Anem commençait à sentir le poids de l’effort peser dans ses bras. Cela faisait deux jours qu’il retournait la terre afin de préparer la plantation des légumes d’hiver. C’était une nouvelle zone qu’il n’avait jamais eu l’occasion de travailler et le sol caillouteux ne lui facilitait pas la tâche.
Il exploitait son
rhîd avec son épouse depuis une quinzaine d’années déjà mais étant fréquemment mobilisé, il avait dû beaucoup se reposer sur la solidarité avec les autres gars du village. Il avait pris sa retraite de la Garde du Lac l’an dernier et pouvait désormais se consacrer totalement à sa famille.
Concentré sur son labeur, il ne prît conscience de la présence du cheval que quand celui-ci fût à quelques pas de lui. Machinalement, il porta la main à la dague qu’il portait toujours à la ceinture. Il ne mit pas longtemps à reconnaître Duarte, son ancien compagnon d'armes.
“Que me vaut la visite du Sergent Duarte ?”, fit-il d’un ton enjoué, trop heureux d’échapper ne fût-ce qu’un instant à sa charrue.
Duarte était un peu plus jeune que lui et avait repris le flambeau quand Anem avait quitté la garde. C’était un bon soldat, un homme droit et fier. Il partageait beaucoup de choses avec son ancien sergent.
“Mon année de mobilisation touche à sa fin et je retourne au bercail !”, dit-il enthousiaste.
“Je me suis dit que je passerais bien passer le bonjour au vieux Anem !”Avec son air de ne pas y toucher, Duarte lui faisait un grand honneur. La plupart des soldats démobilisés avaient hâtes de retrouver leur femme et leurs enfants. Ils évitaient souvent le moindre détour. C’était d’autant plus vrai qu’en tant que sous-officier, Duarte n’aurait droit qu’à une petite saison parmi les siens avant de retourner à la capitale.
“Alors mon ami, nous allons ouvrir une bonne bouteille et te recevoir comme un roi !”***
Les deux fils d’Anem avaient fait la fête à Duarte. Les visiteurs étaient rares à l’Est de Fornost et leur père leur avait souvent parlé du sergent. Le soir avançant, les deux jeunes hommes et leur mère étaient partis se coucher, laissant les deux hommes en tête à tête.
Duarte fouilla une de ses sacoches et en sortit un petit paquet d’herbe à pipe.
“C’est de la part des gars !”, fit-il, “
Tu leur manques tu sais ?”Anem le remercia et se mit en quête de sa pipe.
“Quelles sont les nouvelles de la ville ?” demanda-t'il en bourrant sa pipe. Il tendit le paquet à Duarte qui refusa poliment.
Duarte et Anem partageaient leur passion pour la politique. C’étaient des choses qui intéressaient habituellement assez peu les soldats mais les membres de la garde du lac étaient souvent mieux informés que les autres. Les deux hommes avaient été au coeur de pas mal de conflits importants ces dernières années et avaient été en première ligne contre l’Ordre de la Couronne de Fer.
Duarte se cala bien au fond du siège en bois qui constituait un des rares meubles de la petite chaumière.
"La grande nouvelle c'est que le vieux Aleth Enon est retraité", commença Duarte.
La nouvelle n'était pas surprenante, l'intendant avait déjà voulu quitter son poste peu de temps auparavant et sa santé était décrite comme déclinante.
"La surprise c'est le nom de son successeur : le Comte Sirion d’Amon Araf.”Anem manqua de s’étouffer avec la fumée de sa pipe.
“Le “Sirion”, le fantôme ? Il est devenu Comte et Intendant ?”Duarte était très fier de son effet. Sirion Ibn Lahad était une personnalité légendaire parmi l’armée d’Arnor. Il était connu pour être dur mais efficace. Cependant, jamais ils n’auraient pu imaginer qu’il se lance dans une carrière plus politique.
“Lui-même”, confirma le sergent.
“Autant te dire que les Hiboux ne sont pas ravis.”Hibou était le surnom donné aux nobles appartenant aux familles les plus anciennes de l’Arnor. Ils étaient souvent opposés à ceux que l’on surnommait les
éperviers et qui étaient des sénateurs anoblis depuis peu de temps. Enfin venaient les
faucons groupuscule reprenant les nobles ayant obtenu leurs titres sur le champ de bataille. Il était difficile de dire si Sirion appartenait à l’une ou l’autre de ces deux dernières familles… Il était sans doute davantage un homme libre, détaché de toute allégeance hormis celle qu’il devait à son roi.
“Après les Tribuns Vilyan et Forlong, ça fait le troisième poste qui leur file sous le nez”, commenta Anem.
“Le roi aurait choisi Sirion pour sa loyauté sans faille… d’aucuns disent que c’est surtout pour faire peur aux sénateurs. La rumeur voudrait que les Hiboux soient en train de négocier pour que soit nommé un troisième tribun militaire en compensation. C’est Pastor qui serait pressenti. D’autant que Forlong est aux abonnés absents depuis un moment et que ça commencerait à pas mal déranger le Roi.” Pastor Cavales était le Maître de la Garde du Lac. Anem l’avait bien connu, c’était un homme droit et bon. Il avait toujours eu l’espoir d’occuper des postes importants et le fragile équilibre des pouvoirs risquait de lui en donner l’opportunité.
Tout ça donnait le tournis à l’ancien sergent. Ces jeux de pouvoirs, ces équilibres politiques, paraissaient bien éloignés de la réalité de sa charrue et de son champ. Pourtant, tout était lié en quelque sorte. Il décida de subtilement changer de sujet de conversation.
“Et la Reine ? Tu l’as rencontrée ?”, s'enquit Anem. Il avait quitté le service du roi un peu avant son mariage et n’avait pas eu l’occasion de rencontrer leur nouvelle souveraine.
“Oui je l’ai vu souvent, elle est vraiment magnifique.. Tu as entendu qu’elle a convaincu le Roi de lancer une grande quête pour retrouver des artefacts ? Il a fait appel à tous les cœurs nobles et courageux du royaume. Parait que c’est une idée de son conseiller, le Seigneur Pallando.”Les deux hommes discutèrent encore un moment avant que chacun rejoigne sa couche. Anem avait encore du travail le lendemain et Duarte un long chemin.
Allongés aux côtés de sa femme, le vétéran avait du mal à trouver le sommeil. Les paroles de Duarte sur l’appel de la reine résonnaient étrangement dans sa tête.Son regard s’attarda un instant sur sa vieille épée qu’il avait accrochée au-dessus de l’âtre. L’aventure… Il chassa ces pensées de son esprit.
Il avait toujours promis à sa femme qu’une fois sa carrière terminée, il resterait à ses côtés. De plus, le vieux Remus commençait à se faire vieux et le hameau aurait bientôt besoin d’un nouveau Bourgmestre. Il était le seul capable d’assumer cette tâche. Enfin, les mouvements de troupe du Roi ne le rassuraient pas. Cela faisait quelques semaines maintenant que des hommes en armes passaient à proximité de leurs fermes. Ils partaient vers l’est, vers le Rhudaur. La rumeur voulait que les nains et les gobelins soient en guerre ouverte… si on secouait un peu trop la fourmilière, il n’était pas impossible que ces saloperies se perdent dans leurs campagnes.
Anem finit par trouver le sommeil… demain, il continuerait à labourer son champ.