Elle ignorait depuis combien de temps elle était enfermée. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle n’avait pas vu la lumière du jour. Elle s’obstinait à vivre pourtant, même si elle ne savait pas très bien pourquoi. L’espoir. Un mot. Une idée. Une folie. Et pourtant elle avait toujours le faible espoir de retrouver sa vie. Non, elle n’en demandait pas tant. Elle voulait juste retrouver une vie, n’importe quelle vie autre que la triste existence que le sort lui avait destinée. Elle voulait de nouveau sentir le soleil sur son visage et l’herbe sous ses pieds nus. Elle ne rêvait plus que de choses simples. Simples et belles. D’une beauté qu’elle n’avait pas su comprendre alors qu’elle était libre.
Pourquoi se bercer ainsi d’illusions ? Elle ne sortirait jamais des geôles de la Cité Blanche. Et pourtant, depuis qu’il était arrivé, sa vie était de nouveau devenue tolérable. Elle frissonna en repensant à ses premiers mois de détention. La prison n’avait pas été simple lorsqu’elle attendait son procès. L’absence d’intimité, l’ennui, les interrogatoires auxquels avaient succédé l’indifférence des gardes. Mais elle ne savait pas à quel point elle était chanceuse alors.
Depuis sa condamnation, elle avait été transférée dans les geôles. Pas de lumière du soleil, ses vêtements tombaient en lambeaux et elle était écorchée de partout à force de rester assise à même le sol dur et froid. La paillasse de sa cellule était dégoutante et l’odeur qui remontait du trou où elle faisait ses besoins était écœurante. Elle n’avait jamais été une grande mangeuse mais les rations suffisaient à peine à la maintenir en vie. Elle avait compris pourquoi les condamnés à vie ne tenaient pas longtemps. Personne ne se souciait de gens qui ne sortiraient plus jamais. Pourquoi dépenser du bon argent à les maintenir en vie ?
C’était donc là la justice de son pays ? Elle avait été condamnée sans preuve et ils la laissaient mourir à petit feu, privée de tout, privée du simple fait d’être encore un être humain. Elle ne niait pas être coupable mais personne ne méritait un tel châtiment. Elle n’était plus que l’ombre de la femme qu’elle avait été. Elle était sale, amaigrie au point d’avoir du mal à se déplacer. Elle ne se sentait plus une femme. Elle n’avait pas saigné depuis longtemps, son corps était trop affaibli pour lui permettre encore de concevoir un enfant.
C’était pour le mieux probablement. Personne ne se souciait d’elle et elle avait appris à craindre quiconque se souviendrait de son existence. Les geôliers n’hésitaient pas à assouvir leurs besoins les plus primaires avec les prisonnières. Elle avait cru être immunisée après tout ce qu’elle avait enduré lorsqu’elle était une professionnelle. Elle avait eu tort. Même les clients les plus ignobles lui paraissaient attentionnés en comparaison de ce qu’elle avait subi. C’est là qu’elle avait compris qu’elle n’était plus un être humain. Elle était un déchet dont pouvaient disposer à leur guise ses gardiens. Qui leur aurait dit quoi que ce soit ? Qui se souciait de ce qui pouvait arriver aux prisonniers ?
Elle avait pensé à mettre fin à ses jours. Si le manque de nourriture et la violence des gardes ne suffisaient pas à la tuer, elle n’avait qu’à s’en charger elle-même. Elle avait été sur le point de le faire. Et puis, il était arrivé. Sorge était le nouveau gardien responsable des geôles. Aux yeux d’Emelyne, il était un sauveur.
Il avait fait cesser les humiliations et les violences. Lorsqu’un garde avait voulu passer outre et s’en était de nouveau pris à elle, il l’avait rossé et présenté à la justice du Roi. Le viol était puni de mort, même s’il était commis sur une prisonnière. Personne ne l’avait plus touchée depuis ce jour. Certes la vie restait difficile. Les conditions de détention et la nourriture ne s’étaient pas améliorées mais Sorge semblait la traiter comme un être humain. Une prisonnière condamnée à la prison à vie certes, mais également un être doué de sensibilité. L’espoir. Le mot avait retrouvé son sens originel dans l’esprit d’Emelyne.
Un bruit de pas tira l’ancienne maquerelle de sa stupeur. Elle fût aveuglée par l’éclat d’une torche. Elle voyait si peu la lumière que la moindre clarté était douloureuse pour ses yeux. Elle entendit distinctement le bruit de la clé qui tournait dans la serrure avant de pouvoir retrouver l’usage de ses yeux. Puis sa voix s’éleva à côté d’elle.
- Je t’apporte ta ration.Sorge. Le gentil Sorge qui l’avait délivrée de son enfer personnel. Délivrée n’était peut-être pas le terme approprié cela dit. Elle restait prisonnière mais elle était de nouveau une personne. Son sauveur aimait bien rester un peu avec elle pour discuter et elle appréciait ses visites quotidiennes. Elle l’aurait trouvé banal et sans intérêt dehors mais à l’intérieur de ces murs, il lui apparaissait comme l’homme le plus fascinant qu’elle n’ait jamais rencontré.
- Merci beaucoup.Elle s’empara de l’écuelle qu’il lui tendait. Une soupe clairette dans laquelle flottait quelques légumes rachitiques et du gras de porc. Elle se dépêcha de manger. Elle savait par expérience que dès que le mélange refroidissait, la soupe devenait gluante et encore plus désagréable que lorsqu’elle était chaude. Un crouton de pain rassis et une grande cruche d’eau accompagnaient le breuvage. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour engloutir le tout. Elle avait toujours aussi faim.
- J’aimerais tant pouvoir faire plus pour toi Emelyne.
- Tu en as déjà fait suffisamment. Sans toi, je ne serai déjà plus de ce monde.
- Je crains de n’avoir fait que retarder l’échéance…La jeune femme ne répondit pas. Elle en était consciente. Son corps la trahissait déjà et la situation ne pourrait que se détériorer. L’une de ses molaires était tombée la veille. Les carences dont elle souffrait finiraient par la conduire au tombeau. Mais elle avait tellement peur de mourir. Malgré tout ce qui s’était passé, elle voulait croire que la situation pourrait s’améliorer. L’espoir. L’espoir était parfois la pire faiblesse de l’humanité.
- Et pourtant, je sais que je pourrais faire plus pour toi Emelyne.Le ton de la voix du gardien avait changé. Elle y décelait quelque chose de plus, une chose nouvelle qu’elle n’avait pas su voir avant. Il avait besoin d’elle et elle dépendait entièrement de lui. N’avait-il écarté les autres que pour être le seul à la posséder ? Un frisson la parcourût à cette idée. Son cauchemar ne prendrait-il jamais fin ?
- Ton quotidien pourrait grandement s’améliorer si tu acceptais une simple faveur…
- Laquelle ?
- Tout ce que je te demande c’est de me dire tout ce que tu sais des derniers mois de la vie de ton ancien associé Mardil…