L’atmosphère au sein de la salle de classe était pour le moins intrigante. Il y régnait un désordre incroyable alors même que peu d’élèves y avait mis les pieds depuis plusieurs semaines désormais. Les bancs avaient été déplacés, poussés, certains même retournés et le sol était jonché de plumes et d’éclats d’encrier brisé. Le parquet, autrefois parfaitement lustré, était à présent terni par plusieurs centimètres de poussière qui s’élevait en volutes dès qu’on faisait le moindre pas. Une forte odeur âcre de renfermé et d’encre en aurait également repoussé plus d’un et faire entrer un peu d’air frais en ouvrant simplement les larges fenêtres de l’Université aurait été le réflexe logique de toute personne normale.
Seulement voilà, l’homme qui se tenait devant le tableau sombre, à griffonner formules et schémas n’avait rien d’une personne normale. Pas le moins du monde dérangé par le fouillis ambiant, l’érudit semblait complètement absorbé par sa tâche. Avec vigueur, il faisait crisser sa craie blanche sur l’ardoise à un rythme surhumain, alignant chiffres et termes qui ne faisait que bien peu de sens, y compris pour la majorité des pensionnaires de l’Académie. Le chaos de la pièce se retrouvait d’ailleurs sur le tableau sur lequel les inscriptions ne suivaient aucune organisation logique. Un calcul par-là, un dessin dans un coin, un texte cryptique au centre. Difficile de faire sens de tout cela. Et pourtant. Et pourtant
Erelius, en transe intellectuelle, semblait savoir exactement ce qu’il faisait. L’excitation était perceptible dans son regard brillant et il transpirait désormais à grosses gouttes qu’il ne daignait éponger qu’une fois qu’elle lui gênait la vision. On avait bien déposé un pichet sur le bureau à côté de lui mais, trop concentré dans son travail, il n’y avait pas touché. Ce matin-là il était particulièrement pris par la réalisation d’un long calcul obscur qui regroupait un grand nombre de données, systèmes, modèles. Un projet sur lequel il avait entamé ses recherches depuis de nombreuses semaines déjà. Le regroupement d’informations avait d’abord représenté un travail colossal. Ambitieux,
Erelius voulait utiliser des données venant de plusieurs milieux et domaines variés, y compris ceux dont il n’était absolument pas expert. Il lui avait donc fallu démarcher de nombreux savants à travers la capitale pour recueillir assez d’informations tout en restant assez discret pour ne pas attirer l’attention des autorités qui étaient décidé à lui mettre du bâton dans les roues. Les puissants cachaient quelque chose, ils préféraient que certains éléments ne s’ébruitent pas et ils s’étaient donc lancés dans de grandes campagnes de propagande et autres décisions visant à détourner le regard. Les politiciens manipulaient, très bien d’ailleurs ; mais les chiffres eux ne mentaient pas. Et
Erelius était bien plus ami avec les nombres qu’avec n’importe lequel des humains.
Une fois la recherche achevée et les informations amassées, il avait fallu passer par une phase de triage, d’agencement et de regroupement ; un travail tout aussi fastidieux et surtout bien plus barbant que la collecte de renseignements. Finalement, était venu le temps de vérité et la mise en place du modèle auquel il avait réfléchi. Si ce dernier se révélait être cohérent, alors il aurait prouvé à tous qu’il ne courait pas après une chimère. On l’avait tellement moqué, méprisé, traité de timbré perdu dans une quête obsessionnelle de la formule impossible. Mais il avait gardé le cap en se faisant sourd aux quolibets, convaincu de détenir la flamme de la vérité, il s’était cloîtré dans cette pièce pour poursuivre sa quête loin des regards méfiants et oreilles indiscrètes. Désormais, il était si près du but.
Il écrivait encore et encore, multipliant, divisant. Parfois il revenait en arrière après avoir échappé un juron en se rendant compte d’une erreur de raisonnement. Il s’empressait alors d’effacer la craie à l’aide d’un chiffon déjà bien noirci avant de reprendre inlassablement.
Puis il arriva au bout.
Il y était arrivé. En poussant un cri de joie, il encadra son résultat final. Pour la première fois depuis de longues heures, il s’autorisa à s’asseoir et contempler fièrement son œuvre. Il avait eu raison depuis le début. Ses hypothèses étaient vérifiées. Ses prédictions étaient vraies.
Ses prédictions étaient vraies…
Le sourire d’
Erelius s’effaça peu à peu. Plongé dans la fièvre des mathématiques et l’excitation de la recherche, le savant avait souvent tendance à oublier tout ce qu’il y avait autour. Y compris le but même de sa recherche. Son plaisir était avant tout intellectuelle et en travaillant sur la théorie, il oubliait ce qu’elle impliquait en réalité. Son modèle fonctionnait oui… Mais dans son enthousiasme académique il ne s’était pas rendu compte que cela n’était un bon signe pour personne. Pas même pour lui. Ses pupilles s’écarquillèrent et
Erelius laissa tomber sa craie de stupeur.
“Par la barbe des Mages !” souffla-t-il d’une voix terrifiée.
Ni une, ni deux ; l’érudit se redressa d’un coup avant de se saisir de sa sacoche et de sortir en trombe de la salle de recherche. Courant à travers les larges couloirs richement décorés de l’Université de Minas Tirith, couloirs cependant bien vides depuis de longues semaines, il finit par croiser Horas, un des doyens parmi les savants.
“Horas ! Horas ! Je dois parler à Niklas Makiaveel, au plus vite ! C’est urgent !”
Horas se passa une main sur le visage et retint un soupir d’exaspération. Visiblement les sautes d’humeur d’
Erelius étaient plutôt courantes et il en avait l’habitude.
“Voyons...tu sais bien que maître Makiaveel s’est absenté pour plusieurs jours.
-Par les joyaux du Pinnath Gelin ! Fulmina
Erelius.
Où est donc le fondateur de la Société quand on a le plus besoin de lui ?
-Tu peux tout me dire ; je lui transmettrai ton message à son retour.”
Pas apaisé pour un sou,
Erelius s’était mis à faire frénétiquement les cents pas autour de son interlocuteur qui fut vite pris de tournis.
“Non ...non...non il n’y a pas le temps. Il n’y a pas le temps.”
Agacé, le professeur le plus âge posa une main ferme sur l’épaule de son collège, le forçant à s’arrêter devant lui.
“Erelius ! fit-il avec fermeté.
Que se passe-t-il ?”
La terreur dans les yeux du mathématicien n’était pas feinte. Horas savait bien qu’
Erelius était impulsif, sujet à l’exagération mais il ne le croyait pas fou, bien au contrait. Si un génie solitaire comme lui se montrait si inquiet, c’était qu’il y avait bien quelque chose de grave qui se tramait. Ce dernier bégayait désormais des phrases qui ne faisaient ni queue ni tête en fuyant le regard de Horas.
“Erelius !” insista l’aîné en forçant
Erelius à le regarder à nouveau.
“Nous...nous allons tous mourir…”
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Le mage Mithrandir était désormais tout proche de l’entrée de l’Université. Sur son trajet, personne n’avait osé l’aborder ou lui adresser la parole. Les rues étaient étrangement vides, bien moins actives qu’il y a quelques années. Que s’était-il donc passé à Minas Tirith ? Avant qu’il ne s’isole dans sa tour d’ivoire, la capitale était pleine de vie et d’activité ; elle présentait désormais un bien triste visage. Il avait tout de même croisé quelques passants ; la plupart l’avaient regardé avec curiosité sans pour autant le reconnaître. Le magicien avait disparu de la circulation depuis si longtemps que beaucoup l’avaient oublié, d’autres avaient simplement conclu sa mort ou son exil. D’autres, plus rares et perspicaces, avaient remarqué son bâton et la longue toge de l’homme mais ils n’avaient pas approché le mage pour autant.
L’Université était désormais tout proche.
Quelle ne fut pas la surprise de Mithrandir en découvrant que les grandes portes ouvragées de l’Académie étaient closes. Cela était plutôt inhabituel. Habituellement, les érudits laissaient leur bâtiment ouvert à tous, invitant ainsi chaque sujet du Gondor à venir s’instruire sur les bancs des plus grands érudits d’Arda. Deux gardes aux armures rutilantes se mirent alors à héler le nouveau venu.
“Hé toi là !”
Des soldats ? A l’entrée de l’Université ? Quelque chose ne tournait définitivement pas rond. Ceux-ci s’approchèrent un peu plus près en avisant ce drôle d’intrus. L’un d’eux, qui avait l’air très jeune, eut un regard amusé face au grand bâton et à la longue tunique de Mithrandir, se demandant à quoi pouvait rimer cet accoutrement original.
“Les Portes de l’Université sont closes ! Seuls les résidents, professeurs et élèves peuvent désormais y entrer. Ordre du général Cartogan. Qui êtes-vous et que venez-vous chercher chez ces vieux fous?”