— Bienvenue en Arnor !Voûté sur sa selle et fatigué par son long voyage,
Harding fronça les sourcils en contemplant l’homme qui l’accueillait, pieds nus dans la rivière. Les chausses relevées jusqu’à mi-cuisses, il se tenait debout, les mains sur les hanches et contemplait un point fixe, loin au sud.
Harding s’était d’abord demandé s’il lui parlait vraiment ou si quelques étrangers se trouvaient derrière lui. Il s’était retourné, n’avait rien vu, mais le vieil homme continuait à darder ses yeux de lumière sur le vaste monde au-delà des Flots Gris.
— En Cardolan, plus précisément ! Harassé par ses longues heures passées à cuir sous l’œil des dieux,
Harding décida de l’écouter sans répondre et laissa Silence boire tout son saoul. La route du sud n’était pas prodigue en points d’eau et le manque se lisait sur les flancs de son animal. Il releva plusieurs fois la tête de son cheval pour éviter que le froid soudain et brutal dans son organisme n’entraînât de coliques. Au pas, il gagna l’autre rive et se rapprocha du mendiant qui s’était accroupi pour regarder la surface turbulente de l’eau.
— L’auberge ? demanda
Harding.
Tout cavalier du Rohan qu’il était, amoureux des grands espaces, du vent et du soleil, il désirait plus que tout se reposer et manger autre chose que du fromage sec et du pain rassis. Son ventre émit un gargouillement sonore tandis qu’il laissait échapper un bâillement. Les nuits lui avaient paru longues, plus encore que les journées. Il n’avait dormi que d’un œil depuis qu’il avait quitté l’Isen, trop loin des siens pour se laisser aller à un véritable repos. Les collines qui bordaient la route à l’est grouillaient de Dunlendings. Des marchands qu’il avait rencontrés la veille lui avaient signalé une ou deux attaques quelques semaines plus tôt. « Mais depuis, plus rien, avait rajouté l’un d’eux avant de mettre une claque sur la croupe d’une mule. Bizarre. La faim gronde partout, mais ils ont cessé d’attaquer les convois. Allez savoir ce qu’ils préparent, ces chiens des montagnes brumeuses ! »
Harding n’en avait que plus mal dormi la nuit suivante, persuadé que des barbares tatoués de charbon surgiraient de derrière chaque talus herbeux, de chaque repli de terrain ou de quelques trous savamment dissimulés dans le sol pour lui briser les jambes et lui trancher la gorge. Toujours sur le qui-vive, il avait sursauté à l’envol d’un coq de bruyère dissimulé dans un buisson.
— L’eau est là, répondit le mendiant en jouant dans les remous avec son doigt.
Et la berge ici.Il désigna du pouce la pente douce qui montait jusqu’aux premières maisons. Fronçant une nouvelle fois les sourcils,
Harding ne comprit pas tout de suite ce que cela signifiait. Quelques jours de marche suffisaient à faire changer l’intonation des gens, leur accent, leur humour. La colère le saisit quand il se rendit compte qu’on se moquait de lui, encore une fois. N’y avait-il qu’au Rohan que le respect gardait quelque valeur ? Pourquoi fallait-il que l’on rît de sa prononciation, de son aspect, de ses origines ? Il avança vers le mendiant pour lui montrer qu’on ne rigolait pas avec la dignité de son peuple, mais il se ravisa quand il vit deux hommes, l’épée à la ceinture, se rapprocher d’eux. Il lui fallait franchir encore d’autres frontières pour rencontrer celui qu’il cherchait. « Pour le Rohan ». Il se mordit l’intérieur de la joue et talonna son cheval pour se rapprocher des miliciens.
— Vous êtes blessés ? demanda l’un des soldats en désignant l’épaule gauche du Rohirrim.
Même si la douleur le lançait encore un peu parfois,
Harding avait presque fini par oublier la mauvaise estafilade que lui avait faite un des hommes des monts brumeux. Quoi qu’ait fait l’elfe, elle avait accéléré sa guérison, d’une façon ou d’une autre et surtout, évité l’infection. Il regarda sa tunique salie par le sang que le manque d’eau avait empêché de nettoyer jusque là.
— C’est rien, répondit-il de sa voix gutturale à fort accent.
Je me suis blessé en chassant le renard, dit-il.
Je cherche de quoi dormir, manger. Pareil pour le cheval. — Ha, un Rohirrim ! lança le second homme armé. Délaissant le westron, il se mit à parler en rohiric.
Bienvenue à Tharbad cher frère ! Que ton séjour ici t’apporte repos et paix après ta longue chevauchée.
Le soldat inclina la tête et lui offrit un sourire franc.
Harding descendit de son cheval et répondit dans sa langue natale.
— Qu’Eorl veille sur toi et les tiens. Il était encore tout étonné de rencontrer, si loin de chez lui, un Rohirrim maîtrisant mieux le rohirique que la plupart de ceux qui étaient nés au cœur du pays des chevaux. Le milicien l’invita à le suivre et ils s’avancèrent entre les maisons de pierres. Elles possédaient toutes au moins un étage et étiraient leurs hautes ombres sur les rues poussiéreuses de Tharbad. Une grande place ceinte d’arcades était destinée à accueillir les convois de marchands. À l’abri des arches de bois, d’étroites boutiques proposaient des tourtes et des pains garnis de fruits secs. À côté des talemeleries d’où s’échappaient des odeurs alléchantes, un vendeur de vins épicés vantait la robe prodigieuse d’un Vieux Clos, originaire de la Comté.
Harding s’arrêta pour l’écouter. Le milicien, à ses côtés, lui fit quelques explications.
— C’est un vin de Petites-Gens, de kûd-dûkan.
— Vivent-ils loin d’ici ? demanda
Harding.
— Un bon cheval te mènera là-bas en une paire de semaines. Il jeta un coup d’œil à Silence. Son cheval parcourrait la distance sans difficulté, mais il lui faudrait d’abord un ou deux jours de repos et plusieurs rations de foin pour se remettre des longues étapes qu’ils avaient franchies. Le milicien sembla comprendre le calcul qu’il était en train de faire et se pressa de rajouter.
— L’herbe est meilleure plus au nord et les rivières plus nombreuses. À la Loge, ils auront de quoi nourrir ton cheval comme il faut. Et toi aussi, bien sûr.
— Est-ce une auberge ? demanda
Harding alors que le nom qu’on venait de lui donner réveillait en lui l’écho de sa dernière discussion avec Gallen Mortensen.
— Oui et non, répondit le milicien.
Beaucoup de gens viennent ici pour rapporter les nouvelles du monde ou chanter jusqu’au petit matin. Les commerçants demandent sur la place aux arcades si les routes sont sûres, mais c’est à la Loge qu’ils se rendent toujours pour savoir si le reste du pays l’est, lui aussi. Tu en verras certainement si tu t’arrêtes là-bas. Le soldat désigna d’un geste du menton une tour grise qui dépassait au-dessus du toit des maisons.
C’est à quelques rues d’ici à peine. Il invita
Harding à le suivre et lui fit traverser une partie de la cité de Tharbad en continuant à commenter tout ce qu’ils voyaient. D’abord heureux et réconforté de rencontrer un des siens dans une ville qui lui paraissait si étrange,
Harding se sentit vite lassé de tout le babillage inutile dont l’accablait son comparse. Il ne souhaitait qu’une chose, se remplir le ventre de bonne nourriture et de bière forte puis de se laisser tomber sans inquiétude sur une paillasse richement garnie de paille et de feuilles. Il finit par se débarrasser du Rohirrim en passant les portes de la Loge, après s’être occupé de Silence.
À l’intérieur, une fraîcheur bienvenue fit naître un frisson sur sa peau. Des hommes allaient et venaient d’une salle à une autre sans se soucier de lui. La soif le poussa à trouver des tables et de quoi remplir son outre, à défaut de se voir offrir une pinte. Les gens ici, lui semblaient bien étranges et les tavernes, bizarres. Au Rohan les cris et les rires peuplaient les pièces basses de plafond où la fumée formait un ciel intérieur entre quelques étoiles de cire ou d’huile. Ici, les plafonds se perdaient au-dessus des têtes, inaccessibles, noirs et vides.
— C’est toi, le Rohirrim ? lança une voix derrière lui.
Harding se retourna, la main serrée sur son outre, prêt à s’en servir pour assommer son interlocuteur.
— Pardon, je ne voulais pas te surprendre. Je suis marchand. Je me nomme Garan. Nous devons descendre avec nos chariots vers le sud jusqu’au Gondor. Je voulais juste discuter avec toi pour savoir quelles étaient les nouvelles du Rohan. C’est tout. Le jeune roi est-il ouvert au commerce extérieur ? Peut-on espérer le rencontrer ? Nous venons d’Arnor et avons des propositions à lui faire. Fronçant les sourcils,
Harding se détendit à peine. Il n’avait pas prévu de s’éterniser en discussions. La fatigue lui pesait.
— La route est bonne, jamais sûre, à cause des gens de Dun. Je suis parti du Rohan dans un royaume en paix. S’entendre dire cela lui noua l’estomac. Il redoutait de revenir dans un royaume ravagé par le chaos, couvert de poussière de sang séché, détruit par une menace invisible qui lui étreignait le cœur depuis qu’il avait franchi l’Isen. Gallen Mortensen avait la situation en main, les querelles intestines s’étaient apaisées, les moutons reviendraient gras et les agneaux nourriraient de nombreuses familles. De nouveaux traités devaient être signés avec les nains de sous les montagnes. Mais… mais le Vice-Roi l’avait pressé avec tant d’ardeurs de quitter le royaume pour retrouver le petit Holbytla que
Harding ne pouvait se défaire de l’idée qu’une nouvelle menace viendrait ravager son pays.
— Mais le roi n’est pas au Rohan. L’enfant vit en Isengard, au pied du pays des arbres vivants.
— Nous en avons entendu parler. Cela n’arrangera pas nos affaires, mais si nous devons nous résoudre à nous rendre en Isengard, nous irons. Et toi ? Quel vent te porte si loin de tes terres ?
— La chasse à la mangouste, lâcha
Harding.
Surpris, mais constatant que leur interlocuteur n’en dirait pas davantage, les marchands le quittèrent en le remerciant poliment.
Harding trouva un banc où s’asseoir et sa gourde à la main, s’endormit.
Il fut réveillé par une petite main venue fureter dans une de ses poches. Dans un sursaut,
Harding attrapa la pogne du petit et lui tordit le poignet. L’enfant cria, attirant l’attention de trois ou quatre personnes assises dans la pièce. Le gamin faillit pleurnicher avant de le mordre et de lui mettre un coup de pied dans le tibia. Un vieil homme ricana dans sa main.
— Dangereuse chasse, dit-il.
Êtes-vous sûr de vouloir déloger un vieux renard endormi ? Le goupil a mauvaise réputation sur ces terres et bien des hommes rêvent de le tuer pour en vendre la peau.