserver un sort encore plus tragique et s’en voulait terriblement. De plus, elle était la clef. Il ne pouvait renoncer maintenant.
D’un air grave, Learamn annonça simplement: “Je dois me livrer en sacrifice à Melkor.”
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Khalmeh n’aimait pas le tour que prenait la conversation qu’il avait avec Learamn. Il savait à quel point le cavalier était attaché à la devineresse, victime innocente des Melkorites qu’il avait jusqu’alors pensée perdue. La savoir en vie lui donnait soudainement l’impression que tout était possible, mais faire évader quelqu’un du Temple de Sharaman était une folie qui leur coûterait la vie… voire davantage. Jawaharlal avait été berné une fois, mais il ne se laisserait pas prendre aussi facilement une seconde fois. Il avait dû renforcer la sécurité autour de sa prisonnière, conscient que ses ennemis encore en vie tenteraient peut-être quelque chose pour la délivrer, comme ils avaient essayé de sauver Learamn.
- Vous n’y pensez pas, Learamn… Fit l’esclavagiste dans un souffle.
En voyant le regard de son compagnon, il comprit toutefois qu’il était trop tard pour essayer de le raisonner. Il avait prêté le serment de rendre à Kryv sa liberté, un noble geste qui l’obligeait désormais à tout tenter pour tirer des griffes du plus terrible adversaire auquel ils auraient affaire ici à Albyor, et peut-être dans tout le royaume. Mais pour apaiser sa conscience, il était obligé de dire la vérité à Learamn :
- Learamn, nous pouvons trouver une autre solution… S’il n’a pas tué Kryv jusqu’à présent, rien ne nous dit qu’il le fera… Il nous reste du temps…
Le jeune homme lui opposa une réponse de bon sens. En effet, Jawaharlal n’était pas du genre à quitter la sécurité du Temple sans raison, et l’idée même de forcer le passage jusqu’à la devineresse était impensable. S’ils voulaient réussir, ils devaient avant toute chose penser à comment rester en vie. Se sacrifier inutilement n’aiderait personne, et certainement pas la malheureuse Kryv. Learamn semblait parfaitement conscient de cette réalité, mais son esprit oscillait entre la raison et la folie, qu’il manifestait d’une manière bien étrange. Khalmeh essaya de lui faire entendre qu’il n’était pas dans son état normal, mais en vain :
- Mon ami… Est-ce que vous vous entendez ? Il y a quelques semaines, vous aviez la magie en horreur, et l’avis d’une devineresse comptait autant pour vous que les prédictions d’un vulgaire bonimenteur… Et aujourd’hui, vous me dites que vous avez « vu » que Jawaharlal allait se conformer à votre plan ? Comment ? Comment savez-vous qu’il fera exactement ce que vous avez prévu qu’il fasse ?
Khalmeh tremblait.
Il avait perdu Learamn une fois, et il ne tenait pas à le perdre une seconde. La folie de cette ville commençait à le gagner, et il avait l’impression de sentir le regard de Melkor qui pesait sur chacune de ses décisions. Le Rohirrim était son seul allié, la seule personne en qui il pouvait avoir confiance, et il ne tenait pas à le voir agir par folie, pour une conviction qui ne s’appuyait sur rien d’autre que de vulgaires visions…
- Pour autant qu’on le sache, ce que vous voyez vous conduit tout droit dans un piège tendu par le Grand Prêtre en personne. Si ça se trouve, c’est lui qui est derrière tout ça !
Learamn écoutait-il seulement ? Ou les rouages de son esprit faisaient-ils tant de bruit qu’il ne percevait plus rien d’autres que ses propres pensées curieusement claires, qui traçaient un chemin parfaitement rectiligne entre lui et Kryv. Après tout, n’avait-elle pas dit qu’elle le libérerait ? Il avait peut-être cru le faire en tuant de sang-froid son précédent maître, mais pouvait-on libérer une personne en l’enchaînant à un meurtre et à une vie de fugitive ? Pour vraiment rendre à Kryv sa liberté, il fallait sans doute payer un prix bien plus élevé, qui ne se compterait pas en or cette fois. Khalmeh comprenait bien quelle émotion étreignait le cœur du Rohirrim, et ses épaules s’affaissèrent lorsque ce dernier annonça froidement qu’il serait l’appât du plan complètement irréaliste qu’il proposait…
- Learamn !
Les mots lui manquèrent, et il se mit à jurer dans sa propre langue, avant de prendre son compagnon par les épaules pour essayer de lui remettre les idées à l’endroit :
- Learamn… Je comprends que vous vouliez libérer Kryv, coûte que coûte. Je comprends… Mais ce n’est pas en vous livrant à Jawaharlal que vous changerez quelque chose… Il pourrait simplement vous éliminer sur-le-champ, et vous auriez alors tout perdu. Votre « plan » est trop incertain, et dépend principalement de décisions que le Grand Prêtre doit prendre, sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Learamn, bon sang rendez-vous compte de ce que vous proposez !
Hélas, l’ancien capitaine semblait résolu. Khalmeh ne voulait pas se l’avouer, mais il y avait une chance infime que Jawaharlal mordît à l’hameçon. L’homme avait construit son pouvoir sur l’idée de toute puissance de Melkor, et se plaisait à rendre les sacrifices rituels publics, alors qu’ils avaient jusque là constitué une partie infime de ses activités. La création du tribunal de l’Ogdar avait encore renforcé cette dimension publique, et le sauvetage de Learamn n’avait été une réussite que parce que son sacrifice avait été organisé publiquement, devant la foule d’Albyor. Cette évasion avait contribué à remettre en cause le pouvoir absolu du Dieu Sombre, et avait donc fragilisé celui du Grand Prêtre, d’où son insistance pour retrouver le fugitif.
S’il le capturait, privilégierait-il l’efficacité, une élimination discrète mais contrôlée, ou organiserait-il une grande cérémonie publique destinée à rétablir sa réputation ? Khalmeh connaissait la réponse la plus plausible, mais il ne souhaitait pas encourager Learamn dans son délire.
Pourtant, c’était peut-être leur seule chance.
- Si le Grand Prêtre vous capture, Learamn, il y a fort à parier qu’il vous torturera encore… Il vous fera confesser qui sont vos alliés, et vous mettrez en danger tous ceux qui ont participé à votre évasion. Moi, le Gouverneur… Vous avez à peine survécu à votre dernier séjour là-bas, et vous souhaiteriez vraiment y retourner ?
Pour la première fois, Khalmeh prit conscience de la résolution et de la force morale de Learamn. Cet homme au passé trouble, blessé dans sa chair comme dans son âme, lui avait toujours donné l’impression d’être plus solide qu’il en avait l’air. Ce n’était pas pour rien que très rapidement, la petite compagnie envoyée à Albyor s’était tournée vers lui pour obtenir des conseils, et son expertise. Il avait les épaules d’un meneur d’hommes, et aujourd’hui il le prouvait encore. Pour sauver une femme qu’il connaissait à peine, et à qui il aurait pu aisément tourner le dos ; pour protéger un royaume qu’il découvrait tout juste, et qui historiquement avait toujours été son ennemi mortel, il était prêt à sacrifier sa propre vie, à prendre le risque d’être torturé par les pires sadiques de la Terre du Milieu, et à mourir dans les souffrances les plus terribles si nécessaire.
L’esclavagiste éprouva soudainement une honte profonde et viscérale. La honte de ne pas avoir la moitié du cran de cet étranger, de ne pas pouvoir lui aussi être un héros, un homme de renom dont le monde se souviendrait comme d’une personne valeureuse et courageuse, qui avait toujours fait les bons choix dans l’adversité.
Il se mit à trembler, lui aussi, et répondit :
- Learamn… Mon ami…
Un soupir.
- Le Gouverneur ne sera pas heureux d’apprendre ça… Et il y a fort à parier qu’il essaiera de rompre tout lien avec vous une fois que la nouvelle de votre arrestation aura circulé, pour se préserver du courroux de Jawaharlal… Cela veut dire que nous ne pourrons pas compter sur son soutien.
Une telle décision réduisait le nombre de leurs alliés à peau de chagrin :
- J’ignore encore où je pourrai trouver des hommes assez fous pour défier le Grand Prêtre en personne, et essayer de faire évader deux prisonniers le jour d’une exécution publique, au nez et à la barbe des meilleures troupes de Jawaharlal… Mais je les trouverai. J’en trouverai autant que nécessaire, et je ne vous laisserai pas tomber.
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Le regard que lui lança Khalmeh était celui d’un homme qui faisait face à la plus profonde des folies. Et pourtant, le Rohirrim était décidé à aller jusqu’au bout de son idée quasiment suicidaire. L’étonnement et la frustration de l’érudit étaient cohérentes; après tout, il avait passé de longues semaines à analyser les allées et venues des prêtres, à l’affut d’une fenêtre d’action. Et, dès qu’il l’avait pu, il s’était précipité au secours de son ami pour l’arracher aux mains des fanatiques, au mépris de sa propre vie. Et voilà que l’homme qu’il venait de sauver lui annoncer vouloir retourner dans la gueule du loup.
L’esclavagiste tenta bien de le dissuader, de lui faire entendre raison; en vain. Il fallait agir vite, très vite, et nul autre plan d’action plus rapide ou efficace ne leur venait à l’esprit. Khalmeh émit cependant plusieurs objections pour le moins justifiées. Le plan du rohirrim semblait être le seul pouvant lui permettre d’approcher le Grand Prêtre et donc la devineresse mais absolument rien n’indiquait que les Melkorites puissent mordre à l’hameçon. L’ancien capitaine imaginait Jawaharlal comme un homme ambitieux et vaniteux qui aurait sauté sur cette occasion pour organiser une grande exécution publique en sa présence. Mais rien n’indiquait qu’il réfléchirait ainsi, après tout un long séjour dans les cachots du Temple de Sharaman pouvait très bien endiguer la piètre menace que représentait le jeune homme. Ainsi torturé et laissé pour mort dans les profondeurs du sanctuaire, tous les habitants du royaume oublieraient jusqu’à l’existence de cet imprudent étranger.
Pourtant Learamn n’en démordait pas. Il devait se rendre sur l’autel pour défier le Dieu Noir.
Il l’avait vu. Cela lui avait été révélé. “J’entends votre inquiétude mon ami. C’est pour cela que nous ne devons laisser que peu de choix au Grand Prêtre. Un blasphème en public, et il n’aura d’autre choix que de rendre son châtiment public et de manière rapide pour laver l’affront fait à Melkor. C’est à ce moment-là qu’il faudra agir.”
Learamn s’assit pour réfléchir un moment. Il tentait de ne pas trop penser aux horreurs auxquelles il serait à nouveau confronté entre les mains des fanatiques. Il n’en avait aucun souvenir mais des bribes lui revenaient parfois et cela suffisait pour faire trembler jusqu’à la dernière fibre de son corps qui avait gardé les traumatismes de cette éprouvante captivité. S’il écoutait ses tripes, pour rien au monde il ne retournerait dans cet endroit maudit. Un Mal puissant y était à l’œuvre et nul homme, aussi mauvais fusse-t-il, ne méritait les châtiments qu’on pouvait exercer en ce sombre endroit. Pourtant il savait qu’il devrait passer par là, telle était sa Destinée. Encore fallait-il s’assurer que tout cela ne soit pas fait en vain. S’il se livrait à l’ennemi pour croupir dans leurs cachots, alors tous leurs efforts n’auraient servi à rien. “Khalmeh...savez-vous quand se déroule la prochaine cérémonie en l’honneur de votre Dieu? C’est là qu’il faudra agir… Nous ne pouvons laisser à Jawaharlal l’opportunité de se défiler ou d’agir dans le secret.”
L’ancien capitaine se releva à la suite de la dernière remarque de son compagnon. Il le dévisagea longuement, une lueur de reconnaissance brillant dans son regard brun. L’entreprise du Rohirrim était complètement folle et pourtant le Rhûnadan était prêt à le suivre, malgré ses doutes et ses craintes. Alors même qu’il venait de lui sauver la vie, il décidait de faire confiance aux errances de son esprit embrumé. Il le croyait. Existait-il une plus grande marque d’amitié? “ Oui nous ne pouvons impliquer le Gouverneur et ses soldats dans cette affaire. Il faut plus que tout tenir les représentants de la Reine à l’écart de tout cela ou nous risquons simplement d’embraser la situation.”
Les Melkorites disposaient en effet à présent d’une importante cargaison d’équipement militaires et selon les informations de Khalmeh, ils avaient également assez d’homme pour fournir leurs rangs. Si jamais le nom de Lyra venait à être associé à un tel blasphème, alors la guerre civile risquait d’arriver bien plus tôt que prévu. “Non...il faut couvrir cela…” murmura Learamn.
Son regard se perdit dans les longs dédales de couloirs du palais avant d’attarder sur la petite silhouette d’un jeune domestique qui portait un plateau de raisins en direction des appartements. L’évidence le frappa alors. “Khalmeh! Souvenez-vous de ce que nous avait appris Thrakan lors de notre arrivée dans cette ville? Qu’un soulèvement d’esclaves avait plongé la cité dans le chaos ? L’ordre a peut-être été rétabli en surface mais le ressentiment doit encore être fort...Là est notre chance.”
L’esclavagiste semblait de plus en plus désemparé et se demandait réellement où Learamn voulait en venir. Il avait pourtant bien entendu: pour couvrir leur méfait, il ne fallait rien de moins qu’une insurrection populaire. “Notre salut viendra de ces esclaves. Une émeute provoquée au bon endroit, au bon moment et alors nous pourrons agir…”
Son plan était audacieux, irréalisable ou complètement fou auraient dit certains, mais l’ancien officier était comme habité. Il n’avait aucune autre certitude que celle qu’il avait vu dans ses visions. Pourtant, à cause de ces songes, il semblait déterminé à plonger une ville entière dans le chaos le plus profond.
Un voile de tristesse passa alors sur le visage de Learamn qui se rendait peu à peu compte dans quoi il se jetait. “Mon ami… si jamais les choses venaient à mal tourner… Dîtes simplement à Ava que…”
Il hésita “Dites-lui que...”
Learamn secoua alors la tête en se passant nerveusement une main sur le visage. “Peu importe”
Il tourna alors les talons et s’éloigna en direction de ses quartiers pour retourner à ses cauchemars.
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Leurs pas claquaient sur le sol de pierre, repris en écho par les murs glacés qui renvoyaient cette sinistre mélodie vers les hauts plafonds nimbés de ténèbres, comme c’était fréquemment le cas dans ces régions orientales où les températures atteignaient – littéralement – les sommets. Pas précipités, pas empressés qui traversaient les longs corridors, en suscitant l’effroi des quelques esclaves qui se trouvaient là, et qui s’empressaient de s’éloigner. Pas autoritaires, qui montaient les larges escaliers au petit trop, indifférents aux regards posés sur eux.
++ Messieurs, vous ne pouvez pas... ++
L’intendant qui avait tenté de s’interposer fut écarté sans ménagement par le revers de la main gantée d’un des cinq licteurs, sans même parvenir à ralentir le cortège qui progressait sans rencontrer la moindre résistance. Ses yeux s’écarquillèrent en voyant leurs tenues si reconnaissables, leurs yeux si froids et durs. Sûrs de leur force, ces hommes ne prêtaient pas attention aux glapissements terrorisés qu’ils provoquaient, et ne s’émouvaient plus des visages horrifiés qu’ils apercevaient à l’angle d’un couloir, ou dans l’embrasure d’une porte mal fermée. Au contraire, ils semblaient se délecter du sentiment de malaise qu’ils provoquaient chez leur prochain, associant la crainte au pouvoir, le dégoût au respect. Même les gardes en armure rutilante qui osèrent venir à leur rencontre semblaient hésitants, incertains. Leur officier supérieur, un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants et au regard vif, les héla à bonne distance :
++ Halte ! Vous n’avez rien à faire ici, repartez d’où vous venez !++
Sa tentative, aussi courageuse qu’inutile, se heurta à un mur de mépris à la voix nasillarde mais non dénuée d’une intense fermeté :
++ Écartez-vous, au nom de Melkor ! Seuls les traîtres se dressent face à Ses ministres ! ++
La menace fit l’effet d’une douche froide aux gardes, mais ils se rangèrent derrière leur officier supérieur et refusèrent de rompre les rangs, occupant toute la largeur du couloir. Ils avaient pour eux le poids du nombre, des lances acérées qui sauraient s’avérer mortelles s’il le fallait, et la discipline de fer d’hommes formés depuis longtemps à la guerre. Face à l’adversité la plus terrible qui fût en ces terres, face à la perspective d’un sort plus terrible encore que la mort, ils étaient tous déterminés à ne pas laisser ces intrus circuler à leur guise dans ces lieux qu’ils avaient la lourde charge de défendre. Tous, à l’exception de l’un d’entre eux qui tourna les talons et s’éclipsa aussi furtivement qu’un oiseau apercevant le chasseur depuis sa branche.
Son départ était passé totalement inaperçu.
Les gardes qui demeurèrent en place, finirent par faire obstacle au passage de la délégation, et le capitaine mit la main sur le torse de l’homme qui les menait pour l’empêcher de s’approcher plus avant.
++ Vous osez toucher un Ogdâr-Sahn !? Arrière, mortels ! Implorez le pardon de votre dieu, et priez qu’Il vous pardonne, loué soit-Il. ++
++ Loué soit-Il. ++
Les licteurs, le visage pâle comme la mort, ressemblaient à des créatures d’outre-tombe revenus hanter les vivants pour accomplir la volonté de Melkor lui-même. Leurs visages aux traits anguleux, couverts de cicatrices rituelles, étaient hideusement déformés par une religion ancestrale dont les sinistres coutumes rejaillissaient aujourd’hui comme le pus d’une plaie mal traitée. En reprenant ainsi ce refrain désincarné, ils donnaient à voir la profondeur de leur fanatisme… et de leur résolution. Ces hommes de guerre aux muscles noueux et aux âmes nouées ne s’arrêteraient devant rien, ni personne. Ils étaient mus par une force que les hommes ne pouvaient réellement comprendre, et la puissance de leur foi aveugle était de nature à inquiéter même l’esprit le plus résolu. Le capitaine des gardes, impuissant à intervenir face aux représentants du Temple de Sharaman, ne pouvait que les retarder.
++ Que cherchez-vous, prêtre ? Il n’y a rien en ces murs qui puisse intéresser l’Ogdâr ou votre dieu. ++
Le prêtre plissa les yeux, canalisant sa surprise derrière l’expression d’une colère glaciale, pointée tout droit vers le militaire. Ces hommes au service du Temple étaient certes redoutables, mais ils étaient également prévisibles.
++ Notre dieu, pauvre âme égarée. Notre dieu, car Melkor, loué soit-Il, règne sur ces terres et protège tous les fils de l’Orient qui lui ont juré fidélité, et ont prêté serment d’allégeance jusqu’à la fin des temps. Notre dieu, car le Grand Prêtre Jawaharlal entend bien enraciner la foi la plus pure et la plus forte dans le cœur des hommes. De tous les hommes. ++
++ Certes ++ Répondit le capitaine. ++ Mais que font les prêtres des lois des hommes, et du respect que la roture doit à la noblesse de l’Orient ? Que penserait le Grand Prêtre de l’attitude de ses représentants vis-à-vis du sang le plus noble de la plus noble des cités ? ++
Engager un débat avec un membre de l’Ogdâr… Le pari était fou, et le militaire sentit les regards inquiets de ses hommes se poser sur lui, miroir singulier des regards méprisants des licteurs qui convergèrent dans sa direction sitôt qu’il eût prononcé les mots « Grand Prêtre ». Personne n’osait remettre en cause l’interprétation des Ogdâr-Sahn. Personne. Le capitaine lui-même savait que sa position était intenable, et pourtant il devait la tenir le plus longtemps possible.
Gagner du temps.
Autant que possible.
Les yeux très noirs du prêtre s’étrécirent perceptiblement, et sa bouche s’ouvrit en ce qui ressemblait étrangement au feulement d’un fauve prêt à déchiqueter sa proie, mais qui se voulait probablement un sourire sardonique. Lequel se transforma bientôt en un rictus de rage mal contenue. Une vive émotion manqua de le submerger, à la manière d’une vague se brisant sur une digue fébrile, jetant en tous sens ses embruns furieux. Furieux, il l’était, quand les mots hachés, crachés, quittèrent sa bouche emplie de vilenie :
++ Comment osez-vous… ? ++
Le capitaine prit une profonde inspiration.
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Le souffle court, le jeune soldat entra dans la pièce sans prendre la peine de frapper, laissant le lourd battant de bois s’écraser contre le mur avec fracas, interrompant dans le même mouvement la conversation dans laquelle étaient absorbées les deux silhouettes enténébrées. Ses yeux n’eurent pas le temps de s’habituer à la faible lumière qui conférait à l’endroit une aura mystérieuse que déjà une lame étincelante se portait à sa rencontre, interrogatrice. Il écarta les bras en signe de paix, et leur siffla avec un empressement teinté de peur.
++ Ils arrivent ! Ils arrivent ! L’Ogdâr ! ++
Ogdâr.
Le mot revêtait ici, à Albyor, une connotation redoutable. Le tribunal religieux de Jawaharlal, l’instrument de sa politique répressive qui avait conduit en quelques mois à une prise de contrôle quasi-totale de la ville au motif qu’il était essentiel de « purger » Albyor des incroyants… Ceux-ci se trouvaient aussi être, fréquemment, des hommes et des femmes très critiques des actions des Melkorites, des individus généralement animés de belles intentions qui ne rejetaient pas en bloc le culte sacré du dieu sombre, mais qui en condamnaient les dérives les plus radicales, et les plus sanglantes. L’Ogdâr avait acquis un pouvoir démesuré, supérieur à celui des miliciens qui pourchassaient les esclaves en fuite et ne reculaient devant rien pour ramener la précieuse marchandise échappée à leurs maîtres ; supérieur même à celui des troupes de l’armée régulière, qui s’efforçaient de ne pas s’opposer aux actions violentes des prêtres, au risque d’être désignés eux-mêmes comme des ennemis de la foi.
Ogdâr.
C’était la promesse d’une longue agonie, avant une mort spectaculaire devant le Grand Prêtre Jawaharlal qui se délecterait de tout ce sang versé au nom de son dieu. Une perspective qui, Khalmeh avait appris à l’accepter ces derniers jours, n’effrayait pas outre-mesure son fidèle compagnon d’armes. Le rhûnadan sembla reprendre son souffle, et répondit :
++ Combien de temps avons-nous ? ++
++ Quelques minutes, tout au plus… J’ai fait au plus vite, le capitaine essaie de les retenir… Ils ne doivent pas vous trouver ici, sinon… ++
Khalmeh hocha la tête. Il savait.
Ils savaient tous les deux. Le garde s’éclipsa, préférant ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, laissant Learamn et Khalmeh seuls dans leur repaire secret au sein du palais du gouverneur de la cité.
- Ce sont les prêtres de l’Ogdâr, traduisit Khalmeh bien inutilement, en rangeant son arme dans son fourreau. Je ne sais pas qui a pu les informer, mais ils sont probablement à votre recherche.
Cependant qu’il parlait, il s’affairait à débarrasser la table qui, quelques minutes auparavant, occupait encore toute leur attention. S’y trouvaient des plans dessinés de mémoire, notamment celui de la grande salle des sacrifices où Jawaharlal procédait aux exécutions publiques. Ils avaient passé les derniers jours à reconstruire les plans des lieux, puis à échafauder différentes stratégies pour interrompre la cérémonie au moment fatidique, et permettre à Learamn de s’enfuir de là avec Kryv. Le plan embryonnaire qu’ils avaient à leur disposition était pour ainsi dire bancal, sinon clairement voué à l’échec. Khalmeh avait même l’impression qu’ils n’avaient aucune stratégie viable, mais il se reposait entièrement sur Learamn qui semblait voir dans les documents qu’il lui avait fournis une logique que lui-même ne comprenait pas. Il fallait cette fois un esprit militaire, un homme d’action capable de penser en termes concrets, et non un érudit avide de connaissances, mais qui n’avait jamais eu à mener une opération aussi prodigieusement difficile.
- Ils ne doivent pas vous prendre ici Learamn… S’ils vous capturent entre ces murs, et qu’ils remontent jusqu’au gouverneur… je n’ose même pas imaginer les conséquences. Vous devez réussir à vous enfuir. Dépêchez-vous !
Pendant que Learamn emballait ses maigres possessions terrestres, Khalmeh continuait de lui parler, essayant de condenser dans quelques mots tout ce qu’il aurait voulu pouvoir lui dire avant de partir :
- Je ferai au mieux pour vous sortir de là, Learamn. Je vous jure que je mettrai tout en œuvre, je rassemblerai autant d’esclaves que possible pour défier le pouvoir du Grand Prêtre. Il reste des âmes valeureuses à Albyor, qui seront prêtes à se battre pour ce qui est juste. Je vous le garantis. Alors ne perdez pas espoir. Quoi qu’il arrive, ne perdez pas espoir, je viendrai vous chercher. J’ai déjà réussi une première fois, j’y parviendrai à nouveau. Je vous le jure… Contentez-vous de trouver Kryv, et d’être prêt. Quand vous verrez mon signal, préparez-vous à vous battre comme un lion. Beaucoup de sang coulera avant que nous parvenions à vous sortir de là.
Au loin, des pas approchaient déjà. Leurs minutes étaient comptées.
Khalmeh savait que les hommes de l’Ogdâr ne pourraient rien contre lui : ils n’avaient aucune preuve qu’il était impliqué dans le sauvetage de Learamn, et en tant qu’hôte du maître officiel de la ville, il était quelque peu protégé contre les accusations sans fondement. Même l’Ogdâr devrait faire mieux que d’avancer de simples soupçons pour le condamner à l’échafaud. Learamn n’avait pas cette chance. Ses traits occidentaux reconnaissables entre mille, son fort accent du Rohan, et son incapacité à parler en rhûnien le trahissaient presque plus sûrement que sa propension inconcevable à s’attirer des ennuis et à se retrouver dans des situations périlleuses. Combien de temps tiendrait-il avant d’être pris ? Survivrait-il seulement à sa capture ? Les hommes du Rhûn pouvaient être cruels, mais ceux d’Albyor avaient la réputation de compter parmi les plus violents et les plus impitoyables…
En réalisant que c’était peut-être la dernière fois qu’il voyait Learamn en vie, Khalmeh le prit spontanément dans ses bras avec vigueur.
- Pardonnez-moi, mon ami, de vous laisser affronter seul tous ces dangers. Pardonnez-moi.
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Marcher sans faire de bruit.
Se retenir de courir, pour ne pas trahir sa position et tomber dans un piège sournoisement tendu. Les secondes paraissaient des heures, quand la mort attendait patiemment la fin du jour pour surgir de sa tanière. Tapie dans l’obscurité, gloussant sur le passage de la silhouette encapuchonnée, elle se délectait de la terreur que les rares passants pouvaient sans doute flairer sans difficulté. Lequel irait dénoncer le fuyard aux autorités ? Lequel, saisi d’un courage soudain, tendrait le bras pour arrêter l’infortuné qui cherchait à échapper à son destin ? Tous ceux qui se trouvaient là, le regard torve, le front plissé, semblaient prêts à se lever au moindre signal. Si Melkor le leur commandait, ils n’hésiteraient pas à se ranger derrière le noir ennemi du monde, pour faire payer aux impies d’avoir osé défier le maître des lieux.
Tapie dans l’obscurité, la mort gagnait du terrain sur les vivants…
Albyor ne s’endormirait pas avant de longues heures, mais ici dans la Cité Haute, la nuit étendait déjà sa méchante froideur. Les ombres murmuraient de plus en plus fort dans les ruelles, à mesure que les rayons du soleil étaient avalés par les canines acérées des montagnes dressées vers les cieux. Quand Albyor aurait dévoré l’astre du jour, il ne resterait plus aucun endroit où se cacher pour les pauvres hères qui s’échinaient à échapper à l’Ogdâr.
Marcher, sans un bruit, sans une respiration.
Les prêtres fanatiques et leurs suites de zélotes, tels des limiers aux lames effilées, humaient l’air en quête d’une proie à ramener à leur maître. Ils étaient méthodiques, impitoyables, se déployant prudemment pour enserrer leur victime dans un étau dont elle ne pourrait se libérer. Devenu proie par la force des choses, le fuyard s’efforçait de perdre ses poursuivants… en vain. Par trois fois, il dut faire demi-tour, en percevant la présence des envoyés du Grand Prêtre. Les licteurs dans leur livrée sombre, armes brandies, étaient des adversaires redoutables… Trop pour un homme seul, guère armé pour ce genre de confrontation. Par trois fois, il se crut pris et ne dut son salut qu’à une chance extraordinaire qui lui permit d’acheter quelques précieuses minutes de cavale.
Par trois fois, il lui sembla qu’on prononçait son nom dans le lointain, comme une voix désincarnée l’invitant à renoncer à sa folie pour embrasser l’inévitable. Melkor lui-même sifflait son nom.
Le Dieu Sombre réclamait du sang.
- Par ici ! Cria quelqu’un.
Les hommes au regard vide apparurent à bonne distance, le doigt pointé vers la silhouette qui venait de se dérober. Ils bloquaient désormais toute retraite… Leurs pas se firent plus pressants. Leur souffle semblait réchauffer la nuque du fuyard, tandis qu’ils se rapprochaient inéluctablement. Ils se mirent à siffler, à pousser des cris animaux… Des voix suraiguës leur répondirent de la même manière, tout autour.
Courir, sans se soucier du bruit désormais.
Mettre de la distance entre soi et les infâmes tortionnaire de l’Ogdâr. Toute prudence était exclue à présent. Tout espoir de survie le semblait également. Porte close après porte close, rebondissant le long de murs de pierre qui semblaient de plus en plus étroits, l’espoir s’amenuisait comme l’eau d’une rivière tarie prisonnière d’un lit rocailleux. Le sol était de roc. Les murs étaient de roc. Même le ciel était de roc… Cet estomac minéral digérait puissamment l’étincelle organique de cet être de chair, pour en extraire la sueur, le sang, la peur, le tourment.
Et toujours, les pas se rapprochaient.
Nouveau hululement. Un long, suivi de deux courts.
Ils l’avaient trouvé.
Le piège se refermait enfin.
Nouvelle porte close, et un juron. Trois coups de talon plus tard, le loquet sauta et alla rebondir sur le sol avec un tintement métallique. Les habitants des lieux, deux femmes, se mirent à hurler de terreur en voyant une silhouette fantomatique traverser leur pièce à vivre en catastrophe, sans se soucier des injures qu’on lui criait. Il courait désormais, à longues enjambées, à grandes foulées, poursuivant sa folle cavalcade à l’étage de cette modeste demeure. Le souffle court, il ouvrit la fenêtre, et se pencha légèrement. Déjà, les traqueurs approchaient. Deux d’entre eux venaient de rentrer dans la pièce. Trois autres les suivaient. Il ne fallait pas réfléchir outre mesure. Inspirer. Passer une première jambe par-dessus le rebord. Expirer. Jambe suivante.
Inspirer.
Expirer.
Inspirer…
Et se jeter dans le vide.
La fenêtre du bâtiment d’en face était loin. À peine trop loin. Quelques centimètres firent la différence entre une évasion réussie, et une chute à peine ralentie par le choc avec le mur. La dégringolade fut aussi brève que douloureuse. Sa cheville manqua de se briser, avant que son dos ne s’écrasât sur le pavé en lui coupant le souffle. Il resta étendu là un instant, grognant péniblement alors que son corps lui renvoyait des messages alarmants de toutes parts. L’impérieuse nécessité de s’échapper n’avait cependant pas disparu, et quoique profondément meurtri, il essayait de se redresser et de retrouver ses esprits pour poursuivre sa fuite.
Cela ne servit à rien.
Quatre silhouettes vinrent l’entourer avant qu’il eût trouvé le temps de se relever. D’un revers de la main, il écarta les cheveux bruns perlés de sueur qui lui tombaient devant le visage. Le chef des licteurs, essoufflé également, lui posa une botte épaisse sur le bras pour le dissuader de sortir une arme quelconque.
- Te voilà enfin… Laissa-t-il échapper dans un westron impeccable.
- Tu nous auras donné du fil à retordre… Khalmeh Elkessir de Blankânimad…
Les autres hommes sourirent sans douceur. Ils savaient parfaitement à qui ils avaient affaire, et plaider l’innocence ne fonctionnerait guère avec eux. Khalmeh sentit que le moment était particulièrement bien choisi pour tenter une bravade : ils n’oseraient probablement pas s’acharner sur un homme blessé qui pouvait à peine se défendre.
- Chiens d’Occidentaux, traîtres à votre sang… Je suppose que vous allez me mener à votre Grand Prêtre, désormais ? Dites-lui bien que vous avez pourchassé sans raison un homme innocent, et qu’il a fallu qu’il tombe à vos pieds pour que vous puissiez vous saisir de Khalmeh Elkessir ! Si vous êtes aussi efficace en matière de torture, je me demande si je mourrai de vieillesse ou d’ennui.
Ils continuaient de sourire.
- Rassurez-vous, nous n’allons pas vous mener au Grand Prêtre. Quelqu’un d’autre aimerait vous parler… Ne la faisons pas attendre.
Khalmeh fronça les sourcils, perplexe. Tout cela ne lui disait rien de bon. Au moment où les gardes le soulevaient pour l’emmener, il leva les yeux vers le ciel nocturne, en se demandant s’il reverrait un jour un rayon de soleil… Probablement pas. Puis, alors que la douleur refluait peu à peu, il se demanda ce que penserait Learamn en ne le voyant pas arriver avec les renforts qu’il espérait.
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Dernière édition par Ryad Assad le Sam 13 Jan 2024 - 15:18, édité 1 fois
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
L’alerte avait été donnée de manière aussi soudaine qu’inattendue. Depuis qu’il s’était réveillé au sein du Palais du Gouverneur, Learamn avait joui de la protection de son hôte et, presque inconsciemment, avait progressivement baissé sa garde. Entre ces murs, il s’était senti en sécurité relative, loin des tourmentes qui agitaient les ruelles sombres d’Albyor. Mais jamais il n’aurait dû oublier que quand le Mal avait décidé de s’étendre, il ne s’arrêtait pas devant les murailles d’un palais.
Jusque-là, la journée de l’ancien officier avait été des plus banales. Il avait retrouvé Khalmeh, avec qui il passait le plus clair de son temps, dans leurs quartiers où l’on avait installé une longue table de bois sur laquelle les deux amis avaient amassé une pile d’ébauches de plans bien bancals. Learamn avait bien conscience que son idée était quasiment suicidaire mais ils avaient beau eu chercher à trouver des alternatives, rien de mieux ne leur était venu à l’esprit. Ils discutaient ainsi depuis de longues minutes des concours de circonstances quasiment miraculeux qui leur faudrait réunir pour sortir vivant de cette affaire. Des situations délicates et des missions risquées, le rohir en avait déjà connu de Pelargir à Vieille-Tombe en passant par le sauvetage de Dame Aelyn. Il avait plusieurs fois déjoué les pronostics et réussi à se sortir de situations bien mal embarquées. Chaque fois, il avait dû en payer le prix; en perdant quelque chose, ou quelqu’un. Cependant, cette fois-ci, pour une raison qui lui échappait, la tâche paraissait encore plus insurmontable. Comme si l’ombre de Melkor se faisait si écrasante qu’en comparaison la menace de l’Ordre de la Couronne de Fer semblait bien ridicule. Des hommes il en avait défié plusieurs, grands guerriers et vice-rois; il avait même vaincu en elfe en duel; mais jamais encore ne s’était-il dressé face à un Dieu.
Quand le jeune soldat déboula dans la pièce, le souffle court et un masque d’effroi sur le visage, Learamn comprit immédiatement que le danger avait fini par les rattraper dans leur tour d’ivoire. Le jeune homme ne put saisir vraiment la teneur du court échange entre le garde et Khalmeh; il avait fait quelques modestes progrès depuis son arrivée au Rhûn et était désormais capable de saisir le sens de tel ou tel mot au sein d’une phrase mais il était encore bien incapable de comprendre une conversation. Mais la peur était un langage universel et celle-ci n’avait pas mis longtemps à contaminer son ami qui se tourna vers lui, en panique, l’informant de la présence des prêtres de l’Ogdâr. Ce mot ne revêtait pas la même importance pour un étranger comme lui qui n’avait pas grandi avec la crainte que ses prêtres-guerriers fassent un jour irruption dans la maison familiale pour y prendre de force un parent ou un ami; mais Learamn comprit rapidement la nature du danger. Si vraiment il avait échappé aux griffes des Melkorites, alors il paraissait logique que ceux-ci se mettent à sa recherche. Ils en avaient tous conscience depuis le début de leur séjour mais personne ne s’attendait vraiment à ce que ces zélotes aillent aussi loin et violent l’immunité dont bénéficiait le Gouverneur au sein de son palais. Soit on les avait laissé entrer. Soit ils se sentaient si intouchables, que même la figure d’autorité de la Reine ne pouvait les arrêter. Si jamais Learamn était trouvé au sein de ces murs, les conséquences pouvait être lourdes. Peut-être était-ce même là le casus belli que le Grand Prêtre recherchait pour faire sécession avec la capitale, à présent qu’il disposait de quoi équiper une armée entière.
Ecoutant d’une oreille les promesses de Khalmeh, le rohir se précipita vers son lit et jeta quelques maigres effets personnels dans un baluchon qu’il passa au-dessus de son épaule avant d’accepter l’étreinte de son ami qui semblait sincèrement navré de la tournure des évènements. Se voulant rassurant, malgré le nœud de terreur qui commençait à nouer son estomac, Learamn lui répondit: “L’heure des pardons n’est pas encore arrivée mon ami. Les circonstances changent mais ma mission reste la même et je compte bien aller jusqu’au bout.”
Ces derniers mots étaient autant destinés à l’esclavagiste qu’à lui-même, qui n’avait désormais aucune idée de la marche à suivre et tentait de garder un objectif en vue. Dans les faits, les plans qu’ils avaient ensemble élaborés étaient médiocres mais ils avaient le mérite d’exister. A présent que tout voulait en éclats, il allait devoir improviser à nouveau et cela commençait par sortir en vie, et libre, du palais. D’un pas leste il se dirigea vers la porte, jeta un dernier regard et son compagnon et ajouta: “Merci mon ami. Merci pour tout. Si j’ai survécu ici en terre étrangère, c’est grâce à votre courage. Si je survis dans les jours qui viennent, alors ce sera grâce à vos conseils.”
Il quitta la pièce et il lui fallut bien peu de temps pour se rendre compte qu’une grande agitation régnait dans les couloirs de la demeure du Gouverneur. Gardes et domestiques couraient à travers les allées, sans vraiment savoir où aller. Learamn se dirigea d’abord instinctivement vers l’entrée principale mais se rendit vite compte de la stupidité de cette manœuvre, il s’agissait très certainement du premier endroit que les prêtres avaient placé sous surveillance à leur arrivée. L’issue secondaire rentrait également dans ce cas de figure. Adossé contre une colonne, Learamn prit quelques secondes pour réfléchir à ses options, cherchant à maîtriser sa respiration qui se faisait de plus en plus haletante à cause du stress. Son regard se dirigea instinctivement vers les grandes fenêtres mais à l’étage où il se trouvait, un tel saut se révélait particulièrement risqué. Chercher à poursuivre sa fuite avec une cheville brisée ne représentait pas la situation idéale, et emprunter les escaliers pour rallier un étage inférieur semblait aussi trop dangereux. Les hommes de l’Ogdâr surveillaient probablement tous ces points de passages principaux.
La solution vint par le biais d’un autre domestique qui traversa son champ de vision, un visage familier que Learamn avait croisé plusieurs fois au cours de ces derniers jours. L’un de ceux qui leur portait parfois le déjeuner, quand Khalmeh et lui étaient trop absorbés par leurs recherches et débats pour se rendre à la salle à manger.
Les cuisines.
Il n’y était jamais vraiment rentré mais il savait que souvent, ce genre de lieux, présentait des issues pour le personnel afin de se débarrasser des déchets ou de faire parvenir des marchandises. Du moins c’était le cas à Meduseld. L’architecture des deux palais étaient bien différentes et il se pouvait bien qu’il fasse complètement fausse route mais il n’avait pas meilleure solution pour le moment. Il s’apprêta à s’élancer en direction du fond du couloir, où il pourrait prendre la gauche jusqu’aux cuisines mais s’arrêta net dans son élan, alerté par des cliquetis métallique quelques mètres plus loin. Learamn se fit alors le plus petit possible, se roulant presque en boule derrière la colonne, priant pour que les hommes en armes qui s‘approchaient n’aient pas la présence d’esprit de regarder dans cette direction. Il les vit débouler, deux sédéistes du sombre culte, lourdement armé et équipé. Jadis, dans son armure rutilante de Capitaine de la Garde et d’assurance, le jeune homme aurait peut-être suivi son instinct et décidé de les défier, épée à la main. Désormais sans armes et affaibli physiquement, il savait ses chances de réussite bien maigres dans un tel scénario. Par conséquent, l’ancien cavalier attendit patiemment que les deux hommes disparaissent de son champ de vision pour se relever et courir, le plus discrètement possible en direction des cuisines. Par chance, les portes de celles-ci n’avaient pas été scellées et il pénétra dans la large pièce aux murs de pierre nus dans lesquels on avait creusé d’immenses cavités faisant office de fours. Une bien curieuse manière de faire cuire son pain. Cherchant une quelconque issue, Learamn courut comme une furie à travers la pièce, renversant marmites et cagettes d’ingrédients sous les protestations des cuisiniers restés au poste. Il finit par repérer une petite porte de bois qu’il poussa avec vigueur, laissant apparaître un étroit escalier en colimaçon qui descendait dans l’obscurité. Sans une hésitation et sans prendre le soin de se munir d’une torche il entama une longue et pénible descente. Le jeune homme, en cherchant à descendre le plus rapidement possible dans la pénombre, manqua de chuter plusieurs fois et il accueillit la lumière du jour qui illuminait la fin de sa course comme un miracle qu’il n’espérait plus. Dans la précipitation, il manqua la dernière marche et s’écroula sur le ventre dans une ruelle boueuse. Du moins espérait-il qu’il ne s’agisse que de boue. Learamn se releva tant bien que mal et regarda à droite et à gauche, à priori pas de dangers, l’étroite ruelle ne donnait sur aucune entrée de bâtiment, simplement des issues secondaires que les habitaient empruntaient pour y déposer des affaires à stocker ou jeter leurs déchets. Sans perdre une seconde supplémentaire, Learamn ramassa son sac et s’éloigna du palais le plus rapidement possible.
La nuit qui suivit fut des plus éprouvantes. Passer d’invité d’honneur du gouverneur à étranger errant sans toit dans les rues d’Albyor n’était pas une expérience franchement agréable. Il avait d’abord songé à retourner à l’Auberge de la Tulipe Noire mais s’était rapidement ravisé. Les Melkorites, s’ils étaient bien renseignés - et Learamn n’avait aucun doute qu’ils l’étaient- devaient également garder un oeil sur cet établissement. De toute manière, dans la précipitation, il avait oublié sa bourse remplie de monnaie locale et ne disposait que de quelques pièces qui se trouvaient encore dans la poche de son pantalon. Il erra donc de longues heures, sans but dans les rues de la cité noire, cherchant à chasser les démons assaillant son esprit et les pensées morbides qui le gagnaient. L’ancien officier jetait régulièrement des regards méfiants autour de lui, craignant de voir les ombres menaçantes de l’Ogdâr à chaque coin de rue. Au bout d’un moment, il se demanda si-là n’était pas leur plus grande force. La crainte de leur présence était en un sens encore plus terrifiante que leur présence physique, qui au fond, trahissait leur simple existence humaine, brisant le mysticisme qui entourait leur influence. Learamn avait eu le soin de prendre avec lui une écharpe sombre qu’il utilisa pour masquer au mieux ses traits, un camouflage bien sommaire mais qui lui permettrait de se faire moins remarquer des locaux une fois le jour levé. Epuisé, il finit par s’accorder quelques heures de repos sous une haute arcade. Allongé à même le sol, il ferma les yeux pour trouver un sommeil bien agité.
La salle des Offrandes était, comme à son habitude, faiblement éclairée. Deux grandes torches disposées au pied de la grande statue du Dieu Sombre qui observait de son regard menaçant la scène qui se déroulait devant lui. La galerie réservée au public pour les cérémonies officielles était vide et un silence de plomb régnait, seulement brisé par le crépitement des encens qui brûlait sur un petit autel au centre de la pièce, diffusant des parfums de rose et de jasmin. Le premier sentiment qui saisit Learamn fut le froid. Il tremblait de froid. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il était en réalité complètement nu, allongé sur les dalles glacées du Temple. Il se redressa sur ses avant-bras pour voir ce qui se trouvait en face de lui.
Il était là.
Le Grand Prêtre, en tenue cérémonielle. Dans la pénombre, il s’approcha de son prisonnier, un léger sourire en coin. Toujours ce même visage si familier qui rappelait au rohir son pays natal. Ce teint pâle, ces cheveux noisette. Il aurait pu aisément s’agir de son propre frère que cela n’aurait pas été choquant. Learamn chercha à reculer, mettre le plus de distance possible entre lui et le maître des lieux, mais il était comme paralysé. “Que me voulez-vous? N’avez-vous pas déjà obtenu ce que vous vouliez?”
L’homme sourit, une lueur mauvaise dans son regard, mais ne prononça pas le moindre mot. “Vous ne pouvez pas vous débarrasser de moi ainsi! Je suis important, capital! L’enchanteresse l’a prédit!”
Cette fois-ci le prêtre éclata d’un rire glaçant et lui répondit d’un air moqueur. “Toi? Important? Un pauvre vagabond? Si important que ton propre peuple n’ait plus voulu de toi… -N’approchez-pas! Ou je vous étrangle à mains nues!”
Visiblement amusé par les menaces du captif, le prêtre mima une réaction de peur de façon exagérée. “Oho oui, le fameux varka envoyé par la Reine pour me défier. Mais qu’est-ce qu’un varka si ce n’est une bête sauvage. Et savez-vous ce que l’on fait aux animaux ici?”
L’homme arriva à sa hauteur et s’accroupit, coutelas à la main. Il poursuivit. “La même chose que ce qui est arrivée à cette autre bête venue mourir dans ton royaume.”
Un cri retentit. Tout devint flou. L’image diffuse d’Iran en apparat guerrier s’imprima alors pendant de longues secondes.
Il émergea de son rêve en sursaut. Couvert de sueur, il prit quelques secondes pour différencier le réel du rêvé. Le soleil ne s’était pas encore levé et les rues de la ville étaient encore quasiment désertes. Incapable de retrouver le sommeil, Learamn se décida enfin à réfléchir sur la marche à suivre. Le plan initial, qui consistait à se faire volontairement capturer pour retrouver Kryvv et compter sur le soutien de Khalmeh pour s’en sortir à nouveau, venait sacrément de prendre du plomb dans l’aile. Il ignorait tout du sort de son compagnon; était-il parvenu à s'enfuir? S’était-il fait capturer ou, pire, tuer? Toutes les réponses étaient valables et en l’état actuel des choses, se rendre volontairement à l’Ogdâr.
Mais alors quelles étaient ses options? Il songea d’abord à contacter le Gouverneur afin d’avoir un peu d’aide mais après les évènements la veille, celui-ci risquait faire de ne plus avoir envie d’être relié au fugitif étranger. Peut-être même chercherait-il à le remettre en personne au Temple de Sharaman pour s’en attirer les bonnes grâces.
Il réfléchit ensuite à simplement quitter la ville. Laisser derrière lui toute cette histoire. Trouver une monture et rallier Blankânimad pour y faire son rapport à la Reine. Mais celle-ci risquait de l’accueillir bien froidement s’il revenait seul et sans la cargaison. Peut-être devait-il simplement fuir ce royaume. Il avait accompli sa mission première: ramener Iran pour qu’elle puisse reposer sur la terre de ses ancêtres. Il pouvait désormais revenir sereinement au Rohan ou tenter sa chance ailleurs, dans une région moins hostile à son identité. Il y réfléchit mais ne put se résoudre à envisager l’abandon.
Il restait avant tout un soldat. Un cavalier mu par son code d’honneur. Code mis à mal par les épreuves et les années mais c’est ainsi qu’il avait toujours fonctionné. Lui enlever cela revenait à en faire un vagabond errant parmi tant d’autres. Son serment envers le Rohan avait pris fin lors de son exclusion de l’armée mais immédiatement remplacé par la promesse faite pour Iran, puis par l’engagement qu’il avait pris auprès de Lyra.
Il avait une mission à honorer.
Le plan qu’ils avaient échafaudé avec Khalmeh reposait grandement sur la capacité de ce dernier à rallier esclaves et citoyens à sa cause pour créer une situation de chaos au moment propice afin d’extirper ses amis des griffes de l’Ogdâr. Les réseaux et le charisme de l’esclavagiste en faisaient l’homme idéal pour ce genre de situation. Mais, porté disparu, il ne serait plus d’une grande aide et Learamn avait bien moins de chances de réussir dans cette initiative. Cependant, faute de mieux, le rohir se leva et se dirigea lentement vers la sortie de la ville, là où se trouvaient les nombreux champs en terrasses sur lesquelles travaillaient les centaines d’esclaves qu’il avait pu voir lors de son arrivée à Albyor. La vue de ces travailleurs à la maigreur morbide et aux corps barrés de cicatrices de coups de fouets était toujours aussi insoutenable pour lui. L’idée de l’esclavage était déjà scandaleuse pour un homme de l’Ouest mais Learamn avait plus ou moins accepté de comprendre que les choses se déroulaient ainsi au Rhûn. Les esclaves étaient nombreux à la capitale mais leur condition ne semblait pas grandement différente à celles de domestiques ou serviteurs dans un palais du Gondor, à l’exception, grandement importante, du statut d’Hommes Libres de ces mêmes domestiques. Mais ici, la situation était bien pire et correspondait plus à l’image terrible que l’on pouvait se faire de l’exploitation la plus abjecte d’autrui. Certains des travailleurs ne semblaient être encore des enfants mais il était difficile de donner un âge à ceux-ci, tant les visages étaient marqués et les corps sous-développés. Afin de ne pas trancher avec le reste, Learamn déposa la tunique rouge qu’il portait lors de sa fuite du palais, ne préservant que son pantalon et un tricot de lin sali par sa nuit passée sur les pavés. Evitant soigneusement de s’approcher d’un garde muni d’un fouet, Learamn chercha à faire la conversation avec plusieurs esclaves qui labouraient le champ le plus proche. Sans succès. Ils ne semblaient pas comprendre le Commun et se contentèrent de lui jeter des regards aussi méfiants que surpris, sûrement trop craintifs d’être sanctionnés pour avoir osé parler. Learamn se dirigea finalement vers un petit groupe qui avait été autorisé à quelques minutes de pause pour se désaltérer. Les membres du groupe paraissaient plus ou moins hétéroclites, avec un peu de chance le jeune homme allait pouvoir trouver quelqu’un avec qui converser.
Learamn chercha à s’introduite maladroitement avec les bribes de rhûnien qu’il avait appris:
+++“Salutations mes amis et…”+++
Il se remémora la formule que beaucoup de Rhunadâns utilisaient.
+++“...que Melkor Soit-Loué.”+++
A y réfléchir cela ne représentait peut-être pas la phrase idéale à adresser à des esclaves qui ne portaient peut-être pas le Dieu Sombre en très haute estime.
“L’un d’entre vous parle le Commun?”
The Young Cop
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Âmes infortunées, bipèdes aux dos courbés, brisés, les esclaves d’Albyor s’amoncelaient entre les rochers, sur les terrasses cultivées, grouillant comme des rats dans les champs étagés. Écrasés par le soleil de plomb, qui les voûtait plus sûrement que les fouets de leurs – rares – geôliers, les hommes et les femmes d’ici s’estimaient chanceux par rapport à leurs comparses qui travaillaient dans les ténèbres de la ville sombre, gémissant pour un peu d’air pur, suppliant pour un peu d’eau qui n’eût pas le goût de la poussière et du sang… Ces hommes-là, privilégiés parmi les plus à plaindre, chérissaient avec une rare affection leur rang, et craignaient plus que tout de perdre leur statut.
En effet, ceux qui désobéissaient aux ordres étaient envoyés dans les mines, les grandes dévoreuses qui consommaient davantage de chair humaine que le grand temple de Sharaman.
De tels hommes, il y en avait des centaines ici.
Ils travaillaient du matin jusqu’au soir, profitant de la lumière du jour pour récolter de leurs mains abîmées les précieuses denrées qui seraient ensuite portées aux tables des plus nobles habitants de la cité haute. On cultivait de tout en ces lieux. Des pois et des fèves, de grandes pousses d’orge et de blé, du millet, du sésame, des lentilles, ou encore de l’oseille. Ici, des femmes agenouillées récoltaient des haricots à la taille impressionnante, tandis que là s’étendaient des champs de sorgho à perte de vue. Quelques esclaves, en meilleure forme que les autres, travaillaient à l’ombre de superbes arbres fruitiers qu’ils entretenaient avec un soin méticuleux. Des branches alourdies par les délices qui en pendaient, on enlevait délicatement des figues à la peau délicate, des pêches gorgées de sucre, des oranges vibrantes qui embaumaient l’air d’un parfum entêtant, des dattes minuscules mais succulentes, qui fondaient dans la bouche, des abricots aux courbes parfaites qui ne demandaient qu’à être dévorés, ainsi que des poires fondantes et juteuses. Les vergers étaient un régal pour les sens, et le ballet impeccable des esclaves qui œuvraient de concert avait quelque chose de presque poétique.
Presque.
En voyant ces hommes et ces femmes éreintés, condamnés à une existence de servitude, Learamn se souvenait-il du plaisir pris à chaque bouchée dans le palais du gouverneur d’Albyor ? Se rappelait-il des plats en sauce, des pâtisseries sucrées, des fruits inconnus mais divins qu’il avait eu le bonheur de goûter en ces lieux où bien peu avaient l’honneur de poser un simple regard ? Sentait-il le goût métallique du sang humain versé pour son bon plaisir, derrière les arômes délicats des viandes exquises servies pour lui ? Percevait-il l’odeur de la peau martelée par le cuir, lorsqu’il se remémorait les effluves qui montaient des cuisines dès le matin, et qui lui ouvraient immanquablement l’appétit ? L’envers du décor avait de quoi donner la nausée.
Le bruit caractéristique de sabots arracha Learamn à ses réflexions, et il se fondit dans la foule industrieuse alors que trois cavaliers approchaient. Du coin de l’œil, il put les observer rapidement. S’il n’avait pas déjà croisé les chevaux du Rhûn, d’une taille plus modeste que les puissants destriers du Rohan, il aurait pu croire qu’il s’agissait de géants tant leurs silhouettes semblaient immenses en comparaison. En réalité, ils portaient des casques à cimiers sur lesquels étaient fichés des plumes colorées, destinées à impressionner l’ennemi, et à semer la terreur dans le cœur des fugitifs qu’ils pourchassaient. Ces miliciens étaient là pour s’assurer que nul ne tenterait de s’échapper, et pour tuer dans l’œuf toute tentative de rébellion. D’ordinaire, on les voyait armés de gourdins et de filets, car à quoi bon tuer les esclaves qui constituaient une marchandise convoitée dans la cité ? Aujourd’hui, toutefois, ils portaient en complément une longue lance effilée, et un cimeterre dont la poignée semblait ridiculement petite, mais donnait une indication sur la légèreté et la maniabilité de cette arme conçue pour tailler en pièces des fantassins mal protégés. La moindre morsure de cette arme pouvait sans aucun doute causer des blessures atroces.
Les cavaliers posèrent un regard menaçant sur la foule servile, mais ils ne prirent pas la peine de s’arrêter, et continuèrent leur chemin le long du sentier.
Ils aimaient simplement rappeler leur présence.
Learamn s’efforçait de faire semblant de travailler, mais les autres esclaves voyaient en lui une menace potentielle, et comprenaient sans mal la raison de sa présence ici. Combien d’explications pouvait-il y avoir ? Pourquoi un étranger souhaiterait-il se mêler à eux ainsi, jetant par-dessus son épaule des regards suspicieux ? Les premiers s’écartèrent de lui, refusant de répondre à ses questions, sans parvenir à cacher la crainte qui couvait au fond de leurs yeux. Ils connaissaient tous parfaitement les conséquences d’une quelconque tentative de rébellion, et ne souhaitaient pas finir comme les meneurs de la dernière révolte qui avait fait trembler la cité toute entière. Ceux dont on avait exhibé les corps profanés, afin de rappeler à tous qu’il n’était pas judicieux de tenter de renverser l’ordre établi.
++ Partez, partez… Ne restez pas ici ++ Lui siffla un esclave en essayant de faire le moins de bruit possible.
En constatant que Learamn ne comprenait pas un mot de ce qu’il lui racontait, il lui fit un signe universel consistant à l’éloigner, et s’en alla dans l’autre direction en tenant soigneusement son panier de fruits calé contre sa hanche. L’homme du Rohan, peinant à trouver de l’aide parmi ceux qui travaillaient, s’approcha finalement d’un groupe qui semblait oisif, mais dont il comprit bientôt qu’ils bénéficiaient seulement d’un bref moment pour se rafraîchir avant de devoir retourner au travail. Il saisit sa chance, et dans un rhûnien approximatif tenta de les aborder.
L’effet fut immédiat.
Le premier s’immobilisa net, son gobelet suspendu dans les airs à quelques centimètres de ses lèvres, tandis qu’il plongeait vers Learamn un regard empli de confusion et d’une pointe de colère. Le second s’était levé brusquement, serrant les poings avec de toute évidence l’envie d’en découdre malgré son état d’extrême fatigue. Deux autres reculèrent de quelques pas, les yeux méfiants, en glissant la main dans leur dos comme s’ils étaient à la recherche d’une arme.
++ Comment ça ‘Melkor’ ? Qu’est-ce que tu veux ? ++
Toujours aussi perdu face aux invectives en rhûnien, Learamn demeura de marbre, et posa une nouvelle fois la question en Westron, afin de trouver un interlocuteur susceptible de le comprendre. L’homme au verre parut discerner quelque chose à ce qui venait d’être dit, mais il ne prit pas la peine de répondre à l’Occidental, et se contenta de siffler brièvement pour amener ses compagnons à baisser d’un ton.
++ Les gardes ne sont pas loin, ne nous faisons pas remarquer. La journée est encore longue, nous réglerons ça à la nuit tombée avec notre camarade… Dépêchez-vous, avant qu’on vienne nous battre ! ++
Il posa son verre, et sans rien ajouter prit l’ancien capitaine par le bras pour le conduire un peu plus loin. Learamn ne le savait pas encore, mais il venait de passer du statut de fugitif à celui d’esclave. Il ne pouvait pas tomber beaucoup plus bas dans l’échelle sociale de la cité d’Albyor, mais pour l’heure il était en sécurité, et c’était tout ce qui comptait. Son sauveur providentiel, qui refusa de répondre à toutes ses questions tant qu’il restait du travail, lui indiqua du doigt ce qu’il devait faire. D’abord, puiser de l’eau dans le puits qui se trouvait à l’extrémité nord du champ, pour irriguer les plantations. Ces hommes étaient peut-être affaiblis, mais ils ne manquaient pas d’intelligence : ils avaient pu voir les bras de l’ancien capitaine, et devinaient qu’il serait plus à même qu’eux de puiser les litres et les litres nécessaires à l’entretien du jardin. Sous couvert de protéger Learamn de ses poursuivants, ils le mirent à contribution… s’épargnant ainsi la plus pénible des missions.
Remonter la corde et le seau d’eau était une tâche ardue en soi, mais répétée au centuple, elle devenait littéralement insupportable. Avant d’en avoir pris conscience, les mains de l’ancien soldat retrouvèrent des cals familiers, tandis que son corps lui renvoyait des signaux alarmés en le suppliant de prendre une pause… Toutefois, nul ne semblait s’arrêter sur les terrasses d’Albyor, et il aurait été à la fois malvenu et suspect de s’arrêter pour reprendre son souffle, pour reposer ses muscles endoloris. Aucun esclave ne semblait ralentir le rythme, et le fouet des gardiens n’y était pas pour rien. Deux fois, des hommes passèrent pour inspecter leur travail, sans mot dire. Un simple contrôle de routine, qui jeta un frisson dans les rangs des êtres asservis qui travaillaient là. De l’extérieur, on aurait pu croire qu’ils n’avaient aucune réaction, et que rien n’interrompait leurs gestes mécaniques, automatiques. En réalité, l’information avait circulé entre eux à toute vitesse, par des regards, des signes d’une telle discrétion que nul autre qu’eux ne pouvait les capter. En s’approchant, les gardes avaient vu des hommes et des femmes travaillant avec ardeur pour échapper aux coups de fouet. En réalité, ils n’avaient fait que simuler un rythme soutenu pendant quelques secondes, le temps de subir l’examen attentif de leurs gardes, avant de retrouver leur rythme habituel, plus humain.
On ne pouvait que s’émerveiller devant la complexité de leur langage silencieux, de la société qu’ils formaient malgré eux… A mesure que les gardes avançaient, les esclaves adoptaient l’attitude attendue d’eux, avant de retrouver leur « normalité » sitôt que la menace s’éloignait. Ils évitaient de se regarder dans les yeux, de crainte d’attirer l’attention et de susciter chez les hommes paranoïaques – et en considérable infériorité numérique – le moindre sentiment de malaise qui pût les conduire à penser que quelque chose se tramait. Pris au milieu de cette marée humaine, composée de prime abord de centaines d’êtres minuscules, atomisés, isolés les uns des autres, Learamn ressentait au contraire leur profonde unité, leur connexion, leur communion, pour ainsi dire. Il ressentait la pulsation de leur crainte partagée quand elle se répandait dans leurs rangs, comme le vent couchant progressivement les épis de blé dans les champs de son pays natal, à mesure qu’il caressait les plaines du Rohan. Il percevait l’étincelle d’humanité que chacun s’efforçait encore de préserver, dans cet enfer terrestre. C’était préférable à l’espoir, trop fragile, trop facile à broyer sous les bottes ferrées des cavaliers qui patrouillaient dans les parages. L’humanité, elle, continuait à fleurir même sur la terre la plus sèche, même entre les rochers tranchants d’Albyor, là où tout horizon semblait consumé par les montagnes.
Un peu d’humanité, quand un homme dérobait subrepticement un fruit abîmé pour le glisser entre les lèvres gercées du plus vieux de ses compagnons, dont les jours étaient comptés. Humanité de ces êtres décharnés dont le cœur ne battait plus que pour ces petits gestes qui leur rappelaient qu’au-delà de la misère, il leur restait la noblesse ; qu’au-delà de la faim, il leur restait le partage ; qu’au-delà de l’épuisement, il leur restait la solidarité.
Learamn assuma sa part de fardeau.
Il porta les lourds seaux d’eau qui brisaient l’échine, et s’agenouilla sur le sol qui lui meurtrissait les genoux, pour nourrir cette terre aussi assoiffée qu’il l’était. Il trouva également son humanité dans les petits gestes, les attentions, le frôlement amical d’un corps si frêle qu’il semblait fait de papier. Tel un arbre nouveau, planté dans une forêt de tristesse, les oiseaux malheureux aux ailes coupées qui vivaient là l’adoptèrent progressivement comme un des leurs. Un vieil homme étouffé par la chaleur se cacha dans son ombre alors que le soleil descendait sur Albyor, profitant d’un bref moment de répit. Un gamin, trop jeune pour avoir déjà dans le regard cette expression résignée, prit appui sur lui pour redresser le panier de fruits qui oscillait dangereusement sur le sommet de son crâne. Une femme qui devait avoir son âge, mais dont le visage émacié lui donnait l’air d’être grand-mère, profita de ce qu’il ralentissait l’allure pour glisser discrètement une main dans l’eau glacée qu’il portait, et s’en humecter les lèvres. Quelques gouttes de vie, pour tenir jusqu’au lendemain. Quelques brins d’humanité, tressés en une corde dont ils s’entouraient pour ne pas s’égarer en chemin.
Puis la journée s’acheva.
Presque brutalement. Sans un signal. Sans un son. Sans un coup de sifflet, ou le rugissement d’un cor. Simple force de l’habitude. Les esclaves posèrent leurs outils, étirèrent leurs dos meurtris, puis empruntèrent le sentier qui descendait vers les ténèbres. Learamn ne put que suivre ses nouveaux compagnons, ce qui constituait à ce stade le seul moyen d’échapper aux gardes qui dardaient vers lui leurs yeux acérés. Le cherchaient-ils parmi la foule qui se massait dans la pénombre ? Peut-être avaient-ils reçu des ordres de la part des prêtres de Jawaharlal ? Si tel était le cas, ils ne parvinrent pas à l’identifier, et ne déclarèrent personne en état d’arrestation. On se contenta de conduire les esclaves dans leurs baraquements.
Ceux-ci ressemblaient à s’y méprendre à un petit hameau, comme on en voyait à travers le monde. Des chaumières simples, un peu de lumière, quelques feux qui brûlaient déjà. Les tours de garde qui encadraient le paysage n’avaient pas, toutefois, le caractère rassurant de celles que l’on trouvait à l’Ouest. Ici, nulle milice familière destinée à protéger le village d’éventuels envahisseurs. Nuls visages amicaux près du tocsin, nulle armure rutilante symbolisant la grandeur d’un monarque protecteur et bienveillant… L’autorité était tyrannique, violente et répressive. Ces tours représentaient la promesse d’une mort certaine en cas de rébellion ; une mort plus douce et plus rapide que l’alternative qui se présentait à ceux qui désobéissaient aux règles de l’Ogdâr. Une mort pas moins définitive. Learamn n’aurait su dire combien de gardes se trouvaient là. Quelques dizaines ? Quelques centaines ?
Assez pour contraindre la foule d’esclaves à rester tranquille.
Assez pour l’empêcher de croire qu’un nouveau soulèvement serait possible.
Le hameau était à la fois marqué par la plus terrible des misères, mais également par d’étranges formes de beauté. Les esclaves avaient planté quelques pousses dans un espace clos qui ressemblait vaguement à un jardin, et ils les entretenaient amoureusement, espérant la floraison de quelques fruits. Les maisons étaient vétustes, sales et au bord de la ruine, mais à mieux y regarder elles paraissaient couvertes d’innombrables dessins, prenant la forme d’une multitude de symboles enchevêtrés. Au départ, Learamn avait pu croire qu’il s’agissait d’une fresque murale gigantesque, mais en s’approchant il ne manqua pas de comprendre de quoi il s’agissait. Bien qu’il ne lût pas la langue du Rhûn, il lui fut possible d’en déceler des caractères qu’il avait déjà pu croiser ici ou là. En observant attentivement, il pouvait également voir des caractères plus rares, mais également plus familiers, qui ne manquèrent pas d’attirer son attention. Des symboles qui ressemblaient à s’y méprendre à ceux qu’il avait appris à déchiffrer dans une autre vie. En s’attardant sur quelques uns d’entre eux, il leur donna un sens glaçant.
« Tom »
Le nom était presque effacé, recouvert par d’autres. On y lisait de l’elfique, du parler noir du Mordor, des noms haradrim, rohirrim, ou encore dunedain. Des milliers, et des milliers de noms, enchevêtrés, symbolisant les innombrables générations d’esclaves qui s’étaient succédé ici. Les entrailles d’Albyor ressemblaient à s’y méprendre à un de ces anciens tombeaux dont on faisait les légendes les plus effrayantes. Le Rohirrim avait connu l’enfer dans les catacombes de Vieille-Tombe : il déambulait aujourd’hui dans une cité des morts où les morts respiraient encore. Où que son regard portât, il ne croisait que des regards éteints, vaincus. Et des murs couverts de noms… Des pierres tombales, où les infortunés habitants des lieux s’enterraient chaque soir pour s’endormir, en espérant peut-être ne plus jamais se réveiller.
L’esclave qui accompagnait Learamn lui tendit une pierre pointue, qui avait été trempée dans une encre naturelle à base de suie. Sans un mot, il lui indiqua le mur.
Curieux rite de passage.
Toutefois, celui-ci semblait important pour l’esclave qui attendit patiemment que Learamn eut choisi quoi écrire avant de l’emmener plus loin.
Puis ils continuèrent leur lente exploration. La nuit était tombée depuis bien longtemps lorsqu’ils gagnèrent la maison la mieux entretenue de tout le hameau. Elle était ce qui s’apparentait le plus à la demeure d’un chef, mais les esclaves d’Albyor en avaient-ils seulement un ? Learamn apprit que oui, lorsqu’il fut introduit dans la prestigieuse résidence – toutes proportions gardées –, où se trouvaient déjà plusieurs esclaves au visage tatoué. Ils entouraient la couche d’un homme tout à fait singulier en ces terres. Bien qu’il demeurât allongé, il avait l’air immense, et sa peau était sombre comme celle de la terre humide après la pluie. Des tatouages noirs ressortaient par instants sur sa peau brune, selon les caprices de la lumière vacillante, surgie du feu qui brûlait doucement dans l’âtre.
- Approche, mon garçon… Approche…
Il parlait un Westron très correct, mais teinté d’un accent fort prononcé et… indéfinissable. On aurait dit que sa voix mélangeait des influences diverses, en réalité. En voyant la réaction du jeune homme, son interlocuteur ne put s’empêcher de sourire. Il avait l’air épuisé, et restait alité à cause d’une grave blessure qu’on avait tenté de soigner sans y parvenir tout à fait. Cette brève démonstration de satisfaction mêlée de sarcasme sembla lui coûter l’ensemble de ses forces, et il reprit la parole d’une voix très affaiblie.
- Je suis Kayemba… Kayemba le Voyageur. C’est ainsi qu’on m’appelle. Je suis… Je suis le dernier chef des esclaves d’Albyor… Je suis le Poing… Le Poing de la révolte… Triste spectacle, n’est-ce pas ?
Il prit une profonde inspiration, mais sa respiration était sifflante. Cet homme ne semblait pas condamné à première vue, mais l’absence de soins de qualité ne lui permettrait pas de tenir très longtemps. Peut-être aurait-il pu survivre, grâce à la prodigieuse médecine d’Aelyn du Rohan, ou grâce à celle non moins efficace d’Ava du Rhûn. Toutefois, coincé ici, dans des conditions déplorables, il ne pouvait guère espérer mieux qu’une lente et douloureuse agonie.
- Si tu viens pour me tuer, sois patient… La mort ne devrait pas tarder à venir nous rejoindre. Tu pourras ensuite repartir vers tes maîtres, et leur dire qu’ils n’ont rien à craindre de nous.
Il sourit.
Au coin de ses lèvres, quelques gouttes de sang.
Les jours de Kayemba étaient comptés. Ceux du seul homme qui semblait maîtriser suffisamment bien le Westron pour converser avec Learamn, et qui détenait encore une autorité non négligeable en ces lieux. Le temps devait-il toujours manquer à l’ancien capitaine, se dressant comme une muraille immense entre lui et ses ambitions ? Le temps, toujours le temps.
Le même qui lui avait manqué pour Iran.
Le même qui lui manquait à présent pour sauver Kryv.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
Spoiler:
Bourse : 3.500£ - Salaire : 3.000£
Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
D’un pas lourd, Learamn suivait le groupe auquel il s’était greffé. Du haut du promontoire sur lequel il se trouvait, il pouvait admirer l’astre solaire disparaître lentement derrière le dédale d’éperons et des reliefs menaçants qui déchiraient la vallée qui faisait face à la Ville Sombre. Le rohirrim se massa son épaule douloureuse après des heures d’efforts et serra les dents pour faire passer la douleur qui irradiait à nouveau la plante de son pied. Pour faire passer le mal, il laissa son regard divaguer autour de lui, s’intéressant à ses compagnons de fortune. Les visages étaient marqués, les corps courbés et les regards vides de toute vigueur. Et pourtant, de ces corps frêles et fragiles, se dégageait une force particulière. Une forme d’abnégation qui se manifestait étrangement sous la forme de ces silhouettes cadavériques; des muscles décharnés pouvant soulever plus lourd et plus longtemps que les plus puissants des guerriers, des esprits brisés qui pouvait résister aux pires tortures; des mains squelettiques qui pourtant faisaient vivre toute une économie. Tel était le paradoxe de ces esclaves. Devoir supporter le fardeau de tout un monde sur des épaules meurtries. Le jeune homme n’avait travaillé le temps qu’une seule journée à leurs côtés et déjà son corps entier était douloureux. Des heures durant, il avait porté, poussé, tiré sans cesser, une tâche en remplaçant inlassablement une autre. Pourtant personne d’autre ne semblait se plaindre d’une même douleur. A quoi bon se plaindre? Tel était leur pain quotidien. Ces femmes et ces hommes se levaient le matin pour répéter chaque jour les mêmes tâches sans jamais la moindre perspective de progression dans leur travail. Là était peut-être le drame de l’esclave. L’artisan travaillant dans son atelier se rapproche de la finalité de son produit à chaque coup de marteau. Le fermier qui passaient des heures à cultiver ses champs sous une chaleur torride pouvait se targuer de faire fructifier ses terres. Même le simple bâtisseur pouvait entrevoir l’espoir de contribuer à la construction d’un palais à chaque coup de pioche. Pour l’esclave, rien de tout cela n’était permis. Les tortionnaires avaient réussi à changer toute la substance de ce que l’on voyait comme un travail. D’un moyen pour atteindre un but, ils en avaient fait une finalité, aliénant l’homme de sa propre création. Dès lors, ils n’étaient plus qu’outils; déprivés de ce qui faisaient d’eux des hommes: la capacité de création. La nuit qui venait n’était alors plus une étape supplémentaire vers la réalisation de leur oeuvre, mais l’annonce d’un énième recommencement de ce cycle infernal.
Ils arrivèrent finalement à l’entrée du petit village où résidaient les esclaves. Malgré la modestie du lieu, et la menace toute relative de ses occupants, le lieu était lourdement surveillé par des gardes armés. Visiblement, la méfiance était de mise parmi les miliciens. Learamn observa quelques secondes l’un des soldats, juchés sur son cheval, portant fièrement son armure et son casque surmonté d’une coiffe. Sous ce casque de fer, se trouvait sûrement les traits d’un jeune homme plein d’espoirs et d’ambition. Un jeune homme qui avait sûrement été empli de fierté quand il avait reçu ses insignes sous les yeux de ses parents, de sa fiancée. Pour lui, surveiller des esclaves n’était que son devoir. Préserver l’ordre naturel de sa cité, assurer la stabilité de son peuple. Des motivations proches de celles qui avaient été les siennes quelques années plus tôt à la caserne d’Edoras. Les valeurs étaient peut-être différentes, mais les hommes qui tenaient n’étaient au fond pas si lointains. L’ancien capitaine fut tiré de ses sombres pensées par un des esclaves qui lui tapa sur l’épaule. L’homme lui tendait une pierre de silex taillée qu’il avait trempée dans une encre épaisse et granuleuse qui avait dû être fabriquée avec les maigres moyens à disposition. Il lui désigna ensuite le mur de l’une des chaumières avec insistance. D’abord perplexe, Learamn s’approcha du mur et se rendit alors compte que ce qu’il avait pris pour des traces de souillure sur le torchis étaient en réalité des inscriptions laissées par les habitants, des noms plus précisément. Des milliers de noms, de toutes origines, qui se rencontraient, s’enchevêtraient, s’entrechoquaient dans un ballet étourdissant. Ses yeux s’arrêtèrent sur l’un d’entre eux; peut-être le plus simple, le plus banal: Tom.
Qui était-il? D’où venait-il? En quoi croyait-il? Autant de questions qui resteraient sans réponse. Ces trois lettres étaient tout l’héritage qui restait de son souvenir, et déjà celui-ci disparaissait sous les couches de nouvelles inscriptions. Un éternel recommencement. Un cycle infernal. Des gouttes d’encre se mirent à couler le long de ses doigts; il leva un bras hésitant ne sachant exactement ce qu’il voulait écrire. Il voulut d’abord écrire son nom et commença à rédiger la première lettre; mais il se ravisa. Comme si celui-ci ne signifiait plus grand-chose en ces terres. Ce nom qui inspirait jadis respect et révérence était inconnu dans ce pays, ici il n’était qu’un simple étranger. Il tenta en vain, de se souvenir de la traduction de ce mot en rhûnadan, un qualificatif que les locaux avaient plusieurs fois utilisé depuis son arrivée. Parfois en signe de mépris, souvent comme un simple fait. Finalement, comme une évidence étrange, il griffonna le seul mot qui semblait le définir depuis son arrivée. Il n’était pas certain de son orthographe qui n’était sûrement que peu important puisqu’il ne connaissait pas l’alphabet d’origine de ce terme. Il se contenta donc d’en faire la transcription en commun avant de lâcher la pierre et de s’éloigner du mur, laissant derrière lui une inscription quasiment cryptique pour la plupart des observateurs.
“Varka”
On le mena alors vers une demeure légèrement plus grande et confortable que les autres fréquentés par plusieurs esclaves aux visages couverts de tatouages. Des symboles et inscriptions inscrits dans leur chair, à l’instar des vers qui couvraient le corps d’Iran. Cette pratique, perçue comme marginale, voire dangereuse, semblait relever de la tradition au Rhûn. L’un d’eux était installé sur une large couche. Les autres esclaves le traitaient avec un immense révérence et se dégageait de lui un charisme particulier. Sa voix était affaiblie par ses profondes blessures, mais il n’avait nul besoin de la lever pour faire régner le silence dans la pièce. Il était leur chef. Pas de ceux qui maniaient le fouet en aboyant leurs ordres mais bien du guide qu’ils s’étaient choisis. Un autre signe que ce groupe d’esclaves se battait pour préserver son humanité. Les “petits jardins” cultivés, les inscriptions initiatiques, la nomination d’un leader; autant de signes d’une société libre et non d’un groupe d’outils humains.
Learamn s’approcha suite aux paroles de Kayemba et dans un élan instinctif hérité de ses années militaires, il s’inclina légèrement en signe de respect. L’image était ironique. L’homme libre se prosternant face à l’esclave. Mais était-il vraiment libre? L’avait-il jamais été? “Vénérable Kayemba, je ne suis venu ici avec nulle intention de vous tuer, ou de faire du mal à qui que ce soit ici. Ma seule cible réside au Temple de Sharaman. Je ne réponds à aucun maître ici si ce n’est la parole directe de la Reine.”
Une pirouette sémantique qui était plutôt destinée à lui-même qu’à son interlocuteur. Il avait prêté allégeance à Lyra et comptait bien honorer son serment mais, dans son esprit, rien ne l’obligeait à prendre les paroles d’un gouverneur ou d’un officier de la ville comme celle de la Reine. Une manière de préserver une liberté d’action qui lui serait indispensable par la suite.
Le chef des esclaves s’était présenté comme “Kayemba le Voyageur” ce qui expliquait sûrement sa parfaite maîtrise du Westron. A l’instar de Khalmeh, il était sûrement un homme instruit, riche de ses voyages et découvertes, dont le sombre destin l’avait mené en cet enfer. Cependant, et cela avait ravivé l’attention du rohirrim, il s’était également présenté comme le “Poing de la Révolte”. Il faisait très certainement référence au soulèvement d’esclaves écrasée par les autorités d’Albyor quelques mois plus tôt. Une révolte qui avait indubitablement marqué les corps et les esprits. Learamn ne put retenir sa curiosité. “Vous parlez d’une révolte…Que voulez-vous dire? Que s’est-il passé ici?”
Il marqua une pause, cherchant à mesurer l’atmosphère dans la pièce à l’évocation de ces souvenirs sans doute douloureux. Mais l’ancien capitaine, désormais privé de liberté, se sentait étrangement à l’aise à côté de ces femmes et ces hommes. Comme si, parler librement avec eux était bien plus aisé qu’avec des politiciens ou des officiers. “Cette révolte, pourquoi a-t-elle échoué?”
La présence de Learamn parmi les esclaves ne passait pas inaperçu pour les âmes qui peuplaient ces lieux. Il n’aurait de toute façon pas été en mesure de se faire passer pour l’un d’entre eux même s’il l’avait souhaité de toutes ses forces. Son corps ne portait pas les mêmes stigmates que ceux des esclaves d’Albyor, il n’en avait pas la démarche légèrement voûtée par crainte des coups de fouet, ou bien les yeux enfoncés dans leurs orbites à cause des privations et de l’immense peine qui les assaillait quotidiennement. Ses bras manquaient de cette maigreur caractéristique, ses joues étaient encore trop rebondies, et même si son séjour dans le Temple de Sharaman avait contribué à les creuser. Les tortionnaires du Grand Prêtre, experts dans leur domaine, avaient fait de leur mieux pour que le bref interlude qu’il avait passé en leur compagnie lui laissât le sentiment d’avoir passé une vie entière à souffrir.
C’était peut-être à cause de cette expérience que les esclaves ne lui avaient pas tourné le dos immédiatement. En effet, derrière son apparente santé, partiellement reconstituée par les bons soins des éminents cuisiniers du gouverneur d’Albyor, se cachaient encore un certain nombre de fragilités que les yeux acérés des non-libres savaient déceler dès le premier coup d’œil. Learamn en effet n’était plus l’homme qu’il était quelques années auparavant, celui qui avait « fière allure » comme le disaient ses compagnons d’armes lorsqu’il avait revêtu pour la première fois la cape de la garde royale. Cette fière allure qui donnait à voir toute la puissance du royaume, toute la majesté de ceux qui en portaient les symboles et qui se plaisaient à guetter cette lueur admirative ou craintive chez les gens du commun.
Learamn ne marchait plus avec la tête haute, ou faussement baissée.
Il ne toisait plus du regard les petites gens qui détalaient devant lui, à l’instar des souris fuyant l’arrivée du chat. Il n’impressionnait plus personne, et ne cherchait plus à le faire. Il n’en était pas pour autant une ombre, ou un spectre, comme on en voyait parfois dans les coursives des châteaux. Il n’était pas de ceux qui rampaient loin de la lumière, qui se coulaient dans la nuit comme dans les bras de leur dulcinée…
Non.
Il déambulait au hasard, en suivant le chemin qu’on lui indiquait, tel un chien errant privé de maître… Privé de sens, de direction, privé d’un foyer aimant et d’une gamelle bien remplie. Un chien qui aurait pu chasser et mordre et tuer sans se poser de questions, en échange d’un peu de quiétude, le soir venu, au coin du feu. Mais le chien s’était rebellé. Le chien avait mordu la main qu’on lui tendait, refusant de rester assis, au pied. Le chien était redevenu sauvage, il avait brisé ses chaînes, et il s’était enfui.
Mais ne s’enfuyait-on pas quand on était prisonnier ?
Quand on était esclave ?
C’était cela, que voyaient les âmes serviles d’Albyor en regardant Learamn… La démarche d’un esclave en fuite, revenu manger dans la gamelle chaude qu’on lui servait le soir, indifférent à l’arrière-goût amer de la servitude. Le chien sauvage, redevenu docile, avait retrouvé le chemin de la maison familière… Tant pis pour la rossée. Tant pis pour les cris, pour les punitions, et les privations… Il valait mieux sacrifier toutes les libertés du monde, et avoir la certitude d’une piteuse pitance, d’un toit bringuebalant et d’une couchette crasseuse auprès d’hommes et de femmes qui partageaient le même calvaire.
Chacun affrontait la mort seul.
Mais la vie ?
Le parfum entêtant de la liberté n’était-il pas qu’une chimère ? Une illusion ? En parcourant le monde, en traversant Arda, qu’avait-il appris de sa liberté si chèrement acquise ? Quelle valeur avait-elle sur les routes, quand il s’était retrouvé à grignoter les maigres rations emportées avec lui sur le chemin de l’aventure ? À bercer maladroitement le corps inerte d’Iran, versant sur elle les larmes silencieuses d’un futur auquel il avait renoncé le jour où il s’était pris à espérer le voir advenir. À user ses semelles sur les sentiers du monde, sans pouvoir fermer l’œil de crainte qu’un brigand ou un animal sauvage ne vînt le surprendre dans un moment d’inattention et mettre un terme à son existence solitaire. Quelle valeur avait cette liberté, hors de tout monde ? Avait-il pleinement trouvé le bonheur, entre les griffes de la faim et du désespoir ? Entre les crocs du temps et de la souffrance ? Pris en étau, poussé vers l’avant par la nécessité davantage que par le désir, il avait conduit Iran chez elle, pour continuer à fuir toujours plus loin vers l’Orient. Croyait-il réellement trouver la liberté là où se levait le soleil, là où venaient mourir les pouillots, là où le Mal semblait avoir pris racine plus profondément que nulle part ailleurs ? Un sentiment qu’il avait cherché avec tant d’ardeur qu’il avait mis un terme à son expérience libertaire en ployant le genou devant la souveraine la plus impitoyable de la Terre du Milieu.
Quel bilan tirait-il de tout cela ? Croyait-il être la seule âme asservie à revenir parmi les siens, après avoir goûté au fardeau de la liberté ?
Quelques regards mieux ajustés lui auraient permis de deviner que non.
Occasionnellement, un ou deux esclaves prenaient la décision de s’enfuir, prenant le risque de se faire oublier par leurs gardiens, et de partir à pied dans les montagnes. Pour certains, leur premier objectif était le monastère de Saphrâh, mais la voie était bien gardée. On racontait qu’au bas de la montagne, on retrouvait les ossements de ceux qui avaient essayé de grimper à la force de leurs bras pour rallier le sanctuaire sacré. Libres de tenter l’ascension folle, malgré la faim, la fatigue et le froid. Libres de choisir leur prise, de glisser le pied sur une corniche trop étroite, un brin trop humide. Libres de chuter sur plusieurs centaines de mètres, et de se briser comme des oisillons aux ailes atrophiées. Nul ne savait ce que l’on trouvait au fond du Gouffre des Affranchis, comme on le surnommait ironiquement. De sinistres créatures venues se repaître des cadavres, comme celles qui rôdaient parfois autour d’Albyor, sans doute.
D’autres fugitifs choisissaient une option plus prudente, et se terraient dans la ville, vivant parmi les rats et les cafards en espérant vainement trouver une faille dans la vigilance des gardes pour courir vers la liberté qui leur tendait les bras. Les portes ouvertes leur donnaient même un aperçu de ce qu’ils chérissaient de tout leur cœur. A travers les lourds battants, que l’on ouvrait pour laisser entrer les visiteurs et les négociants, ils pouvaient apercevoir l’étroit sentier qui serpentait dans le ventre de la montagne, pour les conduire vers… l’Est ? Vers la reine Lyra ? Vers davantage de miliciens et davantage de soldats en armure prêts à imposer leur sinistre volonté ? Ou bien vers l’Ouest ? Vers Vieille-Tombe, vers les maudits hommes d’Outre-Anduin qui avaient jadis asservi l’ensemble du Rhûn, et placé sous leur empire ceux qu’ils appelaient de manière insidieuse les « mauvais hommes » ? Quel salut y avait-il au Gondor, dont le poing de fer ne désirait rien de plus qu’écraser les hommes de l’Orient ?
Chaque soir, les portes se refermaient sur cette sinistre réalité.
Et un soir devenait le soir de trop. Le soir de trop à dévorer des insectes et à se nourrir d’eau vaseuse. Les chiens sauvages revenaient au terrier, laminés, éreintés. Ils y étaient accueillis avec bienveillance. Nul ne les interrogeait. Tous comprenaient. Il n’y avait pas d’espoir d’échapper à la Cité Noire. Leur destin était scellé, et ils devaient seulement l’accepter.
De la même manière que Kayemba le voyageur semblait accepter sa mort avec résignation.
Learamn jugea bon de rectifier la méprise, et de dévoiler immédiatement ses véritables intentions. Des paroles qui, prononcées en tout autre lieu d’Albyor, auraient pu lui valoir une arrestation et une condamnation à mort. Au lieu de quoi, l’assemblée se mura dans un silence circonspect. L’homme alité, qui n’en avait plus pour longtemps, sembla soudainement animé d’une énergie nouvelle quand Learamn lui affirma vouloir s’en prendre au maître du Temple de Sharaman, comme si la perspective de voir Jawaharlal tomber lui donnait envie de s’accrocher à cette vie encore un peu. Puis la flamme s’éteignit aussi vite qu’elle était apparue, lorsque le Rohirrim affirma être soumis à l’autorité de la Reine. Dans sa jeunesse, Kayemba aurait sans doute pu mal réagir, s’emporter, et en vouloir au jeune homme de lui dire tout cela. Cependant, avec l’expérience, et au crépuscule de son existence, il prenait les choses avec davantage de recul et de philosophie.
- Invoquer la Reine n’est pas une… bonne idée… par ici, jeune étranger…
Il reprit son souffle, et continua.
- Mais vous… trouverez des amis… en détestant Melkor et… le Temple…
Ce dernier mot sortit de sa bouche avec une telle amertume que l’assistance fut prise d’un frisson. Pour tous les esclaves rassemblés ici, le Temple de Sharaman représentait l’effroi le plus total, la remise en cause de tout ce en quoi ils croyaient… Traités comme du vulgaire bétail, ils se plaisaient parfois à penser qu’Albyor avait besoin d’eux, et se taillaient un espace de liberté dans cette croyance profonde qui leur garantissait une relative sécurité en échange de leur paisible travail. Tant qu’ils ne se rebellaient pas, la mort n’avait aucune raison de venir les cueillir. Cependant, désormais que Jawaharlal avait instauré les sacrifices humains de masse, aucun esclave n’était plus en sécurité. En rompant l’équilibre, les Melkorites avaient attiré sur eux une haine aussi profonde que vivace, qui ne touchait pas que les non-libres.
Learamn comprit que Kayemba disait vrai en voyant la réaction des esclaves tatoués qui se trouvaient là. Leur regard s’était durci en entendant le nom de Melkor, et certains semblaient même marmonner des malédictions à l’encontre du Dieu Sombre. Où qu’on se trouvât au Rhûn, et peu importe à quel point les hommes pouvaient haïr le Dieu Sombre, nul ne doutait de son existence et de la puissance de sa volonté. Toutefois, la curiosité de l’ancien capitaine n’était pas satisfaite, et il s’enquit de la « révolte » dont tout le monde semblait parler et dont Albyor semblait encore porter les cicatrices.
- Ah… La révolte… Shuresh…
Les hommes autour de Kayemba baissèrent la tête en entendant ce mot.
- C’est une longue histoire… Une histoire longue… Une histoire triste que… je ne peux vous raconter… Mais mon fils… vous le dira… Il sait raconter… Approche, Huru…
Un homme de haute stature se fraya un chemin parmi les autres esclaves de l’assistance. Il était grand de taille et puissamment bâti, même si les privations avaient empêché son corps de s’épaissir. Sans cela, il aurait été une force de la nature comme on en croise rarement en Terre du Milieu. Comme son père, il avait la peau sombre et le regard franc, mais on devinait l’influence de sa mère dans ses traits plus doux, la ligne plus harmonieuse de sa mâchoire. Kayemba sourit quand son fils lui prit doucement la main, et il referma son poing immense sur les doigts de son enfant pour en sentir la chaleur et la force. Il était son seul héritage sur cette terre. Huru essuya brusquement les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
- Je sais pourquoi… vous êtes là… étranger. Je sais… Je ne peux vous aider… Mais peut-être mon fils… Huru… Peut-être…
Huru se leva brusquement.
- Mon père doit se reposer, étranger. Allons parler ailleurs.
Il parlait un Westron meilleur encore que celui de son père, teinté d’un accent caractéristique du Harondor. Il avait sans doute moins voyagé que Kayemba, mais il avait lui aussi grandi dans des terres lointaines avant d’être réduit en esclavage. Voilà qui expliquait sans doute la fureur qu’on pouvait lire dans son regard, qui couvait comme un feu mal éteint qui ne demande qu’à s’embraser de nouveau.
Learamn et lui quittèrent la tente, et se retrouvèrent dans la fraîcheur nocturne.
En dépit de l’heure tardive, le camp des esclaves n’était pas inanimé, plusieurs silhouettes s’y promenaient, certains jouaient à des jeux pour passer le temps, tandis que d’autres se contentaient de regarder les étoiles. Des femmes passèrent à côté d’eux en pleurant. Huru les arrêta, leur posa quelques questions en rhûnien, avant de poser une main sur leur épaule en signe d’encouragement.
- Leur mère n’est pas revenue aujourd’hui, se contenta-t-il de dire en guise d’explication.
Ils marchèrent un moment en silence, perdus dans la nuit orientale, avant que Huru ne se décidât à prendre la parole.
- Mon père n’est pas un fou, vous savez. C’était un homme important, quelqu’un qui comptait. Un vaillant soldat, qui a combattu dans toutes les guerres du Harad et du Harondor. Mais il voulait plus… Comme tout homme de sa trempe, il souhaitait s’arracher à sa vie guerrière, trouver la paix, la sérénité. Mais même ici, même au fin fond de cet enfer, même alors qu’il vit ses derniers instants… il suffit qu’un inconnu arrive avec l’espoir de la révolte pour qu’il retrouve la flamme. Mais vous ne connaissez rien de la révolte, n’est-ce pas ?
Son regard croisa celui de Learamn, qui put y lire toute la douleur que peut contenir le cœur d’un enfant. A cet instant, l’ancien capitaine réalisa peut-être à quel point Huru était jeune. Il venait à peine de sortir de l’enfance, et il aurait été extraordinaire qu’il eût plus de vingt ans.
- La révolte à laquelle mon père fait référence n’est pas récente… Elle date d’il y a cinq ans, quand la reine Lyra a pris le pouvoir, et que son autorité n’était pas encore affirmée sur le royaume. La vie alors était très différente : les Melkorites n’étaient qu’un groupe étrange que l’on ne voyait que rarement en ville, confinés au sommet d’une montagne ; et l’autorité fragile du gouverneur était contestée par un certain nombre de factions qui souhaitaient profiter du chaos politique pour s’emparer du pouvoir dans la cité. Certains esclaves y ont vu une opportunité historique de renverser l’ordre établi à Albyor, en laissant s’exprimer la rage accumulée par tous nos frères… Je crois qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils voulaient réellement, mais ils étaient tous d’accord sur le fait qu’ils souhaitaient agir, et qu’ils avaient de meilleures chances de réussite en s’entraidant. C’est ainsi qu’est née Shuresh, la révolte qui a bien failli conduire à la destruction d’Albyor.
Ils s’éloignèrent un peu des quartiers habités, se rapprochant des contreforts rocheux, en veillant à rester loin des tours de garde qui encerclaient le camp des esclaves. Celui-ci comptait sans doute deux à trois mille âmes, mais à la nuit tombée ils pouvaient voir les lumières d’autres villages un peu plus loin en contrebas, et sans doute y en avait-il au-dessus d’eux également. En réalité, les habitations étaient plongées dans une obscurité quasi-totale, mais on percevait distinctement les tours éclairées qui les encerclaient. Sur le seul versant qu’il pouvait observer, Learamn compta au moins six villages. A supposer qu’ils ne fussent ni plus grands ni plus petits que celui-ci, cela faisait au bas mot douze mille esclaves.
Un échantillon de leur nombre, il le savait, mais une puissance considérable si elle venait à être animée par la même volonté.
- Vous avez peut-être entendu parler des huit chefs de la révolte… Ce sont eux qui ont organisé les esclaves, qui ont permis à ceux des champs de s’allier à ceux des mines. Ce sont eux qui ont trouvé des armes, qui ont défini un plan, et qui ont galvanisé les milliers d’hommes et de femmes qui ont participé à la rébellion. Imaginez… Une armée entière s’organisant au nez et à la barbe du gouverneur d’Albyor… Un véritable exploit. Hélas, ce sont aussi eux qui ont payé le prix fort de leur engagement, quand la révolte a été écrasée… Ils sont entrés dans la légende pour nous. Kirin et Qarim, les Bras de la révolte. Nausi, le Cœur de la révolte. Shivan, la Tête ; Nevä, la Voix ; Ratth, les Oreilles ; Khor, les Yeux. Et bien entendu Kayemba, le Poing.
Huru ferma lui-même le poing, pensif.
- Je ne sais pas si j’aurais le courage de faire ce qu’il a fait. De prendre les armes ainsi, et de se dresser face à l’ennemi. La révolte a pris tout Albyor par surprise, les esclaves ont pris le contrôle total de la Ville Sombre en quelques heures, et ont forcé les habitants et les gardes à se retrancher dans la Ville Haute. Malheureusement, ils n’ont pas réussi à prendre les grandes portes, ce qui leur aurait permis de tenter de s’échapper en masse. Au lieu de quoi, ils ont été piégés dans la Ville Sombre, échouant à dix-neuf reprises à enlever les grandes portes aux gardes d’Albyor qui les défendaient. Shuresh a duré deux longs mois… Les esclaves ont tenté de négocier avec les autorités d’Albyor, avec le gouverneur Hagan, pour obtenir des concessions, un meilleur statut, voire pour certains un sauf-conduit en échange de la libération des quelques prisonniers qui avaient été capturés. Certains voulaient des terres où s’installer, d’autres voulaient simplement obtenir la liberté et le droit de quitter Albyor, et d’autres enfin souhaitaient rien de moins que l’abolition de l’esclavage au Rhûn. Tout un tas de revendications farfelues, qui ont divisé les esclaves en sempiternelles palabres. Le gouverneur a donné le sentiment de vouloir négocier, afin de débloquer la situation… Il a accepté de recevoir un émissaire des esclaves. Je crois qu’à cette époque, nous savions tous qu’il s’agissait d’un piège, mais la situation était intenable, et il fallait prendre une décision. Nevä, la Voix de la révolte, s’est portée volontaire en sachant pertinemment qu’elle signait son arrêt de mort. A cause de la reine que vous servez…
Il jeta un regard dur à Learamn. Un regard empli d’incompréhension et de mépris… A dire vrai, il ne pouvait concevoir qu’un homme de l’Ouest, qui semblait honorable et vrai, pût travailler au service de la grande reine du Rhûn. Lyra était notoirement connue pour être retorse et vile, un démon dans un corps de femme disait-on parfois. Les esclaves d’Albyor, en particulier, avaient une piètre opinion de la souveraine pour des raisons que Huru prit la peine d’expliquer avec force détails.
- En secret, Lyra avait fait masser des troupes aux différentes portes d’Albyor, avec la complicité du gouverneur Hagan à qui elle avait promis son soutien s’il se pliait à sa volonté. A l’aube du soixantième jour de Shuresh, les portes se sont ouvertes et trois régiments de la garde royale de Blankânimad ont déferlé dans les rues d’Albyor, avec ordre de tuer quiconque leur résisterait. On dit qu’un millier d’esclaves sont morts dans les deux premières heures, on raconte que les soldats avaient du sang jusqu’aux chevilles. On surnomma la rue marchande la Rivière Rouge, et il fallut des semaines pour nettoyer le carnage, tant la furie des soldats de la reine avait été grande. Les malheureux qui se trouvaient là furent massacrés, sans autre forme de procès, au moment même où la Voix essayait de négocier le sort des esclaves. Massacrés par des combattants mieux armés, formés à la guerre, et qui ont totalement pris par surprise les hommes, femmes et enfants qui faisaient partie de la révolte. À la troisième heure, on dit que le calme revint à Albyor. Les régiments de Blankânimad se joignirent aux troupes retranchées d’Albyor, et reprirent le contrôle de la cité. En réalité, ce fut le début de la répression, que nous appelons les Tristes Jours.
Huru souleva légèrement sa chemise, révélant sur son flanc les traces horribles de tortures auxquelles il avait été soumis. On voyait nettement la chair boursouflée là où une tige de métal brûlant s’était posée, calcinant la peau et provoquant sans doute une douleur insupportable. Un peu plus haut, et malgré l’obscurité, on devinait des tatouages punitifs qui n’avaient pas été réalisés sur son visage, sans doute du fait de son jeune âge à l’époque.
- Ils ont torturé à mort des centaines, des milliers d’entre nous… Même des enfants… Ils souhaitaient connaître l’identité des meneurs de la révolte, et punir les traîtres. Ils avaient déjà la Voix, mais des esclaves terrorisés et brisés finirent par leur donner l’identité des autres. La Tête fut le premier à tomber. Sa condamnation publique scella le sort de la révolte, et son exécution marqua les mémoires comme une des plus violentes et des plus sanglantes qu’on avait vu à Albyor de vie d’homme. Son corps fut exposé à la vue de tous, en appelant d’autres… J’ai personnellement assisté à l’exécution de trois des chefs de la rébellion, et au moins une trentaine d’autres, de ceux qui avaient participé de près ou de loin à Shuresh. Les esclaves étaient contraints de s’y rendre, pour apprendre leurs leçons. J’ai entendu la belle Nausi hurler pendant près d’une heure, alors qu’on la soumettait aux supplices les plus inhumains… J’ai vu… J’ai vu des choses…
Il détourna le regard, incapable de contenir ses larmes.
Pendant un instant, il ne dit rien, ayant déjà répondu à la question de Learamn, à sa façon. La raison de l’échec de la révolte était aussi simple que difficile à énoncer à haute voix : ils ne pouvaient tout simplement pas l’emporter. En dépit de leur nombre, de leur courage héroïque, et de leur détermination, ils n’étaient pas de taille à affronter ceux dont le pouvoir reposait sur le maintien de l’ordre social établi. Certes, ils pouvaient de temps en temps remporter une victoire symbolique, faire peur à la population locale, et se prendre à rêver à un autre futur, mais en définitive ils n’étaient qu’une poignée face à l’armée du Rhûn, face à la puissance de tout un royaume qui n’hésiterait pas à les écraser sous sa botte. Il n’y avait rien qu’ils pouvaient faire pour lutter contre ce déséquilibre. Plus ils essayaient, plus les autorités se montraient cruelles et brutales quand elles reprenaient inévitablement le contrôle de la situation.
- Votre reine pensait avoir tout gagné ce jour-là, reprit Huru. En massacrant les esclaves rebelles, elle s’est imposée comme la faiseuse de paix, comme la figure d’autorité du royaume, tout en fragilisant économiquement Albyor… Un beau triomphe. Elle a repris le contrôle sur Hagan et sur les grandes familles locales, et elle en a profité pour réaffirmer la supériorité de son armée, allant même jusqu’à dépêcher un régiment à Albyor pour en assurer la sécurité. Pourtant… tout le monde ici savait qui était le grand vainqueur de cette révolte. Tout le monde a entendu le discours de Jawaharlal, sur la nécessité de revenir aux anciennes coutumes, de restaurer la puissance de Melkor, afin d’éviter de nouveaux troubles. Nous savions tous que nous basculions vers quelque chose d’autre… nous ignorions seulement vers quoi.
Huru leva les yeux vers les étoiles. Il savait raconter les histoires, un talent hérité de sa mère. Il avait toutefois le cœur triste en parlant de cette époque pas si lointaine, qu’il avait eu le malheur de connaître. Son histoire, toutefois, comportait encore des zones d’ombre. Des avenues inexplorées dans lesquelles il avait jugé bon de ne pas s’aventurer. Cependant, et c’était plus surprenant, il n’avait pas dit un mot de la dernière révolte… celle dont Albyor se remettait à peine, et qui continuait à alimenter l’inquiétude des gardes. Personne n’osait l’évoquer trop précisément, et Huru lui-même avait jugé préférable de se complaire dans l’histoire de son peuple plutôt que de parler des événements les plus récents, qui pouvaient encore avoir de sinistres conséquences pour lui et les siens.
Il regarda Learamn en coin, et ajouta :
- Vous n’êtes pas le premier à vouloir défier le Temple de Sharaman… Mais avant de monter sur une table pour en appeler à la colère servile, pensez à ce que cela nous a coûté… Pensez aux morts, aux répressions, aux violences… L’espoir est une douleur permanente pour ceux qui vivent sous le joug. Vous avez ranimé la flamme chez mon père… Pitié, ne ranimez pas cette flamme chez moi… J’ai déjà trop souffert d’espérer.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Learamn Agent de Rhûn - Banni du Rohan
Nombre de messages : 1075 Age : 25 Localisation : Temple Sharaman, Albyor Rôle : Esclave au Temple Sharaman, Agent de la Reine Lyra, Ex-Capitaine du Rohan
Learamn avait silencieusement écouté l’entièreté du terrible récit de la révolte. Huru n’avait omis aucun détail, énumérant chacune des exactions que la Reine et son gouverneur avaient fait subir à des esclaves en quête de liberté. La même souveraine à qui l’ancien capitaine avait juré fidélité, le même gouverneur qui l’avait accueilli à sa table quelques semaines plus tôt. Le rohirrim réalisa alors à quel point il s’était montré imprudent en invoquant son allégeance face à Kayemba un peu plus tôt. Dans d’autres circonstances, il n’en aurait pas fallu autant pour qu’il soit tué sur le champ après des paroles si maladroites. La clémence des esclaves, ou du moins leur manque d’envie d’ajouter encore plus de sang à un quotidien qui en était empli, lui avait sauvé la mise. Son objectif d’atteindre les Melkorites également, seule figure qui paraissait plus honnie que celle de Lyra.
Quand Huru eut fini son récit, Learamn ne dit pas un mot pendant de longues secondes. Prenant un moment pour assimiler le flot d’informations aussi importantes que glaçantes. Toute l’émotion de l’esclave était palpable dans sa voix qui avait flanché à plusieurs moments. Le compte-rendu de ce soulèvement réunissait pourtant tous les ingrédients pour constituer l’une de ces histoires légendaires rapportées par les conteurs et chantées par les troubadours. Des hommes et des femmes démunis se rebellant contre une autorité tyrannique, à la force de leur courage et armés de leur désir de liberté. Des révolutionnaires allant jusqu’à faire flancher ses tortionnaires, prenant le contrôle de la cité qui avait été leur prison pendant de si longues années. Des figures héroïques prenant la forme d’organes vitaux d’un même corps. Tout était là. Sauf le dénouement heureux. Le monde avait cette intrigante faculté à décevoir les plus romantiques. “Je suis désolé Huru… Sincèrement désolé.”
L’ancien capitaine avait conscience que ses mots ne pouvaient rien changer au chagrin et au désespoir de l’esclave mais, dans un premier temps, il n’avait rien trouvé à dire d’autre. Il laissa son regard se perde dans la vallée sombre qui leur faisait face; dispersés entre les falaises, les tours de garde de dizaines de villages brillaient dans la nuit. Chacun d’eux semblait accueillir un nombre similaire d’esclaves. Un rapide calcul lui permit de comprendre que plus d’une dizaine de milliers d’esclaves travaillaient dans ces champs et carrières à l’entrée de la ville. Dix mille hommes, femmes, enfants, privés de liberté par une poignée de miliciens en armes. Learamn aurait voulu courir jusqu’au bord de la falaise, se hisser sur un promontoire rocheux et s'époumoner. Crier à destination de tous ces captifs que la liberté était proche, que face à leur nombre, aucune armée ne pourrait résister. Qu’ils avaient juste besoin d’y croire.
Le récit de Huru lui avait pourtant prouvé que les choses étaient bien plus complexes. L’espoir, ils n’en voulaient plus ; car il n’y avait pas plus douloureux qu’un espoir brisé. Learamn ne le savait que trop bien. Il s’était déjà imaginé en détonateur capable de rallumer la flamme de la révolte afin de pouvoir répandre le chaos et pénétrer dans le Temple de Sharaman. Une nouvelle fois, son orgueil l’avait poussé à faire fausse route. Ces esclaves n’étaient pas simplement une masse difforme qu’il pourrait manipuler à sa guise, sans se soucier du coût humain qu’une nouvelle révolte pouvait représenter. Ils étaient privés de leur liberté mais toujours mû par des émotions propres aux humains : la colère, la peur et l’amour. L’envoyé de la Reine avait initialement compté sur le fait que Huru et ses pairs n’aient plus rien à perdre. Il s’était lourdement trompé. Malgré toute la misère de sa situation, un homme avait toujours quelque chose à perdre. “Je comprends, je comprends. Votre père désire simplement que ses enfants puissent aspirer à une meilleure vie. Mais le coût d’un tel espoir est parfois bien lourd…”
Le vent qui balayait les falaises se fit de plus en plus vigoureux, faisant virevolter les cheveux bruns de l’ancien capitaine devant son visage marqué.
“J’étais un commandant autrefois avant mon arrivée en ces terres. J’ai envoyé de nombreux hommes à la mort au nom d’une cause, d’un espoir. Quand j’annonçais leur mort à leur mère, je leur disais que leurs fils étaient tombés en héros. Dans le regard de ces femmes, je comprenais qu’elle n’avait pas besoin de héros, mais juste d’un fils qu’elles puissent embrasser la nuit tombée.”
Une larme solitaire, quasiment invisible avec l’obscurité ambiante, vint se perdre dans la barbe naissante du rohirrim.
“Votre père est un homme sage mais il se trompe sur un point. Je ne suis pas celui qui peut raviver la flamme de la révolte. Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. Moi, un étranger n’ayant pas connu la douleur de la servitude. Je ne parle même pas leur langue, ils ne me comprendraient pas…Non...Le seul qui le peut c’est le fils du Poing de la Révolte…”
Il plongea son regard dans les yeux sombres de Huru, cherchant à déchiffrer les pensées du fils de Kayemba. Ce dernier avait vu des choses terribles, et le traumatisme des Tristes Jours semblait encore bien présent. Le souvenir de ces sanglantes répressions, de toute cette horreur, l’avait convaincu de l’inutilité d’un tel combat. Ce combat face à un système dont la force reposait autant sur sa force que sur la peur qu’il inspirait dans les esprits.
“Je ne peux parler en votre nom, Huru fils de Kayemba, mais si un jour la flamme se ravive en vous. Alors vous trouverez en moi un allié dans votre entreprise. J’ai prêté allégeance à la Reine mais pas aux tortionnaires qui vous retiennent ici…ni aux Melkorites…”
La description que le jeune esclave avait faite de la montée au pouvoir de ces prêtres fanatiques étaient des plus inquiétantes, profitant du chaos et du manque de garanties offert par le gouverneur pour gagner en influence dans la Ville Sombre.
Learamn s’adossa contre une large pierre aux bords saillants et reprit, le regard fixé vers l’horizon.
“J’ai rencontré une esclave à mon arrivée ici. Une devineresse qui travaillait dans une auberge de la ville. Elle m’a rendu un service et en échange je lui ai promis la liberté. Elle a quitté le foyer de son maître mais est retombée dans les griffes de la servitude, détenue par les Melkorites. Je suis un homme de parole et compte bien la libérer à nouveau.”
Pendant un moment, il avait envisagé pouvoir capitaliser sur la haine que vouaient les esclaves aux Melkorites mais les propos désespérés de Huru lui avaient bien montré que cette option était compromise. Prudent, cette-fois ci, il ne mentionna pas sa période de captivité aux mains des prêtres de Melkor, ni le fait que ses souvenirs de cette période étaient inexistants. Il ignorait tout des croyances de ces esclaves mais il valait mieux éviter que certains puissent penser qu’il ait été manipulé et envoûté par quelque maléfice de Jawaharlal.
Pour le moment, il devait trouver le moyen de se rapprocher de Kryvv. Il ne savait pas exactement pourquoi mais quelque chose au fond de lui répétait inlassablement qu’elle était la clef.
“Dîtes-moi Huru, ces esclaves qui servent au Temple de Sharaman. Comment sont-ils choisis ?”
Quelques corneilles paresseuses au plumage velouté observaient les étoiles apparaître dans le ciel, perchées sur les branches raidies de ce qui avait été un arbre, jadis. L’une d’entre elles s’échinait à retirer la moindre imperfection de sa parure de jais, prenant un soin presque religieux à soigner les apparences que d’aucuns croyaient disparues dès la nuit tombée. La corneille, cependant, ne s’y trompait pas. Elle savait que sous la pâle lueur d’une lune d’opale noyée dans un océan moucheté d’argent, les formes et les couleurs se révélaient vraiment. Les fêlures devenaient des failles béantes où se nichaient les ténèbres, gouffres où les regrets se muaient en douleurs. Quant aux larmes silencieuses qui parfois habillaient pudiquement les visages les plus nobles, elles creusaient d’étranges tranchées dans ces joues émaciées, déformant l’ombre des rires, pour leur donner l’allure de cris de souffrance.
Un oiseau s’envola.
Les autres l’imitèrent.
L’enchantement se rompit, et Huru échappa à la contemplation. Il retrouva la sinistre réalité, au milieu du silence qui avait élu domicile dans les montagnes d’Albyor. La nuit glaciale s’insinuait en lui par chaque interstice où sa peau exposée entrait en contact avec l’air mordant du dehors, et il se mit soudainement à frissonner. Un nouveau rappel, s’il en fallait un de plus, qu’il avait grandi dans des terres chaudes et heureuses, loin au Sud. Loin d’ici. Là où il avait bu au calice de la liberté, et goûté au doux fumet de l’insouciance… Avant les chaînes, avant la faim, avant la mort omniprésente qui semblait prendre racine parmi les pierres tranchantes et grandir à mesure que l’on irriguait cette terre malveillante du sang des innocents. Des années auparavant, il avait entendu parler de Melkor, qu’il considérait comme une créature farfelue destinée à effrayer les esprits faibles : désormais, il croyait fermement dans l’existence du Dieu Sombre, du seigneur de la nuit éternelle, du prince des espoirs brisés. Ici, comme nulle part ailleurs en Terre du Milieu sans doute, il ressentait sa sinistre présence dans les silhouettes qu’il apercevait parfois lorsqu’il se réveillait en sursaut au milieu de la nuit.
Malgré les frissons, il demeura parfaitement immobile, réchauffé par les paroles de l’étranger… réchauffé par le feu apaisant qui brûlait dans son cœur et qui lui donnait le sentiment que tant de choses étaient possibles.
Il l’écouta avec la plus grande attention, lui conter une partie de son ancienne vie… Par de simples esquisses, ce fut comme si les paroles de l’ancien soldat venaient de l’emmener dans un voyage bienvenu, à mille lieues de cet enfer terrestre dont il était hélas prisonnier. L’homme qu’il avait en face de lui était pour le moins singulier. Étranger en terre étrangère, vêtu plus richement que le plus heureux des esclaves ici, mais néanmoins marqué par le sceau de l’obéissance et de la contrainte. Il semblait à la fois fier et brisé, prêt au combat et résigné à accepter la fatalité. Un mélange dangereux, mais indéniablement attrayant. Et pour cause, Huru avait affaire à un ancien commandant : un homme de guerre, formé non seulement au maniement de l’épée, mais également au maniement des hommes et des armées. C’était un avantage dont n’avaient jamais vraiment disposé les esclaves d’Albyor. Le regard du jeune esclave changea progressivement, à mesure que l’ancien officier parlait.
Les hommes et les femmes ayant un passé guerrier n’étaient pas aussi nombreux qu’on aurait pu le croire, dans la Cité Noire. Ils constituaient une marchandise rare, souvent achetée par les amateurs de combats de gladiateurs, qui effectuaient le long trajet jusqu’aux arènes de Kryam pour faire combattre leurs champions dans l’espoir de faire fortune en pariant sur la vie d’autrui. D’autres, les plus raffinés, étaient employés par des hommes très puissants pour servir à des missions dont la nature était souvent secrète car illégale. Assassins, espions, ou gardes du corps de personnalités si sulfureuses et si nauséabondes que nulle lame libre n’aurait souhaité s’associer à eux. De tels combattants n’avaient que faire du sort des esclaves d’Albyor, dont ils partageaient le statut en théorie seulement. Enfin, les derniers étaient fréquemment envoyés dans les mines où leur force physique et leur volonté de fer étaient brisées soigneusement par le labeur infernal qu’on leur imposait. On ne permettait pas aux esclaves les plus rebelles et les plus à même de causer du tort aux habitants de se promener librement dans les jardins de la Cité pour y cueillir les fruits des seigneurs et des princes de la Ville Haute. Learamn était donc, à dire vrai, une anomalie. Homme de guerre, commandant de surcroît, il n’aurait jamais dû se trouver ici parmi cette foule anonyme.
Il était une carte maîtresse, dont Huru ne put s’empêcher d’imaginer l’influence.
S’ils avaient été en mesure de faire vaciller le gouvernement d’Albyor avec la seule force du nombre, que ne pouvaient-ils pas accomplir avec dans leurs rangs un homme capable de penser la victoire, de la concevoir, de la planifier ? Comment ne pas songer, l’espace d’un instant, à une armée d’esclaves en rangs ordonnés, marchant comme un seul homme à travers les rues de la Cité Noire. Comment ne pas s’enthousiasmer à la pensée de gardes royaux dans leurs armures rutilantes, battant soudainement en retraite devant la masse imposante d’une rage servile implacable déferlant sur eux telle une tempête de sable dans le désert brûlant du Khand.
Cette pensée le terrifia.
Devant ses yeux, d’autres images se mirent à défiler. Atroces, cette fois. Des images qui ne provenaient pas de son imagination fertile, mais qui surgissaient d’un passé réel et douloureux, puissant ressac à la hauteur des espoirs vains et fous que son esprit avait osé laisser fleurir pendant un instant. Derrière ses paupières closes, des visages apparurent par centaines, tels une armée de fantômes émergeant de sa conscience tourmentée… C’étaient des anonymes, pour la plupart, mais certaines silhouettes lui semblèrent tout à coup familières, notamment une.
Il la reconnut immédiatement.
Nausi.
Elle montait dignement sur l’échafaud, ses longs cheveux bruns cascadant sur ses épaules, encadrant un visage jadis chaleureux, mais rendu livide par la faim, le froid, les privations. Toute joie semblait avoir disparu de ses traits émaciés, et elle apparaissait virginale, telle une goutte de rosée égarée sur les rives asséchées d’un monde cruel. Elle était vêtue d’une longue robe immaculée, qui se soulevait rapidement au rythme de sa respiration anxieuse. Huru se retrouva brutalement là où il s’était tenu quelques années auparavant, devant l’esplanade de la place du marché, transformée pour l’occasion en place de l’exécution où les condamnés à mort étaient amenés et sacrifiés au nom de l’ordre, au nom de Melkor. Il ne pouvait détacher son regard des yeux de la jeune femme, où se lisait une émotion si primitive et si absolue qu’elle ne pouvait pas être qualifiée de « peur ». C’était bien plus profond que cela. Au moins aussi profond que l’amour juvénile qu’il lui avait porté, mêlé d’admiration et de désir, teinté d’une pointe touchante de naïveté, alors qu’il espérait encore grandir pour devenir un homme qu’elle aurait pu apprendre à aimer en retour. Il revoyait distinctement ses yeux verts posés sur la foule d’esclaves qui retenait son souffle, balayant du regard sans vraiment les voir ceux qu’elle n’avait pas pu emmener vers la victoire, mais pour lesquels elle acceptait de se sacrifier. Sa mort, en effet, avait épargné à des centaines d’autres de subir les tourments des militaires en quête d’une réponse, d’une délation.
C’était sans doute pour cela qu’elle avait fini par se rendre.
Elle n’avait pas supporté de voir passer les colonnes de cadavres que l’on pendait, de ressentir le poids de toutes ces âmes que l’on brisait afin de la retrouver elle, de même que ses compagnons.
Huru serra le poing… Une partie de lui aurait voulu la retenir, l’empêcher de commettre pareille folie, et la laisser accepter le sacrifice de tous ceux qui avaient refusé de la livrer aux autorités pour préserver l’espoir qu’un jour Shuresh pourrait renaître et triompher. N’aurait-il pas pu lui adresser un dernier avertissement pour la prévenir du sort effroyable qu’elle allait rencontrer ? N’aurait-il pas pu l’enlever, l’arracher à sa funeste résolution de marcher vers la mort librement ? Folie d’un jeune homme fou amoureux, fou de chagrin, et fou de douleur… Ainsi la revoyait-il distinctement, au dernier jour de sa vie. Elle, splendide malgré les affres et les tortures. Ses pieds nus, délicats, qui tremblaient sur les planches grinçantes déjà imbibées d’un mélange gluant de sang, d’urine, de salive et de larmes, là où d’autres qu’elle avaient connu les mêmes supplices et la même fin indigne. Il entendait encore ses gémissements quand le poinçon brûlant avait imprimé dans sa chair le symbole honni d’une couronne de fer, pour la confier au Dieu Sombre duquel il n’avait pas pu la sauver. Il entendait encore ses hurlements quand les instruments de torture avaient commencé leur œuvre sordide, détruisant méticuleusement tout ce qui avait fait d’elle le Cœur de la révolte. A chaque coup de poignard, à chaque nouveau sévice, c’était une partie de son cœur à lui qui était morte. Huru n’avait jamais autant prié pour quelqu’un pérît, en voyant à quel point elle souffrait.
Il cligna des yeux soudainement, et quelques larmes se mirent à couler le long de ses joues.
La nuit était toujours là.
L’étranger aussi.
- Je suis terrorisé, souffla Huru, incapable de contenir les tremblements que l’on percevait dans sa voix.
Il enfouit la tête dans ses mains, et se pencha en avant, la poitrine comprimée par une émotion qui menaçait de le briser. Étouffé par les chaînes invisibles qui le retenaient, il se sentait tout à coup écrasé par le poids de la tâche qu’il avait eu le malheur d’espérer entreprendre. Rallier les esclaves, leur parler de courage et de noblesse, et les emmener à la mort comme son père l’avait fait… Comme Nausi l’avait fait… En était-il seulement capable ? En avait-il seulement le désir ? Ne valait-il mieux pas vivre encore un peu, se délecter du jour qui ne tarderait pas à poindre, et se prendre à rêver à des lendemains meilleurs ? Lorsque son regard humide se tourna vers le Rohirrim, ce dernier put y voir toutes les émotions conflictuelles qui se battaient en lui. Par les Valar, qu’il était jeune.
- Je suis mort de peur à l’idée d’une nouvelle répression. J’ai vu tellement d’amis proches souffrir, et implorer une fin qu’on refusait de leur accorder. J’ai peur d’être le prochain, et de finir comme tous les autres… De n’être qu’un nom de plus qu’on oublie. Je veux seulement vivre…
En prononçant ces mots, il se sentit soudainement honteux, et les larmes revinrent de plus belle. Nausi avait placé toute sa foi dans la rébellion, allant jusqu’à sacrifier sa vie pour elle. Nevä avait accepté de se livrer au gouverneur en connaissant très bien le sort qui serait le sien, car elle croyait fermement que la mort valait mieux à la servitude éternelle. Son propre père avait cru en Shuresh au point de se battre à mains nues contre leurs geôliers, au point de résister à la tentation de la reddition pour rester en vie et accepter de poursuivre le combat un autre jour. Il s’était battu de toutes ses forces pour offrir à son fils un avenir meilleur, pour offrir aux esclaves une liberté qu’ils méritaient profondément. À l’heure où son père alité posait probablement ses derniers regards sur le monde, devait-il mourir en laissant en héritage un fils pusillanime, pétrifié par la peur, aspirant à peine à croquer une bouchée de soleil quand les gardes de la ville lui permettraient de lever brièvement la tête ?
Les larmes se tarirent quelque peu.
Huru se redressa, regardant dans le lointain, cherchant une réponse. Une inspiration. Une voie à suivre. La brise nocturne lui caressa les joues, en lui apportant pour seul réconfort une des sages paroles de son père : « la liberté, c’est le devoir d’être seul, et le droit d’être accompagné ». Mais comment vivre à la hauteur d’une telle maxime ? Comment faisaient les autres, ces héros qu’il adulait tant ? Comment avaient-ils fait, seuls face à leurs pensées, leurs doutes et leurs convictions, pour prendre une décision aussi lourde de conséquences ?
Comment avaient-ils fait pour se départir de la peur qu’on avait passé une vie entière à cheviller dans leur esprit et leur corps ? Comment avaient-ils surmonté le sentiment de franchir une frontière qu’ils ne pourraient plus traverser dans l’autre sens ? Cette impression étrange qu’ils vouaient finalement leur vie à une cause qui les verrait triompher ou mourir, sans autre alternative possible. Comment un être humain pouvait-il consentir un tel sacrifice, et trouver la force d’aller de l’avant, dans la solitude de son âme ?
Visiblement déchiré, Huru se tourna vers le Rohirrim.
- Ne croyez pas que je sois un lâche. Comme tout le monde ici, j’aspire à une vie meilleure… Mais imaginez-vous seulement de quoi les Melkorites sont capables ? Ce que vous proposez… Si nous devions échouer…
Il soupira, essayant de congédier les images et les sons qui effleuraient sa conscience afin de s’y immiscer insidieusement. Il s’efforça seulement de garder à l’esprit le poing serré de son père, les yeux verts de Nausi, et la voix chaleureuse de Nevä… Les larmes coulaient toujours, quand il finit par affirmer avec une résolution retrouvée.
- Je ne sais pas pourquoi vous faites cela, étranger. Je ne sais pas ce qui motive votre quête contre le Temple, mais j’essaierai de vous assister de mon mieux. Je ne peux pas vous promettre quoi que ce soit, mais il ne sera pas dit que Huru, fils de Kayemba, a refusé d’apporter son aide à un Libérateur de l’Ouest… aussi fou soit-il.
Les deux hommes partagèrent un premier sourire. La complicité douce-amère de ceux qui savent entreprendre une tâche impossible, mais qui sourient au destin en lui disant « et si ? ». Remettre en cause l’ordre établi à Albyor avait échoué cinq années auparavant, mais la ville en avait été bouleversée profondément. La dernière évasion en date n’avait fait que renforcer la tension entre les libres et les non-libres, mais elle avait encore une fois montré la vulnérabilité des puissants. Le gouverneur avait failli perdre son fils dans les événements tragiques qui avaient agité la ville, et les esclaves étaient désormais étroitement surveillés dans les couloirs du palais et dans la Ville Haute. Leurs ennemis n’étaient pas aussi invulnérables qu’ils voulaient le faire croire, même si la raison obligeait à considérer leurs chances de succès avec circonspection. La mission eût été dantesque, si elle avait consisté seulement à s’en prendre aux militaires… Mais s’en prendre à un dieu ? C’était pure folie. Les Melkorites, retranchés dans le Temple de Sharaman, constituaient une menace au moins aussi effrayante que les troupes du gouverneur Hagan.
Cependant, ils avaient un point faible certain : ils étaient profondément convaincus que rien ne pouvait menacer leur pouvoir. L’orgueil démesuré de Jawaharlal et de ses sbires causerait probablement leur perte, qu’elle vînt des esclaves ou d’ailleurs. Toutefois, avant de s’engager, Huru avait besoin de savoir si le même mal n’affectait pas l’esprit de son nouvel allié de circonstance :
- Je m’interroge, étranger, sur la source de votre folie. Comment peut-on mépriser la mort au point de ne pas craindre de s’en prendre aux représentants de Melkor ? Qu’est-ce qui peut bien motiver une telle entreprise ?
La question était ouverte, mais Huru ne s’attendait pas à la réponse du Rohirrim. Ou plutôt, il ne s’attendait pas à ce qu’elle fût à la fois aussi prévisible, et aussi surprenante.
Tout cela tenait à une femme.
On contait parfois, parmi les bardes et les poètes, les histoires fantastiques d’hommes qui tombaient éperdument amoureux d’une femme servile, et qui transgressaient les lois du monde pour vivre cet amour interdit comme ils l’entendaient. Les nobles seigneurs qui capturaient une femme non libre et en faisaient une princesse étaient célébrés dans la littérature du Rhûn, et donnaient l’impression au petit peuple des villes que l’ascension sociale était permise par la beauté et la grâce, par l’éducation que l’on donnait à ses filles, et par le soupçon de chance que l’on pouvait avoir quand on connaissait les bonnes personnes, celles qui pouvaient vous introduire auprès des puissants. Les cas de femmes tombant amoureuses d’un esclave étaient plus rares, mais non moins inspirants. Certaines troupes de théâtre jouaient encore l’histoire tragique de la princesse Vilalya, capturée par les sinistres hommes du Gondor, et mariée de force à Tharazon, l’un des soldats du roi Elessar. D’après la légende, son esclave Lyushu, qui était à la fois sage et intelligent, avait inventé mille stratégies pour empêcher la belle dame de devoir partager la couche de son mari. Après avoir vécu maintes aventures pour échapper aux griffes du Gondorien, Vilalya avait accepté d’épouser Lyushu et de consommer son mariage pour rendre caduc son alliance forcée. Une noble histoire d’amour, qui se terminait hélas dans le sang puisque, effrayé par cette union contre nature, et par la rébellion de celle noble dame, on racontait qu’Elessar lui-même avait ordonné sa mise à mort, et que Lyushu avait été banni dans les lointaines terres de l’Est.
Ainsi donc, c’était bien une femme qui poussait l’étranger à s’engager dans cette entreprise insensée, mais on ne décelait pas chez lui cet amour passionnel et dévorant qui faisait les meilleures histoires. Au contraire, il s’agissait presque d’un devoir qu’il s’imposait, par égard pour une promesse qu’il avait faite à cette esclave, et qu’il entendait tenir sans se soucier de ce que cela devrait lui coûter.
- C’est donc l’honneur, votre folie… Conclut Huru, pensif. Ce n’est pas la pire. Quitte à vous soutenir dans votre cause, je préfère l’honneur à la vengeance. L’humanité, c’est tout ce qui nous reste en ce monde quand tout nous est arraché, alors efforçons-nous de la préserver. Mon père disait toujours « Nous sommes des Hommes, et c’est pour cela que ces bêtes nous craignent ».
Il laissa l’Occidental méditer sur ces paroles, tandis qu’ils se mettaient à marcher en direction du village. L’heure était tardive, et le froid mordant ne les épargnait pas. Ils aspiraient tous deux à retrouver la chaleur de l’âtre, et la perspective d’un couchage sobre mais sûr. Ici, ils pouvaient dormir sur leurs deux oreilles, entourés d’alliés. Même le bras des Melkorites ne s’étendait pas jusqu’ici. Les corps innombrables des esclaves étaient un rempart à la volonté du Temple, obscurcissant son jugement, troublant sa vision, et retrouver le fugitif ici était impossible. En chemin, ils poursuivirent leur réflexion, qui les mena à une question aussi troublante qu’incisive.
Huru prit un long moment pour y répondre.
- Choisis… Je ne sais pas si le mot est juste. Je ne sais même pas quel mot serait le plus adéquat. Nul esclave sain d’esprit ne souhaite travailler au Temple de Sharaman, en particulier depuis que Jawaharlal a étendu son influence. Beaucoup ont été massacrés avant la création de l’Ogdâr, sacrifiés au nom de Melkor, et d’autres encore ont été éliminés après que quelqu’un se soit introduit dans le Temple il y a peu… en lien avec les récents événements, la fuite spectaculaire d’une grande quantité d’esclaves : une première de mémoire d’homme. Le Temple s’est montré un peu plus strict sur le contrôle des allées et venues, mais le renouvellement des esclaves ne s’est pas fait sans difficulté, et aujourd’hui les Melkorites ne sont plus très regardants sur les esclaves qui entrent à leur service. Le fonctionnement du Temple nécessite le travail coordonné de plusieurs centaines des nôtres, dont ils ne peuvent pas vraiment se passer. Ils en achètent une bonne partie au grand marché d’esclaves, à raison de plusieurs dizaines par semaine. Des Tatoués, souvent, dont les maîtres ne veulent plus et qui sont vendus pour un prix modique. Ils choisissent ceux qui sont en forme, plutôt dociles, mais cela ne les dérange pas d’acheter des esclaves rebelles, car ils savent qu’à la moindre dérive ils seront sacrifiés. C’est une sorte de dernière chance avant une condamnation à mort. Plus rarement, ils achètent des esclaves de luxe, des comptables ou des intendants, mais il faut pour cela maîtriser la langue du Rhûn à la perfection. Enfin, il y a les esclaves qui sont confiés au Temple par des maîtres particulièrement cruels, qui veulent faire une offrande au Dieu Sombre, ou bien rembourser une dette qu’ils auraient envers les Melkorites. Certains sont conduits à l’échafaud et exécutés lors des cérémonies sanglantes, mais d’autres ne sont que prêtés au Temple pour une durée déterminée, et pourvu qu’ils se comportent bien, ils peuvent espérer en sortir vivants.
Huru garda le silence un instant, puis ajouta avec curiosité mais sans malice :
- Ce doit être quelqu’un qui compte beaucoup pour vous, cette femme prisonnière du Temple.
Il n’était pas besoin d’être devin comme Kryv l’était pour parvenir à cette conclusion, mais on pouvait toujours s’étonner de voir qu’un homme était prêt à tout risquer pour sauver une femme. C’était quelque chose de très chevaleresque, incorporé dès l’enfance dans le caractère des garçons qui apprenaient à manier l’épée pour sauver les demoiselles en détresse. On ne leur apprenait guère à se sauver eux-mêmes de la détresse, hélas. Huru était toutefois plus perspicace que cela, et il ajouta :
- Et pourtant, vous n’en parlez pas avec amour. Y a-t-il quelqu’un d’autre dans votre cœur ?
Sa question, une flèche mordante, ne pouvait que faire remonter nombre de souvenirs. Le Rhûn et ses femmes avaient eu le don de faire tourner la tête du Rohirrim à de nombreuses reprises. Huru le comprenait sans le comprendre, lui qui avait tiré un trait sur les affaires de l’amour depuis la triste fin de Nausi. Pourtant, il n’avait pas vécu le déchirement de devoir veiller le corps d’Iran, qu’il avait espéré pouvoir ramener parmi les siens… Il n’avait pas vécu l’expérience douloureuse de tout ignorer du sort d’Ava, la guérisseuse dont la tendresse et la bonté n’avaient d’égales que son courage et son opiniâtreté. D’après Khalmeh elle vivait, mais c’était bien peu de choses quand on savait à quoi pouvait ressembler la vie ici. Et puis il y avait le Rohan, et ses femmes non moins résolues. L’ancien officier avait-il tiré un trait sur l’idée de construire une famille ? Sur l’idée de prendre épouse parmi les siens, d’entonner les chants traditionnels de son peuple, de sentir battre contre sa poitrine le cœur impétueux d’une fille du Riddermark ? Avait-il déjà renoncé à ces rêves de jeunesse, avec qui il avait pu échanger quelques regards lorsque, passant devant les foules béates du pays des seigneurs de chevaux, il s’égarait brièvement dans les yeux d’une demoiselle ?
Une simple question.
Tant d’implications.
De doutes.
De craintes.
Et si peu de réponses.
Membre des Orange Brothers aka The Bad Cop
"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"