Tenant désormais la main de sa compagne de danse dans la sienne, le Seigneur de l’Estenmet écouta néanmoins la réponse du guérisseur gondorien. Des courbettes, de la dentelle, une fois de plus. Une esquive. Décidément cet homme n’avait aucune colonne vertébrale et il suffirait d’un vent automnal pour le faire glisser d’une partie du Royaume à une autre. Il ne tirerait très certainement rien de lui. Son regard se fit plus dur lorsqu’il répondit.
- Je pense que Dame Dalia de Ronce, tout comme notre Vice Reine, en leur grande sagesse, avaient vu plus en vous qu’un messager indirect. Je ne vois personnellement pas de meilleur usage pour des remèdes que d’être envoyés au front pour soigner nos hommes. Mais si vous préférez envoyer des soldats à la place pour remplacer les morts, faites donc.
Son ton se fit sans appel tandis qu’il entraina à sa suite la jeune dame qui semblait bien inconfortable en sa présence. Peut être avait-il était trop rude envers ce jeune guérisseur, mais Volkan Dolfenbrand n’était pas réputé pour sa finesse, après tout…et le temps pressait trop sur les champs de bataille pour le perdre à discutailler des termes et conditions sous couvert d’échange diplomatique. La tension était palpable dans le port d’épaules de la jeune femme et sa main qui se faisait faible dans la sienne. Il raffermit sa prise et tenta de son mieux de s’insérer dans le flot de danseurs sans perturber les couples déjà lancés. Heureusement, son vieux corps semblait encore se souvenir des danses d’antan, il n’eut donc pas de mal à débuter. Doucement d’abord pour ne pas perturber la garde qui ne semblait pas dans son élément. Oh…il n’était pas particulièrement élégant dans ses mouvements, le vieux Seigneur, mais on pouvait admettre qu’il avait encore le sens du rythme et sa confiance semblait le suivre dans toutes ses démarches.
Il tenta de guider de son mieux sa partenaire avec sa voix bourrue.
- Relevez la tête sinon vous risquez de vous emmêler les pieds. La danse, c’est un peu comme une bataille.
Un pied après l’autre, une répétition de mouvements, entraînés, effectués des dizaines, des centaines de fois. Les corps devaient alors bouger en unisson pour créer une cohérence. Le regard porté sur le partenaire de danse ou bien légèrement en retrait par pudeur, généralement des jeunes dames. Mais eh…cela remontait à lui. Volkan se souvenait encore de sa dernière tentative de danser avec sa fille il y a de cela quelques années, avant que celle-ci ne le rejette car quelle honte de danser avec son vieux père ! Il avait alors reculé d’un pas et laissé la prunelle de ses yeux s’envoler loin de lui, un sourire quelque peu triste sur le visage. Au juron arraché de la garde il répondit par un rire tonitruant qui pourrait potentiellement la prendre au dépourvu. Pour leurs voisins, il avait probablement noyé l’interjection de la jeune femme de sa grosse voix. Et c’était mieux ainsi, après tout. Son regard reprit de son sérieux cependant lorsqu’il lui répondit.
- En effet cela est frustrant. L’impression parfois de jouer un fou à gesticuler dans tous les sens en essayant d’attirer l’attention sur ce feu qui brûle et se rapproche…
Il poussa un ronchonnement et ne dit mot lorsqu’elle lui marcha sur les pieds. Une lueur de défi cependant l’envahit lorsqu’il poursuivit :
- Alors pourquoi la Garde Royale, alors que nos soldats risquent leurs vies à défendre nos terres ? Car il n’avait pas oublié la demande de la jeune femme, et Volkan n’était pas prêt à utiliser de son influence sans être convaincu du bien fondé de cette démarche.
Eohlindell fut satisfaite des valeureux danseurs ayant pris possession de l’espace central du Hall de Meduseld. Elle en fit le tour avec lenteur, ses doigts graciles grattant les cordes de sa guiterne pour divulguer sa chanson aux diverses tables qui avaient été érigées sur les côtés. Elle observait les convives un instant, esquiva quelques fois de ses pas dansants des enfants qui courraient rejoindre les jeux à l’autre bout de la salle. Un sourire se dessina sur son visage. Qu’il était bon d’être ainsi innocent et joyeux et de se laisser emporter par les émotions aussi violentes soient-elles. La jeune barde ne vivait que pour cela. S’oublier l’espace d’une chanson, d’une danse. Ses parents l’avaient toujours trouvée trop tête en l’air, rêveuse, oublieuse du monde extérieur. Mais que pouvait-elle en faire ? Elle avait une mission, elle aussi, mais ses musiciens avaient chapardé son petit papier. Elle chercha donc un partenaire (particulier, pour partenaire particulière). Elle pensa le trouver non loin d’ailleurs, avec une barbe et une moustache fringante et un éclat vif dans le regard. Il regardait autour de lui sans trop savoir dans quelle direction aller. La jeune femme laissa donc son instrument qu’elle déposa dans un coin soigneusement. La chanson n’avait maintenant plus besoin d’elle, le groupe était parfaitement lancé. Elle s’approcha donc de ce monsieur encore assis et se pencha par-dessus son épaule, un sourire large dessinée sur son visage :
- Seriez vous mon partenaire de danse ?
Elle tendit sa main dont le poignet était recouvert de grelots tintant et de voiles colorés, et effectua une courbette élégante et à moitié sautillante sur ses pieds nus. Oh elle espérait ne pas se tromper. Mais la honte ne tuait pas heureusement ! Sinon elle n’aurait pas vécu jusqu’à ses 19 ans.
Un pantalon bouffant et haut en couleurs, sous de longs pans de voiles servant de jupe, attachés par une ceinture de cuir épaisse agrémentée de grelots dorés. Des pas dansants, pieds nus, graciles, volant sur les planches en bois de l’estrade royale. Des doigts fins, pinçant les cordes d’une guiterne en un air jovial, sa voix accompagnant la mélodie, haute et claire. De longs cheveux châtains ornés de fleurs des champs. Petit à petit, le chahut de la Salle de Banquet s’apaisa, à l’écoute. Doucement, sans se presser, Eohlindell attrapa l’attention des convives de son air enchanteur, un éclat dans ses yeux brun. Une fois s’être assurée que les regards étaient tournés vers elle, la jeune barde leur adressa un sourire radieux, avant de se lancer dans un entrechat audacieux, traversant ainsi la scène improvisée, et s’inclina profondément devant l’audience. Ses poignets et chevilles étaient ornementées de grelots également, tintant à chacun de ses mouvements élégants, maîtrisés. Elle virevolta sur elle-même, faisant voler ses tissus multicolores autour de ses hanches, et dansa avec son instrument comme on le ferait avec un amant. Elle continua ainsi un instant, traversant la scène d’un côté de l’autre, engageant avec les convives, les invitant de son regard, de son sourire.
- L’on m’a dit, damoiseaux, damoiselles, que des pas légers soulageaient l’âme. Et les ventres, bien rassasiés !
D’une voix chantante, toujours mouvante sur ce plancher, elle poursuivit :
- L’on m’a dit, qu’un carnet vous a été adressé. Des noms, des mots ? Une invitation, à danser ?
Un sourire et un clin d’œil, elle reprit la mélodie sur sa guiterne.
- L’on m’a dit, pour les plus peureux, on pouvait trouver aussi, un buffet et des jeux, mais à deux !
Une incitation à se mêler et à aller à la découverte d’autrui. Eohlindell marqua ses derniers mots en montrant son index levé, sourcils froncés avec une posture autoritaire. Mais qui pouvait croire au sérieux et à l’intimidation d’une barde saltimbanque ? Elle reprit d’ailleurs bien vite son air jovial, et sauta de la scène au plein milieu des convives, instrument à la main, tapant de ses pieds nus sur le sol pour en faire tinter les grelots sur une rythmique entraînante. Que la danse prenne place, haut les mains, hauts les cœurs ! Elle reprit sa danse solitaire avec sa muse, et invita les invités à se joindre à elle au milieu du Hall, avant de s’éloigner progressivement pour leur laisser place. Sur les côtés du Hall se dressaient de longues tables étroites sur lesquelles les invités pouvaient se rassasier ou reprendre des forces entre deux danses. Quant aux jeux en fond de la salle…des pommes à flotter dans des bacs d’eau pour les plus jeunes (mais aucune limitation d’âge, bienheureux !), des jeux d’adresse de lancer d’anneaux sur des blasons agrémentés de pics, ou bien le lancer de petits sacs de toiles sur des cibles dessinées au sol. Il ne manquait pas d’activités à ce bal, et libre à eux de décider quoi faire du temps qu’il leur était imparti avec leur partenaire désigné.
Un hochement de la tête, bref, pour indiquer sa réception des excuses présentées pour la boucherie qui avait été faite de son nom. Il mit cela sur le compte du stress d’une telle situation, probablement. Cette jeune femme n’avait probablement pas l’habitude de cotoyer directement laes hauts personnages du Royaume du Rohan, malgré sa proximité toute particulière avec la Vice Reine. Le nom de son père, Foldar, lui rappelait quelque chose…mais que les années filent…et Volkan était présentement distrait par plusieurs conversations en simultanée. Il attendait la réponse de Berondir à sa demande de la plus haute importante sur le bien être de ses hommes au front, mais ne pouvait ignorer sa voisine de table, et ses propos bien que maladroits étaient pour le moins censés. En cela ils étaient similaires…
Elle semblait comprendre bien rapidement que toute réassurance du succès garanti de leur armée était futile pour cet homme rompu par les batailles et dont les cicatrices anciennes rivalisaient avec les plus récentes, se faisant encore ressentir dans ses vieux os. Oh, peut-être était-ce bien l’âge qui le rendait pessimiste, comme s’évertuait à lui faire croire ses fils, mais Volkan était trop vieux pour qu’on lui apprenne à faire la grimace. Et qu’en savait-elle cette dénommée Eolida, autre que les rapports reçus du front, entendus et déformés par les bouches et oreilles multiples avant d’atteindre la Vice Reine? Son couteau s’attaqua avec nonchalance à la pièce de boeuf présentée devant lui, en arracha une giclure saignante sans tressaillir. Il n’avait pas d’appétit. Une gorgée d’hydromel l’aida à faire passer cette boule dans la gorge tandis que son regard était résolument posé sur le guérisseur non loin. Si le Gondor était prêt à aider, alors qu’ils aident. Il espérait bien qu’il n’était pas venu les mains vides, outre cette innocence et maladresse notables.
La jeune femme rappela à nouveau son attention et il l’a lui accorda, la jaugeant de son regard de vétéran imperturbable, un rictus mal aimable sur ses lèvres. Elle avait bien compris, cette petiote, que ce bal représentait bien plus qu’une opportunité pour le peuple de s’évader et oublier un instant les troubles qui se propageaient dans le Riddermark. L’heure était venue pour les alliances et les accords tacites. Volkan observa un instant les convives, nota les regards calculateurs de certains, les sourires satisfaits d’autres…le repas n’était pas encore fini et il manquait déjà de temps. Il n’aurait jamais assez de temps à sa disposition… et ses hommes en manquait également. Volkan regarda un instant ce Capitaine Mondself auquel Eolida s’adressait également. Une gorgée d’hydromel. Lente. Son regard se plissa brièvement. Son nom lui disait quelque chose…mais que présentement aucun détail ne semblait vouloir refaire surface. Un énième nom, un énième rang…mais face aux ennemis, cela n’avait plus aucune importance, ils n’étaient pas plus que chair à canon comme leurs semblables.
Il pesait avec sérieux cette demande à moitié voilée lorsqu’ils furent interrompus par la voix envoûtante de la barde saltimbanque qui s’était invitée sur la scène. La mine bourrue, un raclement de gorge ennuyé, Volkan se prêta cependant au jeu et ouvrit le petit papier qui lui avait été remis auparavant lors de son entrée dans le Hall. Le petit carnet présentait une calligraphie soignée et somptueuse dans un encre vert sombre. Après avoir consulté le nom inscrit, il fit claquer sa langue contre ses dents avant de s’adresser à sa voisine:
- Il semblerait que vous avez l’occasion de me présenter davantage vos objectifs d’amélioration de la Garde Royale, qui requiert potentiellement mon appui. Il haussa légèrement le menton et se releva, avant de présenter galamment sa main à Eolida. Il n’était pas particulièrement attiré par les danses mais l’air joué lui rappelait ses plus jeunes années et les danses qu’il avait alors partagé avec son épouse alors qu’ils n’étaient qu’amoureux transi et prétendant. Il espérait seulement que ses genoux seraient à la hauteur du défi.
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