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 Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool

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Nathanael
Espion de l'Arbre Blanc
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Nathanael

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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMer 9 Sep 2015 - 19:46
Gueule de bois. Le réveil fut difficile et lui coûta un effort démesuré pour ne pas vomir aussitôt qu’il ouvrit les yeux. Le plafond dansait au-dessus de lui comme le ventre d’une femme du Harad. Il avait mal au crâne. Son esprit était une toile abstraite où ses pensées se délitaient sans cesse. Des images sautaient confusément devant ses yeux puis glissaient dans l’oubli avant de ressurgir, quelques secondes plus tard, alors qu’il pensait ne les avoir jamais vues. Quelques minutes passèrent ainsi, mais le temps lui-même n’avait plus de sens pour Nathanael. Il était perdu entre deux eaux, incapable de regagner la rive. Dehors le soleil peinait à se faire une place entre des nuages lourds et sombres. Un mince rayon de soleil caressait les rideaux entrouverts mais cette maigre clarté l’éblouissait.

Il chercha à retenir la couverture qui glissait de ses reins mais sa main ne découvrit pas ce qu’il attendait. Des courbes chaudes et fermes remplissaient l’espace à côté de lui. Il eut un brusque mouvement de recul, et sauta du lit aussi vite que son état le lui permettait. Le monde se bouscula en formes tourmentées devant lui,  il perdit l’équilibre, anéanti par ses frasques alcoolisées. Il chut lourdement sur le sol, et renversa la chaise sur laquelle reposaient pantalon masculin et robe féminine. Vacarme matinal. La jeune femme eut un petit sursaut, se tourna sur le côté, émit un petit gémissement d’énervement, puis se rendormit. Nathanael resta assis sur le sol, incapable de se relever et profita de ce calme imposé pour réorganiser ses pensées. Il ne savait plus guère où il se trouvait. Il n’en savait pas plus sur la personne à ses côtés, ni sur les raisons de son état maladif. Le soir précédent lui semblait être un souvenir lointain, comme s’il s’était passé plusieurs mois entre le coucher et le lever du soleil. Il attendit que la chambre cesse de tourner et chercha à se rappeler pourquoi il était arrivé là. Là ? Mais où ? Il se releva difficilement, les yeux fermés pour éviter de régurgiter, et se rapprocha à tâtons de la fenêtre. Un brouhaha s’élevait plus bas, dans la rue, et des effluves de poissons lui agressaient les narines. Pelargir. Au loin, un coude du fleuve serpentait au pied d’un vieux bâtiment militaire. Le bateau, Assabia, Forlong, l’Ordre de la Couronne de Fer, le sang, les combats, … un flot de pensées submergea son esprit. Il ouvrit précipitamment la fenêtre et vomit.

Tandis que des plaintes s’élevaient au pied de l’auberge, Nathanael revint s’asseoir sur le sol après avoir enfilé veste et pantalon. La femme continuait de dormir ; son souffle soulevait à peine la couverture qui dissimulait sa nudité. Il se remémora sa soirée agitée. Il avait tout le côté gauche meurtri  et son oreille le lançait. Les jours précédents s’étaient étirés inlassablement. Malgré les violentes déconvenues avec les derniers membres de la Couronne, il avait repris ses activités. L’Ordre avait été un grand ennemi, mais il restait bien des personnes louches et des intrigues de moindre envergure à résoudre. Quelques conflits sans grande importance mais qui pouvaient avoir des répercussions néfastes dans le royaume de Gondor. Des histoires de commerces de poissons faussés, de spéculation sur certains aliments, des dettes non réglées. Ainsi que quelques contrats pour des personnes privées qu’il avait réalisées pour remettre un peu de beurre dans les épinards. L’Arbre Blanc ne payait qu’à réception des informations, et il n’était pas sûr de rentrer dans l’immédiat à Minas Tirith. Surtout après la dernière missive. Une recrue devait le retrouver dans la cité portuaire pour le seconder, ou l’aider sur certains sujets. Il n’avait pas bien compris toutes les allusions de Gilgamesh. Le vieux fou était si méticuleux à enrober ses informations de palabres bizarres que même ses agents ne le comprenaient pas toujours.

Il fut sorti de ses pensées par la jeune femme éveillée. Elle le regardait sans discrétion aucune, les yeux rivés sur son visage. Il ne parvenait pas à déchiffrer son regard. Tout lui paraissait particulièrement étrange ce matin là et cette jeune femme semblait tout droit sortir d’un songe.  Ses cheveux coupés courts, plus courts qu’il n’était permis pour une femme, flamboyaient au-dessus de deux étincelles de lumière vert émeraude, plein de malice et de détermination. Elle avait des formes généreuses, et se trouvait là nue, offrande sublime aux yeux de Nathanael.

- Je vous … enfin, nous avons … vous êtes ?

Il bégayait comme un adolescent pris sur le fait. Un sourira illumina le visage de la jeune femme, puis se mua en un grand rire clair. Elle se redressa sur sa couche, nullement gênée par sa nudité, alors que Nathanael n’osait plus poser le regard sur elle.

- J’ai souvenir que, de coutume, les présentations se font avant de mettre une jeune femme dans son lit.

Il resta muet, ne sachant que répondre. Elle continuait de le dévisager et la situation devenait gênante. Comme si tout était normal, la jeune femme se leva, se rapprocha de Nathanel et pris sa robe posée sur la chaise. Elle se vêtit et enveloppa sa taille d’un ceinturon en cuir d’où pendaient deux longues épées savamment affutées. Nathanael déglutit tant bien que mal. Il n’avait pas pris la peine de fouiller dans les affaires de l’étrangère pour en savoir un peu plus à son sujet. Elle le devança.

- Enora, de Pelargir, sieur... ?
- Nathanael, … conteur de grands chemins. Gueux aux manières scandaleuses à ses heures, mes excuses madame.


Il se leva, maudit son mal de crâne qui lui tambourinait les tempes, et fit mine de la saluer, sans trop se pencher, de crainte de ne finir à nouveau sur le sol. Il était heureux tout de même d’avoir vomi avant qu’elle ne se lève. Ses lèvres tressaillirent alors qu’il se retenait de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Enora sembla comprendre ce qui le tracassait.

- Rassurez-vous, vous en étiez bien incapable. Et, outre vos ronflements, vous ne m’avez pas importuné. Disons qu’ainsi, nous avons chacun économisé la moitié des frais d’une chambre.

Drôle de point de vue. Il espérait par ailleurs avoir assez d’argent pour ne pas se faire arrêter par la milice locale. Il n’était pas bienvenu de faire rater une mission pour un écart alcoolisé. Par Eru, comment s’était-il laissé emporter de la sorte ? Les rouages de son esprit, quoi que ralentis par ses nausées et son état fiévreux, se remirent en marche. Qu’est-ce qu’une dame, une femme aussi jolie, à défaut d’avoir un quelconque titre, venait faire dans une taverne miteuse ? Il retourna la question plusieurs fois mais ne lui trouva aucune réponse convenable. La méfiance l’envahit peu à peu. Il avait su user de ses charmes à l’époque pour extorquer des informations à certaines nobles dont les maris étaient trop occupés par leurs affaires politiques. Cette femme avait elle réussi à obtenir de lui des informations quelconques ? Son mal de crâne était-il uniquement dû à l’alcool ?

- Vous semblez préoccupé ? Quelque chose ne va pas ?

Sa voix envoûtante mit fin à ses questionnements. Ses courbes étiraient l’étoffe de tissus, des promesses charnelles qui fascinaient l’esprit du conteur. Il se passa la main sur le visage. Il n’avait pas abusé de l’alcool de la sorte depuis belle lurette et il regrettait amèrement son geste. La jeune femme continuait de l’interroger du regard, presque amusée par la situation. Elle continuait de s’équiper comme si de rien n’était. S’équiper. C’était un bien grand mot. Sa robe diaphane dissimulait à peine les secrets de son anatomie et le court gilet en cuir qui couvrait son buste mettait en valeur le large décolleté de sa tunique. Sa poitrine semblait prête à s’échapper de sa prison de tissus pour s’offrir au premier venu. Malgré lui, Nathanael se rendit compte qu’il gardait les yeux rivés sur les seins d’Enora depuis quelques secondes. La jeune femme émit une nouvelle fois un rire cristallin, à la fois moqueur et enjôlé. Il se reprit, mais il comprit immédiatement qu’il n’était absolument pas maître de la situation. Il avait le sentiment d’être un jeune garçon à la découverte de sa virilité qui venait d’être pris sur le fait. Honteux.

- Sieur Nathanael ?

Il leva les yeux vers les lèvres rieuses de la jeune femme. Les Valars lui jouaient un mauvais tour, ou alors il se trouvait dans une bien mauvaise situation. Il n’osait poser la question fatidique au risque de passer pour le plus grand benêt du Gondor mais il était impérieux qu’il sache ce qu’il s’était passé la veille au soir et plus tard dans la nuit. Après une longue semaine sur les chemins champêtres du Lebennin il avait regagné la cité portuaire dans l’attente de la jeune recrue que Gilgamesh souhaitait lui coller dans les pattes. Il avait laissé son cheval et sa mule à l’aimable paysan qui avait pris l’habitude de l’alléger de quelques piécettes à chacune de ses visites, puis il avait gagné une taverne sans envergure pour y récupérer le dernier message de la Tête. Des broutilles administratives à régler, encore une fois, en faisant pression sur un commerçant un peu prétentieux pour qu’il cesse de mener son inflation continue sur le cours du poisson en détruisant les stocks des autres poissonniers.   L’homme avait été assez facile à convaincre, surtout lorsque Nathanael avait évoqué le nom de sa jeune maîtresse à vive voix, maladroitement, pendant que sa femme arrivait au comptoir. Son épouse dévouée savait évidemment que son mari avait depuis longtemps brisé les chaînes de leur mariage, mais il lui avait échappé que sa jeune sœur partageait avec une indéfectible affection la couche de son époux.  Le scandale familiale éclata jusqu’au milieu de la rue et mit fin à la réputation du brave homme. L’objectif atteint, Nathanael était allé fêter sa réussite en solitaire dans une auberge des plus banales en bordure de l’Anduin. Il se souvenait des premières bières, des premières paroles, de quelques histoires racontées ici et là, puis sa mémoire se perdait dans un immense trou noir.

- Il faut croire que vous n’avez pas supporté l’hydromel elfique que vous avez offert lors de votre dernière tournée générale !
- Pardon ?


Il était prêt à s’enfuir comme un voleur. Plus la peine de se demander qui était Enora et ce qu’il avait fait la veille. Il se savait trop pauvre pour payer une telle boisson à un ensemble de saoulards assoiffés et il savait également le sort qu’on réservait à ceux qui ne pouvaient pas payer leurs dettes. Mieux valait prendre la poudre d’escampette. La jeune femme sembla s’amuser de sa réaction.

- Je plaisante sieur Nathanael, mais vous êtes quelqu’un d’extrêmement drôle. Bien malgré vous cela dit. Vous n’avez rien à craindre, si ce n’est un mal de crâne récurrent les deux prochains jours. On m’a simplement demandé de vous annoncer l’arrivée de votre ami. Il semblerait que vous sachiez où le trouver. Sachez en tout cas que la soirée en votre compagnie fut des plus agréables. Une prochaine fois peut-être…

Et d’un dernier regard taquin, elle réduisit à néant le restant de virilité du conteur. La jeune femme récupéra une longue cape légère de voyage et sortit sans plus d’explications. Nathanael demeurait les bras ballant, atterré.  Bien qu’il fût seul dans la pièce, il ne savait plus où se mettre. Malgré les derniers évènements tragiques dont il avait été témoin, la vie lui réservait encore quelques surprises, et pas des moindres. Il hésitait entre l’embarras et l’humiliation, le trouble ou l’opprobre. Cette jeune femme, alliée de près ou de loin à l’organisation de l’Arbre Blanc, avait transformé la simple transmission d’un message en une farce ridicule dont il était le guignol. La gente féminine avait de bien drôles d’idées quelques fois, et il s’en voulait de s’être laissé avoir à ce jeu. Mais au-delà du caractère grotesque de la situation, il était maintenant clair qu’il devait reprendre du service. Et pas en baguenaudant dans les rues de Pelargir. Sauf qu’un élément essentiel du puzzle lui manquait … il était incapable de savoir « où le trouver » … pas plus qu’il ne savait « qui » trouver.  
#Nathanael #Ryad
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMar 15 Sep 2015 - 18:27
Pelargir, la capitale du poisson.

Non ?

Bon, d'accord… Pelargir, une des principales cités portuaires du Gondor, et capitale du Lebennin. Il n'empêche qu'elle sentait drôlement le poisson quand même. Ce fut la première chose qui me frappa quand j'arrivai sur les lieux. On aurait dit que des stocks entiers avaient été déversés dans les rues la veille, et que l'odeur collait aux murs, aux quais, dans l'air. Les mouettes qui riaient au-dessus de ma tête en essayant de viser les passants avec leurs déjections devaient se réjouir. Il faisait plutôt beau dans le Sud, et on pouvait même dire qu'il faisait chaud, ce qui était un jour parfait pour débarquer d'un navire. J'avais embarqué à Osgiliath l'avant-veille sur un petit navire qui était descendu jusqu'à Pelargir paisiblement, et je m'étais plu à cette petite croisière pendant laquelle j'avais pu retrouver mon confort d'espion. J'avais demandé à ce que mes effets personnels fussent rapatriés à Dur'Zork pour moi, accompagnés d'une missive que j'adressais à Agathe, où je lui disais que j'avais des affaires à régler au Gondor, et que je la tiendrais informée des développements. Je ne lui laissais aucune adresse pour me contacter, à la fois parce que j'ignorais exactement où elle pouvait m'envoyer une lettre, et également parce que je craignais qu'on ouvrît mon courrier avant qu'il arrivât à destination. J'avais fait simple et sobre, pour ne pas éveiller les soupçons des paranoïaques pirates, qu'il m'avait déjà fallu convaincre.

Je leur avais inventé une belle histoire, comme quoi je devais rester au Gondor pour aider le Seigneur Taorin à prouver son innocence. Ils m'avaient regardés avec beaucoup de curiosité, se demandant si je me moquais d'eux, ou si j'étais vraiment le fidèle gratte-papier que je prétendais être depuis si longtemps. Ils n'avaient rien dit. Ils s'en fichaient, de toute évidence. Si j'essayais d'aider Taorin, ils savaient que je ne parviendrais pas à changer les choses seul. Et si j'avais d'autres plans, cela ne les concernait pas davantage. Je n'étais qu'un moucheron pour eux, et ils ne se souciaient guère de mon existence. Tant mieux d'ailleurs, parce que la leur m'indifféraient au plus haut point.

Et maintenant, j'étais à Pelargir. Arrivé en début de matinée, j'avais toute la journée pour moi, pour retrouver mon contact que l'on m'avait présenté comme étant « Le Conteur ». Je m'étais longuement interrogé à son sujet. Son identité demeurait mystérieuse, et j'avais eu beau me renseigner discrètement à ce sujet, je n'avais pas eu beaucoup de succès. Les gens ne paraissaient pas le connaître, et ne pas voir où je voulais en venir dans mes allusions plus ou moins subtiles. Dans un sens, c'était bon signe, parce que cela signifiait qu'il était vraiment discret, et que je n'avais pas affaire à un amateur. D'un autre côté, cela compliquait sensiblement ma tâche, et j'allais devoir m'atteler à le repérer dans cette cité grouillante de vie.

Pelargir était peuplée, c'était incontestable, et les activités maritimes occupaient une bonne part de l'économie locale, si bien que tout était développé pour plaire et attirer les marins de tout bord qui décidaient de s'arrêter dans le coin. Il était bien connu que les marins en question n'étaient pas les gens les plus civilisés et les plus délicats que l'on pût trouver. Peut-être mon contact était-il l'un d'entre eux, un individu particulièrement difficile à repérer car il se déplaçait en permanence sur son navire. J'espérais que ce n'était pas le cas, ou tout du moins qu'il se trouvait en ville en ce moment, car je n'avais pas particulièrement envie de perdre mon temps à le chercher dans tous les recoins de la Terre du Milieu.

Je décidai d'abord de m'enquérir de sa présence auprès des services de renseignement locaux, qui n'étaient autres que les aubergistes. Leur réputation n'était souvent pas usurpée, et on disait d'eux qu'ils étaient les yeux et les oreilles des villes. Ils savaient tout, connaissaient beaucoup de monde, surtout les gens louches qui venaient boire une – ou plusieurs – bières dans leur établissement. Ils apprenaient des secrets bien gardés que seul l'alcool pouvait révéler, et ils savaient souvent qui rencontrait qui. Ils avaient des informations confidentielles à propos de certains nobles qui voyaient des femmes de petite vertu dans des chambres où ils n'auraient jamais dû se trouver, et ils acceptaient des pourboires généreux pour garder le silence. De leur intégrité dépendait en grande partie la fiabilité de leur clientèle, et ils n'avaient souvent pas d'intérêt à trop en dire… sauf quand on les poussait gentiment en leur faisant une contre-proposition intéressante. J'avais de quoi avancer un peu d'or dans de telles négociations, même si je ne pouvais pas me targuer d'avoir une bourse suffisamment pleine pour me permettre des folies. Au service de Taorin, ma paie était correcte, mais désormais que j'étais seul, j'allais devoir compter sur moi-même pour m'en sortir.

Je m'approchai d'un homme qui traînait là, et que j'avais immédiatement repéré comme un type louche, qui devait connaître d'autre types louches. Je l'abordai avec simplicité, adoptant le comportement d'un étranger qui n'y connaissait rien, et qui recherchait seulement son chemin. Mon accent aidait beaucoup, et je vis dans son regard qu'il était convaincu d'avoir trouvé un nouveau pigeon. Je n'allais pas lui donner tort :

- Bonjourr ! Je arriver Pelarrgirr. Où auberrge ? Je cherrcher… Hm… Ami. Cherrcher ami. Vous savoirr ?

Il me regarda avec circonspection, avant de répondre en me posant une main sur l'épaule :

- Toi, tu viens pas d'ici, hein ? Ecoute, tu trouveras jamais ton ami si tu vas dans une auberge. On t'filera une chambre, un lit, mais pas d'infos. Pas gratuitement en tout cas ! Viens avec moi, je connais un coin sympa ! On y organise quelques paris, des jeux aussi. Il y a du monde qui passe, on trouvera sûrement quelqu'un qui connaît ton pote là.

Je fis de mon mieux pour cacher mon scepticisme. Ce type voulait m'extorquer de l'argent. Fort heureusement, mon or n'était pas visible, mais il devait croire qu'il se trouvait dans le baluchon que je transportais, et il essaierait sans doute de me le voler. Je devais trouver un moyen de l'en empêcher. Mais en même temps, sa proposition était intéressante. Un coin où se rassemblaient la racaille locale ne pouvait que connaître ce fameux « Conteur » que je recherchais. J'y trouverais sans doute des informations précieuses, même si je devrais probablement échapper à une bonne bagarre pour pouvoir les faire fructifier. Bah, c'étaient les risques du métier. Continuant à faire semblant d'être un étranger tout à fait banal, je répondis :

- Hm… D'accorrd. Je venirr.

Et je lui emboîtai le pas.

Nous marchâmes pendant un moment, traversant les quartiers ouvriers de Pelargir pour nous rendre sur les quais. Là, on trouvait des dizaines et des dizaines de navires alignés, qui attendaient patiemment d'être chargés ou déchargés. Certaines silhouettes indiquaient clairement que les navires venaient du Sud, tandis que d'autres montraient qu'il s'agissait d'esquifs elfiques. Je fronçai le nez en les voyant, conscient que leurs marins devaient s'enfermer à bord pour ne pas se mêler à la populace. On les observait avec méfiance autour de moi, et je compris qu'ils n'étaient pas particulièrement appréciés ici. Ils apportaient certes de l'or et des marchandises, mais ils étaient si différents et si hautains qu'ils ne pouvaient pas empêcher les humains de se sentir mal à l'aise en leur présence. Leurs enchantements et leurs tours de magie n'aidaient pas à attirer la confiance, et les plus superstitieux avaient peur qu'on leur volât leur âme, ou qu'on leur effaçât la mémoire. Je savais qu'en ce qui me concernait cela n'arriverait pas… Je leur couperais la tête avant.

Nous nous éloignâmes donc des navires, et mîmes le cap vers une partie un peu plus reculée des quais, là où se trouvaient des navires de moins bonne qualité. Des navires de pêche et des petits marchands, essentiellement, qui n'avaient pas les moyens d'accéder aux docks privilégiés. Ils se rassemblaient un peu plus loin, faisaient escale dans de moins bonnes conditions, et descendaient dans les quais moins bien famés où on organisait des jeux clandestins. La garde ne devait pas être très regardante quant à la sécurité, car je vis un homme se faire rudoyer pas très loin, sans que personne ne levât le petit doigt. D'ailleurs, à la réflexion, je ne vis aucun uniforme ici. Pelargir devait laisser des zones de non droit ici ou là, pour canaliser la violence et le crime sur une zone parfaitement localisée. Comme ça, s'il y avait un souci, ils pouvaient intervenir en masse en sachant où aller, sans avoir à courir dans toute la ville après des suspects potentiels.

A mesure que nous avancions, la foule se faisait plus compacte, et nous finîmes par nous frayer un passage à l'épaule, au milieu de badauds qui discutaient fort, et qui sentaient l'alcool. Avais-je précisé que midi n'était pas encore passé ? Il y avait des cris devant nous, des hourras, des vivats, et je compris que mon interlocuteur ne m'avait pas menti sur ce point : il y avait bien des jeux et des paris. Très bien. C'était au moins ça. Nous nous frayâmes un chemin jusque dans les premiers rangs, suffisamment prêt pour voir de quoi il retournait. Un homme se tenait au milieu d'un cercle improvisé, et il était de toute évidence l'animateur de ces jeux clandestins. Les gens autour brandissaient des morceaux de papier, de toute évidence pour qu'on se souvînt de ce qu'ils avaient parié. A droite, un individu notait la cote des participants, en essayant de canaliser le flot des nouveaux parieurs. Alors que j'allais me mettre en rang pour participer en déposant quelques pièces, j'écoutais le type annoncer un peu les règles :

- Septième combat aujourd'hui, messieurs ! Je vous rappelle que dans le sixième, le chien de combat de Olivan a complètement déchiqueté le cochon de guerre du Colonel Freddy ! Quelle boucherie, messieurs ! Et maintenant, Olivan remet son titre en jeu dans ce septième combat, mais son adversaire du jour n'est pas banal, ça non !

Il tendit la main vers le coin à droite, et je me penchai pour observer un peu de quoi il retournait. Mes sourcils se haussèrent. Ah ça, ce n'était pas banal en effet :

- Un Orc domestiqué, pris vivant à la bataille de Dur'Zork ! Une créature sauvage, violente et impulsive, prête à tuer ! A votre avis, qui va l'emporter ? Le chien, ou le monstre ? Je vous rappelle que le vainqueur de ce combat devra remettre son titre en jeu pour le prochain round !

Je misai sur l'Orc, sans hésiter. Le combat commença deux minutes après, et s'acheva très rapidement. Le chien était vif, mais il était difficile de rivaliser avec une créature aussi déterminée et furieuse que l'Orc. Surtout que le quadrupède avait laissé des plumes à la bataille en affrontant le cochon – j'aurais payé cher pour voir ça. Il ne tint pas la minute, et après avoir réussi à enfoncer profondément ses crocs dans la jambe de la créature, lui tirant un hurlement de douleur, cette dernière referma ses griffes sur son cou, et serra jusqu'à la fin du canidé. La pression des crocs se relâcha, et le monstre lui brisa net la nuque en hululant, tout heureux d'avoir eu sa victoire. La plaie à son pied saignait beaucoup, tout de même, et il peinait à tenir debout. Un avantage de poids pour le combattant suivant :

- L'Orc a gagné, vous pouvez retirer vos gains dès à présent ! Voilà, pas de bousculade ! Et maintenant, y a-t-il encore un animal qui soit prêt à affronter le terrible Orc domestique que voici ? Haha, je vois que les patrons reculent, que les gens baissent la tête… Allons, vous n'allez pas laisser Finch le Borgne remporter le premier prix, si ? Deux mille pièces d'or, messieurs ! Deux mille ! Réfléchissez bien ! A moins que l'un de nos spectateurs ne soit d'accord pour prendre place dans l'arène…

Les rires se firent moins joyeux tout à coup, et tout le monde recula d'un pas. Les moins sympathiques se mirent à pousser leurs voisins de devant, pour les envoyer auprès de la bête, mais ils reculaient rapidement en essayant de trouver qui avait osé les envoyer face à la créature. J'étais moi-même particulièrement attentif. Je ne voulais pas me faire remarquer, et encore moins devoir affronter ce monstre à mains nues, devant des dizaines d'inconnus qui ne demandaient que ça. Je regardai l'homme qui m'avait amené. De toute évidence, il était captivé par le combat, et il cherchait un concurrent potentiel. Personne ne semblait vouloir se lancer, et l'animateur des combats était en panne d'inspiration pour trouver un nouveau lutteur. Il était sur le point de déclarer la session terminée et de laisser son prix au vainqueur, quand soudainement un homme fit son apparition au milieu du cercle. Oh, pas volontairement, ça non. Il avait l'air tout débraillé, sortant d'une difficile soirée, et de toute évidence il se retrouvait là sans trop savoir pourquoi. Attiré par le bruit, sans doute. Et l'envie de mourir, aussi. L'animateur n'en demandait pas tant :

- Nous avons un challenger ! Que le combat commence !

L'occasion était trop belle. Il n'allait pas attendre que son seul candidat se défilât, et il préférait lâcher sur un pauvre type un Orc déchaîné, plutôt que de le laisser filer. Je croisai les bras, attendant que le massacre s'achevât. Je fus quelque part surpris. Le type était peut-être ivre, mais il tenait à la vie, et il avait encore ses réflexes. Il se défendait pas mal, et rapidement il apparut que le match serait plus disputé qu'on aurait pu le parier. Je misai quand même sur l'Orc, car le type ivre me paraissait incapable de venir à bout du monstre qui, déchaîné, luttait de toutes ses forces avec une agressivité animale. Pauvre type, il ne faisait que retarder l'échéance.

Et pourtant, il retourna la situation. Bizarrement, avec beaucoup de chance, mais il la retourna. Le pugilat s'acheva brutalement, dans le sang, mais c'était bien l'Orc qui gisait à terre, et non l'homme ! Je fis une moue désabusée. Ma mise venait de s'envoler. Mon voisin, le type qui m'avait emmené ici, ne put s'empêcher de me crier :

- Sacré bonhomme ! On m'avait qu'il avait de la ressource, mais ce conteur est vraiment un dur à cuire !

- Conteurr ?

- Oui, un mec qui raconte des histoires. Il en raconte parfois dans la taverne où je vais. Un vrai ivrogne quand il veut, mais il me fait toujours rire avec ses contes à dormir debout !

Je hochai la tête. Se pouvait-il qu'il s'agît de mon homme ? Alors que je discutais, l'animateur avait annoncé la fin du combat, et il y avait eu des applaudissements nourris pour le vainqueur qui avait impressionné l'assistance, même s'il tenait à peine debout. Mais, les règles étant ce qu'elles étaient, il devait remettre son titre en jeu, et cette fois une forêt de mains se leva pour l'affronter. Il fallait dire qu'il était particulièrement amoché, et qu'il paraissait ne même plus savoir comment il s'appelait. Entre l'alcool et l'Orc, il devait passer une bien étrange matinée. J'en arrivai presque à le plaindre. L'animateur choisit un type particulièrement costaud, qui entra dans l'arène, et s'avança vers le cadavre ambulant. Il lui décrocha un seul coup de poing, un crochet redoutable à la mâchoire, qui l'étala par terre. Honnêtement, une simple pichenette aurait suffi, mais il avait voulu faire dans le spectaculaire, alors… J'abandonnai mon compagnon, et je me précipitai auprès du blessé en criant :

- Je aider… Je soigner !

On me laissa faire. Puisqu'il n'était pas mort, il était encore bon de s'occuper de lui. Je relevai le blessé en passant son bras par-dessus mon épaule. Il pesait son poids le bougre, et il n'était pas décidé à m'aider à marcher. Je vis qu'il était encore un peu dans les vapes, mais qu'il revenait progressivement à lui. Je ne tardai pas à lui glisser :

- Moi perrdrre cinquante orr… Cause vous. Bah… La vie…

Nous quittâmes bien rapidement le cercle des badauds, pour nous retrouver dans un espace un peu plus calme des quais. Ce n'était toujours pas merveilleux, mais au moins on pouvait y respirer, et on ne se sentait pas oppressé par l'alcool, la sueur, et la fièvre du jeu. J'approchai le blessé d'un puits qui se trouvait non loin – et qui devait avant tout servir à remplir les réserves d'eau du navire, car ce n'était pas ce que les marins buvaient en premier quand ils mettaient pied à terre –, tirai de l'eau et lui en versai un grand seau sur la tête. Pour le réveiller. Il avait du sang qui lui coulait du nez. Je lâchai le seau, croisai les bras, et le regardai avec un mépris non feint :

- Vous Conteurr ? Vous êtrre « Le Conteurr » ?

Dans un sens, j'espérais que ce soit lui. La coïncidence serait belle, même si après tout il ne devait pas y avoir cinquante endroits où rencontrer des gens louches à Pelargir à cette heure. D'un autre côté, quand je voyais le déchet humain auquel j'avais affaire… peut-être valait-il mieux qu'il ne s'agît pas de lui. Je le vis lever les yeux dans ma direction, l'air farouche et peut-être un peu en colère d'avoir été maltraité de la sorte. Je soutins son regard. Après tout, je n'y étais pour rien, si ?


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"Il n'y a pas pire tyrannie que celle qui se cache sous l'étendard de la Justice"
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMer 16 Sep 2015 - 9:21
La moiteur de l’air se confondait avec sa sueur dans un étrange mélange de musc d’ours des bois et de poissons aux entrailles pourries. La chaleur ne cessait d’augmenter à Pelargir depuis le début du printemps et l’atmosphère devenait irrespirable quand approchait le zénith. Le brouhaha des rues résonnait avec force en échos tourmentés sous sa boîte crânienne. Un tambour déchaîné luttait sous ses tempes pour imposer son rythme. Il fit un pas de côté et vomit à nouveau. Un jeune garçon qui tenait la main de sa mère se pinça le nez et détourna la tête d’un air dégoûté. Nathanael s’essuya les lèvres d’un revers de manche et cracha au sol avant de reprendre sa route. Les marins se mêlaient aux marchands des plaines et du piémont du Lebennin, les honnêtes citoyens aux criminels de pacotille et  aux voleurs de bas étage. La ville était sans doute la plus cosmopolite de tout le Gondor, où l’on pouvait croiser dans la rue un nain, un haradrim, des soudards de l’Est et les elfes policés des grandes forêts du Nord ou de la baie retranchée aux limites occidentales de l’Arnor. Enfants, adultes, femmes, veuves, célibataire, cocu, polygame, les artères principales de la cité portuaire fourmillaient d’une activité contagieuse. Des tavernes sortaient les derniers clients de la veille, tandis que les premiers de la journée faisaient un écart pour laisser bondir par la porte les hommes saouls, le pied de l’aubergiste encore collé au cul. Certains d’entre eux avaient le cran de chanter ou d’hurler à la mort comme des loups chassés de leur tanières, d’autres avaient à peine le courage de faire quelques pas avant de s’écrouler à l’ombre d’un mur et de ronfler aussi sec. Ha, le Gondor ! Le Royaume bienheureux des peuples libres. Nathanael mit la main contre la pierre froide d’une bâtisse pour reprendre son souffle en attendant que le monde ne cesse de tourner autour de lui.

- Hé, dégage de là ! Je veux pas d’ivrognes devant ma porte. Va cuver ailleurs !

Le boucher, aussi large que le fendoir qu’il tenait en main, ne mâchait pas ses mots. Il lança un regard noir au conteur perdu dans les limbes alcoolisés d’une soirée oubliée. Nathanael se redressa à peine, crispé par des crampes abdominales sporadiques mais non moins douloureuses. « Plus jamais ça ». Il fit un effort démesuré pour franchir en quelques foulées suffisamment de distance entre le boucher et un coin tranquille où il vida une nouvelle fois le contenu de ses tripes aux pieds d’un cheval. L’animal paisible frémit à peine, bien qu’il pinçât les naseaux. Deux hoquets plus tard, le conteur reprenait la route de l’auberge où il avait passé la nuit pour augmenter la durée de son séjour et retrouver son oreiller. Même la paillasse sommaire d’une chambre étroite et sale aurait fait le plus doux des logis. C’était sans compter sur les effets indésirables de l’alcool et le mal de crâne qui lui intimait de s’allonger sur place et de sombrer dans l’oubli jusqu’à ce que son esprit reprenne le contrôle de son corps. Il voulut prendre un raccourci par les docks et les ruelles moins fréquentées par les bonnes gens, où s’agitaient nerveusement les rebuts sociaux et les déchets humains. Ruelles d’or et d’argent, pièces frappées illégalement ou venant d’autres contrées, tout ce qui sonnait dans une bourse ou une poche attiraient les regards et les curiosités. Nathanael aurait du normalement y passer inaperçu, le fond de ses poches étant troué depuis longtemps.

Comme de coutume, il se fit alpaguer sans détours par des filles exhibant fièrement leurs richesses personnelles, certaines depuis plus longtemps que d’autres, le tout se jaugeant à la hauteur des seins de ces dames. Ici aussi l’odeur de poisson donnait des hauts le cœur : moule, morue, maquereaux, il y en avait pour tous les goûts et tous les appétits, la cargaison était plus ou moins fraîche selon les secteurs. Raccourci coloré et épicé. Concentré sur la difficile tâche de ne point ouvrir encore une fois les écluses de son estomac sur le pavé des rues, Nathanael ne prêta guère attention aux jeux qui se déroulaient ici et là, pas plus qu’ils ne prêta attention à la lourde main qui s’était jetée sur son col et qui l’avait envoyé valsé au milieu d’un groupe d’hommes excités par le résultat de combats féroces.

C’est avec une étonnante lucidité que Nathanael comprit ce qui se jouait, et bien que sens trompaient encore son esprit, ses yeux, eux, firent tout à fait leur travail. Un orc ! Une immonde créature tirée des profondeurs ténébreuses de l’imaginaire de Melkor. Un orc ! Le monstre de son enfance, l’ennemi cauchemardesque qui avait eu raison de nombreux Rohirrims dans les prairies, qui avaient ôté tant d’âmes innocentes et de vies inachevées. Au plus profond de lui, Nathanel sentit sa vieille amie la colère lui nouer les tripes et embrumer son esprit. Il serra les poings, sans savoir pourquoi il se trouvait face à un orc, sans se demander quels seraient les tenants et aboutissants d’un tel combat. L’alcool et la colère ne font jamais bon ménage.

Les choses allèrent plus vite que prévu et le premier coup fut encaissé par l’espion. Il serra les dents pour ne pas hurler toute la douleur qui venait de se réveiller dans son côté gauche où ses récentes cicatrices formaient encore une peau jeune et fragile. Pelargir serait à tout jamais enterrée parmi les plus terribles souvenirs du conteur. Il lui était difficile de tenter quoi que ce soit avec son bras gauche, il n’avait pas retrouvé toute sa souplesse, et le coup qu’il venait d’encaisser lui rendait tout mouvement extrêmement pénible et insupportable. C’est donc de vigoureux crochets du droit qu’il mena l’orc au duel, lui assenant ici et là quelques douloureux hypercuts dont seuls les Rohirrims avaient le secret. La bête monstrueuse parvint à lui mordre l’épaule, et il sentit amèrement le contact des dents pourries de l’animal avec sa chair. Il repoussa de dégoût la perfide créature avec force et désespoir. L’orc reprit contenance et s’apprêtait à livrer sa dernière charge. Il prit un court élan et s’élança avec rapidité et vigueur sur l’espion, mais Nathanael trébucha en voulant prendre de nouveaux appuis et fit un croc en jambe inattendu au monstre, lequel finit par se briser la nuque sur un muret de pierre en chutant de toute sa hauteur. Une clameur s’éleva, certains hurlaient de joie ; c’était ceux qui avaient parié avec audace sur l’homme alcoolisé. Les autres grommelaient de rage et d’incompréhension quand il ne tapait pas sur un autre parieur pour soulager leur frustration.

Mais le conteur n’était pas conscient de tout l’engouement qu’il provoquait. Moins encore de l’ombre qui s’avançait sur lui avec la ferme intention de le mettre hors d’état de nuire. Un poing redoutable lui fit trembler la mâchoire, et un concert de cloches anéantit Nathanael en faisant vibrer tout l’intérieur de son crâne. Il était sonné. Il sentit une main déterminée lui saisir le bras et l’épaule, s’acharnant à le démantibuler, car c’était encore le côté gauche de son corps qu’on prenait pour cible. Il ne s’était jamais senti aussi proche d’une carcasse de viande pendue à un crochet de boucher. Nathanael ne savait pas s’il n’entendait plus rien ou si l’homme parlait tellement mal qu’il était incompréhensible. Il comprit à peine « or » et « vie ». S’était-il chargé de racheter l’espion pour lui éviter la mort ? Il ne comprenait rien. A bout de souffle, il suivit tant bien que mal les pas précipités de son sauveur avant de comprendre que ce dernier souhaitait sans doute se débarrasser de lui en le jetant au fond d’un puits. Nathanael parvint à peine à se débattre, ce qui eut pour seul résultat de faire rencontrer son coccyx avec la surface dure du sol. La douche qui s’ensuivit fut des plus radicales. Il ne s’était jamais senti aussi mal.

A travers une brume qui se dissipait peu à peu, Nathanel découvrit les contours plus ou moins nets de l’homme qui se tenait devant lui. De l’étranger qui se tenait devant lui. Saisissant les détails de ses traits et de son accent étrange, un juron lui échappa. Un Rhûnien !? Il s’acharnait à lui faire avouer qu’il était conteur. Mais ce n’était pas le moment de raconter des histoires. Pourquoi continuait-il à lui parler ? Il maudit les étrangers, les Orientaux et leur manière indécente de vous incommoder dans les pires moments de votre vie. Est-ce qu’on ne leur apprenait pas la morale et la politesse dans ces contrées reculées où la force fait loi et où le premier qui fait un peu d’esprit accède au pouvoir ? Du Rhûn ou d’ailleurs, de l’Est ou du Mordor, l’étranger ne reçut en réponse qu’un cracha sanguinolent de la part du conteur. Sa mâchoire inférieure était devenue insensible jusqu’à la naissance ds oreilles, et il n’était pas certain d’articuler bien mieux que l’hurluberlu qui le toisait de toute sa hauteur. Malgré le piteux état dans lequel il se trouvait, il lui restait un peu de mordant, et c’est avec raillerie et lassitude qu’il répondit d’un signe de tête, avec le même accent stupide de son interlocuteur.

- Oui, moi Conteurrr.

Le soleil l’étourdissait et la lumière flamboyante qui tombait ici et là entre les toitures l’aveuglait. Il se protégea le visage de la main pour mieux voir celui qui le toisait en le questionnant bêtement. Il ne comprenait toujours pas pourquoi l’homme attendait ainsi devant lui. S’il voulait le détrousser, lui voler les dernières pièces qui garnissaient le fond de ses poches, ses chaussures ou sa chemise maculée de sang, qu’il le fasse ! Mais qu’il cesse de le regarder ainsi avec circonspection comme s’il attendait autre chose de lui. Autre chose … Non !

Nathanel se redressa tant bien que mal, trempé jusqu’aux os et les cheveux lui retombant sur les oreilles en un casque ridicule. Il eut une pensée maudite pour Gilgamesh, espérant sincèrement que le vieux fou s’étrangle en mangeant sa barbe ou qu’un espion adverse l’empoisonne ou le fasse chuter des derniers étages de la Cité Blanche. N’importe quoi, mais pas ça ! Pas un acolyte étranger aux mœurs inavouées et abjectes, un uranien de l’Est aux maladies exotiques dont les noms compliqués ne font que dissimuler l’horreur de leur intimité. Nathanael venait de comprendre aux détours de deux idées qui s’étaient percutées avec force que l’homme rasé qui se trouvait devant lui était la promesse faite par la Tête, l’acolyte, « la jeune recrue », qu’on lui envoyait depuis les contreforts de Minas Tirith comme un pigeon voyageur. Excepté qu’en l’état actuel des choses, il avait l’intime conviction que c’était lui qu’on avait pris pour un pigeon.

Les rouages intellectuels, les reflexes de survie qu’il avait depuis longtemps adopté lors de ses pérégrinations tortueuses se remirent en marche. L’homme n’était pas plus jeune que novice, les Orientaux semblaient souvent plus frais que ce qu’ils n’étaient vraiment, comme des fruits impérissables dont le cœur est pourtant gâté depuis longtemps. La surprise passée, Nathanael se remit à réfléchir avec un peu plus de clarté, le cœur encore au bord des lèvres. Méfiance. Quelle idée était passée par la tête sénile de Gigamesh ? Personne n’avait jamais d’acolyte sous l’étendard de l’Arbre Blanc, pour plus de discrétion, de sécurité, pour éviter trop de perte importante. Le Vieux Fou avait pourtant l’habitude de ne tirer qu’une carte à la fois et non pas de dévoiler tout son jeu d’un seul coup. Il y avait du grabuge dans l’air et Nathanel eut un profond soupir en espérant vivement retrouver un jour la terre ferme et ne plus jamais avoir à manger de poisson.

Il se releva, tant bien que mal, et réajusta ses vêtements mouillés dont le contact froid lui arracha un frisson. Il sécherait vite, mais ainsi accoutré, et avec un étranger sur les talons, il risquait de trop attirer l’attention commune. Sans un mot, et pas une explication de plus, il puisa un nouveau seau d’eau pour finir de nettoyer le sang qui lui coulait sur le visage jusque dans la bouche. Au point où il en était, être plus ou moins mouillé n’avait plus aucune importance. Il rajusta la courte veste sans manche en cuir qui avait échappé au désastre et dissimula du mieux qu’il put les traces de sang qui coloraient ses vêtements. Il aurait encore des frais de tailleur. Puis il se retourna vers l’Oriental, l’air grognon.

- Moi c’est le Conteur, et vous êtes ?

Formalité administrative. Nulle poignée de main, nul sourire. A l’abri des regards indiscrets et des oreilles traînantes, de biens étranges alliances prenaient forme.
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyDim 20 Sep 2015 - 14:14
Donc ce type était vraiment le gars que je devais rencontrer… Ca commençait bien. J'ignorais pourquoi l'Arbre Blanc, cette fameuse organisation super secrète dont j'ignorais tout, m'avait envoyé à Pelargir pour m'associer avec un ivrogne affublé d'un surnom ridicule, qui se retrouvait pris dans des combats clandestins. Contre des Orcs. Peut-être qu'il était fou, et qu'on m'infligeait une sorte de punition. Je devais m'occuper d'un détraqué mental, m'assurer qu'il ne ferait pas trop de bêtises, qu'il se tiendrait à carreaux. Quelle ingratitude ! J'avais demandé à avoir un travail correct, pas à devoir faire des missions difficiles et rébarbatives, comme m'assurer que ce Conteur garderait ses dents en place. Pour le moment, il paraissait les avoir toutes, ce qui n'était pas un signe inintéressant. Après tout, ivre, il avait réussi à se débarrasser d'un Orc enragé. Ce n'était pas anodin, et sobre il devait être un combattant expérimenté. Il en avait sûrement vu d'autres. Assez récemment, même, à en juger par la noirceur de son regard. Je n'avais vu ces yeux que chez les vétérans de l'armée, qui sortaient de combats terribles. Des hommes marqués à vie par ce qu'ils avaient vu et ce qu'ils avaient fait. Pourtant, j'avais du mal à imaginer le Conteur comme un homme bataillant sur le champ de bataille. Il avait l'air trop… Trop… Perdu. Oui, c'était le terme. Il semblait un peu déboussolé,n comme s'il ignorait quel jour on était, où il se trouvait, et surtout qui je pouvais bien être.

Sa première réponse, pleine de sarcasme et imitant avec causticité mon accent, faillit me faire partir. Il ne pouvait de toute évidence pas être l'homme que je cherchais, c'était absolument impossible. Et puis un éclair de compréhension passa dans son regard – enfin ! – et il me dévisagea avec une profonde surprise. Je n'étais apparemment pas celui qu'il attendait non plus. Bon, au moins cela nous faisait un point commun. Ni l'un ni l'autre n'espérait être déçu à ce point. Cela promettait des relations de travail tout à fait intéressantes. Il se versa un autre seau d'eau glacée sur la tête, pour essayer de se réveiller et de se laver sommairement – pour ma part, je trouvais qu'il avait l'air encore plus ridicule, et la perspective de traverser les rues de Pelargir avec un individu trempé des pieds à la tête me donnait envie de tourner les talons, de retourner au Harad par le plus court des chemins. Ce Conteur était décidément un personnage bien étrange, et il me demanda sans courtoisie aucune comment je m'appelais. Je souris, de ces sourires dont les peuples supérieurs ont le secret, et qui énervent plus qu'autre chose les gens de l'Ouest qui ne savent jamais totalement les déchiffrer, avant de répondre :

- Moi Salem. Salem Hamza. Bienvenue.

Le terme était volontairement mal placé, mais il était vrai que quand les Occidentaux rencontraient quelqu'un pour la première fois, ils lui souhaitaient souvent la bienvenue. J'espérais qu'il me prendrait pour un débile, au moins autant que je pouvais le mépriser. A ce jeu de cartes très curieux, où chacun essayait de garder le plus d'atouts possibles dans sa manche, je ne devais pas m'abaisser à le sous-estimer. Pas même un seul instant. Si la situation dans laquelle je l'avais ramassé ne jouait pas en sa faveur et me donnait surtout l'impression de devoir travailler avec l'idiot du village, le bouseux des champs soudainement arrivé en ville, je préférais ne pas l'enterrer trop vite. Les gens comme lui étaient source de problèmes, et je n'avais pas particulièrement envie de tuer mon mentor au sein de l'Arbre Blanc. Pas immédiatement, en tout cas. Forçant sur l'accent rhûnien, j'enchaînai :

- Vous soigner… Là… Coupé. Aïe aïe. Urruk petit mais Urruk dangerreux.

Il baissa le nez vers ses blessures. Effectivement, il avait pris un méchant coup de crocs à l'épaule, et s'il ne faisait rien, il risquait une infection. Les Orcs n'étaient pas connus pour être des créatures qu'il fallait sous-estimer, et lors des guerres, beaucoup d'hommes souffraient de maladies terribles à cause des maladies que ces créatures véhiculaient. Il valait mieux se montrer prudent. De toute évidence, mon argument réussit à se frayer un chemin à travers les vapeurs alcoolisées qui embrumaient son esprit, et il trouva la force de se lever. Nous mîmes le cap vers le quartier marchand en silence, espérant sans doute y trouver un apothicaire suffisamment expérimenté pour tirer mon frais compagnon d'affaire.

En chemin, je posai les yeux sur une cité vraiment hétéroclite. Pelargir était située à un point stratégique, et elle paraissait attirer toutes sortes de merveilles venues du monde entier. Se promener ici, c'était comme déambuler dans un musée vivant, la collection privée d'un roi ayant voulu rassembler au même endroit tout ce que l'on pouvait trouver en Terre du Milieu. Il y avait un fourmillement presque constant, du bruit, des cris, des odeurs et des sons. Le bruit des vagues qui clapotaient doucement contre la coque des navires, les marins qui s'appelaient d'un bout à l'autre du quai pour organiser le transport des caisses de marchandises. Ici ou là, un homme courait après un gamin des rues qui venait de lui piquer sa bourse, sans vraiment avoir d'espoir de le rattraper. Personne ne s'interposait pour arrêter le jeune malfaiteur, tout le monde regardait la scène en souriant, voire même en applaudissant le chapardeur. Un gars finit par mettre un croche-patte à la victime, qui s'écroula par terre en grognant. Nous nous éloignâmes des rires et du chahut causé par le pauvre homme qui venait de se faire dérober son salaire, et qui cherchait désormais à passer ses nerfs sur celui qui l'avait précipité à terre. Dommage pour lui, le coupable ne s'était ps dénoncé, et il cherchait désespérément, vociférant au milieu du quai, le poing levé. Ces scènes pittoresques ne me tirèrent même pas un sourire. Tout au plus un regard curieux, celui d'un visiteur étonné pour ne pas dire choqué par tout ce raffut.

En quittant les docks, je m'attendais à plonger dans une atmosphère un peu moins colorée, mais Pelargir était de toute évidence une cité très animée. Là encore, on voyait du monde partout, et beaucoup de produits exotiques qui s'exhibaient sur les étals de commerçants souriants. Depuis le mariage, et surtout l'emprisonnement de Taorin, les attaques de navires Pirates avaient considérablement diminué, ce qui permettait de rétablir une partie du commerce avec le Sud. Pour l'heure, la ville exploitait au maximum son statut de capitale du Lebennin, et sa situation privilégiée sur l'Anduin devait faire le bonheur des principaux marchands qui s'enrichissaient comme jamais. Tant mieux pour eux. Nous passâmes devant des vendeurs de fruits de mer qui nous proposèrent les merveilles pêchées le matin même, échappèrent aux artistes de rue qui essayèrent de nous impressionner avec des marionnettes très ressemblantes. La première me paraissait figurer le Haut-Roy Mephisto, dans une position bien inconfortable, contraint de ramasser les miettes que deux personnages lui jetaient depuis la table où ils déjeunaient. Le premier semblait être un militaire, car la poupée de chiffon avait sur le torse un blason comme ceux qu'en portaient les soldats. Le second m'était inconnu. Je ralentis un instant, sans donner l'impression que j'étais particulièrement intéressé – je ne voulais pas qu'ils me soutirassent de l'or – et entendis quelques mots :

- …néral, vous savez que nous devrions en référer au Roi.

- Oui, Intendant, mais je crains qu'il ne soit trop préoccupé pour l'heure.

Ils lui jetèrent un morceau de pain, que la marionnette de Mephisto attrapa habilement. Elle s'inclina en remerciant à maintes reprises. La foule rit. Je ne comprenais pas vraiment. Nous passâmes notre chemin. Le Conteur savait de toute évidence où il allait, car il bifurqua à droite dans une rue un peu moins fréquentée – tout était relatif, bien entendu – et il s'arrêta devant une boutique apparemment anodine où il était écrit, effectivement, « Apothicaire ». Je l'attendis dehors, comme il me le demanda, et patientai sereinement, m'attendant à ce qu'il ressortît quelques minutes plus tard avec ses courses. Mais en fait, il prit son temps. Qu'est-ce qu'il pouvait bien ficher là-dedans ? J'observai par la vitrine, sans voir personne à l'intérieur, et je décidai d'aller m'asseoir  un peu plus loin pour reposer mes jambes, et penser.

Il était toujours bizarre de se retrouver dans une ville nouvelle, surtout quand elle était aussi complexe et bruyante que celle-ci. Mais ce qui me perturbait le plus, c'était de dépendre entièrement d'un homme qui ne m'avait pas l'air particulièrement compétent, et encore moins fiable. Si j'avais pu suivre Taorin, c'était parce qu'en dépit de tout le mépris que j'avais pour lui, je sentais qu'il était capable de faire quelque chose – et il l'avait d'ailleurs fait, grâce à mon aide bien entendu. Il avait fédéré les Pirates, les armées du Harad, et même les Ombres d'Al'Tyr, pour marcher ensemble contre l'émirat de Radamanthe, dont il avait enlevé plus de la moitié et pris la capitale. Peu de gens pouvaient se targuer d'avoir accompli un tel exploit. Bon, maintenant il croupissait dans les geôles de Minas Tirith, seul et abandonné de tous, mais j'avais depuis le début considéré que c'était une erreur que de se présenter là-bas avec une escorte réduite. Les Occidentaux étaient traîtres et fourbes, et ils n'hésitaient pas à faire ce genre de coups. Mais bon… Il n'était pas temps de penser au passé, pour le moment. Je devais me concentrer sur le présent, et surtout sur ce Conteur qui ne revenait pas. Pendant un instant, je me demandai s'il m'avait fait faux-bond. Allons, il ne fallait quand même pas un quart d'heure pour faire une simple course, si ? Il se moquait de moi ! Je m'apprêtais à me lever quand il fit soudainement son apparition, saluant quelqu'un à l'intérieur, avant de me chercher du regard. Bon, j'avais au moins évité de passer pour un impatient. Je m'approchai de lui, et lui demandai :

- Tout bien ?

C'était la moindre des politesses, et si nous étions voués à travailler ensemble, il allait falloir que nous soyons un minimum professionnels. Nous devions apprendre à mettre nos différences de côté, et même si je considérais qu'il n'était qu'un sous-homme, à peine plus intelligent qu'une vache, imbibé d'alcool au point qu'il ne réalisait pas qu'on le mettait dans une arène avec un Orc, je devais faire preuve de tolérance envers lui. Tolérer ses lacunes mentales terribles, et la curieuse sensation qu'on m'avait refilé en mentor un paysan tout droit sorti du fin fond de la campagne du Gondor. Des manières rustres, de l'ivresse publique dès le matin… J'allais devoir faire de très gros efforts pour accepter sereinement ses vices. Mais bon, je n'étais pas là pour discuter.

De toute évidence, il ne savait pas trop quoi faire de moi, et je me serais attendu à ce qu'il eût au moins un endroit où dormir, ou même un camp de base. Mais de toute évidence, ce n'était pas le cas. Ce type devait dormir dans la taverne où il se laissait aller à boire comme un trou, à moins qu'il ne fût contraint de dormir devant le porche d'une maison faute de lit décent. Ah, pour rien au monde je ne partagerais ses déboires. Nous travaillerions ensemble, mais nous ne deviendrions jamais compagnons de débauche, ça non. Et puis je me souvins qu'avant de partir, un mystérieux personnage était venu me donner une lettre à son attention. On m'avait demandé de ne pas l'ouvrir, et j'avais respecté ma parole. Elle devait encore se trouver au milieu de mes affaires. Je fis glisser mon sac le long de mon épaule, et le déposai par terre. Le Conteur put noter, sans doute, qu'une épée y était accrochée. Cela ne faisait pas de moi un danger public ou un guerrier émérite pour autant, mais c'était une indication pas inintéressante. Je le laissai considérer la chose. Conscient d'avoir bien rangé mes affaires, j'ouvris donc mon sac et en sortis quelques vêtements que je fourrai sous mon bras. Des vêtements de rechange, essentiellement. En dessous, il y avait un petit livre qui n'en était pas un. C'était plutôt comme un carnet, dans lequel j'aimais noter mes observations – celles qui ne concernaient pas mes missions, bien entendu – et où il m'arrivait de croquer – assez maladroitement – certaines choses fantastiques que je pouvais voir. Je l'ouvris là où se trouvait un marque page, qui se révéla en fait être une missive soigneusement cachetée.

- Pourr vous.

Il l'ouvrit. La déplia. La lut. Deux fois. De toute évidence, quelque chose n'allait pas. Je lui demandai avec autant d'innocence qu'il était possible :

- Êtrre bonne lettrre ?

J'avais hâte d'en connaître le contenu…


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptySam 28 Nov 2015 - 20:00
Il avait en bouche le goût ferreux d’une sucrerie sanguine. Le combat et l’eau froide lui avaient remis les idées en place alors que chaque partie de son corps semblait vouloir prendre son indépendance. Ses côtes le lançaient, sa cicatrice sur le flanc gauche le tiraillait, sans parler de l’obscure morsure à l’épaule qui bleuissait comme un vulgaire suçon fait à l’aveugle entre deux amants transis. Il eût préféré avoir quelqu’un d’autre dans les bras que cet abominable monstre à l’haleine fétide et au regard de merlan fris. Il ressassait ce qui venait de se passer tandis qu’il menait l’étranger à travers les ruelles de Pelargir. Si l’homme le suivait c’est qu’il devait effectivement s’agir de la recrue. Il eut un profond soupir de désespoir. Il avait un moment espéré le perdre dans le dédale des petites rues de la cité, mais il s’était bien accroché – comme une moule à son rocher.  Il avait eu un peu de répit en entrant chez l’Apothicaire. Il n’aimait pas être suivi, ou poursuivi, car il doutait farouchement de la loyauté de l’Oriental et avait l’amer pressentiment d’être dans la ligne de mire d’une dague ou d’un arc dont on avait omis de lui parler. Un Rhûnien ! Mais quelle idée ! Il n’en revenait pas et ruminait cette idée aberrante dans un esprit encore embrumé par les vapeurs de l’alcool. Il était si préoccupé par ses récentes déconvenues qu’il ne fit pas attention à l’homme qui lui parlait.

- Hem ! Alors, vous voulez quelque chose ?
- Pardon ?
- Vous êtes entré dans ma boutique, alors c’est forcément pour y acheter quelque chose ? A moins que vous ne souhaitiez me forcer à vous donner ma bourse, mais décidez-vous jeune homme !


Décidemment, il enchaînait les créatures étranges : l’Orc, l’Oriental, ce …  vieillard au cheveu tellement clairsemé qu’il semblait avoir des filaments arachnéens sur le crâne. Nathanael s’attendait presque à voir apparaître la bête velue aux multiples yeux sur la tête de son interlocuteur. Le vieil homme le toisa d’un regard vitreux et morne, lassé par des années de vie trop longues et ennuyantes passées au fond de sa boutique.

- Un peu d’athelas, je vous prie. En poudre, ou sous forme de feuille. Ou du plantain. J’ai une vilaine blessure que je voudrais faire soigner.
- Mh mh … m’est avis qu’il n’y a pas que la blessure qui est vilaine.
- Pardon ?
- Je disais que j’ai ce qu’il vous faut jeune homme.


Et le vieillard partit d’un pas traînant entre les différentes étagères pour chercher ses articles. Sa façon de se déplacer était irritante. Il ne levait pas les pieds et les laissait frotter sur le sol de sa boutique, rendant ses déplacements audibles d’un bout à l’autre du petit bâtiment. On aurait dit une limace portant les babouches des hommes du Sud. Nathanael profita de ce court moment pour jeter un œil aux différents pots, soucoupes, petits sacs et autres supports où devaient se trouver autant de plantes médicinales que de poisons. Tout n’était qu’une question de dosage après tout. Il le savait lui-même pour s’être trompé, enfant, sur le nombre de feuilles et de fleurs de pissenlit dans une tisane, qui, au lieu de soulager la crise de foie son jeune frère, l’avait jeté dans les enfers d’une dysenterie campagnarde. Harding éprouvait encore envers lui une profonde rancune à ce sujet.

L’homme revint avec deux pots en terre, peu amène et plus blasé que jamais.

- C’est vous qui avez mis autant d’eau dans mon magasin ?

Ses yeux ne semblaient pas s’accorder sur la direction à prendre et Nathanael ne savait plus lequel regarder pour répondre à l’Apothicaire. Il finit par baisser les yeux pour observer les traces de pas humides qu’il avait laissées depuis le seuil de la boutique. Ici et là quelques gouttes d’eau venaient compléter le dessin sur le parquet … ou la dalle, on ne savait plus très bien. Il allait bredouiller quelque sottes excuses lorsque le vieillard interrompit toute tentative en annonçant la couleur.

- Trois cents pièces pour l’athelas et … mhh, disons … deux cents pièces pour le plantain.

Nathanael fut tellement surpris par la façon de faire du commerçant qu’il resta coi. Il avait déjà rencontré bien des marchands malhonnêtes, des escrocs et d’habiles négociateurs, mais aucun ne l’avais jamais truandé avec autant de détachement et d’indifférence. Sans nul doute que son accoutrement ne devait pas jouer en sa faveur, et que le commerçant cherchait à le faire fuir par des prix exorbitants ou à se payer sa tête. Ce n’était pas pour lui plaire. Il n’avait pas lutté contre l’Ordre et sauvé la cité portuaire pour qu’un de ses habitants prenne le loisir de se moquer de lui. Il mit la main dans sa poche et en sortit une broche où se dessinait un lion qui n’était sans rappeler les armoiries d’une des grandes familles de Pelargir. Il la regarda, comme s’il s’agissait d’un objet banal, la tourna entre ses doigts, et, avec un franc sourire, la présenta au vieillard.

- Et que diriez-vous de quelques 2 000 ou 3 000 pièces à reverser dans les caisses des impôts de la cité pour tentative d’escroquerie, et, ma foi, à n’en pas douter, quelques fraudes fiscales, ici et là ? Je jurerai que la ville serait ravie de récupérer ce qui lui revient. Je pense que la famille Leontochir aurait plus de poids pour appuyer mes propos lors d’un procès public que vos bredouillements incompréhensibles.

Et en matière de bredouillements, l’Apothicaire battait des records. L’homme s’excusait de milles façons, cherchait à trouver des explications à son comportement, les temps difficiles, les loyers à payer, sans parler des dividendes qu’il devait à une sombre organisation qui, selon ses dires, faisait main basse sur leurs excédents de comptabilité pour financer de sombres exactions. Nathanael l’écouta sans mot dire avant de l’interrompre de sa voix grave et forte.

- Vous me rajouterez donc de la camomille, de l’écorce de saule et des feuilles de menthe. Sans oublier le lupin et quelques fruits de ciguë, vous serez aimables.

L’Apothicaire se plia aux exigences de Nathanal qui gardait en main la broche que lui avait donnée le dirigeant du Conseil de Pelargir. Le Conteur ne se serait pas douté qu’il en aurait eu besoin pour de si basses affaires, mais après tout, pourquoi s’en priver. L’extrême lenteur du vieil homme se mua en une agitation sénile, pitoyable, pour réunir l’ensemble des plantes. Il tendit le tout à l’espion gondorien avec une crainte fiévreuse gravée sur le front. Nathanael était à peu près certain qu’il pouvait demander ce qu’il voulait au pauvre homme, il le ferait. Mais sa rigueur morale l’empêcha d’abuser plus longtemps de la situation, et il ressortit de la boutique après ces étranges négociations. Il tenait son sac de plantes sous le coude quand l’Oriental se rapprocha de lui avec son accent insupportable. Il jeta un regard à peine curieux au contenu de son sac. Non pas qu’il ne voulait pas savoir ce qui s’y trouvait, mais il s’efforçait de garder le regard sur des points fixes afin d’éviter les vertiges inhérents aux conséquences d’un abus d’alcool. Il se demandait bien ce que l’étranger voulait lui donner, ou lui montrer. En pleine rue qui plus est. Un ou deux badauds regardèrent dans leur direction mais ne s’attardèrent pas. La mixité raciale et les échanges entre espèces différentes n’étaient pas vus comme une excentricité dans la ville portuaire. Et il ne devait pas être rare non plus de croiser des hommes avec des frusques sales et déchirées, le visage blême, à proximité d’un Rhûnien au crâne rasé, le teint hâlé. Entre gens de mauvaises compagnies, de mœurs douteuses, tous les échanges étaient permis.

Nathanael prit la lettre des mains du dénommé Salem Hamza, en ôta le cachet et la parcourut des yeux. Il s’abstint de manifester sa lassitude et l’énervement qui gagnait sa conscience. Il hésitait entre l’abattement total ou la rage, et dans l’incertitude il s’obstina à relire la lettre pour s’assurer qu’il n’avait commis aucune erreur d’interprétation. Il leva les yeux, la mine grave et soucieuse, pour garder un œil sur l’Oriental. Derrière un masque travaillé pendant de longues années, sans doute, une curiosité impalpable s’esquissait. Il ne l’avait pas lu. Soit il était d’une loyauté et d’une obéissance aux ordres à toute épreuve, soit il avait affaire à un faussaire exceptionnel, doublé d’un savant comédien. Il examina le cachet de cire qu’il avait à peine pris le temps de regarder. L’information venait bien de la vieille Tête en bois, ce maudit Gilgamesh. Quelques explications à propos de Salem Hamza, l’essentiel, qu’il avait déjà deviné, et leur nouvel ordre de mission.

- J’espère que vous aimez l’enseignement.

Nathanael laissa sa phrase mourir dans l’air moite de la cité avant de tendre la lettre à l’Oriental. Après tout il fallait bien qu’il soit mis au courant lui aussi - puisqu’ils allaient devoir assumer une fonction commune pour le compte d’un même homme, sous les ordres du même pittoresque vieillard à  la cervelle décrépie et aux idées farfelues.

- Ho, et assurez-vous de maîtriser le Commun d’ici demain, cela pourrait vous être utile. La noblesse de la ville n’aime pas frayer avec des gens qui ne maîtrisent pas notre langue. Vous essaierez de ne pas effrayer le petit.

C’était l’hôpital qui se moquait allégrement de la charité. Un épouvantail n’avait rien à envier à Nathanael pour repousser les oiseaux en l’instant même. Mais l’Oriental lui demeurait infiniment plus repoussant que le plus infâme des lépreux du Gondor. En d’autres circonstances il aurait affiné son jugement et ses critères esthétiques par son habituelle ouverture d’esprit. Mais la Tête ne lui ayant laissé aucune liberté en la matière, il ne souhaitait pas utiliser sa tolérance coutumière. Il espérait sincèrement que ce Salem Hamza finirait par lâcher l’affaire. A moins qu’il n’ait d’autres intérêts dans cette alliance avec le Gondor. Un ancien allié de Taorin ne pouvait soudainement retourner sa veste sans qu’on espère qu’il change d’attitude dans le cadre d’un nouveau contrat. A moins qu’il ne soit qu’un pion temporaire. Un jour viendrait peut-être une seconde missive qui lui demanderait d’éliminer son confrère. L’espoir faisait vivre.

En attendant il lui faudrait changer de masque. Nathanael devait se dévêtir de ses frusques sales et déchirées pour ceindre son épée et des habits plus seyants. Il fit signe à Salem de le suivre. Ils quittèrent le centre de la ville pour rejoindre les faubourgs ruraux qui formaient le premier cercle de la ville extérieure. Un paysan à la bonhommie à toute épreuve gardait ses biens à l’abri et s’occupaient de ses bêtes pour une somme rondelette qui achetait également son silence. Le paysan regarda avec mépris l’étranger qui accompagnait l’espion gondorien. Nathanael n’y prêta aucune attention, les gens de l’arrière pays étaient moins tolérants que les citadins. Il se contenta de saluer le brave homme et de monter un court escalier.

- Attendez-moi là.

Il fit patienter encore une fois l’Oriental. Plus de temps qu’il n’aurait fallu, sans doute, mais quand il ressortit il était difficile de reconnaître le même homme. Son vieux pantalon crasseux et sa chemise déchirée n’étaient plus. Il portait un pourpoint bleu sombre au-dessus d’une chemise écru aux manches longues, ainsi qu’un pantalon en cuir souple brun foncé. Son épée pendait à son côté, rattachée à une ceinture en cuir dans un fourreau à faire envier un bourgeois des grands quartiers. Rien qui ne puisse faire penser à une quelconque richesse, son arme mise à part, mais le contraste était frappant avec les loques disgracieuses qu’il portait auparavant. Il avait pris soin de se tailler la barbe et de se laver les cheveux. Seule une ecchymose sur une pommette et une balafre à la tempe laissaient deviner ses récentes mésaventures. Le paysan n’avait pas eu la patience de l’Oriental et s’en était retourné à ses travaux journaliers. Pour le reste, il leur faudrait à présent se rendre dans le triangle portuaire pour en savoir plus. Un usurier devait leur remettre la somme utile à leurs futures dépenses pour répondre à la nécessité de leur rôle. Nathanael ne se priverait pas de quelques excès après l’absence totale de finance qui lui avait valu plusieurs nuitées dans les plus malfamées des auberges et les tavernes les moins recommandables du pays.

Il se rendit à l’étable où se trouvait sa fidèle jument et sa mule entêtée. Ils avaient rendez-vous dans un établissement respectable au cœur de la cité, et ils iraient plus vite en selle. Il harnacha ses deux animaux, puis, lorsqu’elles furent sellées et bridées, il tendit les rênes de l’animal aux longues oreilles à l’Oriental avec un indescriptible sourire.

- Faites attention, elle est susceptible. Bien plus que moi.

Et sans un mot de plus, il se mit en selle et talonna doucement sa jument pour la mettre en route.
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyDim 29 Nov 2015 - 11:51
L'enseignement ?

Ne pas rire.

- L'enseignement ? Lançai-je à haute voix, cette fois.

Ne pas rire.

Il ne riait pas non plus. Il était donc sérieux. Zut. Quelle poisse ? J'allais devoir donner des cours ? Mais pourquoi ? Et à qui ? Je fronçai légèrement les sourcils, incapable de cacher totalement ma déception et ma frustration. Je m'attendais à quelque chose de plus excitant, de plus stimulant. Au lieu de quoi, on me refilait la charge de donner des cours à un illustre inconnu. Des cours de quoi, d'abord ? Il devait entendre mes questions silencieuses, car il me tendit la lettre qu'il venait de parcourir, me laissant le soin de m'y absorber. Je fis exprès de prendre mon temps, en tournant ostensiblement la tête et en formant certains mots avec mes lèvres, comme un illettré. Oh, illettré je ne l'étais pas, et je déchiffrais aussi bien le Commun que ma propre langue. Toutefois, il valait toujours mieux faire croire que l'on était plus stupide qu'on en avait l'air, surtout quand on se trouvait en face de quelqu'un qui paraissait profondément stupide. Je n'avais pas envie qu'il se méfiât de moi, qu'il me cachât des informations. Au contraire, je voulais être Salem, le gentil professeur – quelle horreur, vraiment ! – à qui l'on pouvait confier tous les secrets du monde.

Dans la lettre, j'appris une nouvelle qui me redonna un peu de baume au cœur. Lui aussi allait devoir faire le pitre devant un élève, et je n'allais pas me retrouver seul à assumer cette mission ingrate, indigne de mes talents. C'était mesquin, mais cela me mit de bien meilleure humeur. D'après les informations lacunaires qui étaient écrites ici, nous allions avoir la charge d'un gosse, le fils de son père que je ne connaissais pas. Le Conteur devait sans doute en savoir davantage, mais il se garda bien de me communiquer ce qu'il savait. De toute évidence, le simple fait de se trouver en ma présence l'irritait, et il cherchait à abréger nos souffrances communes le plus rapidement possible. Tant mieux ! Plus vite nous aurions terminé notre supercherie auprès de ce gamin, plus vite nous pourrions nous atteler à de véritables problèmes. Pendant un instant, je le confesse, je crus que je m'étais trompé sur le compte de l'Arbre Blanc. J'avais cru qu'il s'agissait d'une organisation secrète que je devais infiltrer, mais elle avait surtout l'air d'un groupe de gardiens d'enfants, qui rendaient des services dans tout le royaume de Gondor. Mazette, dans quoi m'étais-je embarqué ?

De plus en plus mordant à mesure que l'alcool cessait de lui marteler le crâne, le Conteur me lança sa petite remarque acerbe, concernant ma non-maîtrise du Westron. Je le dévisageai avec un étonnement sincère. Apprendre une langue en une journée ? Rêvait-il ? Même pour ses beaux yeux, je ne ferais pas l'effort de parler correctement pour le satisfaire, et il devrait se débrouiller avec mon accent, et ma dignité offensée. Non mais, comment ça « ne pas effrayer le petit ? ». Avait-il vu son reflet, ces derniers temps ? Il avait davantage l'air d'un mendiant que d'un enseignant, et à ce titre je n'avais absolument rien à lui envier… bien au contraire. Le simple fait de me trouver à moins de trois mètres de lui incommodait mon odorat délicat, et agressait ma vue. Les passants qui se retournaient en nous voyant converser s'arrêtaient peut-être sur mon physique particulier pour la région – ces crétins devaient me prendre pour un Haradrim, ou un homme du Khand, que sais-je ? –, mais c'était bien quand ils posaient les yeux sur lui qu'ils s'enfuyaient en courant en craignant d'être attaqués par un sauvage hirsute, mal rasé, mal coiffé, mal habillé, et bien éméché. Je lui lançai un regard où perçait une pointe de condescendance – une pointe seulement – et haussai les épaules :

- Je essayer. Je pas prromettrre. Vous parrler pourr moi.

Il ne répondit rien, le malotru, et se contenta de m'inviter à le suivre. Nous mîmes tranquillement le cap vers l'extérieur de la ville, en dehors des remparts en papier de la cité. Pelargir n'était pas une très belle ville, à l'exception – m'avait-on dit – de sa partie centrale, construite sur les flots. J'attendais de voir, car pour l'heure ce que j'avais sous les yeux était d'une banalité affligeante. Des gens, plein de gens, trop de gens qui vaquaient à leurs occupations, inutiles. Des commerçants, des marchands venus de loin, des gardes aussi. Des hommes qui criaient pour attirer le client, des femmes qui essayaient des bijoux sous le regard d'un mari ou d'un mercenaire qui les protégeait. Difficile de savoir qui était qui, car ils avaient la même face carrée, les mâchoires serrées, et le même regard insistant. Les gens d'ici étaient vraiment étranges. Nous arrivâmes sans encombres à destination, chez un paysan qui me dévisagea de la tête au pied comme s'il venait de croiser Sauron en personne. J'inclinai légèrement le buste, comme il était de coutume, mais il ne me rendit pas mon salut et se contenta de me fixer avec insistance, comme si au moindre clin d'œil je pouvais disparaître. Le Conteur disparut dans la petite bâtisse, en me demandant de l'attendre là. Hélas, je n'avais pas le choix.

- Hm… Je soif. Boirre où ? Demandai-je en mimant mon besoin du moment.

- J'comprends pas, répondit le paysan avec une douceur brûlante.

Il me planta là sans même prendre la peine de m'indiquer le puits le plus proche, retournant à ses carottes et à ses navets. Tant pis pour lui. Sitôt qu'il se fut éclipsé, je fis quelques pas vers sa maison et, m'arrangeant pour demeurer hors de vue, je déboutonnai mon pantalon et soulageai une autre envie sur le mur de sa bicoque. Tant pis pour lui. Ce faisant, je jetai un œil à l'intérieur, par une petite fenêtre qui se trouvait non loin. L'air de rien. Le volet était ouvert, pour laisser entrer la chaleur du jour, mais il régnait une pénombre difficile à transpercer dans la bâtisse. Je ne voyais pas grand-chose, sinon une table, quelques chaises, le coin d'une cheminée. Rien qui aurait pu m'indiquer quoi que ce fût sur mon compagnon d'infortune. Ce n'était sans doute pas là qu'il résidait et qu'il planifiait ses opérations, même si ce paysan devait lui être d'une quelconque aide. J'entendis du bruit à l'étage, et compris que le Conteur était monté là où je ne pouvais pas l'apercevoir. Tant pis pour moi. Je retournai à mon poste d'observation, satisfait de ma petite vengeance, regardant le paysage autour de moi sans rien reconnaître. La région était si proche du Sud que l'on ressentait les bouffées de chaleur qu'exhalait le désert du Harad, et pourtant elle restait suffisamment septentrionale pour ne pas être une fournaise. C'était un endroit propice à la vie, et les nombreux champs qui se déployaient aux alentours attestaient de la facilité avec laquelle l'agriculture se déployait dans la région. On ne pouvait pas dire que la ville était belle, mais assurément il y faisait bon vivre.

J'observais l'horizon, assis sur une souche qui avait vu plus de coups de hache qu'il n'était permis de l'imaginer, quand je sentis la présence du Conteur à mes côtés. Je ne l'avais même pas entendu arriver. Quand je me retournai, je ne pus cacher ma surprise, qui se transforma en un sourire rassuré. Il avait enfin changé ses oripeaux pour quelque chose de plus seyant. Il n'avait pas l'air d'un puissant seigneur, mais il était bien loin le bagarreur de tavernes, qui se retrouvait dans des situations improbables, aux prises avec des Orcs au détour d'une ruelle. Il avait bien meilleure allure, il sentait le propre, il s'était taillé la barbe… Il ressemblait enfin à quelque chose de valable. Je ne fis aucun commentaire – qu'il aurait certainement mal pris de toute façon, car je doutais que son caractère de cochon eût changé entre temps – et le suivis tranquillement alors qu'il se rendait dans une étable non loin, où nous allions pouvoir récupérer des montures pour ne pas devoir faire le trajet du retour à pied – et surtout pour arriver avec une certaine prestance, ce qui n'était pas du luxe. Avec une grande assurance, il s'empara d'une selle qui traînait là, et l'amena dans un box où se trouvait une puissante jument, bien plus grande que les chevaux qu'on trouvait dans l'Est, et dont le regard brillant d'intelligence me laissa songeur… Comment ces nobles créatures pouvaient-elles se laisser dominer par des êtres plus sots qu'elles ? S'il m'avait été permis, j'aurais mené un combat personnel pour rendre leur dignité à ces fiers destriers, qui ne méritaient pas d'être montés par des rustres aux mœurs curieuses. Je m'approchai de l'animal, et m'inclinai légèrement devant elle, avant de lui tendre un quartier de pomme qu'elle avala goulûment. Je lui caressai la joue, appréciait de sentir la chaleur et la force qui se dégageaient de cette bête superbe. Je ne voyageais pas souvent à cheval, mais j'appréciais leur compagnie. Contrairement aux hommes de l'Ouest et à leurs babillages intempestifs, eux savaient rester silencieux. J'entendis les bruits de sabots sur le sol derrière moi, et je me retournai vers le Conteur, prêt à découvrir quel noble animal serait le mien pour la durée de cette mission.

Son sourire me frappa plus encore que les oreilles proéminentes de la mule qu'il tirait par la bride. Le salaud. Je pinçai les lèvres pour ne pas me risquer à laisser échapper le fond de ma pensée à voix haute. Non, rester calme, ne rien dire. Mais quand même… Le salaud ! Il me tendit les rênes, récupéra celles de sa jument et grimpa en selle sans même m'adresser un regard, mais en me lançant tout de même un avertissement qui me tira un froncement de sourcils contrarié :

- Pas autrre cheval ? Je prréférrer cheval.

J'aurais tenté. Il s'éloigna sans un mot, visiblement satisfait de son affaire, en me laissant dépité, à côté de cette infâme hybride. Bon, j'allais devoir m'en accommoder. Je glissai mon pied dans l'étrier, et me hissai – le mot était sans doute trop fort, car la bête n'était pas immense – en selle, avant de talonner légèrement la bestiole, qui avança de mauvaise grâce. J'étais aussi à l'aise qu'un crapaud sur une boîte à bijoux, et si le ridicule avait pu me foudroyer sur place, j'aurais fini carbonisé dans l'instant – et j'aurais été reconnaissant à l'orage d'avoir su m'épargner la honte et le déshonneur : mais bon, j'avais vu bien pire… Le Conteur continuait à avancer, et je forçai légèrement l'allure pour le rattraper sur le petit chemin qui menait à la cité.  Mais soudainement, la mule décida de bifurquer. Oh diantre ! Elle avait aperçu un bosquet avec quelques fruits, et elle avait décidé d'en faire son repas :

- Non ! Tourrne ! Tourrne !

Je manœuvrai les rênes avec la dextérité d'un manchot essayant de bander un arc, et avec à peu près la même réussite. La mule s'installa confortablement pour se sustenter, me laissant dans une position bien inconfortable. En effet, elle avait les pattes arrière sur le chemin, mais avait eu la bonne idée de descendre les antérieurs dans un fossé. Penché en arrière pour ne pas basculer en avant, j'avais l'air profondément stupide. Le Conteur se retourna vers moi, mais il ne fit pas l'effort de s'arrêter. Le corniaud ! Et cette mule qui me tapait sur les nerfs. Je tentai de l'écarter de son repas, mais elle n'était pas d'humeur, et j'entendis bientôt quelques rires derrière moi. Des paysannes qui lavaient leur linge, et qui pouffaient de voir mes efforts non récompensés. De mieux en mieux… Pour ne pas risquer de trahir ma couverture en révélant malencontreusement mon exceptionnelle intelligence, je me laissai aller en Rhûnien :

++ Tu vas arrêter de manger, oui ? Même les mules de l'Ouest partagent le caractère de leurs maîtres, incapables et entêtées ! ++

Les rires se turent un instant. De toute évidence, elles se demandaient quel était mon charabia. Tant mieux ! Je mis pied à terre, et essayai de raisonner l'animal qui ne voulait de toute évidence rien entendre :

++ Par la sécheresse qui s'abat sur la steppe, tu vas cesser de te goinfrer, canasson ? Es-tu si mal nourri qu'il te faut te rabattre sur ces framboises à peines mûres ? ++

La mule finit par se laisser guider. Elle avait enfin terminé son en-cas, et elle était de toute évidence prête à reprendre la route. Les femmes me regardaient attentivement, murmurant entre elles. Le Conteur était loin, mais je le voyais se retourner de temps en temps. J'imaginais son sale sourire suffisant… Oh le chacal du désert ! Je ramenai la mule sur le chemin, et glissa un pied dans l'étrier. Au moment où j'allai prendre appui dessus pour revenir en selle, la bête fit un pas en avant, manquant me faire tomber et me laissant dans une drôle de situation. Je sautillai de côté, pour me replacer dans l'axe, mais encore une fois elle se déroba. Je retirai mon pied et m'emportai :

++ Au nom de quel dieu infâme as-tu décidé de t'opposer à moi, quadrupède ? N'as-tu donc pas même la décence de faire ce pour quoi tu es là sans rechigner ? Réponds ! ++

Elle répondit. Un hennissement vexé, et puis elle se lança au galop droit devant, partant rejoindre le Conteur et me laissant seul, au milieu de la voie, comme un imbécile. Les femmes rirent de plus belle. Je n'eus même pas la force de leur jeter un regard qui leur aurait fait comprendre que ce n'était pas le moment. J'étais dépité. Vraiment dépité. Je baissai le front, ajustai le sac sur mes épaules – sac que j'aurais pu avoir l'intelligence de charger sur la mule, si j'y avais pensé – avant de me lancer pas après pas à la suite du Conteur, de sa jument et de sa mule malveillante. Mes fidèles jambes, au moins, ne me trahiraient pas. Je pouvais compter sur elles.

Au premier pas, je sentis que j'avais un caillou dans ma botte.

Le salaud !


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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMar 9 Fév 2016 - 9:42
Il en est des loups comme des mules, certains sont sur quatre pattes, et d’autres sur deux jambes. L’Oriental s’était obstiné longtemps sur le pauvre animal avant que celui-ci ne braie désespérément et ne rejoigne Nathanael à vive allure. Il dut s’arrêter de nombreuses fois en route afin de laisser le temps à Salem Hamza de se remettre de quelques ruades inopinées, d’un changement brutal de direction ou de quelques foulées de trot grotesques. Quand il fut lassé de ce spectacle réjouissant, il siffla brièvement entre ses doigts. L’animal darda ses oreilles sur l’appel familier, se cala derrière la jument et ne fit plus un pas de travers durant le reste du trajet. Toute bonne farce avait une fin, d’autant qu’il leur fallait atteindre leur but avant la tombée de la nuit. Loin des oreilles indiscrètes et des rumeurs fâcheuses, Nathanael présenta succinctement le haut personnage auquel ils auraient affaire.

- Le jeune homme a douze ans. Il est destiné à intégrer l’Académie de la Marine. Un titre pompeux pour désigner la haute école qui forme une grande partie des membres du Conseil de Pelargir. Sa famille appartient à la tranche des nobles qui n’a pas eu la chance d’avoir une ascendance numénoréenne. Son père cherche deux …

II chercha le mot le plus approprié à leur situation. Il lui semblait difficile d’accepter soudainement le nouveau statut qu’on lui imposait. Un jour les armes et le sang, le lendemain la plume et l’encre. Il resta silencieux un moment, tandis que les souvenirs d’une nuit lointaine et brutale lui embrumaient l’esprit. Il se ressaisit en captant le regard interrogateur, presque débile, de son compagnon de route. Les Orientaux avaient vraiment une étrange forme de visage et des yeux qui n’avaient pas leur pareil en Occident ...

- … deux précepteurs. Il souhaite que son fils appréhende mieux les questions géopolitiques et la langue des Suderons. Vous devriez vous sentir comme un poisson dans l’eau.

Il s’était forcé à utiliser le terme générique de Suderons. Les termes les plus appropriés à son sens auraient été « vils créatures exotiques aux mœurs melkorites », même s’il n’était pas sûr que les Melkorites se soient risqués si loin au sud. En vérité, il n’en savait strictement rien, et la question lui passait très loin au-dessus de la tête. Assabia ne lui remémorait pas de plus joyeux souvenirs que Pelargir. Il retint un profond soupir de regrets envers les Montagnes Blanches et les longues plaines du Riddermark. Il s’efforcerait de mener sa mission à bien, mais le cœur n’y était pas. Il se tourna une nouvelle fois vers l’Oriental pour s’assurer qu’il avait saisi la totalité de son propos. Il s’évertuait à se faire passer pour plus bête qu’il ne l’était, soit, Nathanael se ferait un plaisir de rentrer dans son jeu. A défaut de lui faire passer l’envie d’être quelqu’un d’autre, Salem Hamza regretterait amèrement de lui avoir dissimulé sa véritable identité, et plus encore, ses véritables capacités. Il connaissait les règles du jeu pour les avoir longtemps appliquées lui-même. Pour sa part, Nathanael se garda bien de lui indiquer quelle était la discipline qu’il allait enseigner lui-même.

Ils traversèrent les quartiers ruraux et les petits ateliers d’artisanat assez rapidement. A l’extérieur de la grande cité portuaire les maisons étaient construites moins densément et il était aisé de se repérer et de circuler le long de larges rues de terre battue. Une fois les enceintes franchies, c’était une toute autre histoire. Toute la population du Lebennin semblait vouloir se rassembler entre les hauts murs de la ville, jouant des coudes pour se frayer un passage aux abords des étales du grand marché. Nathanael n’avait pas vraiment choisit ce jour particulier, mais la situation l’arrangeait. Deux individus de plus ou de moins dans cette marée humaine n’attireraient pas l’attention. Il descendit de son cheval aux pieds des grandes portes, fit signe à l’Oriental d’en faire de même, et s’avança au milieu d’une foule dense et variée où les curiosités des terres du Sud se mêlaient à l’art plus traditionnel des territoires du Gondor. Les gens ne semblaient pas faire attention aux chevaux, se frottant contre les animaux et les bousculant pour arriver à leurs fins, sans se soucier d’éventuelles ruades, luttant contre le courant continu d’hommes et de femmes qui alimentaient le fleuve impétueux de badauds. C’est avec beaucoup de difficultés, mais dans l’anonymat le plus complet, qu’ils parvinrent devant une haute bâtisse dont les murs étaient ceints de couronnes de lierre qui débordaient dans la rue. On devinait aisément que derrière ce parapet  se trouvait un jardin, ou quelque chose s’en rapprochant, luxe absolu dans cette ville où les bâtiments, comme les gens, luttaient pour garder leur place.

En contournant ce rempart urbain, on se retrouvait nez à nez avec de larges portes de bois où se dessinaient dans une symétrie parfaite les deux parties du blason de la noble famille qu’ils allaient servir. Une nef brisant une vague ourlée d’écumes faisait face à une épée dont la garde était taillée en forme d’ancre. Il y avait là le résumé de toute l’histoire familiale. De père en fils, l’aîné de la famille succédait à la figure paternelle au Conseil de Pelargir, conservant dans leur patrimoine une partie du pouvoir législatif de la ville. Nathanael se saisit d’une lourde poignée que de nombreuses mains avaient usé, faisant apparaître ici et là les traces noires d’un métal moins noble que l’or plaqué qui couvrait le pommeau destiné à tromper les visiteurs. Un serviteur leur ouvrit rapidement, n’hésitant pas à les toiser des pieds à la tête, habitude agaçante des domestiques des vieux quartiers qui étaient à peine moins fiers que leur seigneur et  maître. Nathanael prit soin de tendre une lettre de recommandation cachetée. Il ne savait pas comment la Tête faisait pour obtenir autant de sceaux différents, mais les faussaires de l’Arbre Blanc étaient des artisans redoutables. Une fois les formalités d’usage expédiées, ils purent pénétrer dans la propriété où deux jeunes garçons vinrent s’occuper de leurs montures. Nathanael commençait à se détendre, cette mission pourrait bien être des plus agréables. Il se tourna vers l’Oriental à qui il n’avait plus adressé la parole depuis qu’ils étaient entrés en ville.

- Le maître des lieux est le seigneur de Hauterive.

Mais Salem Hamza n’eut pas droit à de plus amples explications. A vrai dire Nathanael n’en savait pas beaucoup plus lui-même. La Tête leur parlait d’affaires douteuses dans laquelle le noble avait trempé, mais il n’y avait aucun indice à ce propos. Ils franchirent une petite cours ouverte où de petits citronniers étiraient leurs branches sous un soleil resplendissant. Un autre serviteur les accueillit à l’entrée de la noble maison fortifiée où d’anciennes meurtrières côtoyaient de grandes fenêtres aux verreries extravagantes. Le seigneur avait balayé d’un revers de main architectural l’ancienne fonction de la maison forte pour en faire un lieu de vie mondain. C’était un parti pris risqué, car même si Pelargir était une place forte du royaume du Gondor, on n’était jamais trop à l’abri du danger.

- Mon seigneur vous attend dans son cabinet.

L’homme leur fit franchir un couloir étrangement lumineux. Tout était fait pour que chaque quartier soit le plus exposé possible à la lumière. Ni torche ni flambeau accrochés aux murs. Nathanael se sentait parfaitement étranger à ce type de construction, lui qui avait si souvent foulé les dédales sombres et froids de la Cité Blanche.  Il ne lui aurait jamais effleuré l’esprit qu’on puisse construire pareille bâtisse en ce monde. Le maître des lieux fut prévenu de leur arrivée au son de leurs bottes sur les dalles. Il se tenait debout dans une large pièce garnie de tentures où se dessinait l’histoire de la richesse familiale.

- Bienvenue messieurs. Il fit un signe de la main au serviteur. Voulez-vous chercher Barthélémy je vous prie ?

Le domestique disparut rapidement. Le seigneur des Hauterive portait le cheveu court, brun, les yeux clairs et une moustache impeccablement taillée sous laquelle des lèvres fines formaient un sourire de circonstance. Poli, mais non amical. Il les regardait d’un œil interrogateur. Nathanael prit soin de faire les présentations.

- Nathanael, de la Cité Blanche, serviteur de la Couronne du Gondor. Et voici Salem Hamza, à votre service. Nous répondons à la missive selon laquelle vous cherchiez deux précepteurs pour votre jeune fils.

Il s’était bien abstenu d’accorder quelques titres pompeux et distrayant à l’Oriental. Mais que dire : ancien serviteur du Chien Taorin le Borgne ? Le résultat aurait été catastrophique. Et Nathanael était peu enclin à mentir. Il préférait dissimuler la vérité. Nuance subtile qui lui évitait néanmoins de s’enliser dans des histoires rocambolesques. Le seigneur de Hauterive allait ajouter quelque chose, mais il regarda derrière leur épaule. Un jeune homme d’une douzaine d’années tout au plus venait d’arriver. Il avait les mêmes yeux que son père, quoi qu’on pût y lire une profonde tristesse qui lui donnait une maturité prématurée.

- Je vous présente l’aîné de notre famille, Barthélémy de Hauterive, destiné à prendre ma succession. Il entrera à l’Académie de la Marine au printemps prochain. Je souhaite qu’il dispose de tous les atouts possibles pour honorer notre famille en devenant un élève exemplaire. Le poste de Conseiller exige des connaissances précises et un comportement irréprochable. La faute n’est pas permise.

Et le noble insista sur cette dernière phrase. Le jeune homme, quand à lui, semblait crouler sous le poids d’un héritage millénaire bien lourd à porter.

- Barthélémy, je te laisse le soin de présenter à ces deux hommes le bureau où ils enseigneront ainsi que les appartements qui leur sont accordés durant leur séjour à nos côtés.

Le seigneur de Hauterive fit claquer militairement ses bottes sur le sol et quitta la pièce de manière guindée. Barthélémy les regardait sans ciller.

- Suivez-moi je vous prie.

Sa voix claire et fluette de petit garçon contrastait étrangement avec le sérieux qu’il affichait. Il leur présenta succinctement le bureau où ils allaient devoir exercer leur art ainsi que les appartements distincts, mitoyens, qu’ils allaient occuper.

- Les leçons débutent après le déjeuner. Mon père souhaiterait que je commence à apprendre la diplomatie, de son utilisation et de ses nuances en Harondor et plus au sud.

Il les salua et les quitta sans plus de cérémonie. Le petit semblait plus pragmatique que son père, n’attachant au protocole qu’un intérêt modéré, respectueux mais sans prétention. Leurs affaires avaient déjà été menée dans les chambres qu’ils allaient occuper. De grandes pièces au premier étage du bâtiment où la lumière filtrait par de larges fenêtres. Les lits disposaient de matelas de plumes et de différents draps de vives couleurs qui  chatoyaient entre de larges oreillers blancs. Une petite salle d’eau jouxtait chaque appartement. Nathanael soupira allègrement. Il faisait bon vivre parmi la noblesse de Pelargir.
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyVen 12 Fév 2016 - 11:24
Ha.

Ha ha.

Très drôle. Le Conteur était à mourir de rire, et mon visage de marbre lui renvoya tout ce que je pensais de sa façon de s'amuser à mes dépens. Me mettre sur une mule récalcitrante tout simplement pour me mettre dans une position tout à fait indélicate, et ensuite en un sifflement la remettre au pas comme si c'était un jeu d'enfant… Je trouvais son arrogance à la hauteur de son manque d'élégance : stupéfiante. Je crois que cette expérience maudite avec cette créature de cauchemar m'avait rappelé pour quelle raison je préférais toujours voyager à pied, ou à bord de caravanes marchandes, plutôt que d'investir dans un cheval. Outre le fait de vous secouer les attributs virils à la moindre ruade, et de vous laisser avec les fesses aussi plates qu'une poêle, les canassons étaient dotés d'un caractère propre qui, s'il n'était pas réprimé dès la naissance par le biais d'un dressage particulièrement suivi, pouvait vous donner des crises d'exaspération pour les années à venir. Mes pieds, au moins, ne marchaient pas plus vite ou plus lentement que je leur demandais, et ils se contentaient d'aller là où je voulais, sans faire de détours inopportuns au gré de leur esprit facétieux. L'Occidental eut la décence de ralentir la cadence pour me donner le temps de le rattraper – je n'allais pas trotter pour le suivre, et il avait bien compris qu'il faudrait faire quelques efforts pour m'accepter à ses côtés – et je finis par rejoindre le quadrupède qu'il m'avait affublé, lequel me regardait avec autant de mépris que j'en avais à son endroit. Nous étions partis du mauvais pied tous les deux, et de toute évidence cela n'allait pas s'arranger.

Le Conteur me fit signe de remonter en selle, et j'acceptai seulement parce qu'il aurait été très curieux de voir deux hommes arriver dans la même ville visiblement ensemble, le premier juché sur un beau cheval, tandis que le second allait à pied à côté d'un âne qui ne transportait rien. On se serait posé des questions, et c'était là tout ce que nous souhaitions éviter, non ? Personne ne souhaitait être interrogé, questionné, remarqué, pas plus moi que mon compagnon d'infortune dont la stupidité affligeante ne s'abaissait pas heureusement à oublier les principes élémentaires de l'espionnage : rester discret. Il entreprit de me détailler quelque peu les parties du plan que j'avais besoin de connaître pour la mission, et m'expliqua donc quelle serait la nature de notre cible. Douze ans, issu d'une famille relativement riche – qui paierait bien, donc, ce qui nous assurerait sans doute un certain confort matériel – et surtout influente à Pelargir. Bien, bien, j'allais pouvoir me greffer sur un réseau d'informations qui me donnerait peut-être accès à des bruits de couloir intéressants. Le gamin allait être formé pour devenir marin, mais son père voulait qu'il ait des connaissances plus larges, oui, c'était logique. Finalement, nos profils se complétaient assez bien, et les gens du Gondor avaient fait un bon choix en nous associant. Etant donné que je parlais un peu la langue du Harad, et que j'avais de bonnes notions de géopolitique pour avoir beaucoup voyagé, je pourrais apprendre au gamin tout ce qu'il aurait besoin de savoir. Quant au type inutile avec qui je devais travailler, eh bien il pourrait s'adonner aux tâches qui lui plairaient, comme « ne rien faire » par exemple. Oui, ça lui irait très bien. Hm ? Pardon ? Il devrait enseigner également ? Eh bien, voilà qui allait mettre le pauvre enfant dans une situation bien troublante : tiraillé entre un ignare et un érudit, il allait pouvoir expérimenter les deux extrêmes en même temps, et se rendre compte que l'intelligence était inversement proportionnel à la longueur des cheveux et de la barbe. Dommage qu'il ne se fût pas donné la peine de m'expliquer quelles allaient être les disciplines dans lesquelles il allait instruire le fils prodigue… J'aurais parié sur quelque chose en rapport avec l'alcool, ou bien en rapport avec la paysannerie. Peut-être allait-il, en tant que conteur, lui apprendre un florilège de chansons paillardes qu'il pourrait reprendre en chœur avec ses camarades de l'Académie. Sérieusement, j'ignorais tout de mon interlocuteur, et je ne voyais rien en lui qui aurait pu valoir la peine d'être transmis, sinon son talent certain pour se défaire d'un Orc enragé alors qu'il était lui-même ivre.

Je hochai la tête niaisement, sans perdre une miette des réactions du Gondorien, qui paraissait ne pas être particulièrement enchanté de remplir cette mission. Bon, ça nous faisait au moins un point commun, et il était évident qu'aucun d'entre nous n'avait été formé pour s'occuper d'un enfant noble et sans doute insupportable. Mes compétences s'appliquaient dans des domaines divers, mais l'enseignement n'en faisait pas partie, et même si je me sentais tout à fait capable de remplir mon devoir à la perfection – même un peu mieux que ça – j'espérais sincèrement que nous aurions quelque chose de plus croustillant à nous mettre sous la dent. J'en doutais franchement, et je me résolus à passer les prochaines semaines – en espérant qu'elles ne se transformassent pas en mois… – à travailler pour cette famille. J'en profiterai pour accumuler quelques pièces d'or qui me serviraient pour mes prochains voyages, et j'investirai peut-être dans quelques babioles intéressantes qu'on ne pouvait trouver qu'à Pelargir. J'avais une cousine à Vieille-Tombe, et serait sans doute ravie si je lui ramenais un souvenir quelconque, un bibelot qui représentait la ville, et qu'elle pourrait accrocher dans sa chambre. Bon, elle devait avoir passé l'âge de s'amuser avec des jouets, maintenant… cela faisait un moment que je n'étais pas rentré au pays, et j'avais toujours d'elle l'image d'une gamine pas encore adolescente.

Nous approchâmes finalement de la cité de Pelargir, qui grouillait d'activité à cette heure-ci. Les gens se massaient pour entrer et sortir, créant une cohue indescriptible. Les cris des animaux que l'on déplaçait et qui n'avaient pas assez d'espaces, ponctués des injures que les marchands se lançaient à la volée, créaient un paysage sonore aussi agréable que si un bataillon de Trolls avait décidé de pousser la chansonnette sous ma fenêtre pour me réveiller un beau matin. Et encore, j'étais en-dessous de la vérité. Le sol était jonché de crottin de cheval qu'il fallut éviter soigneusement lorsque nous eûmes mis pied à terre arrivés au niveau des portes. Pelargir… Grand bordel, oui. Les portes ressemblaient à la gorge d'un glouton qui n'arrivait pas à faire passer toute la nourriture que pouvait contenir son immense bouche jusque dans son immense estomac. Il était obligé d'avaler morceau par morceau un repas qu'il aurait voulu terminer d'une seule traite. La mastication de nos corps, malaxés contre ceux des autres passants, me procura la désagréable sensation d'être souillé et nous ressortîmes de cette marée humaine sales et puants, comme si nous avions dansé au milieu d'une porcherie. Beurk.

- Faites attentions où vous mettez les pieds, enfin ! Me cria quelqu'un.

- Parrdon, parrdon… Je répondis courroucé.

Il ne fallait pas être anxieux ici. Rester calme. Respirer. Voilà, rester calme. Nous nous éloignâmes progressivement de la foule, qui se dirigeait essentiellement vers la zone marchande où de nombreux étals ouverts disposaient de manière aguicheuse les merveilles du Gondor et celles du Sud. Pelargir était un véritable point de contact entre ces deux mondes, plaque tournante d'un commerce qui reliait de manière improbable les marchandises venues de Dale et celles venue d'Umbar. On trouvait tout à la fois les épices, les tissus et l'or venu du Sud, voire de l'extrême-Harad dont les Occidentaux n'avaient jamais entendu parler, aux jouets et aux objets d'artisanat de la cité-Etat de Dale, dont bien des gens au Sud de l'Harnen ignoraient jusqu'à l'existence. Il était curieux de poser les yeux sur ces étals qui se côtoyaient sans avoir même conscience de la diversité que l'on pouvait observer à travers les objets qu'ils vendaient. C'était incroyable, et même mon habituel sens critique dut se taire devant la faculté qu'avait Pelargir de rassembler. A la fois port principal du Sud Gondor, et point de traversée entre le Sud et le Nord de l'Anduin, la ville jouissait d'une situation remarquable, et était suffisamment bien défendue pour être à l'abri des gens d'Umbar qui razziaient les côtes régulièrement. Vraiment, la cité était bien placée, prospère et n'avait rien à envier à ses voisines du Nord, Osgiliath ou Minas Tirith.

Le Conteur nous conduisit tranquillement vers une belle bâtisse dont il devait avoir mémorisé la localisation sans m'en confier le moindre mot. Sans doute pour m'impressionner, et me montrer à quel point il était débrouillard. Je le laissai à sa satisfaction personnelle, certain qu'il devait intérieurement se réjouir d'avoir réussi à m'épater par son exceptionnel sens de l'orientation – après le sens de l'humour, voilà une seconde qualité qu'il croyait détenir – et observai les lieux avec un œil appréciateur. J'aimais bien l'architecture, quoi que je ne fus moi-même pas capable de dessiner des plans aussi complexes. Cependant, j'avais toujours aimé regarder les beaux bâtiments, et celui-ci était bien construit. La façade sobre en apparence recelait en réalité un millier de petits détails, des sculptures d'une grande finesse qui figuraient des feuilles et décrivaient des arabesques splendides, lesquelles étaient à demi-cachées par le lierre qui courait sur la façade. On aurait dit que les plantes s'étaient figées avec le temps, et s'étaient intégrées aux murs. Vraiment stupéfiant, et de très bon goût. Cela en disait long sur la famille que nous allions servir. La famille…

- Hot'rrive ? Haut'rrive… Hauterrive. Ah oui, Hauterrive.

Je n'arriverais pas à mieux le prononcer, et il devrait s'en contenter. J'avais un peu forcé le trait au début, simplement pour voir sa réaction – et imaginer la tête qu'il tirerait si je massacrais le nom de famille de nos hôtes dès le début. De quoi plomber les relations d'entrée de jeu, j'aurais bien aimé voir ça. Mais je n'étais hélas pas là pour faire capoter d'éventuelles négociations, et je devais faire un effort pour paraître poli et courtois, m'intégrer dans la vie familiale, et me montrer bien disposé. Nous étions après tout là pour servir, et c'était un rôle dans lequel j'excellais. J'espérais simplement que le serviteur qui nous avait ouvert la porte, et qui nous avait regardé comme si nous n'étions que deux pouilleux en quête de quelques piécettes, ne se montrerait pas trop attentif à notre conversation, et qu'il ne glanerait pas mon accent et ma difficulté à prononcer le nom de ses maîtres qu'il avait l'air de porter dans son cœur. On nous avait pris nos montures, aussi terminâmes-nous le chemin à pied, passant au milieu d'un petit verger qui dispensait des senteurs exquises. Pouvoir faire pousser des fruits frais pour sa consommation personnelle uniquement était un luxe dans ce monde, et la famille de Hauterive se permettait d'afficher sa richesse de manière élégante mais appuyée, comme pour montrer qu'elle était importante en dépit de son absence de statut numénoréen. La distinction m'échappait quelque peu, même si je comprenais son importance étant donné que certains se prévalaient d'une telle ascendance dans mon propre pays. On racontait que la Reine était l'une d'elle, d'une lignée particulièrement pure, et certains murmuraient qu'elle gouvernerait notre royaume pendant encore deux siècles. Je n'avais pas d'opinion tranchée sur la question, n'étant pas enclin à rejeter les vieux contes et les légendes, mais ayant toutefois du mal à accepter l'idée que notre souveraine était presque immortelle. A mon échelle du moins, car en ce qui me concernait, deux siècles étaient une durée si longue que les actions des hommes de l'époque se perdaient dans les confins de l'histoire et de la mémoire collective. On rapportait des bribes, des échos de cette période, mais cela n'avait aucune prise sur notre existence actuelle, ou presque. Imaginer que notre Reine gouvernerait encore si longtemps, c'était accepter l'idée qu'elle verrait des générations de guerriers de la Vipère à Cornes venir lui prêter allégeance, se prosterner devant elle, et soutenir fermement son pouvoir. Dans cette vision, tout était à sa place, et je n'avais aucun mal à embrasser cet avenir où le Rhûn perdurait sous l'égide d'une souveraine avisée, tandis que mon propre clan continuait inlassablement sa mission de service et de protection. Oui, c'était un futur radieux.

Le Conteur était comme moi, absorbé par l'observation des lieux et des gens. Quelques serviteurs vaquaient à leurs occupations ici ou là, déambulant à l'ombre de ces murs imposants qui leur fournissaient un peu d'abri contre le soleil qui surchauffait la cité. Ils ne nous accordèrent pas plus d'un regard, jugeant sans doute impoli d'observer de manière insistante des invités du maître des lieux, a fortiori quand ceux-ci avaient l'air étrangers venus de loin. Je passai une main sur mon crâne rasé, et estimai que pour la plupart d'entre eux, ce devait être la première fois qu'ils voyaient quelqu'un venir de l'Est lointain. Je ne parlais pas de ces sauvages du Khand, qui n'étaient que des brutes épaisses promptes à partir en guerre, car le souvenir de la bataille d'Assabia était encore bien présent dans les mémoires. Je n'y avais pas participé, mais on m'en avait parlé tant et tant que j'avais compris quel traumatisme cela pouvait représenter pour les gens du coin, jusque dans tout le Gondor. La cruelle défaite, la campagne avortée, le retour honteux de guerriers qui avaient traversé la Terre du Milieu pour venir verser leur sang sur le sable du Khand. Cette bataille avait changé tellement de choses…

Je laissai mes pensées arpenter les couloirs de mon esprit à leur guise, tandis que mes jambes suivaient docilement le serviteur qui nous conduisait jusqu'au cabinet de son Seigneur. Il n'était pas difficile de se prendre à rêvasser dans un tel environnement, surtout en plein jour. Les alcôves percées à intervalle régulier permettaient à une ombre bienvenue de s'installer, et je me serais volontiers plu à m'installer là quelques temps, à observer les jardins et les oiseaux qui jouaient dans les arbres. C'était un lieu de méditation et de paix qui était agréable. Je comprenais mieux pourquoi de nombreux nobles appréciaient de passer quelques mois de villégiature dans le Sud, quand ils en avaient l'opportunité. Je n'eus pas le temps de contempler plus avant la beauté des lieux, car nous arrivâmes bientôt à destination, et je me focalisai sur l'entrevue à venir, qui s'annonçait sans doute brève et très professionnelle. Un Seigneur comme celui que nous visitions n'avait certainement guère de temps à accorder à des étrangers venus pour dispenser des cours à son fils, et il faisait simplement son devoir en acceptant de nous rencontrer pour nous inviter très officiellement à entrer à son service. Pour le reste, nous serions sans doute baladés de part et d'autre par des serviteurs chargés de nous accommoder pour la durée de notre séjour.

Le maître des lieux était un homme d'une banalité affligeante, si on se plaçait du point de vue des nobles. Il n'avait aucun vice apparent, aucune malformation dont il aurait été possible de rire un peu, et il paraissait droit dans ses bottes, sûr de lui et incroyablement hautain. Comme tout noble face à deux représentants de la roture dont il n'avait que faire en réalité. Le Conteur fit les présentations, et je m'inclinai profondément – à la mode orientale, sans en faire trop non plus pour ne pas gêner notre hôte – quand on prononça mon nom. Discipline et dévotion, voilà les clés du succès. Ajoutez une touche d'humilité, et vous avez le mélange parfait pour plaire à un noble qui n'attend de ceux qui l'entourent qu'une chose : une obéissance zélée.

Nous fîmes ensuite la connaissance de notre jeune élève, qui paraissait avoir reçu une éducation très correcte, mais qui ne semblait pas vraiment heureux et fier d'être là. Je lui glissai un regard sévère qu'il esquiva habilement en fixant son père dans l'attente de nouvelles consignes. Je fis le triste constat qu'il se comportait tout à fait comme un serviteur, et j'en vins presque – presque uniquement, n'exagérons rien – à regretter qu'il ne fût pas un peu plus arrogant, pédant, comme tout noble devait l'être pour maintenir son statut et préserver sa supériorité sur le monde qui l'entourait. Sur ce point, Salem divergeait un peu de Ryad. J'étais davantage de ceux qui considéraient que les nobles avaient un grand rôle à jouer dans le gouvernement d'un pays, et qu'ils étaient un rouage essentiel pour garantir la paix civile, la concorde et le bon fonctionnement des institutions. Salem était peut-être un peu plus rebelle dans sa façon de concevoir les choses, et il espérait secrètement que la noblesse ressemblât davantage au peuple qui, selon ce qu'il pensait, était détenteur d'une forme de sagesse innée. Plutôt que d'exprimer mon avis, je me fondis dans mon personnage, et me laissai habiter par le sentiment que l'on devait éprouver en étant favorable à un plus grand rapprochement entre les individus. Barthélémy leva le nez vers moi, et je lui lançai un signe de tête encourageant, comme pour l'inciter à écouter son père, sans toutefois l'accabler davantage.

Nous prîmes congé non sans saluer poliment notre hôte et le remercier une nouvelle fois pour sa générosité à notre égard, avant de prendre la suite du garçon qui nous conduisit en sens inverse, vers une aile du bâtiment où nos chambres avaient été préparées. A dire vrai, elles étaient bien plus luxueuses que j'aurais pu l'imaginer, et le Seigneur de Hauterive avait fait les choses bien pour nous recevoir. Peut-être parce que celui qui nous recommandait lui était connu, et qu'il n'avait pas envie de le froisser. Peut-être également parce qu'il tenait à sa réputation davantage qu'à son porte-monnaie, et qu'il était comme tous les autres nobles : soucieux de maintenir les apparences. Tant mieux pour nous. Le gamin nous indiqua également un petit bureau où nous pourrions donner nos leçons, mais je ne comptais guère l'utiliser. J'avais une toute autre idée de l'éducation, en rapport à celle que j'avais moi-même reçue, et je n'avais pas pour habitude de rester enfermé alors que le soleil brillait dehors, et que les véritables connaissances du monde se trouvaient précisément dans le quotidien. Le gamin prit congé, mais au risque de passer pour un profeseur tyrannique, je lui lançai :

- Je commencer courrs aujourrd'hui. Venirr me trrouver aprrès manger. Je vouloirr commencer vite vite.

Le garçon parut surpris par mon accent, et son regard glissa vers celui du Conteur, comme pour vérifier si je lui faisais une blague, ou si je parlais vraiment comme ça quotidiennement. La réponse ne l'enchanta guère, mais il eut la politesse de ne rien laisser paraître sur son jeune visage aux yeux tristes, se contentant d'approuver ma requête, et de s'engager à revenir après le repas. Je n'eus pas le temps de me retourner vers le Conteur que celui-ci était déjà parti s'enfermer dans ses appartements, certainement pour se délasser. Je l'avais trouvé dans une bien fâcheuse posture quelques heures auparavant, et j'avais l'intuition que ses aventures nocturnes avaient laissé des traces. Il avait réussi à maintenir l'illusion, mais le vrai sommeil ne se remplaçait pas par quelques artifices. Je fis de même, m'enfermai pour méditer, et ne quittai la pièce que pour aller me restaurer dans les cuisines de la famille, qui regorgeaient de produits. Les cuisiniers, d'abord surpris par mon accoutrement et mon accent, me firent bon accueil quand je leur expliquai que je venais de loin pour instruire le fils de la famille. Ce n'était pas vraiment moi qu'ils appréciaient, mais de toute évidence leur affection pour le môme rejaillissait sur ceux qui en avaient la charge, au nombre desquels je comptais aujourd'hui.

- Êtrre bon élève, Barrthélémy ? Demandai-je.

- Oh oui, c'est un garçon brillant, comme son père. Je suis sûre qu'il fera de grandes choses, et qu'il deviendra un officier très respecté.

Les commis ne tarissaient pas d'éloges sur la famille, à tel point que je finis par prendre congé. Ils ne me connaissaient pas encore très bien, et ils sortaient le discours habituel sur la famille parfaite qu'ils servaient, ses membres tous plus extraordinaires les uns que les autres. Il y avait forcément des petits secrets, des choses relativement peu claires, mais pour l'heure ils ne paraissaient pas vouloir m'en parler, et je décidai de ne pas insister. Par contre, je pris la résolution de revenir ici souvent, aux mêmes heures, dans l'espoir de croiser les mêmes gens et de tisser des relations que je pourrais exploiter par la suite.

Je n'eus le temps que de me reposer une grosse demi-heure, avant que quelques coups légers vinssent me tirer du demi-sommeil dans lequel je me trouvai. Je me levai péniblement, et allai ouvrir la porte, pour découvrir le gamin sur le seuil. Il portait un rouleau de parchemin, une plume et en encrier qu'il s'efforçait de tenir sans les faire tomber.

- Je suis prêt à commencer la leçon, maître Hamza.

- Je êtrre Salem. Simplement Salem. Toi poser ça, et suivrre moi. Marrcher.

Il comprit le sens général de mes directives, et je l'aidai à se désencombrer en déposant son matériel d'écriture sur mon lit. Il n'en aurait pas besoin aujourd'hui. Je le conduisis tranquillement vers le couloir aux alcôves, l'endroit que j'avais repéré en arrivant, et nous nous installâmes dans l'une d'entre elles. Il paraissait intimidé, pour ne pas dire effrayé de se trouver en présence d'un Oriental chargé de lui dispenser des cours alors qu'il ne comprenait sans doute pas tout ce que je disais.

- Alorrs, Barrthélémy. Toi dirre ce que toi savoirr avec le Sud. Entendu des histoirres ? Des rrécits ? Expliquer moi.

Il commença alors à me détailler ce qu'on lui avait raconté. Beaucoup de ces choses, j'en avais entendu parler moi-même via des rumeurs qui circulaient plus vite qu'il n'y paraissait, et surtout plus loin. Pour le reste, c'étaient souvent des choses dites et répétées, probablement écrites dans les livres qu'on lui filait pour l'étude. Des carnets de voyage de marins qui n'avaient jamais posé le pied au Harad, et s'étaient contentés de négocier avec des pirates au large, pour ensuite écrire un livre sur leur « rencontre » avec les gens du coin. Un ramassis de foutaises sans queue ni tête, qui n'était d'ailleurs pas toujours très actuel. Je l'interrompis quand il parla des Mûmakil en ces termes :

- On dit aussi qu'au Sud, des créatures immenses et sauvages parcourent les plaines. Les Mûmakil seraient les plus grandes et les plus violentes d'entre toutes, capable de tuer un ours d'un seul coup de patte.

Je souris avec bienveillance :

- Mûmakil grrand, oui trrès grrand. Mais pas comme avant. Avant, grraaaaand. Maintenant, petit petit.

Je mimai assez mal pour l'aider à comprendre que, depuis la Guerre de l'Anneau, les Mûmakil avaient perdu de leur superbe, et que si elles restaient toujours des créatures majestueuses et digne d'admiration, elles n'étaient plus véritablement les tours de guerre immense dont on contait les exploits jusqu'en Rhûn. Pour les avoir vus en vrais, je pouvais dire que ces gigantesques mastodontes n'étaient pas assez colossaux pour être comparés à ceux qui avaient pris par aux grandes batailles du Troisième Âge. Il sembla intéressé par la question, et je lui expliquai alors avec davantage de détails ce qu'il en était de leur vie près des oasis, de leur développement et de leur maturation. J'avais appris beaucoup de choses en discutant avec les Mahûds qui les menaient à la guerre, et qui étaient enclins à partager leurs connaissances de base avec les étrangers, même s'il conservait pour eux les secrets de domestication et de dressage de ces monstres.

- Mûmak rrapide à la guerre. Oui oui, rrapide. Mais sinon, lent. Lent et peurreux.

Il était sincèrement intéressé par la question, sans doute parce que les Mûmakil demeuraient une curiosité pour beaucoup de gens, et qu'il était toujours intéressant d'apprendre des choses nouvelles. Je m'évertuai à lui expliquer les forces et les faiblesses des créatures du Sud, qui pouvaient se révéler dévastatrices et implacables quand elles étaient en mouvement, mais aussi se retourner vers leurs lignes s'ils étaient effrayés. J'avais des anecdotes à lui raconter sur le sujet, pour avoir entendu des histoires à chaud, juste après la bataille de Dur'Zork, mais nous fumes interrompus par des bruits de pas dans le couloir qui nous indiquèrent qu'on arrivait. Je me penchai pour voir de qui il s'agissait, et me levai :

- Conteurr, désolé… Je pas savoirr quel temps de la jourrnée. Barrthélémy êtrre bon élève, trrès currieux. Je le confier à vous, si vous souhaitez. Je avoirr fini ma leçon.

J'ignorais sincèrement s'il était là pour donner un cours ou s'il voulait me dire quelque chose, mais il avait la mine grave. Si c'était la première option, Barthélémy risquait de passer un sale quart d'heure. Sinon, eh bien c'était moi qui allait me faire souffler dans les bronches, tant pis. Je fis en sorte de ne pas prêter attention à la froideur du Gondorien, avec laquelle je devrais apprendre à vivre, très certainement. Je me levai pour lui céder la place dans l'alcôve, et me rendis compte que c'était peut-être ce qui le dérangeait particulièrement. Contrairement aux directives, je n'avais pas dispensé mon cours dans le bureau à cet effet. Ce n'était pas grave en soi… sauf s'il y avait des éléments de la lettre qui me demeuraient cachés…


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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyDim 13 Mar 2016 - 21:34
- Veuillez me suivre jeune homme.

Il dut faire un effort inconsidéré pour garder son sang-froid et ne pas laisser le rouge lui monter aux joues. Il se voulait calme et posé, mais ses paroles furent comme les aboiements d’un chien prêt à mordre. Il était tendu. En dehors de toute considération pour leur mission, il n’avait jamais vraiment donné de cours, moins encore à des enfants aussi jeunes. Il avait instruit et servi des femmes et des hommes de hautes lignées, il avait distrait des foules populaires et soulagé le cœur de bien soldats avec ses histoires et ses contes. Mais il n’avait jamais enseigné quoi que ce soit à des enfants. Il ne les aimait guère, car leur fraîcheur et leur jeunesse les rendaient imprévisibles.

Afin d’éviter plus longtemps de soutenir le regard du jeune garçon et de montrer son désarroi à Salem Hamza, il fit claquer ses bottes au sol comme un soldat et fit demi-tour en direction du bureau destiné aux leçons. La pièce sentait le papier et le parchemin. Profitant de quelques secondes d’avance, il s’imprégna de ce parfum si particulier pour se calmer les nerfs. Il poussa un profond soupir au moment où le garçon posa le pied sur le pas de la porte. Lorsqu’il se retourna, le jeune Barthélémy était livide et il se rendit alors compte qu’il avait pris son soupir pour une réprobation sévère. Il ne chercha pourtant pas à paraître plus affable. Il aurait alors eu l’air ridicule. Le garçon prit une mine déconfite et se contenta de poser ses grands yeux sur le conteur sans sourciller. Nathanael fut surpris de découvrir si peu d’innocence dans ce regard désabusé. Barthélémy était sérieux, plus encore que lui-même. Un silence écrasant s’imposa. Il n’avait aucune idée de la manière d’introduire son discours et ses leçons. Le sujet était vaste « Histoire, politique et mœurs du Gondor ». Il ne savait pas si c’était le père du petit qui avait choisi  cet intitulé ou la Tête elle-même, mais c’était un fourre-tout maladroit qui ne voulait rien dire. « Le Gondor ! Un seul mot pour un bien grand royaume. » Et il se surprit à avoir parlé tout haut. L’intérêt du garçon avait allumé une petite lueur dans ses yeux. Il prit place à un pupitre en bois où se trouvait plumes et encrier. Nathanael le regarda s’installer avant de parler d’une voix tranchante. Sa nervosité ne le quittait pas et lui donnait l’air beaucoup plus sévère qu’il ne l’était vraiment. Barthélémy sursauta alors qu’il trempait sa plume dans le sang de l’histoire.  

- Laissez vos plumes pour les cartes et les dessins. Vous vous contenterez d’écouter. Si vous ne retenez pas quelque chose, c’est que cela n’en valait pas la peine, … ou que vous avez été étourdi.

Une nouvelle lueur d’espoir dans le regard du garçon. Nathanael posa une main sur une de ses tempes, faisant semblant de réfléchir alors qu’il tentait vainement de contenir les flots destructeurs d’une migraine imminente. La lumière vive de la pièce l’aveuglait presque et lui piquait les yeux. Il n’avait que trop peu dormi. Il se tenait, les sourcils froncés, pour éviter de souffrir de la luminosité, mais chacune de ses tentatives pour se soustraire aux effets lointains de l’alcool lui donnait un air autoritaire et strict. Il lut dans le regard de l’enfant toutes les déductions que son imaginaire était en train de tisser à propos de la mine grave de son professeur. Mais il aurait été vain de trouver une excuse valable pour expliquer son apparente intransigeance, mieux valait que Barthélémy le crût intraitable.

- Le royaume du Gondor s’étend des berges de l’Anduin aux confins occidentaux des Montagnes Blanches, court jusqu’aux limites de l’Eastfold et rejoint le grand fleuve à l’est…

Il ne semblait plus parler à l’enfant. Ses yeux se perdirent dans des souvenirs anciens et brumeux, et il récita ce qu’il savait du Gondor, de sa géographie et de son agriculture toute l’après-midi. Barthélémy sortait de sa torpeur intellectuelle quand Nathanael évoquait une ou deux anecdotes des tréfonds de sa mémoire mais il était peu emballé par les détails de la vie quotidienne des petites gens du Gondor. Il était silencieux, attentif et sage, mais non curieux. Nathanael le réprimanda par deux fois d’un regard froid et plein de colère quand Barthélémy lui fit comprendre qu’il n’avait pas de questions à lui poser. Ce n’était pas tant le désintérêt de l’enfant vis-à-vis de son cours qui frustrait Nathanael, il savait bien qu’apprendre passait quelques fois par des leçons ennuyeuses. Non, ce qu’il reprochait au garçon, c’était de ne pas s’intéresser au peuple. Il était poli, il l’écoutait attentivement, mais jamais il n’avait cherché à en apprendre plus sur les métiers à tisser pas plus que sur les différentes façons de récolter et de conserver le foin ou sur les différentes manières de créer du fromage. Entre les hauts murs de sa demeure familiale, sans doute rêvait-il d’aventures et de grandes escapades, de terres lointaines et de combat courageux, portés par un bateau ou un cheval. Ou bien était-ce son instruction et son éducation qui l’avaient ainsi coupé du monde fourmillant de vie qui l’entourait. Toujours est-il qu’il ne s’intéressait pas au peuple. Un futur Alcide, un futur Cartogan, un futur émissaire diplomatique plus intéressé par les retombées commerciales et les alliances politiques ? Sans doute, mais il ne pouvait rien y changer cet après-midi là.

Tandis qu’il le congédiait pour prendre un peu de repos avant le repas du soir, Barthélémy se retourna sur le pas de la porte, le regardant de ses grands yeux clairs.

- Salem vous a appelé Conteur tout à l’heure…

Nathanael haussa un sourcil surpris, mais il se fit plus affable pour l’écouter attentivement.

- Lui et vous … vous n’êtes pas vraiment professeurs n’est-ce pas ?

Ses mots lui firent l’effet d’une douche froide. Il se reprit le plus rapidement qu’il put, s’obligeant à ne pas sourciller, et parla, étonnement, d’une voix parfaitement maîtrisée. L’enfant avait réussi à lui faire passer migraine et vertiges plus rapidement que n’importe quel antidote.

- Nous sommes vos précepteurs, c’est un peu différent.
- C’est bien ce qu’il me semblait… mon père ne fait pas bien la différence


Il lui octroya un sourire qui en disait long sur les pensées qu’il dissimulait. L’enfant fila dans le couloir sans rien ajouter, laissant Nathanael à des réflexions houleuses. Soit ce n’était qu’un incident anodin, une question sans importance, soit l’enfant était beaucoup plus intelligent que son père et détenait des informations importantes et plus de jugeote que n’importe qui dans cette maison.  Il regagna ses appartements en convenant avec lui-même de ne pas en parler à Salem Hamza pour l’instant. Sans doute son imagination et ce qu’il savait de la situation l’avaient porté à des conclusions hâtives. L’enfant ne pouvait être au courant de quoi que ce soit, seule la Tête savait tout de leur mission. Pas même un autre agent de l’Arbre Blanc. Mais les mots de l’enfant résonnaient encore dans sa tête.

Le soir, tandis qu’ils partageaient le repas de leur hôte, plus par politesse et respect des convenances que par envie, il évita soigneusement de croiser le regard de Barthélémy. L’enfant fit de même, absorbé par l’accent agaçant de l’Oriental et par le récit de quelques histoires exotiques aux relents de luxure bien dissimulées. Il ne toucha pas à un seul verre d’alcool ce soir là, et le seigneur de Hauterive prit son geste pour une marque de distinction et l’assurance de ne pas avoir un ivrogne sous son toit. Le regard de Salem Hamza, tandis que le maître des lieux parlait, fut comme un coup de poignard sournois à sa dignité.

Nathanael retrouva ses appartements et son lit avec un plaisir non feint. Il prit soin de dissimuler sous son oreiller, à portée de main, le stylet en argent qu’il avait acheté plusieurs mois plus tôt. Il ne faisait aucunement confiance à l’Oriental, et mois encore aux gens de cette maison. Si l’enfant savait, ou supposait, quelque chose, mieux valait rester sur ses gardes. Il avait frôlé la mort trop souvent pour vouloir réitérer cette désagréable expérience. Il profita de sa solitude et d’un peu de lumière pour faire un état des lieux plus poussé de ses blessures et de ses ecchymoses. Il avait trouvé une vulgaire excuse de chute et d’agression pour expliquer ses plaies. Et si le seigneur de Hauterive avait était poliment crédule, Barthélémy lui avait de nouveau octroyé un regard glaçant de sous-entendus. Le fait était que la morsure de l’orc n’était pas belle à voir et qu’elle exigerait de lui des soins réguliers pour guérir. Un début d’infection faisait gonfler son épaule douloureuse, sans parler des courbatures qui lui parcouraient le corps et du tiraillement de sa longue cicatrice sur le torse. A trente-quatre ans, il faisait peine à voir. Il avait fui les combats au Rohan pour une vie plus paisible au milieu des histoires, des parchemins et des contes nocturnes, mais il avait été trop rapidement rattrapé par la brutalité de ce monde. Il avait atteint l’âge moyen des vétérans de guerre, mais combien d’années lui resterait-il à vivre ? Et combien de combats le malmèneraient encore de la sorte, lequel lui serait finalement fatal ? Il laissa ses sombres pensées le submerger tandis qu’il serrait les dents pour ne pas hurler de douleur. Les plantes parfumaient l’air d’une odeur suave mais les onguents lui brûlaient les chairs.

Il s’allongea sur son lit et se perdit dans la contemplation de la petite flamme qui dansait derrière les vitres d’une lampe finement ouvragée. Dès le lendemain il lui faudrait profiter des heures d’absence du seigneur des lieux pour récolter des informations à son sujet. Ce qui ne serait pas chose difficile puisqu’il était la plupart du temps éloigné de son domaine pour des affaires administratives. Il serait plus compliqué en revanche de ne pas poser les mêmes questions et de fouiner aux mêmes endroits que l’Oriental. Les gens se rendraient rapidement compte de leur petit manège et ils connaissaient assez l’esprit des serviteurs et des servantes pour le savoir acéré et prompt à tirer des conclusions hâtives. La broche de Leontochir n’était pas un trompe-la-mort. Il serait sans doute plus efficace en dehors des murs de la demeure. Il lui faudrait trouver prétexte pour quitter le domaine et suivre le seigneur de Hauterive, identifier ses connaissances et ses proches. Il ne souhaitait pas s’éterniser à Pelargir plusieurs mois encore et plus vite la mission serait accomplie, plus vite il retrouverait les Montagnes Blanches.
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyVen 1 Avr 2016 - 1:31
J'étouffai un bâillement, et me levai de mon lit confortable en ayant la sensation d'avoir passé la meilleure nuit de ma vie. Encore. Cela faisait trois jours maintenant, et on pouvait dire que ce repos bien mérité était tout à fait bienvenu. Après la longue et douloureuse campagne de Taorin, j'avais pu profiter un peu du luxe de Dur'Zork, mais le luxe d'une cité qui venait d'être ravagée par la guerre, pillée et violée dans tous les sens du terme, n'était certainement pas le luxe que l'on pouvait trouver dans une cité comme Pelargir. J'avais trouvé l'architecture des lieux audacieuse et agréable, mais le fait de pouvoir en profiter largement était vraiment un plus à notre mission que je n'avais même pas soupçonné en me lançant dans cette entreprise curieuse. La situation m'apparaissait de plus en plus avantageuse, et je commençais à croire que finalement, cette mission serait plus facile qu'il paraissait.

Je me dirigeai vers une bassine d'eau claire mise à ma disposition par les serviteurs de la demeure de Hauterive, et fis une toilette rafraîchissante qui acheva de m'arracher aux doigts engourdissant du sommeil. Bien réveillé désormais, je m'habillai simplement choisissant une tenue que j'avais l'habitude de porter. J'avais dans mes affaire une tunique davantage dans le style Haradrim, mais avec tout ce qu'il se passait au Sud, je m'étais rapidement rendu compte qu'il valait mieux ne pas trop afficher de tendances pro-suderonnes, de crainte de s'attirer les foudres de la plèbe. Même les élites de la ville n'étaient pas très à l'aise avec ça, et j'avais entendu que le nouveau chef de la cité, au nom imprononçable, était en train de réformer l'armée pour mener une défense plus efficace contre les Pirates. Bon courage !

Mon boulot à moi était bien moins stressant, et je me fis un plaisir de descendre aux cuisines pour y manger un petit-déjeuner léger, et faire la conversation avec les cuisinières. Elles n'étaient pas toutes originaires du Gondor, et il m'avait été assez facile de trouver des points communs avec ces étrangères intégrées à Pelargir. Il y avait quelques femmes originaires du Sud, d'autres venues d'Arnor pour chercher le soleil. Elles se sentaient toutes également étrangères à la cité, et se rapprochaient davantage qu'on aurait pu le croire, bien qu'elles vinssent de pays différents. Bien entendu, elles m'avaient adopté sans difficulté, et je soupçonnai une d'entre elles de vouloir me marier avec sa fille. Pensez donc, le précepteur du petit Barthélémy ! Elle devait s'imaginer que ma situation était incroyable, et que je roulais sur l'or.

- Salem, comment allez-vous aujourd'hui ? Dit-elle en me voyant arriver.

Elle avait toujours le sourire, et je le lui rendis timidement, comme Salem l'aurait fait. Ryad, en plus de parler de lui à la troisième personne, ne se serait pas comporté avec autant de familiarité bien entendu. J'étais bien plus maîtrisé que ça :

- Bonjourr Catie, je vais… trrès bien. Merrci. Vous ?

Quelques progrès encourageants, mais rien de folichon. Elle eut un sourire attendri devant mes hésitations en Commun, et cette fois ne me corrigea pas avant de répondre :

- On fait aller, on fait aller. Je voulais vous dire, je n'ai pas encore eu l'occasion de discuter avec votre ami. Vous pensez qu'il acceptera de venir dîner à la maison ?

Je souris. Sincèrement cette fois. Afin de me débarrasser de la mère qui souhaitait à me caser avec sa progéniture, j'avais décidé de subtilement reporter son attention sur un candidat bien plus sérieux que moi. Qui d'autre qu'un bel occidental, éduqué, et visiblement assez riche ? Il m'en avait mis plein la vue après que je l'eus sorti de la boue et de l'arène improvisée : il s'était littéralement transformé ! Il était sorti de Pelargir comme un clochard, et était rentré dans la ville comme un prince, en me laissant sur un âne… Ah non, une mule, pardon. Alors maintenant, il allait devoir assumer sa position d'influence. J'avais dépeint un portrait très flatteur du Conteur, insistant sur les histoires qu'il connaissait, son expérience, son port et son maintien. J'avais laissé entendre – et c'était vrai, ce qui n'arrangeait rien – que j'étais davantage son assistant qu'autre chose. Il était l'homme à qui il fallait parler.

- Oui oui, lui gentil. Gentil et… hm… Bon. Oui, homme bon.

Pour une fois qu'il me sauvait la mise, je n'allais pas m'en plaindre. Je contournai la femme qui m'apporta une assiette contenant quelques pâtisseries. On ne se refusait rien ici. Je lui fis un sourire embarrassé, comme pour lui dire « non, il ne fallait pas ! ». Elle ferma les yeux et me fit un petit geste de la main comme si ce n'était rien. Je savais qu'elle en cuisinait deux ou trois de plus pour moi, mais je faisais comme si je l'ignorais. Ces femmes auraient pu faire de bonnes espionnes, elles avaient l'esprit pour : il leur manquait seulement la connaissance du métier. Je rebondis vers un tout autre sujet, qui m'intéressait davantage, sans même prendre la peine de me cacher. Au contraire, c'était en s'exposant à tous qu'on se dissimulait davantage :

- Alorrs… Quelles rrumeurrs ?

Tous les matins, le même rituel. J'arrivais, et je leur demandais de me raconter les potins, comme si j'étais l'une d'entre elles. Elle s'essuya les mains sur un tablier, et s'assit en face de moi, pendant que les autres femmes achevaient leur travail et commençaient à porter les plateaux.

- Oh, j'ai entendu quelque chose de nouveau hier. J'étais en train de faire les courses avec les filles, et on est tombées sur un marchand qui venait de Fornost. Tu imagines ? Fornost, c'est loin d'ici ! C'est en Arnor, très très loin. Enfin bref, il parlait de leur nouvelle Reine. Tu en as peut-être entendu parler, il y a eu un mariage à Minas Tirith récemment. Non, tu ne dois sans doute pas être au courant…

Je haussai les épaules sans rien dire. Si elle avait su que non seulement j'y étais, mais qu'en plus j'avais joué ma part dans certains événements qui s'y étaient déroulés ! Elle aurait fait une syncope, en pensant qu'elle avait failli me marier à sa fille ! J'aurais bien voulu voir ça. Elle continua sur son histoire :

- Bon, eh bien le Roi d'Arnor, qui pourrait hériter de la couronne du Gondor… Je ne sais pas trop comment d'ailleurs, c'est tout compliqué ces histoires de primogénérateur et de droit d'altesse… Enfin bref, le Roi s'est marié à une princesse, mais on m'a dit qu'ils n'arrivaient pas à avoir d'enfants. Tu y crois ça ? Le type en question m'a dit que c'était sans doute la princesse qui était stérile, mais moi je te l'dis, c'est sans doute Aldarion qui pisse froid, si tu vois ce que j'veux dire.

Elle me fit un clin d'œil entendu, et après un instant d'incompréhension parfaitement simulée, je pouffai en simulant de soudainement comprendre la blague. Elle éclata d'un grand rire, et quelques cuisinières vinrent nous rejoindre dans la conversation, chacune me saluant, me lançant quelques blagues taquines au passage. Salem essaya d'abord de les comprendre, sans trop pouvoir répondre à cause de sa mauvaise maîtrise du Commun. Quel crétin. C'était exactement ce qu'il fallait pour m'infiltrer dans cet univers féminin très curieux. Nous discutâmes pendant deux bonnes heures durant lesquelles je leur donnai un coup de main pour leurs tâches respectives. Ce n'était pas grand-chose que de sécher les couverts qu'elles venaient juste de laver, mais elles ne devaient pas avoir vu beaucoup d'hommes le faire. Moi non plus, d'ailleurs. Simplement, quand on voyageait beaucoup, surtout quand on se déplaçait seul, on prenait l'habitude de tout faire. C'était bien une activité de femmes, mais pour gagner la confiance de ces dames, la moindre contribution avait son importance. C'était un moment important de mon quotidien, et j'essayais de venir aussi régulièrement que possible, à la recherche d'informations nouvelles. Il n'y en avait hélas pas ce matin. Puis je les abandonnai à la préparation du déjeuner, m'éclipsant pour aller rejoindre le petit Barthélémy. Elles me firent de grands signes de la main, et me dirent des « à demain ! » plein d'espoir. J'étais le rayon de soleil de leur journée.

En toute modestie.

Les leçons avec Barthélémy ne commençaient qu'après le déjeuner en règle générale, mais j'allais quotidiennement partager le déjeuner avec lui. C'était un moment que nous mettions à profit pour discuter un peu, et j'aimais qu'il me racontât ce qu'il avait retenu de la leçon de la veille en termes simples. Autour d'un bon repas, auquel son père assistait parfois pour juger de ses progrès, les choses étaient moins figées, et Barthélémy se prit parfois à entretenir une conversation avec son père au sujet de la situation politique au Khand, laquelle était bien délicate à saisir pour un Occidental. Et son père de dire :

- Mais tout de même, si nous avions poussé notre avantage et pris Assabia, nous aurions pu conquérir tout le pays.

Et Barthélémy de répondre :

- Je pense que cela aurait été bien plus compliqué que cela, Père. Saviez-vous que le Khand est si immense que pour atteindre leur principale cité, il aurait fallu aux armées du Roy des jours voire des semaines de marche ? Le climat est bien plus rude qu'ici, et on appelle la capitale du Khand le « Palais du Désert ». Nos armées ont été gênées par le sable, n'est-ce pas ?

- C'est exact, Barthélémy. J'ignorais que le Khand était si grand, je dois bien l'avouer.

Je hochai la tête en avalant une pomme de terre couverte d'une sauce succulente. Le gamin en bouchait un coin à son paternel, c'était bon pour moi ça. Parfois, le père se prenait au jeu de l'apprentissage, et quand j'abordais un sujet qui l'intéressait dans ses affaires, il n'hésitait pas à m'interroger directement. Il souhaitait certainement montrer à son fils que l'on pouvait apprendre à tout âge, et je trouvai la démarche honnête et bienvenue. En réalité, c'était plutôt la marque d'un esprit limité qui cherchait désespérément à s'échapper des carcans de sa propre faiblesse. A croire qu'il avait plus besoin d'un précepteur que son fils… Ce dernier levait d'ailleurs les yeux au ciel quand il voyait que son père redevenait un gamin ignorant devant un étranger, et qu'il ridiculisait ce faisant le nom de la famille. Je faisais en sorte de ne pas en tirer profit, mais certainement que cela n'aurait pas arrangé les affaires de la famille qu'on racontât qu'à son âge, le Seigneur de Hauterive en était encore rendu à baver devant la connaissance du premier étranger venu.

A ces déjeuners, le Conteur brillait toujours par son absence. Pour une fois qu'il brillait par quelque chose. Au moins quand il n'était pas là, il nous épargnait sa mauvaise humeur constante, comme si on lui avait donné la pire chaise de la maison, celle avec des clous qui lui raclaient le fondement sans même lui tirer un sourire. J'imaginais qu'il avait mieux à faire, comme aller vider quelques bouteilles avant sa leçon de l'après-midi qui succédait à la mienne, ou bien aller soigner ses blessures. Il avait lamentablement justifié ses bleus en prétextant une ridicule agression – il aurait au moins pu me donner un rôle là-dedans, en disant que je l'avais sauvé, ou quelque chose – mais ses blessures ne ressemblaient pas vraiment à des coups de poing. Plutôt à des coups de griffe, en vérité. Le Seigneur de Hauterive m'avait interrogé à demi-mot à ce sujet, me demandant si l'enquête concernant les agresseurs du Conteur avançait. J'avais hoché la tête positivement, en répondant avec un air amusé :

- Ah… Les femmes

La réaction du petit Barthélémy avait été impayable. Une tronche comme ça ! Comme s'il n'imaginait pas le moins du monde le Conteur occupé à se débattre avec une compagne un peu trop collante. Pourtant, dans une ville portuaire comme Pelargir, les catins ce n'était pas ce qu'il manquait. Le Seigneur avait été moins prompt à le condamner – curieusement – et il avait sourit largement comme pour dire « je sais ce que c'est ! ». Précisément le genre de tête qu'un noble de bonne famille ne doit pas avoir en face d'un étranger. Il n'était pas difficile à croire que cet homme eût besoin de l'assistance de deux précepteurs pour instruire son fils, alors que certains nobles s'en passaient très bien et s'occupaient eux-mêmes de servir de modèle à leur progéniture. Bon, pour cela, il fallait être un modèle digne de ce nom, et avoir du temps à consacrer à la formation d'une future génération, ce qui n'était pas donné à tout le monde bien entendu. C'était plutôt l'apanage des guerriers vétérans qui avaient combattu toute leur vie durant, et qui pouvaient profiter d'un repos bien mérité l'heure venue. Le Seigneur de Hauterive, de toute évidence, n'appartenait pas à cette catégorie.

Et puis, à l'issue de ce repas tout à fait excellent, j'invitai le petit Barthélémy à marcher à mes côtés. Il était toujours mal à l'aise de devoir faire sa leçon à l'extérieur, mais vraiment il faisait trop beau pour rester enfermé. Avec la permission de son père, je l'emmenai faire une promenade en ville, arguant auprès du maître des lieux que l'apprentissage sur le terrain était toujours plus valorisant que les leçons sur le papier. Il ne put qu'acquiescer… dire l'inverse serait revenu à admettre qu'il était un pleutre. Il était si facile de manipuler les nobles et leur orgueil démesuré…

- Où aller, Barrthélémy ?

Je préférais lui offrir le choix, ayant l'intuition qu'il m'emmènerait dans un endroit qu'il avait toujours eu envie de découvrir. Très sincèrement, je pariai sur les quais, là où l'on trouvait la faune la plus étrange de Pelargir. Les prostituées s'y rassemblaient en lorgnant d'un regard concupiscent les bourses des marins qui rentraient de mission. Qu'on ne s'y trompe pas, elles n'avaient aucun intérêt pour leur physique, mais bien pour leur paie sonnante et trébuchante qui pendait à leur ceinture. Elles n'écartaient pas les cuisses gratuitement, et les plus souriantes étaient en règle générale les plus chères. Ainsi allait la vie. J'imaginais qu'un gamin de l'âge de Barthélémy devait avoir quelque attirance pour la gente féminine, ou à tout le moins une forme de curiosité. Les hommes et les femmes vivaient souvent de manière assez séparée, et il pouvait ressentir l'envie de découvrir à quoi elles ressemblaient au-delà des rares figures du beau sexe qui peuplaient son quotidien : les servantes et les cuisinières.

Je me trompai.

Je me trompai car il ne montra pas l'emballement que j'imaginais. Au lieu de quoi, il se contenta d'afficher une moue pensive, comme s'il essayait de trouver un endroit particulier, sans accepter de céder à sa curiosité la plus primaire. Comme un gamin de son âge pouvait-il ne pas avoir déjà réfléchi cent fois à ce lieu bien particulier qu'il aimerait découvrir ? La première explication était qu'il avait déjà tout découvert, ce qui à son âge et eu égard à son comportement m'aurait beaucoup surpris. La seconde explication était bien plus complexe et tortueuse, ouvrant bien plus de portes qu'elle n'en refermait. Avait-il une crainte particulière ? Son père n'avait pas semblé trouver l'idée particulièrement saugrenue, du moins pas au point de m'empêcher d'emmener son fils en promenade. Était-il trouillard à ce point ? Il n'en avait pas l'air, et il ne s'était pas mis à frémir comme un une flamme par grand vent au moment où je lui avais posé la question. Je gardai cette pensée pour moi, persuadé que la réponse me viendrai bien à un moment donné. Il finit par me donner sa réponse, laquelle fut terriblement décevante :

- J'aimerais visiter le Mémorial de Hyarmendacil. Est-ce possible ?

- Oui oui. Toi guider moi. Je pas connaîtrre chemin.

Le Mémorial de Hyarmendacil ? C'était quoi encore que cette cochonnerie ? Bizarrement le nom me donnait l'impression que nous n'allions pas beaucoup nous amuser. Et ce fut rien de le dire. J'emboîtai le pas à mon jeune élève, lequel nous conduisit à travers les rues de la cité qu'il semblait ne pas connaître si bien que ça. Il ne se perdit pas, naturellement, mais il évita soigneusement de m'emmener par un raccourci, et il se contenta d'arpenter les artères principales, celles qui étaient les plus fréquentées et de facto les plus bruyantes. Je dus m'employer pour lui montrer quelques choses intéressantes, et nous nous arrêtâmes un instant devant un marchand suderon qui lui expliqua comment étaient fabriquées les douceurs qu'il vendait. Ce n'étaient pas des esclaves, tout va bien : simplement des pâtisseries sucrées. Je pense que le petit Barthélémy et sa bonne éducation gondorienne n'était tout simplement pas prêt à voir des esclaves. Les gens d'ici trouvaient la pratique monstrueuse, un comme comme moi j'étais révulsé par leur manque d'hygiène. Simple décalage culturel qui montrait encore à quel point leur société était arriérée.

J'achetai donc un délice du Sud pour le gamin, qui le goûta d'abord prudemment, avant de trouver qu'effectivement ce n'était pas mal du tout. Pour la première fois depuis mon arrivée, je vis sur ses traits l'esquisse d'un sourire. Ce n'était pas un sourire, attention, mais pour un bref instant il avait évacué la tension qui pesait sur ses épaules, et s'était contenté d'être un gamin normal de son âge, un peu insouciant. Bon, tout n'était pas perdu, il y avait encore moyen de lui retirer le balais que son père s'était appliqué à lui… hm… Passons…

Nous continuâmes donc notre exploration jusqu'à arriver au Mémorial de Hyarmendacil, lequel était une construction monumentale destinée à mettre en valeur ni plus ni moins que la victoire du Gondor contre ses ennemis du Sud. Les lieux étaient une sorte de sanctuaire, gardé par des soldats en armure d'apparat qui assuraient la défense des lieux contre les éventuels profanateurs. Il n'y avait rien de sacré ici, mais la mémoire des rois de jadis était visiblement aussi importante à l'Est qu'à l'Ouest, et il n'était pas surprenant de voir des hommes en armes nous dévisager sans chaleur. Nous n'eûmes à parler à personne pour entrer, et nous nous contentâmes de gravir les larges marches qui menaient à la porte principale, laquelle était flanquée de colonnes sculptées dans un style qui voulait imiter la précision des Numénoréens, sans y parvenir tout à fait. J'aimais bien l'architecture.

- Tu connaîtrre ? Tu déjà venirr ?

Il me fit signe que non, et pénétra dans les lieux rapidement, non sans jeter un regard derrière lui comme s'il s'attendait à voir apparaître quelqu'un. J'essayai de repérer quelque chose, quelqu'un, mais je ne vis personne qui pouvait avoir attiré l''attention du gosse. Bizarre. D'ordinaire, mon contact se montrait assez discret lorsqu'il essayait de me joindre, et je doute fort qu'un gamin eût été en mesure de le repérer au milieu d'une telle masse d'individus. Il ne me semblait d'ailleurs pas qu'il se trouvât à Pelargir en ce moment, sinon il me l'aurait fait savoir d'une manière ou d'une autre, et m'aurait indiqué où je pouvais lui faire mon rapport.

Tant pis.

Nous pénétrâmes côte à côte dans le Mémorial, levant instinctivement les yeux pour en apprécier la majesté. Assurément, les gens qui avaient dessiné ça avaient vu grand, et ils n'avaient pas lésiné sur les moyens. Le Mémorial était loin d'être un Palais, mais pour un bâtiment qui n'avait pour fonction que de commémorer des batailles passées, c'était vraiment immense. Beaucoup d'or dépensé pour pas grand-chose, à mon humble avis, mais au moins c'était élégant. Je ne sais pas vraiment ce que je m'attendais à trouver, mais certainement pas ça. Je pensais qu'il y aurait des espaces de travail et que nous y aurions vu des scribes occupés à recopier de vieux manuscrits pour les préserver des affres du temps. C'était peut-être le cas dans une autre pièce, car nous étions dans une sorte de salle principale richement décorée, laquelle s'ouvrait sur plusieurs autres pièces apparemment. Certaines étaient gardées, d'autres non, mais la présence de militaires était partout. Elle ne tranchait pas avec le décor cependant, et je compris un peu plus loin qu'ils avaient pour fonction la préservation de tombeaux qui se trouvaient là. Les noms m'étaient inconnus, mais je devinai qu'il s'agissait d'anciens Rois du Gondor qui avaient sans doute été particulièrement actifs dans les guerres contre les Corsaires d'Umbar. Peut-être certains de leurs sujets avaient-ils également eu l'honneur d'être inhumés ici.

Barthélémy paraissait rasséréné par la sérénité des lieux. Il y régnait effectivement un calme apaisant, et je me pris moi-même à baisser ma vigilance, certain que dans ce havre de paix rien ne pouvait nous arriver. Le gamin prit la tête des opérations, et me balada d'un coin à l'autre du Mémorial en me montrant les figures des rois de jadis. Il était très fort pour expliquer qui étaient les souverains du Gondor, et j'appris beaucoup à ses côtés. Par contre, il semblait ne pas savoir qui étaient leurs ennemis, et je complétai ses connaissances en lui expliquant comment fonctionnaient les navires des Pirates – du moins, ceux sur lesquels j'avais eu l'occasion de monter.

- Merr agrréable oui. Trrès. Vent fffff dans voile. Bien bien. Parrfois hommes monter monter. Haut trrès trrès. Et descendrre vite vite aussi.

Il suivait mon explication, encore plus concentré que si je lui avais raconté les choses dans un Commun impeccable. Puisqu'il était obligé de faire un effort pour saisir la moindre de mes paroles, et en reconstituer le sens, il s'imaginait les choses dans son esprit. Sans doute qu'il ne se représentait pas les choses telles qu'elles étaient en réalité, mais ce n'était pas l'essentiel. Je n'attendais pas de lui qu'il devînt incollable sur la mécanique des navires du Sud, mais bien qu'il appréhendât grossièrement ce que cela pouvait représenter que de voir un équipage de Pirates grimper dans le gréement avec l'agilité des singes des forêts du Harad. Si un jour il devait entrer dans la marine de son pays, ce genre d'informations lui serait bien utile.

- Et les pirates, Salem… Ils tuent beaucoup de gens ?

Sa question ne me surprit pas tant que ça. Les jeunes garçons de son âge rêvaient de bataille et de chevaliers. Pour eux le mot « tuer » n'avait pas la même signification que pour moi. Barthélémy s'imaginait sans doute que tuer quelqu'un, c'était comme écarter du chemin du héros un de ces individus sans nom, afin d'aller affronter la terrible bête aux ailes parcheminées qui protégeait le trésor. Le plus souvent il s'agissait d'un dragon, parfois d'une chose plus ancienne et plus terrible encore. Pour moi c'était un acte bien moins noble, et souvent bien moins facile. On pouvait tuer des gens sans défense d'un simple coup d'épée, oui. On pouvait s'aventurer dans un village de traîtres et de scélérats, paré d'une armure dorée, et le mettre à feu et à sang pour leur faire payer leur soutien à une rébellion bientôt matée. Cela n'avait rien de difficile, et seuls les soldats qui cédaient à leurs pulsions les plus primaires prenaient du plaisir à commettre ce genre de crimes. Les autres, plus distingués et plus nobles, se contentaient de faire ce qu'on leur demandait sans poser de questions, conscients qu'il n'y avait aucun honneur à passer par les armes des gens sans défense. Le seul honneur était de contribuer à raffermir le trône de son royaume.

Bien entendu, je ne pouvais pas expliquer ça au gamin, qui n'aurait pas compris, et je lui répondis en écartant les bras :

- Oh oui oui. Beaucoup beaucoup. Arriver vite, chut chut, et… aya ! Tuer, beaucoup tuer. Tout prrendrre aussi. Tout tout. Pirrates pas gentils. Non, pas gentil. Eux pas trrès beaucoup, mais trrès malins. Et courrirr et crrier. Aya ! Hommes parrtirr alorrs. Femmes pas toujourrs. Pirrates 'trrapper les. 'Trrapper les et aprrès… Aprrès pas bien. Non, pas bien trrès.

Je ponctuai mon explication de gestes explicites pour faciliter sa compréhension. Il était littéralement subjugué, et ne semblait plus faire attention à mes lacunes terribles dans sa langue. Il était tellement pressé de questions que j'avais l'impression qu'il allait me les poser comme Salem, en massacrant le Westron. Il n'en fit rien cependant, et se contenta de me demander davantage de précisions sur les Haradrim, sur la façon dont ils faisaient la guerre. Il fut très intéressé quand je lui parlai des poisons, et il se retint à grand peine de me demander où il était possible de s'en procurer. Sa curiosité avait un côté malsain, et je commençais à me demander si la famille de Hauterive ne cachait pas quelques penchants étranges. Si le fils était ainsi, je ne pouvais qu'imaginer ce qu'il en était du père qui jusqu'alors ne m'avait pas fait forte impression et n'avait pas attiré mon attention. Mais n'était-ce pas le propre des espions que de tout faire pour passer pour quelqu'un de banal et d'inintéressant ? J'en étais la preuve vivante et, en toute modestie, et je considérais personnellement que plus on me prenait pour un idiot, plus cela soulignait mon immense génie.

Notre petite visite improvisée durant un moment, mais nous fûmes rappelés à l'ordre par le temps qui passait. Nous avions encore à marcher un peu avant de pouvoir regagner le manoir, et nous quittâmes le Mémorial et l'aura de protection qu'il dégageait pour regagner la ville, ses bruits, ses couleurs et ses mystères. Barthélémy avait de toute évidence d'autres questions, car il ne cessa de m'interroger toujours plus avant sur les Pirates, sur la façon dont ils pensaient, sur la façon dont ils combattaient. En voilà un qui ferait un zélé petit capitaine quand il aurait grandi. Le genre de jeune officier inexpérimenté qu'on voit prendre des décisions stupides au plus fort de la bataille, sûrs qu'ils sont de leur force et de leur connaissance. Barthélémy serait seulement un peu moins ignorant que ses compagnons. S'il s'en sortait bien, il serait un peu moins mort aussi, quand l'heure viendrait d'affronter les Pirates du Sud. J'avais pu me faire une idée de leur compétence, et si la plupart des guerriers qui avaient suivi Taorin n'étaient que des rustres violents, des ivrognes en quête de butin, certains étaient plus proches de ce que l'on pourrait appeler des soldats. Les Seigneurs Pirates avaient des équipages disciplinés, entraînés, et c'était un honneur de servir sur leurs navires. Ils ne recrutaient que les meilleurs. Certaines tribus du désert, ou d'autres venues de l'Extrême-Harad, disposaient également de traditions guerrières bien ancrées. Ils n'étaient pas à Umbar cela dit, et ils avaient été parmi les premiers à rentrer chez eux quand la guerre avait été remportée. Ah, ce bon vieux Lobé et ses guerriers… Il m'avait fait forte impression, et je devais bien avouer que combattre à ses côtés avait été une expérience enrichissante.

Je ne pris pas la peine de mentionner tout cela à Barthélémy, même si je sentais bien qu'il s'interrogeait sur la nature de toutes mes connaissances. Je n'étais pas un puits de science intarissable, et il m'arrivait souvent de lui avouer quand j'ignorais quelque chose, mais par ailleurs je connaissais des choses qu'il n'aurait pas pu apprendre auprès d'un érudit plongé dans ses livres. Je pouvais parler mieux que personne du goût des embruns, des chants de guerre avant la bataille, de l'odeur des Mûmakil que l'on peignait pour la guerre. Le gosse accueillait mes paroles comme si elles étaient d'or, et ce fut à regret qu'il ouvrit la porte du manoir, signifiant que nous arrivions au terme de notre leçon.

- Bien bien Barrthélémy. Toi apprrendrre beaucoup. Demain nous parrler Khand. Khand grrand. Bien guerrier. Toi aimer.

Il hocha la tête sans cacher une certaine forme de déception, et je le raccompagnai auprès de son second professeur de la journée, le délicieux Conteur et sa bonne humeur légendaire. Nous l'aperçûmes de loin, en pleine discussion avec une femme qui nous tournait le dos. Je ne la reconnus qu'à son rire si particulier, et à la gêne que je voyais dans les yeux de mon compagnon de route qui avait eu le malheur de s'habiller élégamment aujourd'hui encore. La jolie broche qu'il portait ne laissait pas son interlocutrice de marbre, et j'eus un sourire intérieur absolument ravi.

- Attendrre ici Barrthélémy. Attendrre que finirr. Moi parrtirr. A demain. A demain.

Je l'abandonnai là, battant en retraite lâchement, mais avec sur les lèvres le sourire que je n'aurais pas pu dissimuler plus longtemps. Sacré Conteur… Je me demandais bien comment il allait se défaire de cette invitation à dîner.

Quelle excellente journée !


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyVen 24 Juin 2016 - 19:50
Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. Il en est ainsi pour les héros et les chevaliers des temps anciens, sans doute, mais les journées de Nathanael s’étiraient interminablement en une succession de tâches  déterminées par avance. Chaque matin il prenait soin de nettoyer et panser ses plaies, d’aérer sa chambre, de se préparer pour la journée, après quoi il se rendait tôt en cuisine pour prendre un petit déjeuner matinal puis disparaissait dans les rues de la ville portuaire jusqu’en début d’après-midi. Puis venaient les leçons du jeune Barthélémy : mornes et sans intérêts. Il ne parvenait pas à capter l’attention de son élève, il ne cherchait pas à le faire d’ailleurs, se contentant de palabrer à propos d’économie, de politique, de successions, d’histoire ou de géographie aux différentes échelles du royaume du Gondor. Le jeune garçon l’écoutait, sérieux, posait des questions par politesse plus que par réel intérêt. Ils s’enfonçaient ensemble dans un ennui partagé comme un navire sombre dans l'océan. Sauf qu’aucune tempête ou cahots terribles ne les malmenaient, seule la pesanteur de leur quotidien les tirait doucement vers le fond.  Nathanael trouvait ce rythme de vie rébarbatif et affligeant. Et son humeur n’était pas améliorée par les regards ravageurs et sournois de l’infâme Oriental. Tout en mièvrerie et fausse compassion, aimable et respectueux envers tous, souriant et affable. Son parfait opposé. Il restait poli, certes, mais par obligation et non par envie, et son ton s’en ressentait, ce qui lui donnait un air exagérément sérieux et retenu ; d’autres auraient dit pédant et orgueilleux.

Ses sorties matinales étaient à peine plus divertissantes. Des rondes, comme un petit soldat de plomb. Il installait des habitudes, des rituels, de façon à tromper d’éventuels observateurs trop curieux, de petites manies de vieux garçons bien installées, certaines volontairement, d’autres bien inconsciemment. Son seul petit plaisir quotidien résidait dans la dégustation d’un repas de diverses viandes froides en milieu de matinée dans une modeste taverne sur les quais. La viande était presque un luxe au sein d’une ville qui sentait les tripes de poissons et les embruns à plein nez. Il retrouvait un cours instant le goût terreux et les parfums forestiers de la charcuterie gondorienne. Il ne pouvait plus voir la mer et les bateaux en peinture, mais cette taverne était la seule à proposer des mets aussi fins. Il passait un moment à observer les allées et venues des chalands et des marins. Embarquement, débarquement, manœuvres diverses, jurons, insultes, cris rauques et grandes engueulades. Il se perdait au milieu de tout ce tumulte, oubliant un court instant les raisons de sa venue si loin des montagnes. Son devoir revenait toujours pourtant le piquer désagréablement comme un fétu de blé qu’on ne parvient pas à ôter de son col en laine. Il était irrité. En permanence. Et l’alcool ne pouvait plus venir à son secours. Afin de ne pas compromettre sa couverture et ses chances de réussite, il s’était astreint à un régime sans bière, vin ou toute autre substance qui induisait une ivresse incontrôlable.  Et son humeur s’en ressentait.

Il se leva du banc sur lequel il se réchauffait au soleil pour reprendre ses investigations. Il ne savait pas très bien ce qu’il cherchait d’ailleurs. La Tête avait été aussi précise que de coutume, se contentant d’explications vagues et mystérieuses. Les soupçons portaient sur le père de Barthélémy. L’homme se serait acoquiné avec des proches des pirates. Facilités administratives, pots de vin et autres petites manigances pour aider l’écoulement de marchandises acquises illégalement lors de raides sanguinaires et violents. Le Gondor avait ainsi racheté ses propres marchandises auprès de receleurs très bien organisés. L’un d’eux avait été capturé, interrogés, un peu malmené, interrogé encore, mais il n’avait rien avoué de bien intéressant. Nathanael avait tendu l’oreille un matin sur les quais. Il avait suivi distraitement les trois hommes qui échangeaient à ce propos et qui, avec la subtilité des marins, évoquaient leur joie de voir ainsi le Gondor « se faire profondément foutre par ces bâtards de pirates ». La prudence lui avait ensuite imposée de s’esquiver et il n’avait pas réussi à en apprendre plus à ce sujet. Il avait tiré lui-même les conclusions évidentes : le seigneur de Hauterive était mêlé à des affaires de bas fonds.

Il était pourtant bien décidé, ce matin-là, à trouver quelques indices plus concrets. Tourner autour du pot n’était pas sa tasse de thé, et si l’Oriental se complaisait dans le luxe nobiliaire, toute cette opulence l’éreintait. Pouvait-il en vouloir à cet étranger de l’est de profiter de l’extraordinaire confort qu’offrait ce poste ? Il n’hésitait pas lui-même à dépenser outrageusement les fonds qu’on leur versait pour se fournir en textes races et anciens afin de compléter sa bibliothèque personnelle. S’il s’était montré moins sérieux, il aurait également complété assidument sa réserve d’eaux de vie et de digestifs exotiques.

La démarche était simple. Il suffisait de suivre le père de Barthélémy pour trouver les boucaniers qui le faisaient chanter ou qui l’aidaient à renflouer le trésor familial. Le nombre de serviteurs et de femmes de chambre n’était-il pas un peu trop important ? Un noble à Pelargir pouvait-il se permettre d’engager ainsi deux précepteurs ? Qu’en était-il des coutumes locales, des richesses particulières, des revenus professionnels, des rentes royales et des allocations militaires ? Il n’en savait rien, ou pas grand-chose. Il avait pensé dans un premier temps à fouiller le bureau du maître des lieux à la recherche de livres comptables et d’irrégularités financières. Mais il lui aurait fallu des semaines pour trouver comment pénétrer discrètement et régulièrement dans la pièce et plus de temps encore pour démêler la complexité des chiffres qui devaient couvrir des centaines de feuilles de papier. Ces dernières aventures l’avaient amené à réfléchir autrement, à délaisser les parchemins et la poussière des bureaux sombres pour agir sur le terrain.

Mener la filature d’un noble n’a rien de compliqué. Le seigneur de Hauterive ne surveillait jamais ses arrières, allant d’un bon pas d’une affaire à l’autre, s’arrêtant ici ou là pour quelques nécessités avant de retourner gratter du papier ou échanger quelques paroles dans les cabinets réservés aux membres du conseil. Les matinées étaient donc ponctuées de longues attentes, de courts moments de poursuites discrètes et d’échanges rapides avec des badauds pour essayer d’en apprendre plus sur les dernières rumeurs en place publique. Beaucoup de gens parlaient des pirates et de la menace qu’ils représentaient pour la sécurité des bonnes gens. D’autres étaient moins naïfs et, s’ils ne soutenaient pas les actions de ces ennemis du royaume, ils ne pouvaient nier que les prix augmentaient à chaque attaque sur un navire royal. Les commerçants locaux avaient ainsi réalisé des bénéfices insoupçonnés sur certains produits. Le cours des marchandises rares s’envolait dans le sillage sanglant des boucaniers de hautes mers.

Patience, patience. Toujours attendre. Mais l’heure du repas n’était pas loin, et le seigneur de Hauterive semblait s’être installé pour l’après-midi dans le  bureau d’un pair. Il était temps de regagner la demeure de son hôte pour se sustenter et donner sa leçon au jeune garçon. Il soupira. Quel gâchis. Il se surprenait des fois à regretter sa jeunesse vagabonde sur les chemins poussiéreux du Rohan au côté du vieux Fingall. La route avait été longue jusqu’à la Cité Blanche. Et pourquoi ? Pour quelques pièces d’or détournées par ceux là même qui devaient représenter l’honneur du Gondor. Quelle ironie ! Il allait bifurquer dans une rue secondaire pour prendre un raccourci quand il vit plus loin le jeune Barthélémy au côté de Salem Hamza. Il fut quelque peu surpris des les découvrir ici, mais les excentricités pédagogiques de l’Oriental pouvaient expliquer la chose. Rien de très étonnant finalement. Si ce n’était la silhouette délicate qui se déhanchait sur leur pas. Les suivait-elle vraiment ? Elle ? Ou il ? Il n’en savait rien. Il ne devinait que le dos fin et élancé d’une personne aux habits communs et amples. La curiosité, plus que le sens du devoir, le poussa à suivre le poursuivant. L’homme, ou la femme, était particulièrement habile, et Nathanael se demanda longuement s’il n’était pas simplement en train de tomber dans une paranoïa induite par le profond ennui qui dictait son quotidien. Mais la silhouette suivit l’Oriental et l’enfant jusque devant l’immense bâtisse avant de disparaître dans la foule. Une nuée de questions l’envahit, suivies de multiples réponses. Cherchait-on à suivre le jeune Barthélémy ou Salem Hamza ? Un frisson lui parcourut l’échine. Pourvu que Gilgamesh n’ait pas choisi un scélérat aux mœurs douteuses et aux dettes nombreuses. Il n’était pas rare de retrouver ici ou là des espions morts et les poches vides. Un secret n’est bien gardé que s’il n’est pas divulgué et il n’existe parfois qu’une seule façon de faire taire quelqu’un, définitivement. En laissant de côté cette possibilité, pourquoi chercherait-on à faire suivre le jeune Barthélémy ? Son père agissait-il volontairement pour les pirates ou répondait-il à une pression extérieure, à des menaces ? Toutes les réponses étaient possibles. Mais il ne pouvait poursuivre ses recherches plus loin. Prudence, patience et obligations.

Il délaissa sa filature pour retourner à la demeure familiale des Hauterives où il fût accueilli par une servante au sourire un peu trop appuyé. On le cherchait. Qui ? Une des cuisinières. Pourquoi ? Le sujet ne la concernait pas, mais il était expressément invité à la retrouver pour discuter avec elle. Il trouva ladite cuisinière un peu plus tard, alors que l’exécrable Salem Hamza pénétrait dans l’arène.

- Salem, oui, votre compagnon, il m’a dit que vous seriez enchanté de partager ce dîner avec nous. Il paraîtrait que vous adorez le poisson aux orties à la mode de Pelargir ?

Regard haineux et plein de rancœur. Mais le traître s’était déjà esquivé, lui laissant sur les bras la charge du jeune Barthélemy. Le garçon le regardait avec sérieux en attendant qu’il termine sa conversation.

- Avec plaisir, volontiers.


Il bredouilla rapidement ces mots pour s’extirper des rets de la cuisinière. En plus de son cours, il lui faudrait trouver une excuse pour se défaire de cette invitation sordide. Si jamais il en trouvait une. Il fit un signe de la main à Barthélémy pour qu’il le suive jusque dans la pièce dédiée aux leçons. Salem Hamza n’y mettait jamais les pieds ou presque si bien qu’il s’y était installé à son aise, laissant ici et là des croquis de cartes. Le jeune garçon s’assit sur sa chaise le plus sérieusement du monde, prêt à supporter les prochaines heures  sous le flot continu de paroles de son professeur ennuyeux.

- Barthélémy, levez-vous je vous prie.


Le jeune garçon en fût tout étonné, et, surpris, il mit un peu trop de temps à répondre à la demande de son précepteur.

- Levez-vous aller, debout ! Avez-vous mal aux jambes ?

Barthélémy lui fit les gros yeux. Est-ce que Nathanael se moquait de lui ? Il se leva, les bras le long du corps comme un bon petit soldat, mais sur son visage se lisait incompréhension et incrédulité.  

- Est-ce que nous allons faire quelques exercices ?
- N’en avez-vous pas déjà assez eu avec votre autre précepteur ? Je ne suis pas engagé pour vous offrir des balades. Vous connaissez déjà la ville après tout non ?


Le jeune garçon opina du chef mais il parut blessé par les propos du Conteur. Il n’appréciait apparemment pas que l’on dénigre ainsi les leçons de l’Oriental. C’était bon signe, Salem avait réussi à se mettre le gamin dans la poche.

- Il vous raconte beaucoup d’histoires n’est-ce pas ?
- Ce … ce ne sont pas des histoires. Il me rapporte beaucoup d’informations importantes et utiles à propos des peuplades du Sud.
- Ce n’est pas ce que je voulais dire.  Vous raconte-t-il des histoires, des anecdotes à propos des pirates ?
- Oui, quelques unes.


Nathanael marqua un long silence. Il pouvait lire un certain malaise s’insinuer sur les traits de l’enfant. Quelque chose comme du doute.

- Alors vous êtes sans doute au courant du fait que les pirates sont des gens brutaux qui mènent leurs affaires jusqu’au bout sans se soucier de justice ou d’équité, n’est-ce pas ?

Ce fut au tour de Barthélémy de garder le silence. L’enfant devenait livide. Son imagination l’emportait sur la réalité des faits, et Salem Hamza, d’une manière ou d’une autre, avait réussi à lui transmettre le plus important : les pirates n’avaient rien de gentils navigateurs secourant la veuve et l’orphelin sur les flots bleus et clames de la Baie de Belfalas. Mais l’embarras et la nervosité qui agitaient Barthélémy semblaient venir d’ailleurs. Les histoires n’agitaient pas à ce point l’esprit de jeunes hommes épris d’aventures bagarreuses.

- Bien, à contrario nous verrons aujourd’hui les valeurs morales propres au Gondor et aux Gondoriens, héritées de nos ancêtres Numénoréens et transmises de génération en génération par nos rois et intendants… vous pouvez vous rasseoir ...

Nathanael continua sur sa lancée puis s’engouffra dans une succession de concepts moraux et de définitions sur l’homme de bien et les valeurs associées à la noblesse. Barthélémy mit un moment à saisir que le Conteur n’avait suscité son intention de la sorte que pour mieux l’assommer ensuite de propos rébarbatifs. Son précepteur était donc toujours aussi ennuyeux et avait cherché à changer l’introduction de son cours. L’espion, cependant, avait vu la nervosité de l’enfant, et tira de nouvelles conclusions à propos des petites affaires du seigneur de Hauterive. Il lui faudrait en parler rapidement à Salem Hamza afin de démêler la complexité de la chose, mais il devait reporter cette discussion au lendement. Il n’avait trouvé aucune échappatoire pour l’invitation du soir. Le code des bonnes manières lui imposait de se rendre auprès de la cuisinière et de ses proches pour honorer le repas qu’on allait lui servir. Ha, ce fameux maquereau fumé dans sa papillote de légumes frais et d’orties !

C’est avec un grand sourire qu’il porta la fourchette à sa bouche tout en soutenant le regard insistant de cette tendre et accueillante famille.

Il détestait le poisson…
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMar 19 Juil 2016 - 14:31
Le Mémorial de Hyarmendacil… Pourquoi avait-il choisi cet endroit en particulier, de tous ceux où il pouvait vouloir se rendre ? Barthélémy ne cessait de me surprendre, à la fois par sa capacité à ingérer les connaissances comme s'il était absolument insatiable ; encore, parce qu'il avait l'air de porter toute la misère du monde sur ses frêles épaules, et que je ne voyais pas ce qu'un gamin de son âge et de sa condition pouvait bien endurer de si pénible. Certes, son père n'était pas particulièrement intelligent, et il lui fallait fréquemment cacher qu'il en savait davantage que son géniteur, pour ne pas l'embarrasser. Mais enfin, il y avait pire dans la vie. J'avais fait en sorte de me renseigner discrètement sur mon jeune élève, pour savoir à quoi il s'adonnait durant son temps libre, quelles étaient ses passions, ses loisirs – officiellement, je faisais cela simplement pour « fairre meilleurr courrs », ce qui convenait très bien comme excuse –, mais personne n'avait été en mesure de me donner quelque chose de croustillant. Aux yeux de tous, Barthélémy était un jeune garçon tout à fait convenable, qui se relaxait en passant du temps seul dans sa chambre, à lire des ouvrages qui feraient de lui un brillant officier militaire, un habile commerçant ou un administrateur de la cité particulièrement compétent.

Honnêtement, j'aurais pu croire à de telles fadaises s'il ne m'avait pas fait ce coup-là aujourd'hui. J'aurais pu croire qu'il était un élève studieux et discipliné, un amoureux de la connaissance qui n'avait guère d'intérêt pour l'épée et l'exploration – c'était d'ailleurs la raison pour laquelle je le forçais à sortir, en premier lieu. Toutefois, même l'être le moins curieux, le moins aventureux, le moins confiant en lui-même, n'aurait pas choisi le Mémorial de Hyarmendacil comme lieu à découvrir. Alors que pouvait-il trouver à cette construction gigantesque qui se dressait comme une pustule sur les fesses d'un géant – c'est horrible, je vous l'assure – et qui n'abritait que des vestiges du passé ? L'après-midi n'était pas encore terminée, et le jeune garçon prenait actuellement son cours avec le subtil et raffiné Conteur, lequel devait sans doute être en train de le bassiner d'informations dont il se fichait éperdument. J'avais la journée pour moi, et beaucoup trop de questions pour rester sagement dans mes appartements. Ni une ni deux, je m'emparai de mon sac à dos – allégé pour l'occasion, je laissai une bonne partie de mes affaires dans mes quartiers – et pris la direction de la sortie.

Oh, le Conteur !

J'avais failli oublier de le prévenir. Je savais l'homme relativement mal à l'aise avec ma présence, et s'il ne l'avait jamais formulé à haute voix, j'étais persuadé qu'il appréciait de savoir où me trouver. Tantôt en train de donner des leçons à notre mini-Hauterive, tantôt en train de flâner dans le confort et le luxe de cette vie paisible. Tout écart à cet itinéraire faisait instantanément monter des angoisses chez mon collègue, et en dépit de l'inimitié entre nous, je préférais le ménager de ce côté-là. Un rapport un peu trop désagréable à mon sujet, et je me risquais fort de me retrouver dans une position inconfortable. Pris entre le Gondor et le Harad, je n'avais pas beaucoup d'opportunités ni de marge de manœuvre. Ménager la chèvre et le chou était ma seule option, même quand la chèvre qui m'accompagnait était irascible, déplaisante et d'un cynisme si prononcé que le mien paraissait terne en comparaison. Ce triste sire était le boulet à ma cheville, alors autant le traiter convenablement de peur qu'il ne me mordît le talon en réprimande.

Je n'étais pas illettré – loin de là ! –, mais je préférais toujours ménager ma couverture et laisser le doute s'installer chez les gens qui m'entouraient. Plutôt que de lui rédiger une lettre qui aurait soit été écrite dans un Westron impeccable, bien plus convenable que celui que je parlais, soit dans un Westron déformé et à peine compréhensible, j'optai pour une troisième option. J'avais toujours adorer croquer : les gens, les choses, les oiseaux et les plantes. Euh… Croquer comme dans croquis, n'allez pas vous imaginer des horreurs. Enfin, je disais donc que j'avais toujours aimé faire des croquis – satisfait ? – et que j'avais acquis dans la matière un certain talent, à défaut d'avoir un talent certain. Je reproduisis de tête une représentation relativement facile à reconnaître du frontispice du Mémorial, suivi par un élégant personnage au crâne rasé qui se dirigeait de toute évidence vers lui. Bon, j'espérais que mon compagnon d'infortune comprendrait le sens de mon dessin, même si je me doutais qu'il demeurerait perplexe en face de tant de génie. Après tout, il y avait une autre raison si je n'avais pas posé mon message par écrit. Vous ne voyez pas ? Dans « conteur », il y a con...te. Conte. Une histoire orale. Je n'avais même pas la certitude que mon acolyte maîtrisait suffisamment bien l'écrit pour comprendre ma prose.

Débarrassé de cette obligation, je glissai mon schéma explicatif sous la porte de l'Occidental, et quittai le manoir de Hauterive en prenant le même chemin que plus tôt dans la journée. Cette fois, cependant, je pus allonger la foulée et je mis moitié moins de temps pour rallier la façade colossale du Mémorial. La foule était un peu moins compacte que la première fois, mais je m'en extirpai tout de même difficilement pour gravir les marches du parvis, qui offraient une vue claire sur les gens qui allaient en contrebas. Soudainement, je me demandai si ce n'était pas cela que cherchait le jeune Barthélémy. Observer. De là, il avait une vue correcte sur… sur les archives de la ville. Un bâtiment austère, où s'affairaient des notaires, des juristes et des archivistes, forcément. Etait-il en bisbille avec l'un d'entre eux, qu'il voulait espionner ? Non, cela n'avait pas beaucoup de sens, et on pouvait reprocher au gamin beaucoup de choses, mais quand même pas d'en vouloir à un bâtiment du gouvernement de sa propre cité. Il m'avait l'air un peu terne, mais cela ne semblait pas cacher des velléités révolutionnaires. La réponse était ailleurs.

- Monsieur ?

- Hm ?

Je me retournai, pour voir qu'un garde était descendu vers moi, apparemment perplexe de me voir hésiter au milieu des marches. En voyant que je n'étais pas originaire du coin, il ne put s'empêcher de hausser les sourcils, et de m'interroger plus avant.

- Vous cherchez quelque chose ?

Je jouai le jeu, profitant de ce qu'il devait faire partie de la relève, et qu'il n'était donc pas susceptible de me reconnaître :

- Le Mémorrial ?

- Juste ici, monsieur. C'est… eh bien… C'est l'immense bâtiment au pied duquel vous vous tenez.

- Oh.

J'observai la structure un instant, comme si je la voyais pour la première fois, avant de répondre :

- Grrand, oui. Je pouvoirr rrentrer ?

Mon accent l'irritait, mais il n'était pas vraiment habilité à me refuser l'accès à cet endroit pour ce simple motif. A dire vrai, il devait même s'estimer heureux d'avoir quelqu'un avec qui interagir, d'autant que les lieux commémoraient la victoire du Gondor sur ses ennemis : quoi de mieux qu'un étranger comme visiteur ? Il devait être heureux de pouvoir offrir à ma vue la splendeur de son histoire. Il me fit donc signe que oui, et m'invita à le suivre. Les portes principales étaient ouvertes, et je m'engouffrai à l'intérieur en laissant le garde sur mes talons. Il faisait plus sombre que la première fois, mais les lieux paraissaient n'avoir pas bougé – le contraire aurait été étonnant. La même pierre froide et morte m'observait du haut de ses siècles passés à veiller sur la ville, et me murmuraient les secrets de leur époque. J'étais, hélas, trop occupé pour tendre l'oreille. Mentalement, j'essayai de reproduire mon parcours avec Barthélémy, et de me souvenir des éléments qui l'avaient particulièrement intéressés.

Les pirates, bien évidemment, mais c'était encore trop vague. Je me déplaçai en suivant le même itinéraire, donc, observant autour de moi sans voir ce qui pouvait avoir justifié notre visite. Des fresques, des tombes, des peintures, des trophées. De l'art, de la mémoire, de l'histoire, mais rien qui pouvait décemment retenir l'attention d'un espion. Y avait-il quelque chose ici qui pouvait expliquer qu'un gamin en fît son premier choix en matière de lieu à visiter ? Je continuai mon exploration, serpentant entre les colonnes de marbre qui s'élevaient jusqu'au plafond richement décoré. Les visages des monarques du passé étaient superbement reproduits, et je trouvai un peu de consolation à me dire qu'ils n'étaient pas capables de déceler qui j'étais, alors même que j'œuvrais dans le plus grand secret contre leur héritage. Les sots. Morts, certes, mais sots néanmoins. Et ce n'étaient pas les bruits de pas derrière moi qui allaient me faire croire que le spectre de leur esprit était revenu pour me hanter.

Des pas ?

Je baissai les yeux vers mes pieds, comme pour vérifier que j'étais bien immobile. Je l'étais. Et pourtant, distinctement, j'entendais des pas qui claquaient sur le sol de marbre. Ce n'était pas de grosses bottes de soldats ferrées, non, mais plutôt de robustes brodequins de cuir qu'on essayait de faire aller discrètement. La pierre, traîtresse, avait révélé l'approche d'au moins deux personnes qui évoluaient parmi les ombres. J'en aperçus une, de l'autre côté du Mémorial. Elle était vraisemblablement là pour faire diversion, trop loin pour tenter quoi que ce fût. Je l'observai un instant, en considérant mes possibilités. Alors que je me faisais la réflexion que la silhouette, dont je ne parvenais qu'à deviner les contours, était quand même drôlement petite, je me rendis compte qu'il était absolument inutile de fuir. Si ces individus n'étaient que de passage ici, j'allais avoir l'air d'un idiot en me mettant à courir pour ma vie. S'ils me voulaient du mal, eh bien… ils étaient de toute façon trop proches pour que je pus décemment éviter la confrontation. Qui pouvait dire combien ils étaient ? A l'heure actuelle, je n'en voyais que deux, mais peut-être que d'autres hommes m'attendaient à la sortie, prêts à m'embrocher.

Passant ces considérations relativement peu sympathiques, j'essayai de faire le point rapidement. Deux individus, apparemment hostiles, essayaient de m'approcher avec des intentions douteuses dans un endroit que l'on pouvait considérer comme un sanctuaire. Les probabilités qu'ils m'eussent suivi jusqu'ici depuis le manoir étaient relativement élevées, étant donné que j'avais marché très vite dans les rues. Je pense – mais je peux me tromper, c'est déjà arrivé – que j'aurais remarqué deux personnes me prenant soudainement en chasse dans les rues de Pelargir. Non, ils s'étaient probablement relayés pour ne pas attirer l'attention, le premier me suivant sur la moitié du chemin, avant de laisser le second me pister. Tels une meute de loups, ils harcelaient leur proie jusqu'à l'épuisement, afin de faciliter la mise à mort. Malheureusement pour eux, je n'étais pas épuisé, et s'ils voulaient de l'action, je pouvais encore leur faire voir de quoi j'étais capable. Non mais.

Cependant, je devais faire preuve de subtilité, et ne pas tirer l'épée le premier. Il me fallait les laisser entrer en contact, estimer leurs intentions, et faire en sorte de ne pas commettre d'erreur. Dans ce genre de circonstances, le premier à déclencher les hostilités finissait mort ou, s'il échappait aux lames, emprisonné par la garde qui ne tardait jamais à débouler. Je n'avais qu'une dague pour me défendre – et je doutais que les deux zigotos eussent pris davantage de matériel – ce qui donnerait, si combat il devait y avoir, un affrontement âpre et violent. Nous ne nous affronterions pas comme de fiers et altiers chevaliers, mais bien comme des assassins cherchant à s'étriper mutuellement. Je savais bien que j'aurais dû rester chez moi…

J'étais toujours en train d'observer les fresques d'un œil expert, mais en réalité j'écoutais les bruits de pas qui circulaient autour de moi. L'écho léger ne m'aidait pas à identifier avec certitude leur position, mais alors que je tournais le dos à l'allée centrale, je pouvais presque les localiser. Presque. Sans en avoir l'air, je me rapprochais également peu à peu de la sortie. Pas la sortie principale, bien entendu – pour toutes les raisons évoquées plus haut –, mais la sortie secondaire. Une porte située non loin de moi désormais, qui dissimulait sans doute d'autres pièces qui, pour certaines, risquaient fort de se révéler très utiles. Mais je devais encore l'atteindre, ce qui n'était pas gagné. Alors que je continuais à faire du tourisme, j'entendis soudainement les pas qui s'arrêtèrent juste dans mon dos.

Ce fut le moment d'agir. Rapidité, précision et efficacité. Sans cela, je risquais de perdre tout l'avantage, l'effet de surprise et ma seule chance de quitter les lieux indemne. Je sentis une main se poser sur mon épaule, et me forcer à me retourner. Parfait. Je ne me fis pas prier pour emballer la situation, ça non. Tout se passa très vite, mais dans mon esprit ce fut comme si la scène durait une éternité. Je me retournai plus rapidement que l'avait prévu mon vis-à-vis, lequel était plus grand que moi. Alors que je me retournais, donc, je vis qu'il était en train de former des mots avec sa bouche. Curieux.

- Excusez-m… Commença-t-il.

Il n'alla jamais au bout de sa phrase, interrompu par mon index et mon majeur venus bien impoliment à la rencontre de ses globes oculaires.

- Aya ! Lâcha Salem pour la forme.

J'aimais bien ce petit Salem et ses excentricité. La fourchette dans les yeux, botte secrète d'un précepteur un peu stressé, tira un cri de douleur à mon adversaire qui recula prestement en portant la main à son visage. Il était courbé en deux comme un chiot, absolument vulnérable. Sans défense. En temps normal, je l'aurais peut-être rossé, ou alors j'aurais attendu bien sagement l'arrivée de son petit camarade pour lui faire tâter de ma lame et leur faire passer l'envie de me filer le train. Mais aujourd'hui, je ne pouvais pas. Je devais préserver plus que ma vie : ma couverture. Aux yeux de tous, je n'étais que Salem, le simple professeur particulier de Barthélémy de Hauterive. Les choses devaient rester ainsi, et le monde devait ignorer le plus longtemps possible que le précepteur à l'intelligence foudroyante était bien plus talentueux qu'il voulait bien le laisser paraître.

Je pris donc mes jambes à mon cou, conscient que ma petite démonstration n'empêcherait pas le second adversaire de me prendre en chasse. Je bousculai la porte d'un coup d'épaule, sans même prendre la peine de la refermer derrière moi. Il n'était pas question de gagner du temps, mais bien de fuir le plus rapidement possible. J'entendais déjà des jurons et des pas précipités dans mon dos, ce qui me poussa à accélérer. Malheureusement pour mes adversaires du jour, j'étais un excellent coureur – l'habitude de sortir précipitamment des situations compliquées vous forge des jambes capables de distancer un cheval, et des poumons infatigables, rien que ça – et je n'étais pas disposé à les laisser me mettre la main dessus. Comme je l'avais anticipé, cette porte menait vers d'autres ailes du Mémorial, notamment une zone réservée aux gardes. Ils y prenaient leurs repas, et pouvaient y trouver des couchettes, ce qui leur permettait d'avoir une présence à proximité du lieu qu'ils devaient protéger. Les conversations dans les pièces adjacents s'arrêtèrent en entendant le tumulte de ma cavalcade. Pas moi.

Je virai à un couloir, et aperçus une fenêtre qui se trouvait tout au bout. Elle dispensait une superbe lumière, celle du soleil en pleine chute. Elle avait des tons flamboyants qui m'attirèrent inexorablement. Vif comme l'éclair, je traversai la distance qui m'en séparai, profitant de cette ligne droite pour m'éloigner de mes deux poursuivants. Elle était plus haute que prévu, mais cela ferait l'affaire tout de même. Sans m'arrêter, je lançai mon sac à travers, mais au lieu de se briser comme je l'avais prévu elle se contenta de s'ouvrir. Diantre, qui oubliait de la fermer ? A moins qu'elle ne fermât mal ? Je m'arrêtai un instant pour voir que des hommes d'armes commençaient à sortir, intrigués, et qu'ils avaient les yeux rivés dans l'autre direction. De toute évidence, ils avaient repéré les limiers qui me suivaient à la trace et, avec de la chance, ils allaient leur faire passer un sale quart d'heure. A moins qu'ils n'eussent déjà filé, attentifs à ne pas se faire prendre non plus. Je n'eus pas le temps de vérifier, car le temps pressait. Prenant appui sur le rebord, je me hissai sans trop de mal à l'extérieur, et retombai discrètement dans une rue moins déserte, derrière le Mémorial. Mon sac était là, et je m'en emparai avant de filer sans me faire prier vers un endroit plus peuplé. La foule était mon salut, dans cette ville que je ne connaissais que trop peu. Je contournai soigneusement deux pâtés de maison, toutefois, et fis un large détour pour rejoindre le manoir de Hauterive, bien décidé à égarer tous ceux qui voudraient me suivre.

Au fond, je savais qu'ils auraient le temps de rejoindre la demeure où j'étais invité, mais enfin… ils n'oseraient pas s'attaquer à moi dans ce quartier huppé, à quelques mètres seulement de résidences gardées par des sentinelles en manque d'action, qui n'hésiteraient pas à plonger dans la bataille pour se dégourdir les jambes. Non, il n'y avait aucune chance. Je fis preuve de prudence cependant, et rentrai prestement pour éviter l'infortune d'offrir une cible trop facile à un archer dissimulé. Je doutais sérieusement des intentions de ces deux individus, mais il valait mieux prévoir le pire. Je rentrai rapidement par l'entrée principale, et montai comme une flèche vers les appartements du Conteur.

- Conteurr ? Êtrre là ?

Je frappai de nouveau, trahissant un certain empressement. Il n'était pas difficile de faire passer Salem pour un empoté, et j'affichai un masque soucieux sur le visage, afin de lui faire croire que j'étais complètement désemparé. Je l'avais échappée belle, et je devais avoir l'air de revenir de l'enfer. Il finit par ouvrir la porte, et posa sur moi le même regard que d'habitude. Je ne pris pas la peine de le saluer, et je pénétrai dans sa chambre sans même y être invité :

- Conteurr, je attaquer !

Moins j'en disais, plus il était perplexe, et je me régalai un instant de son expression décontenancée, avant de reprendre :

- Je êtrre attaqué ! Jourrd'hui, hommes pas bons. Non. Voirr dessin ? Moi êtrre Mémorrial. Début, perrsonne. Pis deux perrsonnes, vite vite ttaquer moi ! Je échapper, oui. Que pourrquoi ?

Je simulais assez bien l'inquiétude, sans pour autant sombrer dans la panique. Je ne devais pas montrer que je perdais mes moyens, et j'essayai de doser subtilement le degré d'émotion à faire passer dans mon texte. Le Conteur, en face de moi, affichait une mine indéchiffrable. Il avait l'air d'avoir des choses à me dire, mais comment savoir ?


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptySam 25 Aoû 2018 - 19:08
Sur les quais s’étiraient toutes les nuances des Terres du Milieu : marchands gondoriens au pourpoint plus ou moins distendu, visages bruns ou ébènes issus de quelques peuplades du sud ou des déserts orientaux, sabres mouchetés de rouille aux ceintures de marins arnoriens, gueules burinées de Haradrims plus fiers que des paons en rut et même un ou deux nains, perdus au milieu de la foule, le nez à hauteur des aisselles trempées de sueur des matelots. Pelargir grouillait de monde malgré les temps troublés. Depuis le printemps, Nathanael avait remarqué un afflux plus important de gens originaires du Harondor, ceux qui avaient survécu aux attaques des pirates et qui, sans doute, n’avaient trouvé aucun refuge au sein de Djafa. La ville de l’Emir Radamanthe était surpeuplée de misère, de faim et de vengeance. « On dirait que toute la région s’est massée entre les murs de la ville », lui avait rapporté un marchand. « M’étonnerait pas que ça finisse mal là-bas » avait rajouté l’homme rougeaud. C’était à se demander si le Gondor se souvenait que le Harondor lui appartenait. On s’abstenait de parler haut et fort dans les rues du port, mais le roi Méphisto était de plus en plus critiqué au sein de la populace. « L’envoi toute l’armée pour r’trouver son p’tiot, mais v’nir au’scours de son peuple, lé pas capable. » L’espion avait surpris plusieurs fois ce type de propos dans des gargotes mal famées où se retrouvaient des personnes peu recommandables.

Salem Hamza se faisait un malin plaisir de lui poser des questions idiotes à propos de son état de santé et Nathanael détestait son sourire quand il lui demandait s’il avait bien dormi. Son épaule avait mis plusieurs semaines à guérir et il rêvait encore de temps en temps qu’un orc cherchait à lui trancher la gorge avec ses dents. La balafre qui lui parcourait le torse était définitivement refermée, mais il ne se levait jamais le matin sans quelques douleurs lancinantes dans le dos ou le long des côtes. Il n’y avait que l’alcool pour endormir ses souffrances et lui procurer des nuits sans cauchemar. Mais il s’astreignait toujours à une diète stricte pour ne pas s’attirer les foudres du seigneur Hauterive. Et si ces tourments n’étaient pas suffisants, il devait également souffrir la compagnie de jeunes femmes que l’Oriental lui avait jetée dans les pattes. La fille de Catie l’avait surpris au saut du lit, nu comme un vers, alors qu’elle pensait la chambre vide et venait changer la literie. Le feu du Mordor avait rougi les joues de la jeune fille et elle s’était perdue en bafouillements confus non sans prendre le temps de poser son regard ici et là avant de filer. Il ne pouvait plus, depuis lors, circuler dans la propriété sans sentir appuyer sur sa nuque les yeux espiègles de toutes les femmes de la maisonnée. La rumeur à propos de ses cicatrices et de sa nudité avait été, semblait-il, portée par tous les vents. Si bien que Barthélemy avait un jour, en plein milieu de sa leçon, demandé d’où lui venaient de telles blessures. « Est-ce que c’est une épée ou une femme qui vous a fait ça ? » Le gamin, distant et timide, prenait de plus en plus d’assurance et Nathanael s’était demandé longuement si la question avait été spontanée ou si elle avait été soufflée par quelque dégénéré venu de l’est. La surprise passée, il avait brillamment retourné la situation à son avantage en lui expliquant les sacrifices qu’il avait dû faire pour défendre un de ses précédents élèves. Le jeune homme avait, depuis, changé d’attitude envers lui.

Mais ce n’était ni pour des cours ou des leçons qu’il se retrouvait à parcourir les quais de Pelargir. Au début de l’été, l’Oriental avait surgi devant lui pour baragouiner quelque chose à propos d’une attaque. Des hommes s’en étaient pris à lui, ou peu s’en fallait. À dire vrai, il avait espéré que l’Oriental disparaisse dans un caniveau débordant de merde et de tripes de poissons pourris. Ses manières et son accent forcé avaient depuis longtemps éveillé ses soupçons sur son identité réelle et ses connaissances en Langue Commune. Rhûnien, il l’était jusqu’à la moelle et plus encore. Espion aussi, il mentait trop bien pour qu’il en soit autrement. Mais Nathanael se demandait de plus en plus souvent vers qui allait son allégeance. Les informations qu’il avait reçues de la Tête avaient été trop brèves, trop superficielles. Et, depuis, il n’avait plus eu aucune nouvelle de l’Arbre Blanc. Plus aucune. Il avait reçu un courrier de la part des services gondoriens dont l’auteur n’était ni le vieux bouc ni la jeune Neige. Quelque chose avait changé entre les murs de la Cité Blanche qu’il lui était impossible à élucider. Il ne pouvait pas se permettre de rentrer à Minas Tirith sans rompre sa couverture. Et il craignait tout autant de laisser Salelm Hamza seul aux commandes d’une mission aux contours flous. Il nageait en eaux troubles, entouré de requins qui prétendaient être de jolis poissons d’eau douce. Et la pêche n’avait jamais été une passion.

Il se retourna, l’air de rien, et fit mine de jeter un coup d’œil à l’étale d’un garçon qui proposait des bijoux aussi précieux que les dalles de pierre qui pavaient le sol. Les marins achetaient parfois ce genre de babioles pour quelques filles échouées dans les ports qu’ils parcouraient, ou pour faire plaisir, peut-être, à la flopée de gosses qu’ils laissaient dans leur sillage. Un homme avait fait mine de le suivre. Dans la cité portuaire, il fallait redoubler de méfiance. Les atours que Nathanael portait attiraient aussi les mendiants et les resquilleurs aux jambes lestes. Il ne se sentait à peu près en sécurité que dans les appartements que le seigneur Barthelemy leur avait attribués. À peu près. Les souvenirs de l’Ordre projetaient encore des ombres effrayantes au cœur de la nuit.

La rue principale franchie, il bifurqua dans une ruelle très étroite qui menait à plusieurs tripots de jeux où les marins et les voyageurs venaient perdre leur argent. Nathanael y avait pris quelques habitudes et celle, notamment, de discuter avec un jeune pêcheur aussi jovial que volubile. Sa spécialité était la pêche aux crabes le long des côtes rocheuses au nord de Pelargir. Il allait quelques fois jusque sur l’île de Tolfalas quand la météo et la mer s’y prêtaient. Là-bas les crabes étaient plus gros qu’ailleurs et les pêcheurs, moins nombreux. La dernière visite qu’il avait faite sur l’île l’avait néanmoins refroidi et il n’y avait pas remis les pieds depuis. Les pirates, selon lui, avaient accosté une fois sur les rives occidentales. Il avait vu plusieurs bateaux, des navires de guerre, solidement bâtis et aux grandes et hautes voiles. Personne n’avait voulu le croire. Elen était un garçon drôle et reconnu pour ses blagues. Et tous avaient ri quand il avait raconté ce qu’il avait vu. D’autres bateaux étaient passés à proximité de l’île et personne n’avait vu de navires pirates, pas plus à l’ouest qu’à l’est de Tolfalas. « On l’s’aurait s’ils étaient si près les pirates. Ça pisse aussi fort que ça gueule, un pirate. S’ils étaient sur Tolfalas, on les entendrait jusqu’là ». Le tenancier de la taverne était formel. Impossible que les pirates fussent aussi proches des côtes gondoriennes. Tous semblaient avoir une confiance aveugle dans la marine de Pelargir. Nathanael, lui, restait sur ses gardes. L’Ordre non plus ne devait pas se trouver ici. Il s’était pourtant niché dans les plus hautes sphères de la cité sans que personne n’en sache rien. Chat échaudé craint l’eau froide.

– Bien le bonjour, Elen. Matin frais, matin gai non ? La pêche a été bonne ?

Le garçon lui adressa un sourire amical et lui fit une place à sa table. Après la pêche, puis la vente de ses produits, il venait jouer quelques pièces.

– Bonjour l’homme qu’est pas du Gondor ni d’ailleurs. Bonne pêche, bonnes ventes, bon ventre.

Il se tâta une bedaine tendue par le dernier repas ingurgité. Le petit était plus finaud que bien des rougeauds installés autour des tables le regard embrumé par l’alcool et l’obsession du jeu. Il n’avait jamais voulu croire Nathanael quand il lui avait dit qu’il venait du Gondor. « D’où au Gondor ? », avait-il demandé. Nathanael avait dit avoir grandi dans la Cité Blanche, mais Elen ne l’avait pas cru. «Les gens de Minas Tirith parlent pas à des gars comme moi. Même les petites gens. Ils se croient mieux que tout le monde par là-bas. Tu peux pas être un Gondorien de Minas Tirith, même si t’en as un peu la gueule. Non, je te crois pas ». Le garçon l’appelait depuis par divers surnoms plus ou moins subtils. La compagnie d’Elen était comme une brise fraîche au cœur d’une journée brûlante. Il donnait à Nathanael quelques fois l’occasion de sourire. Un don rare ces dernières semaines. Nathanael avait écouté Salem lui expliquer les circonstances de son attaque, non sans une certaine défiance. Il lui avait transmis les doutes qu’il avait eus à propos du jeune Barthélemy, mais, depuis, ils avaient fait chou blanc. Ou alors l’Oriental gardait pour lui des informations précieuses. Mais dans quel but ? N’avait-il pas servi pour les pirates ? Comment pouvait-on être sûr qu’il ne joue pas double jeu ?

– Et vous ?
– Quoi ?


Nathanael n’avait pas cerné la question qu’on lui posait.

– Matin frais, matin gai ?

Elen lui fit un clin d’œil plein de sous-entendus. Le conteur ne put se retenir et éclata d’un rire qui inonda l’auberge.

– On va dire ça. Qu’est-ce que tu as pour moi ?
– Bonne pêche, j’ai dit. Et, bonnes ventes aussi.


L’espion comprit l’allusion.

– Alors ?
– J’ai vu votre bonhomme sur les quais l’autre soir. Y a deux ou trois jours je dirai. Près d’un bateau qui remonte le fleuve jusqu’à la cité du roi. Ce qui est bien étrange.
– Pourquoi donc ? Les bateaux ont toujours remonté le fleuve.
– Non, pas ces trois ou quatre derniers jours. Enfin, ils remontent, mais plus aussi haut. Apparemment ils ne vont plus jusqu’à Minas Tirith. J’ai pas trop compris pourquoi. On dit qu’il y a du grabuge là-haut. La guerre, je crois bien. Il y a eu un problème sur le fleuve. Des gars ont dit avoir vu des cadavres descendre jusque vers l’estuaire. Y avait des Gondoriens, et des gens noirs.
– Comment ça, noirs ?
– La peau noire, enfin, ce qu’il en restait ! Un homme qui reste dans l’eau plusieurs jours, ça finit par plus tellement ressembler à un homme.


Nathanael reposa le morceau de pain qu’il s’apprêtait à manger. Elen lui avait coupé toute envie de manger.

– Et notre bonhomme. Pourquoi est-ce que ça serait si étrange de le voir sur les quais vers un bateau qui remonte le fleuve ?
– Parce que je connais pas un seul capitaine qui voudrait prendre le risque de remonter l’Anduin en ce moment. À moins d’être grassement payé. Ou autre chose. Mais quoi ? Ça moi, j’en sais rien et j’ai pas envie de demander. Un crabe, dans l’eau, ça peut juste vous entailler les mains, ou un doigt. Les crabes, sur terre, ils ont les pinces plus longues et plus coupantes. Je m’y frotte pas à ceux-là.


Frappant du bout des doigts sur la table, Nathanael hocha la tête. Le garçon lui avait appris bien des choses. Il ne souhaitait pas qu’il lui arrive du mal et il s’occuperait lui-même de creuser de ce côté-là pour en apprendre plus. Elen devait rester aux yeux de tous le simple pêcheur de crabes qu’il était. Rien de plus. Et Nathanael devait demeurer un précepteur aux mœurs simples. Rien de plus. Un groupe de femmes entra dans le tripot. Il était l’heure pour lui de quitter les lieux. Barthélemy devait prendre son déjeuner et, le temps de rentrer jusqu’à la demeure des Hauterives, il serait temps d’entamer sa leçon.

Le jeune homme se montrait plus ouvert avec Salem, plus curieux et plus volubile. Plus confiant aussi. Nathanael n’avait pas cherché à faire d’efforts de son côté pour améliorer la situation et ses cours semblaient ennuyer profondément l’enfant. Il demeurait sérieux, attentif, mais il n’exprimait rien d’autre pendant les heures qu’ils partageaient ensemble. Partager était d’ailleurs un bien grand mot. Subir était peut-être plus approprié. Le seigneur de Hauterive n’y prêtait aucune attention. Il voyait les connaissances de son fils s’étendre et se développer. Peu lui importait la manière. Il demeurait toujours aussi peu souvent entre les murs de sa propriété, affairé en divers lieux de la cité, en divers bureaux et cabinets. Et maintenant, sur les quais. Qu’est-ce qui avait pu le pousser à s’exposer autant à la vue de tous ? Est-ce que quelque chose avait changé ? Rien, pourtant, dans son attitude, n’avait attiré l’attention du conteur. Si, peut être quelque chose, après tout. Un détail dans sa tenue. Une toute petite broche en argent aux armoiries de sa maison. Il la portait toujours sur la manchette droite de ses vêtements. La veille, et, peut-être le jour d’avant aussi, le bijou avait été placé à gauche. Après la leçon de Barthélemy, il lui faudrait en toucher un mot à l’Oriental. À propos de la broche et du bateau sur les quais.

Malgré plusieurs semaines passées dans la cité, la chaleur lui paraissait toujours aussi étouffante. Les vêtements que lui imposait sa position étaient faits pour s’accommoder des fortes températures, mais il se serait volontiers baladé le torse nu dans les rues de Pelargir. Comme les marins qui embarquaient et débarquaient les marchandises des navires, ou roupillaient tout simplement sur le pont des bateaux. Lui qui avait tant rêvé d’approcher les grands de ce monde, d’espionner pour leur compte ou contre eux. Il était aujourd’hui las de toutes ces intrigues alambiquées. Plus encore depuis que la Tête ne donnait plus de nouvelles malgré les rapports qu’il avait fait parvenir jusqu’à Minas Tirith. Un sujet d’inquiétude en plus.

– Sieur Nathanael ? Barthélemy vous attend, il a fini sa leçon avec Salem.

Le serviteur à la porte avait à peine desserré les dents. Nathanael ne se formalisa pas de son attitude. Il était ainsi avec tout le monde, y compris avec les autres serviteurs. On le surnommait Vinaigre dans les couloirs. La jeune Catie le lui avait soufflé à l’oreille. Avant de le voir nu. Elle n’osait plus lui adresser la parole depuis. Il rejoignit le bureau d’études où l’attendait déjà son élève. La mine toujours aussi sérieuse, Barthélemy ressemblait aux prisonniers habitués à recevoir des coups de fouet ou une volée de coups de bâtons. Il serrait les dents et gardait les yeux fixés sur un point, loin devant lui.

– Vous ferez un bon martyre, accroché au mât d’un navire pirate.

Comme à chaque fois qu’il évoquait les pirates devant lui, l’enfant tressaillait et serrait tant la mâchoire qu’on pouvait l’entendre grincer des dents. Cette fois, plus encore que les fois précédentes. Les yeux du gamin s’embuèrent et il lutta péniblement contre les larmes qui se formaient au coin de ses yeux. Manifestant toute la retenue dont les nobles s’affligeaient, il ne dit pourtant pas un mot et continua de fixer une carte épinglée à un morceau de bois sur un mur.

– C’était une boutade Barthélemy, rien de plus.


Les lèvres du jeune garçon remuèrent, mais il tint bon et sut se maîtriser après de longues et pénibles secondes. En son for intérieur, Nathanael en fut soulagé. Il ne se sentait pas d’humeur à consoler l’esprit tourmenté d’un enfant. Il fournissait déjà suffisamment d’efforts pour faire face à ses propres démons. Est-ce que Salem lui avait des remarques ? Ou était-ce encore un signe qu’il fallait ajouter à ceux qui se succédaient ces derniers jours ? « Si tu cherches à entrer quelque part, lui disait son vieil ami Fingall, tu auras moins de peine à franchir les portes déjà ouvertes. S’obstiner à défoncer de hautes murailles n’apporte que douleur et déception ». Une brèche s’était ouverte, quelque part, chez l’enfant.

– Connaissez-vous l’histoire d’Eärendil ?
– Le marin ?


Nathanael n’en connaissait pas d’autres, mais cela semblait rassurer l’enfant que de confirmer son questionnement. Il fit un signe de tête pour aller dans ce sens.

– Il a construit le navire Vingilot et sillonné les mers et les cieux. Une étoile porte son nom aujourd’hui.
– L’Étoile du Matin, oui.


Tous les nobles manquaient-ils d’imagination à ce point ? Les lectures du garçon n’étaient donc que terre à terre ? Lui qui s’était obstiné à donner des leçons complexes, approfondies et poussées à l’enfant, pensant qu’il avait suffisamment de son temps libre pour laisser son esprit s’égarer. Il n’en était rien. Barthélemy avait-il seulement eu une enfance ? Avait-il jamais parcouru le jardin et la demeure de ses parents en courant, en criant, en ruant en tout sens, une épée de bois en main, en s’imaginant être le roi Aragorn ? Avait-il jamais eu ses habits trempés par la pluie, souillés de boue, déchirés par le croc d’un clou enfoncé dans la poutre que tout un chacun se défiait de grimper ? Avait-il jamais rêvé des elfes et de leurs secrets, eu peur des monstres d’antan que seuls les mots ramenaient à la vie, le temps d’une histoire ?

– Alors, si Eärendil n’est pour vous qu’un marin, dont il ne reste qu’une étoile pour porter son nom, je crois, jeune homme, qu’on ne vous a pas tout dit. Et si vous deviez devenir marin, ce dont je ne doute pas, si vous deviez commander un navire et faire face aux pirates, c’est une histoire que vous devrez connaître. Non pas pour vous seul et votre culture. Non pas pour votre intérêt personnel ou pour raconter de belles histoires lors de repas mondains. Les histoires ne sont pas faites pour cela. Vous la raconterez à vos hommes au plus fort de la nuit, au plus fort de la tempête, avant les combats. Vous la raconterez à ceux qui, terrorisés par la peur, n’oseront pas tirer le sabre devant l’ennemi. Car Eärendil portait en lui l’espoir des hommes et des elfes. Et c’est d’espoir que s’abreuvent les hommes lorsque les temps sont troublés et que le sang vient à couler. L’or et la gloire ne viennent que bien après, quand l’orage se calme et qu’on voit, enfin ! le rivage scintiller au loin. Au cœur des ténèbres, si vous n’avez pas d’espoir, vous êtes perdus.


Ses paroles faisaient échos à sa propre histoire. L’espoir, et lui seul, les avait poussés à combattre l’Ordre de la Couronne de Fer. Pour quoi d’autre sinon ? Pourquoi le jeune Learamn aurait accepté d’être blessé si cruellement, pourquoi lui-même aurait accepté d’être tailladé comme un porc, pourquoi tant d’autres auraient péri, si ce n’était pour l’espoir ? L’espoir d’une vie meilleure, de temps plus paisibles, de la paix retrouvée pour eux et leurs proches.

– Le Vingilot fut le plus beau des bateaux construits, aussi loin que remonte la mémoire des elfes. Imaginez, Barthelemy, non pas des coques de bois vides comme les hommes les fabriquent aujourd’hui, mais un navire taillé dans les bouleaux de Nimbrethil. D’un blanc aussi pur que l’écume qui chatoie au sommet des vagues sous le vent. Ses voiles étaient d’argent, comme les étoiles au firmament et ses rames, vermeilles et rougeoyantes comme la lueur du soleil levant. Dans notre langue, on le nomme Fleur d’Écume. Eärendil sillonnait les flots à la proue de son navire, une pierre de lumière au front.

Pris par son récit, Nathanael continua une grande partie de l’après-midi à narrer les récits d’Eärendil et d’Elwing, sa femme. Quelque chose avait changé chez son élève. Pour la première fois, peut-être, Barthélemy l’écouta vraiment. Non pas d’une oreille attentive, mais avec une partie de son âme. Et pour la première fois, peut-être, Nathanael parla vraiment. Non pas avec de simples mots, mais avec son coeur et il oublia, un moment, sa mission et le poids qui lui écrasait les épaules.
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Ryad Assad
Espion de Rhûn - Vicieux à ses heures perdues
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool Empty
Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyVen 31 Aoû 2018 - 15:50
- Je ne sais rien, désolé.

Désolé, il ne l'était pas vraiment, et son ton agressif m'indiquait qu'il avait envie de me voir partir sur-le-champ. Certains sentiments se transmettaient facilement, même quand on ne semblait pas parler la même langue. Le mépris, par exemple. Je ne me fis pas prier, et après avoir adressé des remerciements polis pour faire bonne mesure, je quittai l'auberge sans un mot, avec l'impression désagréable de ne pas avancer dans cette affaire. Et quelle affaire… Une filature, une bagarre rapidement réglée, une course poursuite au sein d'un mémorial… C'était bien plus qu'il n'en fallait pour mettre les nerfs d'un espion à vif. Les choses sentaient le roussi à tous les niveaux, j'avais l'impression que ma couverture était de plus en plus fragile, mais pour une raison que je ne parvenais pas à comprendre, cela paraissait laisser le Conteur de marbre. Le Conteur… Nous étions censés travailler ensemble, nous entraider peut-être. Que du vent ! J'avais eu beau lui raconter que j'avais été attaqué par des inconnus, il n'avait pas paru s'émouvoir de mon sort, et avait promis du bout des lèvres qu'il allait se « pencher sur la question ». La belle affaire.

Je n'obtiendrais pas le soutien escompté de la part de mon supposé partenaire.

Et j'avais compris, les jours passant, que je n'obtiendrai pas non plus le soutien des habitants de Pelargir. Mon accent et mon air étranger ne leur plaisaient guère, et ils n'avaient pas envie de partager leurs secrets avec moi. Même la promesse de quelques pièces facilement gagnées semblait ne pas les rallier à ma cause, comme si la peur de l'autre était plus forte que la perspective d'un bénéfice potentiel. C'était peut-être à mettre en relation avec les terribles nouvelles dont la cité se faisait l'écho depuis quelques temps : des ennemis du Gondor auraient lancé une attaque féroce contre Cair Andros, et menaceraient directement Minas Tirith. D'après les plus pessimistes, ce n'était qu'une question de temps avant que ces « Orientaux » ne fissent tomber la capitale du royaume. Inutile de préciser que le sang du Rhûn qui coulait dans mes veines n'était pas la meilleure arme pour obtenir la confiance de mon prochain. On m'identifiait dans le meilleur des cas aux ennemis ancestraux du Gondor, et dans le pire des cas aux nouveaux venus qui déferlaient sur l'Anórien en détruisant tout sur leur passage. On parlait de sorcellerie, on parlait de magie noire, on parlait d'hommes immortels et de créatures de la nuit…

Je m'étais fait une raison.

Il n'y avait rien à faire, et tant que le Gondor n'aurait pas réglé son souci, je demeurerai un paria, une menace potentielle que les gens d'ici garderaient soigneusement à l'écart de leurs affaires. Une assiette et un lit, c'était tout ce que je pouvais espérer d'eux… Et il me fallait prier pour qu'aucun d'entre eux n'eût craché dans la soupe pour me signifier que je n'étais pas le bienvenu. Au sens propre du terme. Pour cette raison, je préférais faire confiance à la cuisine du manoir de Hauterive, où les cuisinières qui me connaissaient relativement bien désormais s'efforçaient de me mettre à l'aise. Elles étaient mes meilleures alliées, et c'est vers elle que je décidai de me tourner pour obtenir quelques renseignements. Après avoir essuyé un nouvel échec en ville, je rentrai tranquillement au manoir, et m'invitai dans l'espace qui leur était traditionnellement réservé.

J'y fus accueilli avec chaleur, peut-être plus que d'habitude, car cette fois je ne vins pas les voir seul.

- Barthélémy ! S'écrièrent-elles en voyant que j'avais emmené avec moi l'héritier de la famille.

Elles lui firent un excellent accueil, et s'efforcèrent de dissiper la gêne qui lui montait aux joues. Il fallait dire que pour un noble de bonne famille, descendre aux cuisines n'était pas commun. Les hommes avaient leurs activités, et ils ne fréquentaient pas les espaces typiquement dévolus aux femmes. Pour Barthélémy, c'était sans doute la première fois qu'il y mettait les pieds depuis qu'il était officiellement considéré comme un jeune homme, mais j'estimais que cette plongée dans l'inconnu serait aussi bénéfique pour lui que pour moi. Il y avait des filles assez jeunes parmi les commises, qui attirèrent son attention, ce qui ne manqua pas de me tirer un bref sourire. En dépit de son éducation et de ses bonnes manières, il n'en demeurait pas moins très curieux des choses de la vie et du monde. C'était bon signe. Levant les mains pour calmer l'enthousiasme des femmes, qui se proposaient nous servir de bons petits plats dont elles avaient le secret, je lançai :

- Nous pouvoirr rrester ? Pourr leçon ?

L'inévitable Catie, qui avait pris soin la veille de me remercier d'avoir usé de mon influence pour convaincre le Conteur d'accepter l'invitation, m'assura que cela ne posait aucun problème :

- Asseyez-vous, et faites donc votre leçon, nous serons ravies de vous entendre !

J'avais depuis longtemps deviné que le monde de la connaissance fascinait ces femmes qui n'y avaient pas accès, et j'avais naturellement compris qu'il serait possible d'utiliser cela comme un levier pour obtenir des informations. Il suffisait pour moi de les impressionner avec quelques références livresques, et elles me seraient tellement reconnaissantes qu'elles me livreraient en retour les secrets qu'elles étaient les seules à détenir. Un échange de bons procédés qui tournait clairement à mon avantage, mais qui leur donnait l'impression en définitive d'être les grandes gagnantes de l'histoire. J'avais de tels talents en la matière que j'aurais probablement dû me lancer dans la diplomatie. Je m'installai à une table, et invitai Barthélémy à prendre place face à moi :

- Toi connaîtrre Khand, Barrthélémy ?

Comme souvent, je l'interrogeai sur un sujet général, et lui demandais de me livrer ses connaissances pour m'aider à orienter la leçon. Le jeune garçon, soucieux de se montrer à la hauteur devant les femmes de son entourage, répondit comme un élève modèle :

- Oui professeur, il s'agit d'un grand royaume qui s'étend à l'est, aux frontières du Harad, du Harondor et du Mordor. Il est peuplé par des tribus sauvages de mauvais Hommes, et on dit que ce sont les ennemis ancestraux de notre royaume depuis plusieurs âges.

Je hochai la tête, indifférent à son point de vue gondorien sur la question des tribus. Peut-être parce qu'il s'agissait d'un point de vue partagé au Rhûn. Les Khandéens étaient certes de fiers guerriers, et de féroces adversaires lorsqu'on les contrariait, mais ils n'en demeuraient pas moins une bande de sauvages pillards, imprévisibles et incontrôlables, qui obéissaient à des lois archaïques et désuètes. Elles leur conféraient un certain honneur, mais elles rendaient ce peuple absolument ingouvernable. Hélas. Pour le reste, il était difficile de faire comprendre à un jeune homme élevé à l'ouest que c'était le Gondor qui, dans l'affaire, était le « mal ». Ils avaient commis bien plus d'exactions sur nos terres au cours des siècles que nos peuples n'en avaient réalisées au cours des âges. Elessar, le roi le plus détesté au Rhûn, avait imposé son joug terrible sur le Rhûn et brisé la puissance de notre royaume sans la moindre pitié. Qu'y avait-il de « bon » là-dedans ? Je décidai de laisser ces considérations politiques de côté, et de me concentrer sur ce qui passionnait le plus Barthélémy : la guerre.

- Khand êtrre grrand rroyaume, oui… Rroi êtrre Bekkhand Shomerrit. Au début, pouvoirr petit, oui. Petit. Mais Bekkhand fairre guerre, beaucoup guerre. Autrres clans dirre « d'accorrd, nous serrvirr toi ». Un, puis deux, puis trrois, puis cent. Bekkhand devenirr trrès, trrès rriche. Et forrt. Avoirr grrande arrmée, et vivrre dans grrand palais dans déserrt.

Je me lançai dans une explication relativement simpliste de l'armée du Khand, que les femmes écoutaient d'une oreille attentive pendant qu'elles vaquaient à leurs occupations. A dire vrai, il était difficile de complexifier les choses quand on parlait des gens du Khand. Leurs troupes ne répondaient à aucune forme de logique, et je résumai les choses en disant qu'ils montaient tous à cheval, et qu'ils étaient passés maîtres dans l'art de mener des attaques éclairs, des raids, des pillages. Ils maîtrisaient le harcèlement à la perfection, peut-être encore mieux que les Haradrim qui pourtant étaient particulièrement réputés dans ce domaine. Je m'étendis ensuite sur certains de leurs clans, notamment celui du roi. J'évoquai son immense palais dans le désert, ses superbes jardins, et les oasis que l'on pouvait trouver ici ou là, lesquelles étaient de véritables paradis de prospérité dans un environnement sinon hostile. Je revins à leurs guerriers, et après avoir parlé longuement de leurs armes, et des spécificités propres à ce peuple, je dérivai progressivement vers le rôle que les Khandéens avaient joués dans la guerre au Harondor, expliquant que ceux-ci pouvaient être achetés pour un bon prix, et se battre fidèlement sous n'importe quelle bannière.

- Khandéens bons merrcenairres. Si payés, combattrre bien. Eux aider Pirrates, eux aider Durr'Zorrk. Mais aujourrd'hui, eux prroblème. Toi savoirr pourrquoi ?

Barthélémy, qui écoutait avec attention et qui aimait toujours ces interactions, proposa une explication :

- Parce qu'ils demandent à être payés ?

Je souris :

- Oui Barrthélémy. Eux vouloirr orr, ou bien 'ttaquer carravanes, patrrouilles, tout. Pas bien. Pirrates avoirr trrès peurr Khand. Khand grrand, et forrt. Alorrs Pirrates cherrcher orr, toi comprrendrre ? 'Ttaquer Gondorr pourr orr, ensuite payer Khand.

Le jeune garçon semblait totalement abasourdi par ce que je lui racontais. Ce n'était effectivement pas quelque chose que les officiers du Gondor maîtrisaient parfaitement, et il m'avait fallu être moi-même témoin de ces nombreuses interactions pour comprendre leur profondeur. J'avais pris quelques raccourcis, et il était évident que tous les raids pirates n'étaient pas motivés uniquement par le désir de satisfaire leur puissant et gourmand voisin, mais dans une certaine mesure il était vrai qu'apaiser l'ogre khandéen était une préoccupation majeure du Harad. C'était le cas aussi pour le Harondor, d'ailleurs, mais avant la guerre les troupes de Radamanthe s'étaient montrées assez efficaces pour contenir les petites incursions des cavaliers des steppes. La situation était devenue beaucoup plus compliquée depuis la prise de Dur'Zork, avec les pirates en première ligne. Ils n'avaient tout simplement pas la même organisation et la même rigueur que les Harondorim, et ils ployaient sous le poids des opportunistes Khandéens. Barthélémy, qui semblait digérer ces informations, baissa la tête et finit par me demander :

- Vous venez du Khand, Salem ? Vous pensez que les pirates auraient peur de vous ?

Un rire léger plus tard, je répondis :

- Je pas êtrre de Khand, non. Je êtrre de Rrhûn. Plus grrand rroyaume encorre. Mais Rrhûn êtrre autrre leçon Barrthélémy. Toi avoirr peurr Khand ?

- Un peu, fit-il. Nous avons de la chance que le Harondor protège nos frontières contre cette menace.

Je hochai la tête. Le pouvoir de Radamanthe avait été considérablement diminué, mais il était vrai que Pelargir avait de la chance. Si Djafa venait à tomber, si le Harondor était pris, alors il n'y aurait plus rien entre les menaces du sud et la belle cité portuaire. Elle redeviendrait la première ligne de défense du Gondor, et le sort de ses habitants serait bouleversé pour de bon. La guerre aux portes, des raids dans les plaines du Lebennin… Cela rappelait un passé trop douloureux, une époque où le Harad était au faîte de sa puissance. Je vis là une ouverture pour lui demander :

- Toi avoirr peurr Pirrates, Barrthélémy ?

Il y eut un long silence. Pas uniquement chez l'enfant, d'ailleurs. Je remarquai que les femmes avaient également cessé de bouger, comme si elles attendaient sa réponse avec anxiété. Je m'efforçai de garder une attitude détachée, mais cette paranoïa ambiante commençait à me peser. Mon jeune élève finit par déglutir, et répondre :

- Oui Salem. J'ai peur d'eux.

Une peur qui n'avait rien de fantasmée. Il n'était pas effrayé par les récits les concernant, ou par les rumeurs que l'on colportait ici ou là. Son attitude évoquait une crainte viscérale, profondément ancrée. Il avait peur d'eux, en chair et en os, et pas seulement de ce qu'ils représentaient. Je me convainquis dès lors que Barthélémy avait déjà croisé un pirate dans sa vie. J'en étais persuadé, bien que je ne vis pas comment une telle chose était possible. Je ne comprenais pas comment un enfant de son âge pouvait être saisi de tels tourments au milieu d'une des plus grandes cités du Gondor, mais cette hypothèse se transforma en certitude. Les pirates et le gosse avaient une histoire commune. De quoi réinterpréter beaucoup des événements de ces derniers jours, notamment mon agression dans le Mémorial de Hyarmendacil… Je tâchai de ne pas tirer de conclusions trop hâtives, mais il me fallait en avoir le cœur net.

- Heurreusement, Pirrates êtrre loin maintenant. Toi trranquille.

J'avais essayé d'égayer mes paroles. De le rassurer. En vain.

Il y avait quelque chose dans l'air, comme un parfum menaçant qui semblait embaumer chaque pièce, et faire tourner la tête de tous les habitants du manoir. La peur dégoulinait de leurs mots comme le pus suintant d'une plaie mal refermée. Seul le seigneur de Hauterive paraissait immunisé à cette peur, mais je n'arrivais pas encore à savoir si c'était parce qu'il était le seul à ne pas la voir, parce qu'il en était à l'origine, ou simplement parce qu'il cachait mieux son jeu que les autres. Voilà un mystère que le Conteur et moi-même allions devoir percer.

- Bien Barrthélémy, toi avoirr apprris beaucoup aujourrd'hui. Apprrendrre Khand, apprrendrre aussi cuisine. Quel prréférrer ?

Ma petite boutade eut l'effet d'un grand courant d'air frais venant chasser l'air vicié d'un réduit encombré. Les femmes se mirent à glousser, et mon jeune élève lui-même se permit un sourire, alors que la tension quittait brièvement ses épaules. Il répondit poliment qu'il n'en avait aucune idée, mais qu'il était curieux d'apprendre le fonctionnement des cuisines, après avoir passé la dernière heure à observer la mécanique parfaitement huilée de ces femmes qui s'affairaient dans l'ombre à préparer ses repas. Il restait encore un peu de temps avant qu'il eût à aller voir le Conteur, et je le confiai à une commise qui devait avoir à peine deux ou trois ans de plus que lui, mais qui semblait tout connaître des lieux. Elle entreprit de lui expliquer tout ce sur quoi il posait les yeux, et je me rendis compte que c'était la première fois que je voyais Barthélémy avec quelqu'un de son âge. Son attitude instantanément plus ouverte et plus naturelle ne trompait pas. Je les observai quelques minutes, avant de me diriger vers mon informatrice la plus sûre.

- Catie, merrci… Nous pas dérranger ?

- Non Salem, je t'en prie… C'est rare que le petit descende ici. C'est gentil de nous l'avoir ramené. Il venait parfois quand il n'était encore qu'un bout de chou, mais maintenant il se consacre entièrement à l'étude. Il va devenir quelqu'un d'important à Pelargir, c'est certain !

Elle le voyait un peu comme son enfant, et les yeux qu'elle posait sur lui étaient particulièrement protecteurs. Je tentai ma chance :

- Barrthélémy êtrre bon élève, oui… Mais pas s'amuser. Trriste.

Ce n'était pas véritablement une question, mais je laissai planer un long silence, et la cuisinière me répondit finalement :

- C'est…

Elle s'interrompit, regarda autour d'elle, puis reprit à voix très basse :

- C'est à cause du « Visiteur »…

- Le Visiteurr ? Fis-je sur le même ton.

Elle ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, mais ce fut le moment que choisit Barthélémy pour revenir vers moi. La cuisinière se tut subitement, et accrocha sur son visage un sourire de circonstance, qui s'adoucit perceptiblement alors qu'elle voyait la mine ragaillardie du gamin. Il avait l'œil un peu plus vif, comme si la présence à ses côtés de cette jeune fille l'émoustillait. A son âge, c'étaient des choses normales, et même si le seigneur de Hauterive risquait de désapprouver une amourette sans conséquence entre son fils bien né et une roturière, je préférais de loin voir le gamin avec le sourire aux lèvres. Il n'avait que douze ans après tout, et j'espérais bien ne plus être là dans trois ou quatre ans, quand il ferait un bâtard dans le dos de son père avec la petite commise.

- Angela m'a appris beaucoup de choses Salem… Elle m'a dit qu'elle me montrerait la recette des oublies au miel la prochaine fois. Est-ce qu'on pourra revenir bientôt ?

Tenant mon rôle de précepteur, je répondis :

- Si toi bien trravailler, bien apprrendre… possible.

Il comprenait la nature de l'arrangement, et il hocha la tête comme pour sceller un accord tacite. C'était la première fois que je le voyais réellement enthousiaste pour quelque chose. Le Mémorial de Hyarmendacil avait soulevé en lui une curiosité polie, mais il avait surtout eu l'air de chercher un endroit calme et reposant. Dans le sein de sa propre demeure, entouré de ces femmes protectrices, il était réellement lui-même, à l'aise, et il pouvait se laisser aller à une curiosité bien naturelle pour le beau sexe.

Pendant un instant, je me fis la réflexion que je ne savais rien de sa mère.

Puis je me rendis compte qu'il était l'heure de le remettre aux bons soins du Conteur. Cette nouvelle ramena tristement Barthélémy à la réalité. Lui qui avait été sur un petit nuage – en partie grâce à mon enseignement, il fallait bien le dire – tombait de très haut. La perspective de devoir endurer les leçons insipides de mon cher collègue le glaçaient, et il s'y rendait avec l'allégresse d'un condamné à mort marchant vers son bourreau. Par contraste, ma modeste contribution à son éducation devait lui sembler être un moment de pur bonheur. Je n'aurais jamais cru prendre du plaisir à transmettre mes connaissances ainsi à un enfant de bonne famille dont la nature même s'opposait à la mienne, mais je devais bien avouer que cette expérience commençait à me plaire. Il y avait quelque chose de gratifiant à modeler un jeune esprit, à le détourner des stupidités du Gondor pour l'ouvrir aux merveilles de mon propre monde. Il faudrait que j'en touche un mot à mon contact un jour, pour lui demander si investir les orphelinats pour former dès le berceau des espions fidèles n'était pas une possibilité.

Cette pensée en tête, je l'abandonnai à son prochain cours, en me faisant la promesse d'aller discuter avec le Conteur ce soir. Il y avait bien des choses dont je devais l'entretenir. La question des figures maternelles dans la vie de Barthélémy, mais aussi et surtout ce « Visiteur » dont Catie n'avait pas pu me dire grand-chose. J'aurais pu aller lui poser la question, mais je préférais ne pas me montrer trop insistant et la laisser se confier doucement. Il ne fallait pas éveiller les soupçons inutilement, et trahir un intérêt trop prononcé. Au lieu de quoi, je choisis de me rendre à l'extérieur pour profiter de l'après-midi, faire quelques emplettes et essayer contre toute attente de trouver quelqu'un qui voudrait bien partager des informations avec moi.

Mes courses me prirent à peine une heure, car je cherchais principalement des feuilles pour réaliser quelques croquis, et accessoirement rédiger des messages codés à l'attention de mon contact. J'en avais profité pour examiner des stylets intéressants qui avaient apparemment une finesse de trait incomparable, mais leur prix m'avait dissuadé de faire un achat irréfléchi. J'examinerai la concurrence d'abord, pour voir si je ne pouvais pas trouver mieux, moins cher. Mais alors que ces préoccupations quittaient mon esprit, revenait sans cesse la question du Visiteur. Une foule de questions s'entassait dans ma tête. Qui venait-il voir ? Quand ? A quelle fréquence ? Et pourquoi ? Comment Catie pouvait-elle être au courant ? Elle avait l'air de ne pas connaître son identité, mais peut-être avait-elle quelques indices qui pouvaient me permettre de remonter la piste. Et surtout, en quoi ce Visiteur était-il lié à la tristesse de Barthélémy ? Je n'avais aucun moyen de trouver une réponse en l'état actuel de mes connaissances, pourtant il me semblait que c'était la clé du mystère, et que c'était par là que nous devions creuser. J'aurais peut-être dû laisser une note au Conteur avant de partir, pour l'informer de mes découvertes.

Cette réflexion me traversa la tête une seconde avant que mes sens affûtés ne m'indiquassent que quelque chose clochait.

En réalité, il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre les pas derrière moi. J'avais décidé de rentrer rapidement au manoir des Hauterive, et d'esquiver la foule qui se massait dans la rue marchande, en passant dans une ruelle déserte derrière les boutiques, où les marchands déposaient leurs caisses vides, et où les ivrognes s'installaient à l'abri des regards. Il y faisait frais, ce qui n'arrangeait rien à l'affaire. J'avais croisé un homme complètement saoul, qui m'avait salué d'un geste de la main auquel je n'avais pas répondu, mais je ne pouvais pas croire que c'était lui qui me suivait d'un pas énergique. C'était un homme bien plus alerte, en pleine possession de ses moyens. Un voleur ?

Devais-je encore courir ?

La réponse s'imposa bien vite dans mon esprit lorsqu'une silhouette s'avança au bout de la ruelle, face à moi, me barrant la seule sortie. L'homme – car cela ne pouvait être qu'un homme à en juger par son gabarit – portait une capuche qui dissimulait ses traits. Mauvais signe. L'autre derrière moi s'était immobilisé en même temps que moi, me coupant toute retraite. C'était de toute évidence un piège, mais je ne m'accordai aucune félicitation mentale pour cette découverte. Plutôt, je me morigénai de n'avoir pas su voir venir l'homme qui de toute évidence me suivait, et d'avoir été assez stupide pour me retrouver coincé. Tout ça pour un peu de papier. Quelle poisse !

- Je rrien avoirr, lança Salem sur un ton effrayé.

Ryad, pendant ce temps, cherchait activement une solution. A dire vrai, je n'avais pas exactement « rien » sur moi. Je possédais un poignard soigneusement caché dans mon épaisse ceinture, et même sans ça j'étais à peu près sûr de pouvoir me débarrasser des deux bandits. Ils n'avaient aucune idée de ce dans quoi ils venaient de mettre les pieds, et j'allais leur faire passer l'envie de s'en prendre à un serviteur de Sa Majesté la Reine…


~ ~ ~ ~


Barthélémy avait quitté le Conteur avec un sourire aux lèvres pour la première fois depuis leur rencontre. Un sourire discret, comme s'il n'en croyait pas vraiment sa chance et qu'il avait peur qu'en laissant éclater sa joie, le rêve disparût, éclatât comme une bulle de savon. Il avait refermé la porte, et s'en était allé d'un pas guilleret, laissant Nathanael seul à ses affaires. Le Conteur les avait réglées comme à son habitude, avant de quitter la demeure des Hauterive pour vaquer à d'autres occupations. Il ne disait jamais à personne où il allait, et personne ne lui posait de questions dans le manoir, tant qu'il prenait part aux leçons pour lesquelles il était – généreusement – payé. Le seigneur déplorait parfois son absence à table, mais il avait depuis longtemps arrêté d'espérer, et Nathanael n'était même plus attendu pour dîner.

Au dehors, la ville offrait son lot de merveilles alors que le soir tombait tranquillement sur Pelargir. Le soleil qui descendait à l'horizon finirait par disparaître derrière les épaisses murailles, non sans avoir jeté ses derniers rayons aux couleurs chatoyantes. A cette heure, les rues se vidaient un peu, chacun essayant de trouver une table où se sustenter après une dure et longue journée de travail, et surtout avant une nuit de repos, de plaisir, ou de boisson. Quelques silhouettes familières peuplaient encore les principales artères de la cité. Mendiants qui tendaient leurs mains aux doigts rabougris vers les passants, dans l'espoir de récolter une piécette. Soldats en patrouille qui observaient les passants avec sévérité. Quelques prostituées installées ici ou là, qui hélaient les hommes qu'elles estimaient riches, et qu'elles supposaient désireux de ne pas passer la nuit seuls. L'une d'entre elle siffla sur le passage de Nathanael, mais ce devait être une catin particulière, car elle ne portait pas les atours aguicheurs de ses consœurs, ni ne montrait son visage, lequel était dissimulé derrière un capuchon épais. Ayant capté brièvement l'attention du Conteur, elle lui lança :

- C'est une bien belle broche que vous avez là…

Elle faisait de toute évidence référence à la broche de Leontochir. Le Premier Conseiller, personnage le plus puissant de la ville, l'avait offerte à Nathanael et ses compagnons à l'issue des événements qui avaient conduit à la chute de l'Ordre de la Couronne de Fer dans la cité. C'était un présent de grande valeur, à la fois monétaire et symbolique. Arborer cette broche permettait d'éviter une partie des ennuis, et de s'attirer plus facilement la sympathie des gardes en cas de besoin. La prostituée avait probablement reconnu l'ornement, et le lion qui renvoyait à la famille noble et bien installée dans le paysage politique de la cité. Cependant, elle ne paraissait pas à la recherche d'argent, car elle ajouta :

- C'est dommage que votre compagnon ne porte pas la même, cela lui aurait évité bien des ennuis.

Elle sourit sous son capuchon. A part elle, il n'y avait personne à portée d'oreille. Elle avait probablement choisi l'endroit à dessein, et elle avait lâché ça avec un détachement incroyable alors qu'elle laissait entendre que quelque chose était arrivé à Salem Hamza. Des accents menaçants filtraient derrière la douceur de sa voix. Désormais, elle avait toute l'attention de Nathanael, et il devint évident qu'elle n'était pas une prostituée.

- Sans elle, vous seriez morts tous les deux, vous savez…

Elle ménagea une pause, alors qu'un groupe de soldats approchait. Contrairement aux autres conspirateurs, qui s'éclipsaient sitôt qu'ils voyaient une patrouille approcher, elle demeura parfaitement à l'aise. Elle était en territoire connu, et elle ne semblait pas craindre ces hommes. Ils passèrent entre elle et Nathanael sans paraître les remarquer – qui se souciait encore d'un bourgeois négociant avec une prostituée ? –, puis bifurquèrent et le bruit de leurs bottes indiqua qu'ils s'en étaient allés. Sitôt qu'ils se furent éloignés, elle reprit :

- Je vais être directe : dites-moi ce que vous conspirez avec un ennemi du Gondor, et donnez-moi une bonne raison de ne pas vous tuer sur-le-champ, Nathanael de la Cité Blanche.

La femme n'avait pas esquissé le moindre geste, mais elle n'avait pas l'air de plaisanter pour autant. Et surtout, elle connaissait son identité…


~ ~ ~ ~


- C'est bon, il se réveille…

- Il était temps, fit une autre voix.

J'avais affreusement mal à la tête, et la bouche pâteuse, mais la moquerie dans leur ton ne m'échappa pourtant pas. Ces deux hommes se payaient ma tête. Inutile de s'énerver en retour… d'autant que j'en étais bien incapable pour l'heure. Je fis un effort intense pour remettre mes pensées dans le bon ordre avant de me risquer à ouvrir les yeux. Il fallait d'abord que je fasse le point sur la situation, et que je rassemble mes souvenirs. Deux hommes. Deux hommes dans une ruelle…

Oui, je commençais à me rappeler.

Les courses, l'ivrogne, le piège… Mais que s'était-il passé au juste ? Des images remontaient à la surface comme les bulles d'air d'un poisson, et dessinaient un récit cohérent dans lequel je me retrouvais. Je me souvenais parfaitement du « duel », quand les deux loubards s'étaient jetés sur moi sans prévenir – et surtout sans armes. Je me souvenais avoir cueilli le premier type d'un uppercut à la mâchoire qui l'avait envoyé faire un petit somme, m'étonnant presque de la facilité avec laquelle je l'avais expédié. Le second n'avait pas posé beaucoup plus de difficultés, et je n'avais même pas eu besoin de m'employer particulièrement pour le maîtriser. Après l'avoir immobilisé, mon genou avait rencontré son abdomen, puis son nez, et il était parti rejoindre le monde des songes comme son compère. Des amateurs. Deux simples amateurs, même pas des voleurs de haut rang, qui avaient voulu m'impressionner dans je-ne-sais quel but.

Mais alors pourquoi diantre me retrouvais-je ici ?

J'ouvris un œil.

Tout à coup les choses devinrent plus claires. Les deux hommes qui se trouvaient devant moi étaient parfaitement reconnaissables. Des Suderons. J'aurais pu le deviner à leur accent, si j'y avais prêté un tant soit peu attention… Leur visage était buriné par les longs mois passés en mer, et ces types avaient les mains larges et puissantes de ceux habitués à manipuler les cordages et les épées. Il n'était pas difficile de deviner quelle était leur profession. Des marins Haradrim. Peut-être même des pirates, à en juger par certains de leurs tatouages qui ne trompaient pas quand on avait passé un peu de temps sur ce genre de navires. De toute évidence, c'étaient des cogneurs à en juger par leurs yeux stupides, leurs bras épais et leurs jointures aplaties. Ils n'avaient rien à voir avec les autres que j'avais rossés plus tôt, qui avaient voulu faire les durs, mais qui en réalité ne m'avaient même pas fait transpirer le moins du monde. Ils savaient se montrer impressionnants avec leurs grands capuchons et leur mine austère, mais ils n'avaient rien dans leur musette pour tenir la distance. Les deux types qui me faisaient face étaient tout l'inverse. L'air un peu ridicule, on s'attendrait presque à voir un filet de bave couler le long de leur menton le temps que leur cerveau de la taille d'une bille se souvînt comment s'essuyer ; pourtant ils étaient à n'en pas douter de solides adversaires, le genre qui avait remporté son lot de bagarres de bar. Ils avaient pris soin de m'attacher soigneusement, ce qui signifiait qu'il n'étaient même pas là pour s'amuser avec moi – c'était d'ailleurs prudent de leur part. De toute évidence ils ne comptaient pas me laisser partir avant d'avoir obtenu les réponses à leurs questions.

Restait à découvrir lesquelles…

- Qui êtrre vous ? Demanda Salem paniqué. Laisser parrtirr moi !

Ryad se chargea quant à lui de les observer. Je notai que l'un d'entre eux avait un œil au beurre noir et un joli bleu sur la joue, les deux très récents. M'étais-je défendu avant d'être capturé ? Quelqu'un d'autre était-il entré dans la danse ?

Tout ceci était bien étonnant…


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMar 11 Fév 2020 - 18:17
Laissant derrière lui les hauts murs de la demeure des Hauterives, il s’était jeté dans les rues de Pelargir comme un poisson qui s’échappe d’un filet et regagne la haute mer. Plus les jours s’étiraient, plus il se sentait à l’étroit derrière les verrières et les hautes fenêtres où même la lumière qui passait semblait avoir été travaillée dans un but précis. Tout n’était que spectacle et illusion. Le moindre détail rappelait au visiteur le prestige de son hôte. Les citronniers n’étaient là que pour décorer un jardin ornemental où les fruits pourrissaient à l’ombre des pots. Et tout en franchissant le portail de la demeure, Nathanael se demanda quels types de fruits pourris pouvaient bien cacher d’autres types de pots.

La foule dense de la journée se dissipait petit à petit alors que le soleil s’esquivait. L’odeur des hommes se dissipa et la mer reprit ses droits. Aux relents d’haleine pourrie et de transpiration succédèrent les remugles iodés des algues et de la vase. Nathanael ralentit son allure pour calmer sa respiration. Inhaler les souvenirs d’une mer millénaire, véritable cimetière pour les poissons et les hommes, lui soulevait le cœur. Il avait l’impression de respirer l’odeur suave de cadavres mal salés qui entraient en décomposition. Sans se soucier d’être suivi ou observé, il cracha par terre. Tout dans cette cité lui retournait les tripes et il rêvait, la nuit, des plaines sans fin de son Rohan natal.

Il quitta le quartier bourgeois où vivaient les Hauterive et s’enfila dans des ruelles moins fréquentées qui formaient de tortueux raccourcis. De jour comme de nuit, il y avait toujours du monde dans les rues. Il y avait des acheteurs et des vendeurs. Mais la criée se faisait plus discrètement. Les morues, pensa Nathanael, sentent à peine meilleur. Malgré lui, un sourire lui traversa le visage. Avec qui d’autre que lui-même pourrait-il se distraire ? L’espion de l’est était bouffi d’orgueil et de bonnes manières, comme une poupée de chiffon que l’on bourre de laine et de grains de blé. Il s’agitait comme une marionnette guidée par les mains d’un idiot, naïf, gentil. Fourbe, foutrement intelligent, foutrement dangereux. Il s’était surpris une fois ou deux à imaginer quelques façons de se débarrasser de lui. Mais la réalité le rattrapait par la manche et le secouait comme un enfant inconscient. S’il quittait Pelargir en tuant Salem Hamza, son bonheur serait vite terni par la voix de soldats à ses trousses et par le déshonneur qui le suivrait où qu’il aille. La Tête ne répondait plus à ses messages, mais cela ne l’empêcherait pas d’être puni d’une quelconque façon si le Gondor venait à apprendre qu’il avait assassiné un allié de l’est. Il eut un autre sourire à part lui. Quel merdier ce serait, oui, si un espion Gondorien venait à abattre un espion Rhûnien ! Il avait ce pouvoir-là entre les mains.

Son sourire se crispa sur son visage quand il entendit le mot « broche » lui parvenir sur sa droite. Nathanael se retint à grand-peine de porter la main à l’objet et glissa ses doigts dans sa poche pour les nouer en un poing rageur. Les putes se moquaient bien des broches que portaient les bourgeois et une part de lui-même trembla d’émoi, comme une biche qui relève brusquement la tête, pensant avoir entendu le bruit d’un prédateur. Il se tourna vers le capuchon qui lui avait adressé la parole et fit mine de négocier un prix, le dos tourné à la rue. Au mot « compagnon », il réprima un frisson dont il sentit les soubresauts lui ébranler l’échine. L’image de ceux qui l’avaient accompagné la nuit où ils avaient lutté contre l’Ordre lui revint à la mémoire. Un très court instant, il s’était figuré que Learamn, Maraloch ou Eirik étaient en danger entre les mains de quelques sbires de la Couronne de Fer. Mais ils n’étaient plus là. Morts, pour certains, si loin, pour d’autres. Il tiqua quand il comprit que la femme parlait de l’Oriental. « Compagnon ». Pouvait-on vraiment appeler ainsi quelqu’un qu’on rêvait d’éviscérer la nuit ? La pensée lui échappa aussi brusquement qu’elle était survenue.

Les propos qui suivirent ne le rassurèrent pas davantage. Entendre son nom dans la bouche d’une étrangère lui fit l’effet d’une douche glacée. À moins qu’elle ne fût envoyée par Léontochir lui-même ? Un bref instant, il chercha à se raccrocher à cette supposition avant qu’elle ne lui file entre les doigts. Le premier conseiller de Pelargir n’avait pas besoin des services d’une gouge pour délivrer ses messages personnels, d’autant que depuis le bain de sang de l’hôtel de ville, Ravaran Leontochir n’avait guère manifesté son envie de revoir un de ceux qui avaient laissé des tripes au milieu du pavé. Les gens en parlaient encore sur les places de marché. Des morts du passé et de ceux à venir. La veille Nathanael avait surpris des pêcheurs en train de discuter de plusieurs cadavres aperçus à la surface de l’Anduin. Personne ne savait d’où ils venaient et la nouvelle n’annonçait rien de bon. Le temps lui avait manqué pour creuser la question et il était à peu près certain que la femme qui se tenait devant lui n’était pas là pour aborder ce sujet.

Si le groupe de soldats n’était pas passé entre eux, il aurait sans doute giflé la donzelle sans retenue pour avoir osé le menacer de la sorte. La milice ne se serait pas retournée pour secourir une catin en détresse, mais l’on se serait souvenu de son geste malgré tout. Et Nathanael n’aimait pas que l’on se souvienne de lui. Il prit une courte inspiration pour répondre avant de constater d’un coup d’œil que la femme tenait cachée sous sa tunique une courte lame entre ses doigts serrés. La garce. Elle serait incapable de le blesser sérieusement, d’autant qu’elle manquerait d’allonge pour l’atteindre, mais avec la mauvaise étoile qui suivait Nathanael depuis quelque temps, en trébuchant elle aurait été capable de lui crever un œil. Elle transpirait l’amateurisme et la détermination. Un mélange dangereux qui donnait souvent lieu à des catastrophes irréparables.

— Vous êtes mal informée, gronda-t-il.

Elle avait attisé sa curiosité autant que sa méfiance, néanmoins elle se trompait sur plusieurs points. Nathanael était son nom, mais personne, pas même au Gondor, ne semblait se souvenir qu’il était un Rohirrim de souche. Il garda cette information par-devers lui comme un talisman personnel. La femme jouait son va-tout et lui jetait à la figure ses plus importants atouts au début de la partie. Elle bluffe. Il en était persuadé. Il aurait aimé être sûr de la seconde affirmation. La vermine orientale était-elle morte ? La jubilation manqua de peu de l’emporter sur sa réserve coutumière. Un peu plus et il aurait appelé les gardes pour la faire interpeller. L’envie ne lui manquait pas.

— Mal armée, rajouta-t-il.

Sous sa chemise, la cicatrice qui lui parcourait le torse se mit à le démanger, comme si sa peau n’était pas d’accord avec lui. Il ignora la sensation désagréable et se redressa, prêt à entamer les négociations qui s’annonçaient, retenant malgré lui un « mal baisée » qui lui brûlait les lèvres. Les petits jeux de l’espionnage avaient cela de cruel qu’ils muselaient fermement toute spontanéité.

— Je gage que si vous aviez voulu m’occire vous l’auriez déjà fait. À quoi bon garder en vie un homme à qui l’on a ôté tous ses secrets, n’est-ce pas ?

Un frémissement aux coins de ses lèvres agita la barbe de plusieurs jours qui lui mangeait les joues. Il n’était pas question qu’il laisse cette femme mener la danse, elle lui aurait à coup sûr écrasé les orteils.

— Êtes-vous sûr que l’homme qui m’accompagne est un ennemi du Gondor ? Êtes-vous sûr de ne pas briser l’élan d’hommes mieux informés que vous qui luttent pour le bien de notre royaume ?

Je n’en suis pas sûr moi-même, aurait-il voulu dire à celle qui se trouvait devant lui. Aidez-moi à démêler le vrai du faux, aidez-moi à me sortir de ce merdier et je vous en serai reconnaissant jusqu’à ma mort. Au lieu de quoi il enfonça un doigt accusateur dans le bras de la jeune femme pour lui faire sentir clairement qu’elle le gênait et qu’elle entravait quelques causes plus importantes. Avec une vivacité qui surprit l’espion, elle attrapa le doigt qui pointait devant elle et le tordit jusqu’à son point de rupture, ne relâchant sa prise qu’au moment où les lèvres de Nathanael se déformèrent malgré elles de douleur. Salope. Il fit un pas en arrière pour se mettre hors d’atteinte, jaugeant d’un œil nouveau la silhouette encapuchonnée qui lui faisait face. D’un, la demoiselle tenait en haute estime sa propre personne et la mission qu’on lui avait confiée, de deux, elle ne laisserait apparemment personne se mettre en travers de son chemin. Nathanael détestait ceux qui se drapaient de zèle et s’armaient d’un sérieux aussi aiguisé que les dents d’un Warg.

— Savez-vous où il est ? finit-il par lâcher en massant son doigt tordu.

Car en vérité il n’en savait strictement rien. Il était sorti pour prendre l’air, pour échapper à la torpeur morbide qui assommait toute la maisonnée des Hauterive. Il avait eu dans l’idée de se rendre au Mémorial de Hyarmendacil, le dessin de Salem Hamza en poche, pour essayer de comprendre pourquoi l’enfant et lui s’étaient rendus là-bas plusieurs jours plus tôt. L’Oriental s’était prétendument fait attaquer, mais il s’en était très bien sorti, sans aucune autre trace que celles qu’il portait alors sous les aisselles, à force d’avoir trop couru dans les rues moites de la cité portuaire. Ils savaient tous deux qu’ils étaient suivis, ou tout du moins, observés. Ceux qui pistaient leurs traces savaient apparemment toujours où les trouver et l’Oriental avait fini par tomber entre leurs mains.

À la vérité, c’était Salem Hamza qui s’était fait suivre. Salem Hamza qui s’était fait attaquer. Lui qui s’était fait prendre. Comme une suite de petits dominos qui tombent les uns à la suite des autres après qu’on a bousculé le premier, Nathanael se rendit soudain compte d’une évidence qui, jusqu’alors, lui avait échappé. Ils s’étaient méfiés de tous, ils avaient surveillé toutes les personnes de la maisonnée, sauf une. Dans sa poche, il serra le dessin que le Rhûnien avait dessiné à son attention. Qui l’avait mené jusqu’au Mémorial ? Pour quelles raisons ? Qui savait mieux que quiconque quand ils se trouvaient dans la maison et quand ils la quittaient ? Qui, mieux qu’une âme innocente pour berner l’esprit de deux précepteurs inquiets d’instruire leur élève en toute chose ?

~ ~ ~ ~


S’étirant pour se rapprocher de leur victime, l’un des pirates révéla des bras qui étaient au moins aussi larges que les cuisses de Salem Hamza. Une vilaine cicatrice lui courait sur le côté droit du visage et formait un bourrelet de chair là où s’était autrefois trouvée l’oreille. Il enfonça son petit doigt dans le trou qui béait sous le cuir chevelu et en extirpa un amas de cérumen d’un orange foncé qu’il essuya sur le devant de sa tunique. Sa toilette faite, il se saisit de l’Oriental et lui tapota la face pour l’aider à se réveiller. À la vérité, le geste n’était absolument pas nécessaire, mais le Suderon fit mine d’être très préoccupé par l’état de leur prisonnier. Il appuya sa paume sur la tête de Salem où une bosse commençait à déformer la peau.

— On va bien finir par te laisser partir va. Mais pour l’instant on aimerait avoir une petite discussion. Entre vieux copains comme qui dirait. Mais il va falloir que tu sois bien conquinvu, convinqu, conquivant… Enfin, voilà, va falloir que tu nous dises pourquoi tu travailles chez un Gondorien, pour un Gondorien alors que Madi, qui est là, me dit que tu travaillais pour des gens comme nous avant. À force de s’acoquiner avec n’importe qui, on finit par faire n’importe quoi. Alors, on voulait être sûr, enfin, surtout Madi, il voudrait être sûr que tu ne fais pas ce qu’il pense pour qui il pense.

Le dénommé Madi n’arrêtait pas de toucher la pommette gonflée qui lui fermait à moitié un œil. Le pied de Salem lui avait méchamment frappé le visage quand il s’était jeté sur lui pour le clouer au sol. Il s’était vengé en l’envoyant au milieu des étoiles, mais la douleur lui irradiait dans toute la moitié de la gueule et lui donnait le sentiment que son cœur lui battait en plein milieu de la figure. Madi avait croisé Salem au détour d’une rue proche des quais, non loin d’un navire sur lequel il s’était fait embaucher pour transporter des fûts de vin vers le sud. Le capitaine du navire n’était pas très regardant sur les origines de ses matelots et il avait choisi Madi pour ses larges épaules et ses bras épais, capables de tirer sur les lourds cordages même en pleine tempête. Le Hardi, qu’il se faisait appeler ce capitaine. Le nom qu’il voulait bien se donner, Madi s’en foutait royalement, tant qu’il avait la possibilité d’accoster dans le port gondorien et de poser le pied dans la cité de Pelargir. Là, il avait quelques affaires à régler pour le compte de son ami Aric, des points de détails pour un nouveau genre d’expédition. Quelque chose comme ça. Aric lui avait pas tout dit. Il devait retrouver un homme dont la position leur permettrait d’avoir de plus amples informations. En échange de quoi il s’arrangeait avec quelques proches pour écouler des marchandises dont l’origine ne permettait pas d’être vendues en place publique. Tout le monde y trouvait son compte.

Toute l’affaire avait failli capoter quand le gamin avait surpris son père en train de discuter avec Terec. L’imbécile s’était senti pousser des ailes et s’était permis d’aller foutre la trouille au bonhomme jusque chez lui. L’odeur de l’argent et les richesses l’avaient attiré comme un vieux dragon, sauf qu’il n’avait pas la moitié de la cervelle de ces gros vers. En plus du père il avait fallu surveiller le gosse et lui mettre la pression pour qu’il se tienne bien droit dans ses bottes sans rien dire. Tout se passait à peu près bien jusqu’à l’arrivée des deux intellectuels. L’un deux se baladait régulièrement dans le port vêtu comme un bourgeois et sentait le Gondorien à plein nez. Le second, en revanche, Terec l’avait reconnu. Il était aussi précepteur que Madi était poète et représentait un danger pour leurs petites magouilles, quelles que soient les raisons pour lesquelles il avait atterri dans la demeure seigneuriale. C’est ce qu’avait dit Terec. Là, dans le ventre du bateau qui tanguait, Madi lui trouvait pas l’air particulièrement dangereux. Il fit rouler ses épaules endolories par leur affrontement puis se recala convenablement au milieu des cordages lovés sous ses fesses.

— À force de manger à tous les râteliers, on finit par se prendre une indigestion, dit Madi. Tu cours partout, tu dois être fatigué. Ici au moins tu pourras te reposer quelque temps, jeûner, réfléchir.

Il avait beau plisser les yeux, il ne se rappelait absolument pas le visage de l’Oriental. Il croyait Terec sur parole, mais sa mémoire était bien trop défectueuse pour se souvenir des choses lointaines. Il était meilleur dans les projections et les plans. Le passé n’était pas quelque chose qui lui semblait important. Et leur prisonnier ne faisait pas partie du plan qu’ils avaient élaboré en commun. Il leur manquait encore plusieurs informations cruciales qu’un autre des leurs était chargé de récupérer dans un autre quartier de la ville. Si le moindre grain de sable se glissait dans les rouages de leurs machinations, il leur faudrait de nouveaux longs mois pour parvenir à leurs fins. Aric n’aurait pas cette patiente et, comme beaucoup d’hommes impatients, il pouvait avoir la mauvaise idée d’éliminer ceux qui lui faisaient perdre son temps, par inadvertance.

— Alors ? demanda Madi. On aime mieux le confort des lits Gondoriens au fond de cale de ses amis marins ? Cela dit, je comprends. On peut plus facilement amener une femme dans un lit que dans un navire. La nourriture est meilleure à terre aussi, quoi qu’on en dise. Et la vie plus douce aussi, peut-être.
— Alors ?
reprit l’autre pirate en mettant une petite claque à Salem. On t’a posé une question.

Ses larges paumes sentaient le rance, le métal chaud et le sel. Elles étaient rugueuses et pleines de petites plaies qui griffaient la peau quand elles touchaient quelqu’un. Le Suderon appuya encore une fois sur l’hématome qui couvrait le crâne de Salem, puis il lui remit une petite gifle, l’air de rien. Il semblait incapable de se tenir tranquille sans tripoter leur prisonnier, comme si quelques démangeaisons lui tenaillaient les doigts et qu’il avait besoin de s’occuper. Malheureusement pour l’espion, ces deux-là semblaient avoir tout leur temps. Restait à savoir ce qu’il conviendrait de faire de celui qui lui était imparti.
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMer 12 Fév 2020 - 19:46
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Peut-être avait-elle cru que Nathanael se montrerait plus docile. Peut-être avait-elle intérieurement espéré le voir supplier pour sa vie et pour la sécurité de son secret. Il était certain, en tout cas, qu'elle n'avait pas anticipé pareille réaction, et elle demeura décontenancée devant le flegme et le dédain méprisant que lui afficha l'homme de la Cité Blanche.

Insensible à la menace, il s'était contenté de la regarder de haut en bas comme si elle n'était guère plus qu'une prostituée des bas-fonds de Pelargir, et s'était à peine retenu de lui jeter une poignée de piécettes au visage pour lui demander de lui faire perdre son temps de manière un peu moins désagréable. Elle se sentait… humiliée. Rabaissée par cet individu qui ne la considérait pas plus dangereuse qu'une enfant. Il fallait dire qu'elle lui rendait bien une quinzaine d'années, et même si son air maussade encadré de cheveux d'un roux flamboyant la vieillissait un peu, elle gardait encore les traits d'une juvénile innocence.

Rien dans son attitude ou dans son approche ne laissait entendre qu'elle avait déjà éprouvé l'âpreté des combats de la vie, et il y avait fort à parier qu'elle n'avait pas l'habitude qu'on lui résistât, à en juger par sa réaction. La contrariété s'afficha bien malgré elle sur son visage, fissurant le masque d'assurance et de détermination qu'elle avait soigneusement essayé de peindre sur son visage.

Elle avait passé un certain temps à se préparer à cette rencontre, pourtant.

Des heures à répéter ce qu'elle allait dire, à peaufiner sa posture, son regard, sa façon d'être. Elle se voulait la plus impressionnante possible, elle voulait le terrifier et l'intriguer tout à la fois, pour réussir à le déséquilibrer, le perturber. Elle avait travaillé la cadence de chacune de ses phrases, calibrant son ton pour obtenir l'effet escompté, jusqu'à se sentir suffisamment à l'aise pour passer à l'action. L'échec de sa tentative était total, et révélait au grand jour les failles les plus élémentaires de son plan.

La désinvolture de son interlocuteur la prenait au dépourvu bien davantage qu'elle n'aurait voulu l'admettre et, consciente qu'elle n'avait pas la main haute comme elle l'avait envisagé, elle devait tout à coup revoir sa stratégie. Une partie d'elle-même voulait répondre à la provocation, mais aller au conflit immédiatement ne servirait à rien, et elle préférait essayer de temporiser en attendant de trouver quoi faire. Cela tombait bien, Nathanael semblait disposé à faire la conversation, et à lui donner un peu de répit. Mais l'homme était retors, et savait mener sa barque. Ses questions étaient aussi sournoises que précises, et faisaient danser la jeune femme d'un pied sur l'autre, alors qu'elle essayait de sauvegarder les apparences malgré tout.

- Vous n'avez de secrets pour personne ici, répondit-elle sur un ton qui oscillait dangereusement entre la colère froide et l'orgueil blessé. Nous savons tout de vous.

Une bravade bien inutile, qui en disait long sur son impuissance. Plus le temps passait, plus elle semblait rajeunir, comme si les artifices de cette tension qu'elle avait créée disparaissaient en même temps que les années qu'elle avait voulu rajouter sur ses frêles épaules. Elle faisait sans doute mature pour son âge, mais elle était encore bien trop jeune pour ce métier.

Jeune et cruellement inexpérimentée.

Elle avait étalé son jeu trop vite, sûre de sa force et de son avantage, pensant naïvement que celui que d'aucuns appelaient le Conteur n'aurait aucun atout dans sa manche. Elle s'était trompée lourdement, et n'arrivait pas encore à l'admettre totalement. Nathanael l'aida à comprendre, en dévoilant ses cartes l'une après l'autre. Le coup de grâce était proche, et la jeune femme eut un moment d'hésitation trop visible pour échapper aux yeux acérés de l'espion expérimenté. Elle était sur la défensive, bientôt piégée, telle un oiseau recroquevillé dans un buisson épineux, attendant la morsure du molosse qui tournait autour de son abri de fortune.

Il aurait pu la clouer sur place rien qu'avec des paroles savamment choisies, mais il commit l'erreur de poser la main sur elle, ce qui déclencha une réaction aussi subite qu'incontrôlée. Elle n'était pourtant pas la plus violente ou la plus nerveuse, mais tout à coup son cerveau sembla arrêter de fonctionner normalement. La seconde d'après, elle se retrouvait avec le doigt de Nathanael entre ses griffes, tordu si brusquement qu'elle crut pendant un instant le lui avoir arraché. Elle desserra sa prise immédiatement, étonnée par cette réaction qui traduisait sans le moindre doute la peur viscérale qui l'habitait. Une peur qui l'avait conduite à réagir trop vivement, et à mettre en danger sa position vis-à-vis de son interlocuteur.

Elle se retint de peu de lui demander pardon, mais les mots restèrent fort heureusement prisonniers de sa bouche au dernier moment.

Cela aurait achevé le peu de crédibilité qui lui restait.

Pourtant, elle se rendit bien compte qu'elle ne devait pas regretter son geste, car il avait suffi à ré-équilibrer un peu les choses… Nathanael avait reculé de quelques pas, conscient que certaines limites ne devaient pas être franchies, et elle-même avait retrouvé assez de confiance dans ses capacités pour oser lui parler face à face, droit dans les yeux, sans se laisser impressionner outre mesure. Elle avait été surprise une fois, c'était la dernière.

- Et vous, Nathanael, êtes-vous sûr de ne pas intervenir au milieu d'une affaire de la plus haute importance ? Êtes-vous sûr de ne pas travailler contre les intérêts du Gondor que vous prétendez servir ?

Elle continuait à utiliser son nom, comme pour lui rappeler aussi souvent que possible qu'elle détenait cet atout, et qu'elle était prête à l'employer quand bon lui semblerait. Encore une fois, la ficelle était trop visible pour qu'il mordît à l'hameçon, mais elle ne s'en rendait pas bien compte. Pour le moment, tout ce qu'elle voyait c'était qu'il n'avait montré aucun signe d'agressivité, ce qui était positif. Il comprenait que si elle lui disait cela, c'était parce que d'autres qu'elle pouvaient révéler son identité s'il lui arrivait malheur. Au fond, elle était un peu déçue de ne pas pouvoir le lui expliquer en affichant un air supérieur. Cela aussi, elle l'avait bien révisé.

- Ne vous inquiétez pas pour votre compagnon, reprit-elle en revenant en terrain familier. Il est entre de bonnes mains à l'heure actuelle. Je m'en suis assurée. Il n'a pas la chance de porter ce petit bijou que vous arborez fièrement, mais s'il n'est pas trop bête il ne lui est rien arrivé de grave.

Elle sourit malicieusement, alors qu'elle reprenait un peu le contrôle de la situation. Elle avait parfaitement calculé son coup, en envoyant deux hommes pour interpeller le dénommé Salem, et le mettre en lieu sûr. Elle n'avait pas confiance en lui, et dans les populations étrangères en général. Les gens du Sud étaient déjà bien difficiles à supporter selon ses standards, mais ceux de l'Est lui apparaissaient véritablement mystérieux et d'autant plus dangereux. Elle comprenait quelques rudiments de suderon, mais les langues de l'Est lui demeuraient tout à fait inaccessibles, et elle n'aimait pas ne pas comprendre. Le monde était plus simple en westron. Elle avait donc considéré qu'il était plus sûr de le tenir à l'écart temporairement, pour pouvoir se concentrer sur l'homme qui était la clé de tout ceci : Nathanael.

C'était lui qui agissait le plus curieusement, lui que l'on présentait comme un allié du Gondor et un ami du Premier Conseiller, mais qui se liait d'amitié sans vergogne avec une famille qu'elle surveillait depuis un petit moment. Elle trouvait étonnante son association avec les Hauterive, alors même qu'on rapportait des choses suspectes à leur endroit. D'autant plus étrange qu'il était venu accompagné d'un étranger…

- C'est pour vous que vous devriez vous inquiéter. Vous n'avez aucune idée de ce dans quoi vous êtes pris, et laissez-moi vous dire que vous feriez mieux de vous tenir éloigné du manoir de Hauterive avant que le couperet ne tombe.

Prise pas l'enthousiasme, elle se retenait à grand peine de révéler tout ce qu'elle savait. Elle était consciente qu'elle ne devait pas trop en dire pour ne pas qu'il fût en mesure d'interférer avec ses affaires, mais elle mourait d'envie de lui exposer toute l'enquête qu'elle avait menée sur le manoir de Hauterive, et de lui étaler toutes les preuves collectées sur les activités secrètes du maître des lieux. Petits arrangements illégaux, détournement de fonds et – cerise sur le gâteau –, des négociations commerciales avec Umbar. Elle n'avait aucun élément concret concernant ce dernier point, mais elle était convaincue qu'il essayait d'ouvrir un marché vers le Sud lointain pour bénéficier de la situation chaotique actuellement. Pelargir essayait de maintenir une politique très stricte de ce point de vue, pour limiter les échanges avec le Harad afin de ne pas froisser les Harondorim. Certains marchands et certaines grandes familles se pensaient assez influents pour contourner la loi. Elle ne les laisserait pas s'en tirer si facilement. Dès qu'elle aurait trouvé un élément probant pour faire tomber Hauterive, elle s'empresserait de le faire condamner et de rétablir l'ordre à Pelargir.

Cette affaire de contrats commerciaux était de loin la plus excitante sur laquelle elle avait pu travailler depuis qu'elle avait rejoint le service du Premier Conseiller, mais ce n'était guère révélateur, car c'était seulement sa deuxième enquête, la première ayant concerné un simple cas de corruption qui s'était avérée être de petite envergure. Cette fois, elle tenait quelque chose de passionnant, et elle n'escomptait pas laisser ces deux étrangers à sa cité perturber son travail.

Et s'ils étaient mêlés à cette affaire, elle trouverait le moyen de les amener devant la justice d'une manière ou d'une autre.


~ ~ ~ ~


Con.

C'était la seule syllabe qu'il avait pu prononcer correctement, ironiquement. Si j'avais été en meilleure posture, je me serais sans doute laissé aller à un sourire amusé, mais les circonstances ne m'autorisaient pas à faire preuve de frivolité. En plus, ils n'auraient probablement pas compris la blague. Au lieu de quoi, je me contentai d'afficher mon air le moins rassuré, tout en prêtant grande attention à ce qu'ils avaient à dire. Ces hommes n'étaient sans doute pas des intellectuels, mais il arrivait parfois que leurs oreilles entendissent quelque chose qu'elles n'auraient pas dû. C'était souvent le problème des gens stupides : puisqu'ils avaient l'agilité spirituelle d'un pied de table, on les confondait souvent avec le mobilier, et on se laissait souvent aller à des confessions gênantes en leur présence.

Combien de fois avais-je déniché des informations précieuses en interrogeant un loubard dont personne n'aurait parié qu'il aurait pu retenir son nom et son prénom, mais qui étonnamment se souvenait très bien d'une bribe de conversation entendue au détour d'une soirée de complots. On regardait souvent de haut ces sinistres personnages, mais pas moi. J'étais plutôt bon dans mon domaine, et la Reine ne me payait pas pour rien.

Je tournai la tête vers le dénommé Madi.

Madi.

Impossible de savoir si j'avais pu croiser son chemin. Ce type ressemblait à n'importe quel Suderon : hideux, le visage bouffi, les cheveux hirsutes, et l'air idiot. Il n'avait rien du raffinement des gens du Rhûn, et ne méritait donc pas que je m'attardât sur son être répugnant une seule seconde. J'étais pourtant obligé de le dévisager et de passer de trop longues secondes à le comparer aux centaines de visages que j'avais pu voir à mon service chez Taorin, pour savoir exactement où je l'avais rencontré.

Cela ne me revint pas.

Leurs têtes ne me revenaient pas, pour tout dire.

Cependant, il semblait bien que lui me connaissait, et il avait l'air particulièrement agacé. Doublement, d'ailleurs. Je devais être responsable du ravalement de son odieuse façade, et il ne semblait pas d'excellente humeur. Impossible de me souvenir quelle partie de mon corps avait participé aux travaux de rénovation, mais j'attendais avec impatience de pouvoir terminer le chantier. Il ne me suffisait que d'une petite chance pour leur donner une bonne leçon. En théorie. La deuxième raison pour laquelle Madi me regardait de travers, c'était qu'il ne comprenait pas pourquoi je travaillais actuellement pour le Gondor. Il fallait dire que la gymnastique intellectuelle complexe nécessaire à la survie dans le monde politique n'était sans doute pas un des points forts de Madi, dont les qualités rudimentaires mais précieuses se résumaient sans doute à savoir interposer son corps massif entre une cible quelconque et un objectif particulier. Cet homme du mouvement, ce poète non-verbal, pouvait-il vraiment comprendre les subtilités des jeux d'alliance et de trahison qui se jouaient au sommet de l'État embryonnaire du Harondor du Sud ? Le Harondor Libre, comme aimaient à l'appeler les Pirates. Rien n'était moins sûr.

Alors que répondre ?

La vérité ?

Ha. La belle affaire.

« Madi, permettez-moi de vous exposer en détails la minutie de mon plan génial, qui consiste à préserver ma propre existence en me positionnant au service du Gondor, tout en ne reniant pas totalement mon allégeance pour les Seigneurs Pirates ce qui me permet de me ménager une porte de sortie si d'aventure la situation venait à prendre un tour infortuné. Comprenez bien, très cher Madi, que cette double allégeance est en réalité une façade, puisque je ne tiens mes ordres que de Sa Majesté Lyra de Rhûn, et que je me fiche totalement de savoir qui l'emportera dans le pathétique conflit qui agite vos terres barbares et inférieures. Tout ce qui me préoccupe, à dire vrai, c'est la perspective réjouissante de demeurer en vie le plus longtemps possible, pour continuer à rapporter ce que je vois et ce que j'entends, peu importe auprès de quelle autorité mon oreille devait venir à traîner. Cela éclaire-t-il davantage votre chandelle ? Puis-je partir, désormais ? »

C'était sans doute un peu trop direct. Salem n'était de toute façon pas censé être aussi doué avec les mots, alors je le laissai répondre à sa manière – maladroitement et sans grâce – pour les besoins de l'illusion :

- Je pas fairre rrien. Je pas fairre. Je avoirr trravaillé Taorrin, oui oui, mais je cherrcher trravail. Moi manger, toi comprrendrre ? Oui ? Je pas forrt, non, pas grrand. Mais je savoirr le monde. Je beaucoup voyagé, oui. Alorrs, moi apprrendrre à petit Barrtélémy, oui. Juste apprrendrre. Moi pas savoirr rrien, et pas fairre rrien.

J'aimais bien Salem. Toujours optimiste, toujours l'air franc et naïf. Au fond de moi, j'étais quand même un peu moins rassuré. Ces deux hommes ne m'avaient pas capturé par hasard, dans les rues de Pelargir. Ils n'avaient pas la même influence qu'à Umbar, et s'ils avaient jugé nécessaire de me ramener jusque dans leur cachette – qui semblait être un navire, à en juger par le léger roulis que je sentais sous moi –, c'était parce qu'ils étaient préoccupés par quelque chose. Ils devaient travailler à un mauvais plan, et avaient peur que j'entre dans la danse pour tout faire capoter.

Pendant un instant, j'avais pensé à leur révéler que j'étais dans leur camp, que je travaillais toujours pour les Seigneurs Pirates, afin de les amadouer. Mais souvenez-vos des pieds de table ! Un des deux aurait bien le malheur de s'en souvenir avant la fin, et de raconter aux autorités de Pelargir que j'étais toujours un allié de Taorin. De quoi me garantir la prison à vie, ou à tout le moins aussi longtemps que mon ancien maître qui devait toujours croupir dans les geôles de Minas Tirith à l'heure qu'il était. Ce fou furieux mégalomane avait été sournoisement trahi par ses anciens alliés, et pour une raison qui m'échappait encore, je trouvais la situation assez plaisante. Le Borgne ne me disait rien, pas plus que les autres Pirates soit dit en passant.

Salem, en revanche, avait passé des moments sympathiques lors de la campagne, et il se devait de faire bonne figure devant ses anciens « amis », des hommes qui avaient été ses compagnons d'armes dans la lutte contre le Harondor de Radamanthe :

- Ah, oui oui, lit êtrre mieux. Plus… hm… plus mou… Mieux, oui. Mais femmes d'ici, ah… Pas vouloirr de moi… Prréférrer hommes du Gondorr, et avoirr peurr…

Une tentative simpliste pour essayer de capter leur attention, et créer un lien entre nous. Le sexe et les femmes étaient des sujets de conversation universels chez les hommes, qu'ils fussent soldats, mercenaires, voyageurs ou marchands. Les marins étaient peut-être les pires, car ils se trouvaient souvent isolés en mer pendant de longues périodes, et le sevrage de chair féminine suffisait parfois à les transformer en créatures de cauchemar quand ils posaient le pied à terre. S'ils avaient fait une belle prise avant d'arriver dans un port ami, ils déversaient leur frustration sur les prostituées du coin qui savaient contenir leurs larmes le temps d'empocher une coquette somme. Il y avait parfois quelques débordements, un marin aviné qui battait sa catin dans un accès de rage, mais c'était bien rare. Les bordels ne toléraient pas ce genre de comportements, et pouvaient bannir un navire de sa clientèle, ce que les autres marins n'appréciaient pas en général. Le pire, c'était quand les marins n'arrivaient à aborder un des juteux navires marchands. Ils se rabattaient sur les petites villes côtières, et se déversaient dans les champs comme une horde de loups. Les hommes les plus chanceux étaient seulement passés à tabac, mais les femmes… c'était une autre histoire, et il valait souvent mieux la mort au sort terrible qui leur était réservé. Une centaine de marins ne trouvaient que rarement une centaine de femmes à leur goût, et le partage était une vertu cardinale à bord.

Je l'avais vu faire, et je me souvenais encore des yeux éteints de la jeune fille après avoir vu passer un nombre incalculable de matelots.

Elle marchait à peine, tenant misérablement ses vêtements déchirés pour cacher sa pudeur, alors que ses cuisses rougies témoignaient de la violence de son agression.

La « liberté » offerte au Harondor avait eu un goût bien amer pour toutes les cités qui n'avaient pas rejoint de leur plein gré les rangs du Harad. C'était entre les jambes de cette jeune fille qu'avaient été plantés les germes de la revanche et de la haine. Elle avait posé des yeux glacés sur moi, s'attendant presque à me voir faire un pas en avant pour prendre mon tour. Je n'avais su que détourner la tête et marcher dans l'autre direction, insensible au rire des pillards.

J'imaginais volontiers mes deux acolytes ayant participé à une telle orgie de violence, et j'essayais de me lier à eux à travers le biais de cette frustration commune que Salem et eux-mêmes éprouvaient. Madi semblait le plus enclin à en parler, comme s'il comprenait que la vie en mer risquait bien de le tuer sans lui avoir laissé l'occasion de profiter de ses plus belles années. La guerre permanente, et l'absence d'une femme aimante à la maison… même les hommes les plus endurcis peinaient à tenir la cadence. Peu importe la cause qu'il servait, il finirait par se lasser de guerroyer pour des chefs qui, eux, vivaient sur des tas d'or, se réservaient les femmes les plus désirables, et se tenaient aussi souvent que possible à l'écart des batailles et des dangers.

Comme un couteau qu'on glisse progressivement dans la coquille d'une huître, je m'employai à trouver le point faible de ce cerveau dont j'étais sûr qu'il ne contenait aucune perle. C'était sans compter sur l'intervention du second pirate… Il était plus nerveux, plus agité… peut-être un peu plus jeune, aussi. Il parlait vite, en s'humectant les lèvres trop souvent, et en ayant cette sale manie de me gifler dès qu'il le pouvait. Oh ce n'était rien, rien de plus que de simples provocations destinées à provoquer une réaction chez moi. Soit il aimait à sentir son pouvoir, à dominer la situation, soit il voulait vraiment essayer d'énerver Salem pour essayer de trouver un point faible à exploiter. Honnêtement, je n'aurais eu aucun mal à gérer cette pathétique démonstration de force, s'il n'avait pas été involontairement aussi gênant. Au lieu de me laisser intervenir auprès de son compagnon, il revenait sans cesse au sujet, à « la question », comme si celle-ci revêtait une importance particulière.

Je devais trouver un moyen de les séparer, et si possible de rester auprès de Madi qui semblait un peu plus compréhensif. Le Gifleur était trop instable. Salem plissa les yeux en détournant la tête, comme s'il était sincèrement blessé par ces soufflets. Avec de la chance, l'autre Suderon verrait là l'opportunité de réprimander son collègue, mais je n'espérais trop rien. Avec ces gens-là, c'était peine perdue.

- Pas taper… Pas taper… Je… non, je pas êtrre ami de Gondorr. Je simplement cherrcher trravail. Je vouloirr parrtirr, mais trrop pauvrre. Ah, Umbarr êtrre loin, pas pouvoirr aller vite vite. Et Rrhûn… Encorre loin, plus plus, oui. Ah… Je devoirr rrester, je pas choix…

J'entrevis tout à coup une opportunité unique de retourner la situation. Tout dépendrait de la réaction de mes deux interlocuteurs, de leur souplesse et de leur intelligence – aïe ! – ainsi que de ma capacité à ne pas avancer trop vite. Je devais être con… vaincant si je voulais les amener à dénouer enfin ces liens qui me cisaillaient les poignets. Alors, confiant à Salem le soin de porter son masque le plus innocent, je leur lançai :

- Mais peut-êtrre vous aider moi ? Je vouloirr parrtirr, oui oui. Loin. Je avoirr… hm… garrdé… hm… avoirr arrgent de trravail… hm… salairre, oui. Salairre. Je avoirr salairre. Oh, pas grrand salairre, mais moitié beaucoup. Hm… Si je donner salairre, toi… toi aider moi, oui ? Je parrtirr. Je pas aimer Pelarrgirr. Toi aider ?


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMer 25 Mar 2020 - 20:05
Aussitôt qu’il entendit le mot « argent », le pirate qui baffait Salem cessa de s’agiter et darda sur son prisonnier un regard nouveau. Il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour s’arracher à la contemplation fantasmagorique de pièces d’or roulant sur le fond de cale en tintant dans leur chute. Ils n’étaient pas là pour ça. Madi avait été clair sur le sujet. Et si ce n’était que Madi… Celui qui leur avait donné les ordres n’avait pas parlé de butin, mais de gloire et de vengeance. Il l’avait entendu de ses propres oreilles. « Les pièces, les trésors, les bijoux rutilants, tout cela, avait expliqué Aric, était à laisser pour les pirates de pacotilles ». Pour ceux qui n’avaient rien d’autre à faire de leur temps libre que de dépenser l’argent qu’ils avaient acquis lors de raids et de pillages. Thalès avait été de ceux-là et il hésitait encore, parfois, à rester un de ceux-là. Il avait du mal à concevoir ce que la gloire apportait de plus que l’argent. Quant à la vengeance, si tôt qu’elle s’était exercée, que restait-il ? Alors que l’argent… Tant que vous en aviez, il vous ouvrait les portes de tous les bordels des côtes du sud et vous offrait des repas chauds et des nuits sans fin où l’on pouvait s’oublier dans l’alcool et les seins généreux d’une femme. Voir de plusieurs femmes. Thalès se souvint des bras frais et langoureux d’une magnifique rouquine qu’il avait invité dans sa chambre, au nord d’Umbar.

— Ils larguent les amarres, lâcha Madi en se tripotant encore le visage.

Le sourire coquin entre les boucles d’ambre disparut des pensées de Thalès alors que le roulis s’amplifiait. Sur le pont, des cris rauques et des insultes mirent les hommes en branle. Les cordes se mirent à gémir, le bois à craquer et plusieurs clapotis laissèrent penser que des rames avaient été mises à l’eau. Thalès laissa échapper un profond soupir.

Madi eut un sourire mutin quand il perçut dans le regard de Salem un mélange de peur et de surprise. Il n’aimait pas Pelargir ? Ha, le bougre ! Il serait ravi de savoir qu’on quittait le port Gondorien pour une destination plus aventureuse.

— Ton argent, reprit-il. On s’en moque. Tu auras tout le temps de nous le donner quand on reviendra ici. Pour l’instant, il y a plus important.

Tout précepteur qu’il était, Salem Hamza ne les aurait pas avec ses avances mesquines de petits sous. Il ne l’aurait pas lui en tout cas. Madi n’aimait pas les intellectuels. Ils parlaient beaucoup, vous embrouillaient l’esprit et, comme les sorciers des sables ou la maudite Fastilocalon, vous faisaient prendre des vessies pour des lanternes. Ils n’étaient que ruses mesquines et vilains menteurs. Tout cela pour dissimuler leur pleutrerie.
Madi posa les doigts sur sa pommette. Ce lâche avait eu une chance monstrueuse en le touchant au visage. Une chance qui tournerait bientôt.

Thalès, agité et nerveux, ne put résister au besoin de tapoter encore une fois le visage de leur prisonnier. Il leva le visage sur le plafond de la cale que les pieds nus des marins faisaient trembler à chaque fois qu’ils passaient au-dessus d’eux. La lumière qui filtrait par l’interstice des planches ondoyait entre les ombres mouvantes. Dans l’ouverture qui se trouvait derrière eux, une barbe broussailleuse apparue et jeta un rapide « Le boiteux est revenu », avant de disparaître au milieu d’une nouvelle salve d’ordres gueulés à la va-vite.

— Il a fait vite, dit Thalès. Je croyais qu’on partait pas avant plusieurs jours.
— Il a dû y avoir du changement,
dit Madi.
— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda Thalès.
— D’après toi ? On le borde et on le câline jusqu’à ce qu’on ait accosté sur l’île.

Fronçant les sourcils, Thalès ne sut guère si Madi se moquait de lui ou de Salem. Madi essayait souvent de se faire passer pour plus intelligent qu’il ne l’était vraiment. Il recevait directement les ordres d’Aric et les transmettait ensuite à l’équipage. Mais cette situation ne faisait pas de lui quelqu’un de remarquable. Il faudrait un jour qu’il le comprenne. Thalès émit un grognement, mit une dernière claque à Salem et suivit Madi pour remonter sur le pont.

La traversée fut courte. Courte pour un marin, occupé sur le pont à tirer sur les cordages pour lever et tendre les deux voiles de leur nef ou pour tirer, encore, sur les longues rames de bois. Un peu moins courte, peut-être, pour celui qui devait maintenir son équilibre, les chausses humides, dans un fond de cale dont l’étanchéité laissait à désirer. Les pirates n’avaient même pas pris la peine d’attacher leur prisonnier. Ils s’étaient contentés de le confiner sous le pont en bloquant l’unique trappe avec un fût d’eau potable. Le bateau était une prison qui se suffisait à elle-même et là où ils se rendaient, Salem n’aurait guère de perspectives de fuite. Et si d’aventure il lui prenait l’envie, plus tard, de nager, il lui faudrait réaliser l’exploit remarquable d’une brasse de quelques sept lieues de long. Madi, installé à la proue du navire, contemplait l’éminence grise qui saillait au milieu des eaux d’un bleu profond. Les vagues moutonnaient sous un ciel limpide et le vent, régulier, les avait poussés dans le bon sens. Intérieurement, il rigola en imaginant l’Oriental traverser toute cette étendue d’eau salée. Même s’il parvenait à atteindre la rive, que pouvait-on espérer d’un pêcheur de Dol Amroth voyant un étranger gravir la grève rocheuse, trempé jusqu’à l’os ? « C’est l’histoire d’un pirate et d’un Oriental sur un bateau. Si l’Oriental tombe à l’eau, que fait le pirate ? »

— Par les Neuf, Madi, bordel, viens donc nous aider à carguer la voile principale ! C’est la marchandise qu’on laisse sur la rive, pas le bateau tout entier !

Le marin jura encore jusqu’à ce que Madi les rejoigne pour rabattre le grand triangle de toile. Le soleil du matin leur brûlait déjà la peau après le répit d’une nuit fraîche à naviguer sous les étoiles. Ils avaient contourné l’île par le sud dans l'obscurité pour accoster sur sa rive sud-ouest à l’abri des regards indiscrets. Les vents étaient un peu plus traîtres, la houle plus forte, à mesure qu’on s’approchait de la côte. Mais la mer et la montagne avaient eu la bonne idée de former une brèche à cet endroit de la côte et de dissimuler jusqu’au plus immense des bateaux. Pour les trouver, il aurait fallu les suivre de près, ou se trouver déjà sur Tol Falas. Or, Aric s’en était rendu compte quelques mois auparavant, personne, jamais, ne mettait le pied sur l’île. Et si l’on osait s’approcher du pic rocheux sous la lune, alors on ne risquait vraiment rien.

Ho bien sûr, il avait fallu régler son compte au petit groupe de marins gondoriens qui se servaient de l’île comme d’un avant poste de surveillance. Mais Aric, encore une fois, avait vu juste en n’en tuant qu’un. Ses cris n’avaient même pas effarouché les poissons, trop heureux d’avoir de la nourriture fraîche à se mettre sous la dent. Le sang avait même poussé un crapaud-pêcheur à sortir du sable. Le premier doigt avait créé du tumulte sous l’eau claire. Des porte-écuelles s’étaient précipités pour goûter à la chair humaine et ne s’étaient pas privés pour venir quémander une seconde part quand l’annulaire avait suivi l’index. La tête du Gondorien avait quant à elle répugné les poissons repus et, poussée par les vagues, elle avait buté de longues heures contre un rocher, avant que des crabes ne finissent par s’y attaquer. Les autres gardiens, tout pétris de zèle quelques heures plus tôt pour leur beau royaume, avaient réfléchi plus sérieusement à la proposition du pirate par la suite. Oui, la vie valait bien quelques entorses au code d’honneur et à leur serment de fidélité après tout. Un peu d’or avait renforcé leur nouvelle allégeance et, depuis, ils faisaient des rapports à Pelargir, sans jamais mentionner les quelques passages des pirates sur l’île.

Le bateau s’immobilisa à plusieurs encablures du rivage. Le capitaine commanda de faire descendre la chaloupe. Peu après, Thalès vint chercher Salem dans la cale. Il se saisit d’une corde au passage et poussa l’Oriental sur le pont.

— Paraîtrait qu’il y a du travail pour toi. Le salaire sera pas négociable.
— Tout dépend,
intervint Madi. Tout dépend la valeur que tu accordes à ta propre vie.

~  ~  ~

Tout dans la posture de la femme transpirait la petite fille. Nathanael eut le sentiment, un bref instant, qu’elle allait se mettre à chougner. Continuant de masser son doigt endolori, il ne l’écouta que d’une oreille. Un mouvement, plus loin, dans la ruelle, avait attiré son attention. Depuis quand les marins s’avançaient-ils si loin dans Pelargir pour se fournir en bibelots ? Il y avait toute une livrée de marchands de brimborions sur les quais. D’autant que dans cette rue, il le savait, les artisans n’acceptaient pas de négocier. Le ferronnier au poil buclé par sa petite forge avait autant d’orgueil qu’un nain et refusait de baisser ses prix. Nathanael lui avait demandé une fois d’aiguiser son stylet. Il était reparti avec sa lame émoussée, trouvant le tarif exorbitant. Aucun marin n’aurait pu s’acheter ne serait-ce qu’un clou en métal dans cette ruelle de fer.

— Que pouvez-vous savoir du Gondor ?
demanda-t-il tout en gardant un œil sur l’homme au comportement étrange. Les petits coquillages des côtes n’ont rien à apprendre aux poissons des hauts fonds qui parcourent l’océan.

La gamine prenait la sale manie de tourner autour du pot. Il n’aimait pas ça. Il n’avait pas risqué sa vie contre l’Ordre et parcouru des centaines de kilomètres, si loin de la cité blanche pour jouer à la nourrice. Gilgamesh lui en demandait trop. L’Oriental, puis cette enfant. La Tête ne lui aurait jamais envoyé une messagère aussi peu subtile. Il gardait encore le souvenir flou d’Enora et de ses courbes généreuses. Si seulement, cette nuit-là, il ne s’était pas tant saoulé… Pourtant, il demeurait un doute. Aucune information ne lui était parvenue depuis de longs mois. L’Arbre Blanc s’était-il vu couper des branches ? Ou, pire, avait-il été déraciné ? Que se passait-il dans les couloirs sombres de Minas Tirith ? Tout ce silence ne présageait rien de bon, alors que, de son côté, l’Oriental semblait être à même de communiquer. Avec qui, il n’en savait rien, mais il utilisait régulièrement du parchemin qui ne sevrait pas pour ses cours. Et son goût pour le dessin ne pouvait pas être aussi dévorant pour dépenser autant d’argent dans de l’encre et du papier. Barthélemy lui avait assuré qu’il ne lui avait jamais dessiné de cartes et ne lui avait jamais laissé de transcriptions écrites. L’homme avait déjà assez de mal à parler correctement le Commun.

— Entre de bonnes mains
, répéta Nathanael avec une pointe d’ironie. Et quelle tête gouverne ces mains ?

Si la jeune femme était bien envoyée par le vieux fou, elle comprendrait l’allusion. Sinon, elle le prendrait davantage pour le personnage un peu dérangé qu’elle se figurait. Il n’était plus à ça près. Lorsqu’elle évoqua une nouvelle fois sa broche, il accepta l’évidence qu’elle agissait bien sous les ordres de Léontochir. Malheur à Pelargir, de posséder une si mauvaise milice de l’ombre ! Mais après tout, la situation devait-elle encore l’étonner ? Pourquoi, sinon, la Couronne de Fer avait-elle réussi si facilement à pénétrer la cité portuaire ? Il lui faudrait, si tôt rentré à la cité blanche, faire un rapport complet à propos de la ville et du manque de compétences des agents locaux. Autant défendre un château de pierres avec des soldats de mousse.

— Le navire que vous cherchez s’appelle le Petit Hutin, lâcha Nathanael comme si de rien n’était. Mais pour l’instant il ne descend pas au sud, il remonte l’Anduin. Je ne connais que celui-ci, mais il se pourrait bien qu’il y en ait un ou deux autres qui naviguent en eaux troubles. Des bateaux à fond plat, apparemment, à faible tirant d’eau, pour remonter les fleuves.

Le jeune Elen lui en avait parlé, le matin même. À force de caboter le long des côtes à l’embouchure, il connaissait à peu près par cœur tous les navires qui montaient ou descendaient le fleuve. Et celui-ci, il lui avait juré, était celui auprès duquel il avait vu le seigneur Hauterive, quelques jours plus tôt. « Sa figure de proue et un vilain bonhomme qui fait la grimace » avait dit le garçon en fronçant les sourcils et en mimant le visage déformé. Si la jeune femme n’était pas venue le chercher dans les ruelles, il aurait attendu quelques jours de plus et il serait retourné voir Elen pour en apprendre davantage. Mais maintenant que les services d’informations du Premier Conseiller de Pelargir lui entravaient la marche, il n’avait plus guère d’espoirs de retrouver quoi que ce soit. La jeune femme avait marché maladroitement sur sa couverture et l’avait arrachée.

Derrière eux, le marin fit encore mine de demander quelque chose à un vieux forgeron qui vendait de mauvaises marmites en fonte et divers ustensiles de cuisine. Le bruit des marteaux de son apprenti commençait à éreinter Nathanael.

— Alors ? demanda Nathanael à la jeune femme. Si nous allions retrouver notre dangereux oriental pour voir s’il nous est encore possible de sauver notre grand royaume avant que le couperet ne tombe ?
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMer 15 Avr 2020 - 13:32
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Elle n'avait d'yeux que pour Nathanael.

L'homme semblait grognon, pour ne pas dire bougon, et il lui figurait ces vieux qui traînaient ça et là dans Pelargir, et que l'on entendait souvent bougonner après la jeunesse des rues en agitant leurs mains furieusement. Ils se plaignaient des jolies filles qui « de leur temps » n'auraient pas osé sortir ainsi fardées. Ils se plaignaient des moins jolies qui « de leur temps » n'auraient pas osé sortir tout court. Ils se plaignaient des damoiseaux bien habillés, pas assez virils pour défendre le Gondor, et ils se plaignaient de la soldatesque rustre et fruste qui ne protégeait pas assez bien les nobles gens d'ici. Nobles ils ne l'étaient point, généralement, aussi persiflaient-il également contre la roture et le sang bleu. Nul ne trouvait grâce à leurs yeux fatigués, nul ne se montrait à la hauteur de leurs attentes démesurées.

Ces mal-parleurs, comme les surnommaient parfois les gamins des rues, l'avaient toujours fait rire de loin. Elle les trouvait drôles quand ils faisaient partie du paysage de la noble cité sur l'Anduin, mais beaucoup moins sympathiques quand elle devait travailler avec eux.

Le fait qu'elle fût une femme ne jouait d'ailleurs pas en sa faveur. Faute de l'avoir vu assez souvent dans leur jeunesse, ils avaient conçu un mépris sans pareil pour le beau sexe. Elle se figura que Nathanael faisait partie de ceux-là. Un vieux chêne aux racines flétries, à la branche basse, et aux bourgeons fanés.

Cette pensée lui tira un sourire insolent.

- Prétendez être qui vous voulez, je n'en ai cure. Soyez poisson si cela vous chante, vous nagez en eaux troubles et votre loyauté n'est pas assez irréprochable pour que vous puissiez vous amuser de la situation.

Elle manquait un peu de répartie, mais elle ne manquait pas de mordant. La fraîcheur qui se dégageait de son jeune esprit tranchait avec la chaleur bouillante de la fougue qui s'agitait sous sa peau. Derrière son regard brûlait le feu vengeur de la justice, celui dans lequel étaient forgés les héros, mais celui aussi dans lequel se consumaient les premiers à mourir quand venait le danger. Le zèle ne permettait pas de vivre vieux.

Mais à quoi servait de vivre vieux, pour finir comme cet étranger au regard hagard ?

Il l'inquiétait par certains aspects, et ses phrases avaient de moins en moins de sens. Il filait les métaphores avec plus d'application que ces femmes qui travaillaient la laine sans discontinuer, et semblait s'emmêler dans ses pensées confuses. Ailleurs, son esprit l'était, et elle aurait voulu qu'il lançât son corps à la poursuite de celui-ci, le plus loin possible de Pelargir. Malheureusement, la bernique qu'il était se refusait à lâcher son rocher.

Bernique.

Oui, ça lui convenait bien.

- Quelle tête ? Pas la vôtre, en tout cas, puisque vous semblez l'avoir perdue. Je vous aurais cru plus malin que ça.

Elle n'avait d'yeux que pour lui, et un sourire moqueur qui la détournait de sa mission. Elle s'oubliait dans cette joute verbale qui semblait devenue une question d'honneur, et non de défense des intérêts de Pelargir. La pointe de jalousie et de mépris qu'elle éprouvait s'était transformée en une lance argentée qu'elle agitait sous le nez de son interlocuteur en espérant mordre sa chair d'une passe verbale bien placée.

- Nous pouvons trouver un arrangement… Dites-moi ce que vous savez, et nous verrons comment alléger votre peine.

Elle jouait enfin la carte qu'elle espérait pouvoir abattre depuis longtemps. Le coup de grâce, la clémence et la miséricorde en échange d'aveux et d'une confession sans réserve. Il s'efforçait de rester impassible, mais elle le devinait préoccupé, et elle l'imaginait intérieurement, tremblant comme une feuille devant la menace de la justice royale. Elle-même jubilait sans y paraître, et son triomphe fut total lorsqu'il se résolut à passer à table.

Si elle l'avait pu, elle aurait levé les bras au ciel pour célébrer sa victoire. Il était à genoux, et elle le dominait de toute sa taille désormais. Il dansait dans la paume de sa main, et il allait lui révéler tout ce qu'elle voulait savoir. Il ne manqua pas de la satisfaire. Il connaissait tout : le nom du navire, ses déplacements, son type. Il était sans aucun doute de mèche avec Hauterive, mais il cherchait à sauver sa tête, et c'était parfait.

- Le Petit Hutin, oui… très bien… Nous avons effectivement repéré des mouvements suspects, et rassurez-vous, il ne nous échappera pas. Toute notre attention est concentrée sur le Nord, et nous finirons pas le trouver.

Il lui était difficile de ne pas faire preuve de confiance. Elle n'avait aucune idée de ce dans quoi elle était embarquée, et toute sa bonne volonté ne l'avait pas préparée à autre chose qu'une banale affaire de marchandage et d'entorse aux règles du commerce de Pelargir. Depuis la chute de l'Ordre de la Couronne de Fer dans la cité, un épisode auquel personne n'aimait penser plus que de raison… et dont personne ne connaissait trop les détails d'ailleurs, il n'y avait pas eu de problème particulier. La reprise en main de la ville avait été totale, et à l'exception des petits malfrats, les autorités de la ville n'avaient pas eu à gérer quoi que ce fût. Pelargir vivait dans une quiétude bienvenue qui durait depuis quelques mois, observant à distance Minas Tirith et Djafa faire face à leurs propres difficultés.

Elle n'aurait jamais pu imaginer le pire.

Ni quelle forme il prendrait.

Elle n'avait pas repéré le marin que Nathanael avait aperçu quelques minutes plus tôt. Celui qui les observait en se voulant discret, et qui faisait mine d'acheter quelques bricoles à un forgeron non loin. Elle n'avait pas vu le regard en coin qu'il leur lançait de temps à autre, attentif à ne pas capter leur attention par ses manœuvres. Elle était toute entière concentrée sur sa victoire triomphante, et sur la capitulation de son interlocuteur. D'une voix tout à coup plus apaisée, elle lui répondit :

- Pour peu que vous continuiez à coopérer comme vous le faites, vous retrouverez votre drôle de compagnon, et vous pourrez tous deux repartir librement vaquer à vos occupations. Je n'ai aucun intérêt à vous retenir plus que de raison, mais n'entravez pas mes affaires…

Son ton dégageait une assurance presque arrogante qui seyait mal à un minois si jeune. Elle habitait un costume trop grand pour elle, sans comprendre tout à fait le monde dans lequel elle évoluait. Ajoutant le geste à la parole, elle reprit :

- Allez, dépêchons-nous, avant que le vent ne se lève.

Elle tourna le dos à la ville, et descendit en direction des quais, s'assurant bien que Nathanael n'essayait pas de lui filer entre les doigts. Ce dont elle n'avait pas conscience ce faisant, c'est qu'elle les rapprochait du danger. Le marin qui les observait l'air de rien baissa la tête en les voyant approcher, et laissa ses deux cibles passer à côté de lui sans rien dire. Cependant, dès que l'étrange couple se fut éloigné de quelques pas, il abandonna le marchand auquel il avait fait mine de parler jusqu'à présent, et cessa d'être un vulgaire badaud pour redevenir ce qu'il était en réalité.

Un chasseur.


~ ~ ~ ~


Ces pirates avaient le don de me mener de surprise en surprise.

« Larguer les amarres » ? Il m'avait fallu quelques secondes pour comprendre ce qu'ils entendaient par là. Larguer les amarres comme dans « larguer les amarres » ? Partir ? Quitter la belle cité de Pelargir pour aller… pour aller où, au juste ? De là où je me trouvais, dans les cales puantes d'un navire du Sud, je ne pouvais pas le deviner. Je ne voyais pas le soleil ou les astres qui auraient pu me donner une brève indication. Je ne voyais pas le paysage, la silhouette de la grande cité du Sud du Gondor, ou tout autre repère qui m'aurait permis d'évaluer même grossièrement dans quelle direction nous nous rendions. Privé de mes mauvais sens, il me restait le bon, et je m'employai à l'utiliser du mieux possible.

Mon métier m'avait amené à me retrouver dans des situations compliquées plus d'une fois, et j'avais toujours réussi à m'en sortir grâce à mon intelligence qui dépassait de très loin celle de ces matelots illettrés et pathétiques. En vérité, il n'était pas difficile de deviner quelle était la situation. Ma situation. Si ces hommes étaient bel et bien des Haradrim, comme le laissait deviner leur accoutrement et leur accent, quelles étaient les chances de les voir remonter vers le Nord ? L'Anduin ne leur appartenait guère, et ils n'étaient pas les bienvenus dans les terres du Gondor, même quand ils venaient pour marchander. On préférait d'ordinaire débarquer leurs marchandises dans les villes portuaires, et séparer la cargaison de ces hordes de rustres marins mal dégrossis – comme je comprenais les Gondoriens en cet instant !

Alors, il ne restait plus qu'une solution : nous allions vers le Sud.

Le Sud, terre à la fois pleine de promesses et de risques. J'avais construit un réseau intéressant là-bas, même s'il me faudrait encore déterrer les restes de celui-ci. Depuis la chute de Taorin, je ne bénéficiais certainement pas de la même protection, et si Agathe était toujours en poste – à ma connaissance –, je n'étais pas sûr que son levier fût suffisant pour me sortir de ce mauvais pas. Tous les pirates n'obéissaient pas à la même voix, et depuis la fin de la campagne du Harondor, depuis que le chien avait été muselé, les autres charognards étaient sortis du bois pour réclamer leur part du pouvoir.

Les idiots.

Ils auraient pu accomplir tellement de choses sous l'égide d'un souverain unique, à la fois craint et respecté, qui ne se serait pas embarrassé des avis divergents. Un souverain éclairé derrière lequel tout un royaume pouvait se rassembler, un souverain avisé capable de conduire son peuple à la gloire et à la liberté… Ah, si seulement ils avaient pu avoir, comme moi, la certitude d'appartenir à un peuple promis à de grandes choses. Un peuple uni, travailleur, obéissant et déterminé. Le Harad aurait pu devenir une sérieuse épine dans le flanc du Gondor, son ennemi mortel. Au lieu de quoi, parce qu'ils étaient divisés et faibles, ils n'étaient que des mouches près d'un auroch.

Le Sud, donc. Mais où, au Sud ? Il y avait tant de choix, tant de possibilités. A combien de jours ou de semaines d'Umbar étions-nous ? Je ne m'en souvenais plus exactement, mais j'eus tout à coup l'impression que j'allais passer un très mauvais moment à bord de ce navire, d'ici à ce que je pus enfin parler à quelqu'un dont l'intelligence s'élevât plus haut que le plafond de la cale où nous étions bien mal installés.

Cela me donnerait peut-être le temps de glaner des informations plus précises sur qui étaient ces hommes, ce qu'ils voulaient, et surtout pourquoi ils avaient décidé de m'enlever. Ils laissèrent échapper bien malgré eux que je n'étais qu'une étape dans leur plan, quand ils mentionnèrent qu'il y avait « plus important ». Plus important que m'extorquer mon argent ? Voilà qui était amusant, car pour avoir les pirates de très près durant la campagne et pendant la prise de Dur'Zork, je n'avais jamais vu en eux la moindre once de discipline. Certains combattants, comme Lobé, m'avaient fait forte impression du fait de leur capacité à restreindre leurs élans de pillage – principalement car ils avaient eu la certitude d'être bien payés, ce qui expliquait leur désir de ne pas enfreindre les directives des Seigneurs Pirates –, mais les gens d'Umbar ne partageaient pas ces valeurs. Ils étaient désorganisés, brutaux, cupides… Sans la peur du danger, qu'il vînt de l'ennemi ou de leurs officiers, ils n'auraient même pas su marcher au pas. Garder leurs mains dans leurs poches ne faisait pas partie de leur culture…

Alors refuser ici et maintenant d'accepter l'argent que je leur proposais – ou à tout le moins différer le moment de me l'extorquer – relevait du petit miracle. J'en conçus même une certaine inquiétude. Les pirates étaient pour la plupart des bandits minables et sans charme qui se laissaient aller à leurs pulsions les plus primaires. Les imaginer animés par un objectif supérieur que leur intérêt particulier et immédiat… c'était troublant, pour ne pas dire… oui… inquiétant.

Fort heureusement, j'avais affaire à des hommes d'une extraction si basse qu'ils étaient bien capables de garder leurs mains dans leur bouche, mais pas leur langue dans leur poche. Ou l'inverse ? Vos expressions westronnes me perturbent toujours, je crois que je ne m'y ferai jamais. Le plus important était que malgré toute leur bonne volonté, ces hommes n'étaient pas des soldats professionnels, ils parlaient trop, et révélaient involontairement des informations qui n'avaient pas de sens en tant que telles, mais qui constituaient autant d'éléments d'un casse-tête que je m'efforçais activement de résoudre tout en conservant sur le visage une expression soigneusement travaillée de peur et de confusion.

Le jeu en valait la chandelle, car plus j'apparaissais inoffensif, plus ils me révélaient des choses. Le plus important était de faire le tri, et de bien classer les informations.

Premièrement, il fut fait mention d'un boiteux. Un homme important, de toute évidence, qui semblait avoir un rôle prépondérant sur ce navire et dans le projet de ces pirates qui ne paraissaient pas intéressés par l'argent. Intérieurement, je m'amusait de m'imaginer qu'il était surnommé le boiteux car ses plans étaient généralement bancals. Ce n'était pas mon meilleur trait d'esprit, et ce fut peut-être pour cette raison que je m'abstins de le dire à haute voix, ou même de me relâcher pour laisser apparaître un sourire moqueur. Il valait mieux éviter de se moquer des grands chefs quand leurs sbires étaient dans les parages. Je tenais à ma tête.

Amusé par ma propre boutade, j'aurais pu ne pas prêter attention à la mention apparemment anodine d'une île sur laquelle nous étions censés nous rendre. Une île ? Mais quelle île ?

Umbar n'était une cité insulaire, et je ne connaissais pas assez bien la géographie du Harad pour savoir à quel endroit ils faisaient référence. Il y avait un certain nombre de territoires qui pouvaient correspondre à cette description dans les mers qui liaient le Gondor et le Sud, et cela ne me disait rien de bon. Il n'était en effet pas facile de s'enfuir d'une île, et même si je faisais confiance à mes compétences de nageur, j'étais convaincu de ne pas pouvoir réaliser une telle traversée sans mourir de froid ou d'épuisement. Désormais qu'ils parlaient d'île, je me sentais beaucoup moins libre de mes mouvements que je ne l'étais en cet instant – ce qui n'était pas peu dire. La prison naturelle que représentait une terre entourée d'eau me faisait prendre conscience de ma grande vulnérabilité.

Pour la première fois, je sentis que la situation m'échappait.

Salem resta silencieux, attentif à ne pas attirer l'attention inutile – ce qui ne l'empêcha pas de recevoir une nouvelle claque. Sa résignation amena bientôt ses geôliers à s'éclipser, sans même prendre la peine de l'attacher. Curieux de leur part, pensais-je, mais d'une certaine manière je les comprenais. Combien d'hommes se trouvaient à bord de ce navire dont j'ignorais même la nature ? Une trentaine ? Davantage ? J'étais enfermé à fond de cale, comme un rat piégé au milieu d'un repaire de chats. Un repaire flottant, étanche et qui ne m'offrait pas la moindre porte de sortie. La confiance qu'ils dégageaient était telle que j'éprouvai une pointe de doute.

Avais-je commis une erreur en me laissant capturer ainsi ?

Il me fallut de longues minutes pour me rappeler que je ne m'étais pas « laissé capturer ». J'avais été soigneusement piégé, maîtrisé et amené ici par des forces qui me dépassaient. Le sentiment désagréable de ne pas totalement contrôler la situation m'envahit, et je cherchai quelque chose pour m'occuper les mains et l'esprit. N'importe quoi. Pourquoi pas… explorer ?

La traversée fut beaucoup plus longue que ma patience, et j'eus bientôt fait le tour de la pièce qui ne contenait rien de valeur. Oh, il y avait bien quelques babioles, un ou deux tonneaux d'une boisson infecte que ces types devaient appeler de l'alcool. J'avais pris grand soin de confectionner le plus immonde crachat à ma disposition, et je l'avais envoyé se noyer au milieu du liquide infâme. Basse vengeance, qui valait bien d'avoir la gorge sèche pendant quelques temps.

Cela me tira un sourire.

J'étais de nouveau en contrôle de quelque chose. Une chose si petite, si fragile, mais quelque chose. Je m'étais éloigné des tonneaux, des plantes séchées, des quelques tapis qui traînaient là, abandonnant en définitive l'idée de chercher une arme perdue quelque part. Ils étaient stupides, mais pas à ce point de toute évidence. J'avais essayé d'écouter aux planches de bois qui me servaient de plafond, mais rien n'y faisait. Leurs voix étaient toujours étouffées, et seul me parvenait le bruit de leurs pied qui tambourinaient comme des enfants dévalant un escalier joyeusement. C'était peine perdue.

Je n'avais plus qu'à attendre.

On vint me chercher comme prévu, et mes deux comparses un peu sadiques me lièrent les poignets pour me faire avancer à l'extérieur, insensible au fait qu'il était prodigieusement difficile de marcher droit quand un taureau vous tirait vers l'avant quand bon lui semblait. Cependant, c'était un menu désagrément face au sentiment fort agréable de pouvoir enfin mettre le nez dehors. L'air frais du matin me frappa comme une bénédiction, et j'inspirai avec satisfaction pour savourer cet embryon de liberté retrouvée. J'aurais peut-être dû me fier à mes autres sens, pour éviter la déconvenue totale. En émergeant, je me rendis compte que le pont grouillait de marins, affairés à décharger des caisses en tout genre. Ils chargeaient de toute évidence de petites chaloupes qui allaient bientôt rejoindre terre.

Et la terre, c'était cette île immense qui nous faisait face, surmontée d'un gigantesque rocher à pic, dressé vers le ciel comme le mamelon tendu d'une vierge effarouchée. Un mamelon curieusement glacé et hostile, qui ne donnait pas envie de s'y perdre. Le rivage était encore à une certaine distance, mais une activité importante y régnait, et de petits navires ramaient fort contre le courant pour rejoindre le vaisseau sur lequel je me trouvais. De toute évidence, ces pirates avaient fait jonction avec certains de leurs camarades.

La traversée avait été assez courte pourtant, compte-tenu des distances que je connaissais au Harad. Nous ne pouvions déjà être sur les rives d'Al'Tyr au Sud, si ? C'était trop loin. Mais c'était pourtant la seule explication, car les pirates n'étaient pas remontés plus haut dans leur campagne, et n'avaient pas réussi à tenir bien longtemps les cités de Methir et Arzawa. La menace toujours présente du Gondor les avait poussés à demeurer prudemment au Sud, ce qui avait été la bonne décision.

Mais alors où étions-nous ?

Et pourquoi ?

Alors que j'observais l'horizon, j'entendis des bruits de pas derrière moi. On venait pour moi. Pour m'amener sur cette île-prison qui me servirait peut-être de tombeau ? Pour m'expliquer la nature du « travail » qu'on envisageait de me confier ? Ou bien tout simplement pour m'informer qu'on avait changé d'avis à mon sujet, et que j'allais être noyé en bonne et due forme pour le plus grand plaisir des matelots ?

A l'heure où j'envisageais curieusement un avenir très sombre, j'eus une pensée attendrie pour le conteur.

Je formulai le vœu sincère qu'il se trouvât dans une merde encore plus sombre que la mienne.


~ ~ ~ ~

Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool Amanda10


La merde, Nathanael y était désormais jusqu'au cou.

Il avait l'arcade légèrement ouverte, sans doute depuis que son front avait cogné un objet dur, et sa tenue était totalement débraillée, déchirée par endroits, attestant de la violence qui venait de se déchaîner quelques instants plus tôt. Pourtant, il était celui qui s'en sortait le mieux. La gamine à côté de lui n'avait pas eu autant de chance, et elle se relevait péniblement, passant douloureusement la main sur son flanc à la recherche d'une côte cassée. Elle eut un bref soupir de soulagement en se rendant compte qu'elle n'avait rien de cette nature, bien vite remplacé par une grimace de souffrance quand elle essaya de se relever.

Elle en était incapable, pour l'heure, et seul le conteur demeurait debout, prêt à se battre si nécessaire. Il observait la ruelle par où étaient partis les deux malfrats, comme s'il s'attendait à les voir revenir à tout moment, et il veillait involontairement sur elle alors qu'elle était trop faible pour s'occuper d'elle-même.

- Merci, lâcha-t-elle soudainement avec difficulté mais sincérité.

Nathanael lui avait sauvé la vie, elle le savait. Dans cette histoire, elle avait été davantage un fardeau qu'une aide, et elle n'avait rien pu faire vraiment pour empêcher les deux bandits de leur tomber dessus. Quand celui qui les suivait avait commencé à presser le pas pour les rattraper, quand le conteur s'était tendu de manière inhabituelle, elle avait pensé qu'il suffirait d'un peu d'huile de coude et de bonne volonté pour venir à bout de ce qu'elle pensait être un simple voleur. Elle s'était trompée sur la nature de son agresseur et, plus grave, sur leur nombre. Un deuxième type avait surgi de nulle part et l'avait tabassée avec tant de violence qu'elle s'était retrouvée hors-jeu avant d'avoir eu le temps de réagir. Les marques violacées sur son cou étaient là pour lui rappeler que sans l'intervention de Nathanael, elle aurait fini par suffoquer, les pieds battant vainement dans le vide.

Encore un peu choquée, ne réalisant pas très bien, elle essayait d'organiser ses pensée de manière rationnelle pour retenir les larmes qui lui montaient aux yeux et qu'elle estimait bien peu professionnelles. Il lui fallait penser concret, penser à un plan pour ne pas rester dans cette situation de vulnérabilité totale. Si son corps le l'avait pas lancée ce point, elle l'aurait déjà trouvé.

Son allié du moment, ayant peut-être jugé qu'il était préférable de ne pas rester là pour ne pas attirer l'attention inutilement, se pencha vers elle. Il n'eut pas le temps de rien dire qu'elle posa une main sur sa poitrine en ouvrant grand les yeux :

- Votre broche ! Ils sont partis avec votre broche !

Le cadeau de Leontochir, le symbole de son engagement dans la lutte de la libération de Pelargir… Et plus important encore, un objet qui pouvait ouvrir de nombreuses portes, et être utilisé pour obtenir des faveurs particulières. Entre de mauvaises mains, qui pouvait dire à quoi cet objet pourrait bien servir ?

L'inquiétude de la jeune femme se peignit sur son visage juvénile.

Elle commençait à peine à comprendre l'ampleur de cette sombre histoire. Elle avait besoin d'un conteur pour lui en faire prendre la pleine mesure.


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Nathanael
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyVen 6 Nov 2020 - 22:28
Sa main, serrée sur la garde de son stylet, était gantée de sang.

Il s’était rendu compte, avec un temps de retard, de l’absence de son épée. Les doigts suspendus au-dessus d’un fourreau qui n’était pas là, il avait offert une ouverture royale au poing qui lui avait écrasé la gueule. Son crâne avait rencontré la douceur ferrée d’un rebord de tonneau et des étoiles s’étaient invitées en plein jour. Des poules s’étaient enfuies, outrées d’être ainsi dérangées, alors qu’il tombait par terre. Surpris d’être mis si rapidement au sol, il avait réussi à protéger son visage d’un second coup en tendant son bras devant lui. Il avait renversé la situation à grand-peine en mettant un coup de pied dans le tibia de son assaillant. L’homme avait gueulé, et, trouvant insuffisant de tabasser un homme avec ses poings, avait cherché de quoi opérer un ravalement de façade à grands coups de barre en métal. Nathanael avait alors sorti son stylet et s’était réjoui de sentir son arme s’enfoncer dans le ventre pansu de son agresseur, en lui arrachant un hoquet de surprise et de douleur. Le sale type sentait l’alcool et le poivre moulu, la sueur et l’eau croupie de fond de cale. Blessé, le marin ou ce qui y ressemblait s’était reculé de quelques pas, la main sur son flanc meurtri. Nathanael s’était saisi de l’occasion pour décrocher la gamine du porte-manteau qui voulait lui faire toucher le ciel. La garde de son arme avait émis un bruit sourd et déchiré le lobe d’une oreille en fracassant la tempe du second matelot. Quelques coups de pieds, une grande gueulante et leurs agresseurs s’étaient éparpillés dans les ruelles de Pelargir sans demander leur reste.

Revenant à lui, Nathanael saisit petit à petit ce qu’il venait de se passer. Il regarda sa main, presque surpris de la trouver si rouge. Il toucha par réflexe la zone gonflée au-dessus de son œil pour s’assurer que rien ne manquait. Par terre, la môme reprenait elle aussi ses esprits.

— Quelle gourde !

Elle avait manqué de jugeote et de beaucoup d’autres choses, mais il n’était pas temps de dresser la liste de ce qui faisait défaut à cette jeune femme pour qu’elle plût à l’espion. Elle posa sa main sur sa poitrine pour signaler que la broche avait disparu. Il grogna son mécontentement puis la redressa par le devant de sa chemise et la remit sur pied sans délicatesse.

— Merde !

Ses yeux vrillaient le visage inquiet de la jeune femme. Il se retint pour ne pas la secouer et lui rappeler le joyeux merdier dans lequel elle venait de les fourrer. Brutaliser un agneau ne lui donnait pas d’esprit. Il essuya d’un geste rapide le sang qui salissait son arme et la remit à l’abri sous sa ceinture. Il se frotta les mains dans la poussière des rues pour ôter le liquide tiède qui lui poissait les doigts. L’image brève de corps étalés au sol sur les pavés noirs du triangle de la cité s’imposa à lui et une fureur nouvelle s’empara de lui. Il y avait un peu plus que quelques symboles politiques dans la broche qu’on venait de lui voler. L’âme et le souvenir de bien des hommes s’étaient cristallisés dans la silhouette forte du lion des Leontochir.

— Par ici, gronda Nathanael en poussant la jeune femme devant lui. Suivez-moi !

Il n’était plus temps de discrétion et de manœuvres futiles. Quelqu’un avait les réponses qu’il cherchait dans cette ville et il était temps qu’il les obtienne. Même si pour cela il devait être amené à brutaliser une innocence juvénile.


***

Tol Falas étirait fièrement sa tête rocheuse sous les cieux. L’herbe, brûlée par le soleil et le sel, craquait par endroit sous les pas tandis qu’on forçait Salem Hamza à mettre pied à terre. Le petit fortin qui avait servi de longues années aux hommes du Gondor pour surveiller les environs grouillait de pirates de tout bord. Trois navires avaient jeté l’ancre à proximité des berges rocheuses, malmenés par la houle qui les poussait parfois dangereusement près des récifs et des hauts fonds. Les chaloupes vides retournaient vers le navire sous l’œil curieux de silhouettes qui s’agitaient sur les ponts des autres nefs.

Des tonneaux, des sacs, de grosses caisses et d’importants stocks de nourriture et d’eau douce s’étiraient sous les yeux de l’Oriental. Ballotté au milieu d’une nuée de pirates plus ou moins organisés, Salem fut mené par Madi et Thalès jusqu’au pied d’un important éboulis rocheux où venaient nicher des oiseaux. L’air embaumait les algues, l’iode sauvage des horizons marins et la fiente fermentée de milliers de goélands et de mouettes rieuses. Un groupe de marins mal dégrossis entourait un homme qui lançait des ordres ici et là pour canaliser ses acolytes.

—… attendre pour les couler.

Il leva le regard sur l’étranger qu’on lui présentait et un sourire, discret, moqueur, naquit aux coins de ses lèvres. D’un signe de tête, il désigna l’étroite porte qui donnait dans le baraquement gondorien. Madi poussa Salem à l’ombre des pierres grises qui suintaient l’humidité. Le caillou qui jaillissait des mers, aussi important fut-il pour la stratégie défensive du Gondor, n’en restait pas moins qu’une pierre vermoulue occupée par une poignée de soldats. L’un des Gondoriens se trouvait là, le visage mangé par une barbe mal rasée où se devinaient des reliques noirâtres d’ecchymose et une balafre suintante qui commençait à peine à cicatriser. L’air contrit, il baissa le regard quand le chef des pirates rentra à la suite de Salem et de ses gardiens. Derrière lui, une masse sombre s’imposa dans l’encadrement de la porte.

— Est-ce ton vieil ami, demanda Aric ?

Le pirate concerné se contenta de hocher la tête. Les fossettes du capitaine creusèrent de profondes encoches sur son visage.

— Parfait ! lâcha-t-il un peu trop joyeusement. C’est à peu près tout ce qu’il nous manquait.

Aric se tourna vers Terec, derrière lui.

— Dans combien de temps pourra-t-on s’en servir après l’avoir soumis à la question ?
— Peu, pour nous. Trop, pour lui.


***

Catie, la cuisinière, se tenait encore la main devant la bouche, outrée par ce qui venait de se passer. Barthelemy, les larmes aux yeux, s’obstinait à contempler le sol des cuisines, la marque rougie d’une large pogne sur la joue.

— Par Eorl, parle !

Chassez les mauvaises habitudes, elles reviendront au galop. Quand il s’énervait, Nathanael ne pouvait s’empêcher d’employer les expressions de son enfance et son accent rohirrique en devenait presque incompréhensible. Sale, tremblant de rage et disposant des rares informations qu’il avait collectées, des rares ponts qu’il avait réussi à jeter entre elles, il s’était précipité dans la demeure des Hauterive pour retrouver le grain de sable qui pouvait encore bloquer les rouages qui s’étaient mis en branle. Barthelemy renifla, retenant ses larmes entre ses dents, les poings serrés.

— J’ai juré, chougna-t-il de sa petite voix d’enfant. J’ai juré.
— Qu’as-tu juré ? s’inquiéta Catie, cherchant à soutenir l’enfant comme elle le pouvait.

Si la cuisinière avait pu un jour admirer Nathanael, elle lui jetait à présent un regard capable de fondre de l’or. L’espion ignora son intervention. Les serviteurs s’étaient ameutés aux portes, n’osant pas intervenir. Quelqu’un était parti chercher l’intendant. Fallait-il appeler la milice ? Pourquoi le précepteur s’en prenait-il soudain à l’enfant unique de la famille Hauterive ? Et qui était cette étrangère qu’il avait fait pénétrer dans la maison ? Toute cette agitation finit d’agacer Nathanael.

— Ça,
dit-il en pointant son arcade gonflée. C’est de ta faute. Ça aussi, continua-t-il en montrant ses mains encroûtées de sang séché.

L’enfant se montra obstiné et ne lui présenta qu’une moue plus boudeuse et plus fermée.

— Et Salem a également disparu par ta faute ! rugit Nathanael.

Ce qu’il s’en foutait, à vrai dire, de l’Oriental et de ses vanités éducatives ! Mais son coup fit mouche. Si Barthélemy ne se souciait guère des bleus et des meurtrissures reçues par Nathanael, apprendre la disparition de son précepteur favori sembla le faire réagir. Le doute passa sur son front, ses lèvres tremblèrent, sous le tissu de sa chemise, ses épaules frémirent. Puis, brusquement, l’enfant céda aux émotions qui le submergeaient depuis trop longtemps et se mit à pleurer sans aucune retenue. Catie se précipita vers lui pour le prendre dans ses bras, omettant toutes les règles tacites établies dans la maison. Nathanael la repoussa et saisit l’enfant par les poignets.

— Où l’ont-ils emmené ? le pria Nathanael. Où ? Et pourquoi ? Ce que tu nous diras Barthelemy, fera peut-être la différence entre un Salem mort et un Salem vivant.

Il avait compris, petit à petit, que la famille Hauterive jouait en eaux troubles depuis longtemps. Avaient-ils eu des dettes à payer, une vengeance à mener à bien ? Ou la menace seule avait-elle suffi à faire plier leur volonté pour se soumettre aux pirates ? Ce que Nathanael ne comprenait pas, c’était dans quel but ? À quelle fin les pirates avaient-ils cherché à corrompre un noble de la cité de Pelargir ? Pour quelles raisons ? Piller le Harondor et mettre les grandes villes du sud à feu et à sang ne leur avait-il pas suffi ?

***

De la bave coulait sur la poitrine nue de Salem. De la bave et du sang. Aric n’aimait pas les traîtres. Aric n’aimait pas les gens déloyaux. Et encore moins quand ils n’étaient pas des pirates, mais qu’ils prétendaient les soutenir. Terec était formel. Ce fils de catin de l’est les avait aidés à l’époque, quand Taorin le Borgne régnait encore en Seigneur sur les mers du sud. Terec l’avait vu dans la maison des Hauterive, avec un Gondorien. Il les avait observés, il les avait épiés et surveillés. Terec avait essayé, une fois, de s’en prendre à l’Oriental, mais il avait échoué.

— Il va parler, renifla Madi tout en remontant ses manches au-dessus de ses coudes.

Il avait redressé et coincé une table contre un mur, puis attaché le traître avec des liens solides. En guise de préliminaire, Madi avait fait jaillir un point de sous sa tunique comme un magicien. Quelle vengeance exquise ! La plaie que lui avait infligée l’Oriental lui brûlait encore la moitié de la face. Lui rendre la pareille était jouissif.

— Doucement, souffla Aric. Pas trop vite. Il faut qu’il puisse parler. Puis, s’adressant à Salem. Alors, Terec pensait que tu étais mort quelque part… et lorsqu’il a vu ton fantôme, dans la ville, il s’est demandé s’il n’avait pas rêvé. Les morts, c’est assez rare qu’ils reviennent. À moins qu’ils ne soient pas tout à fait partis. À moins, qu’ils ne soient pas tout à fait morts, à vraie dire.

Madi, à côté d’eux, dansait d’un pied sur l’autre, impatient de recevoir un signe, un ordre, pour passer à l’action. Aric lui jeta une œillade sévère tout en souriant. Il rajusta ses chausses et fit quelques pas dans la pièce, l’air de réfléchir.

— Et si tu n’étais pas mort,
continua Aric, c’est que tu n’avais pas soutenu notre cause jusqu’au bout. Le Chien Borgne s’est abreuvé de la gloire que lui offrait le Gondor, mais c’est bien toi, n’est-ce pas, qui tenais l’outre à laquelle il buvait goulûment ?

Il avait beau fouiller sa mémoire, pourtant, il ne se souvenait pas avoir jamais croisé cet homme. Taorin s’était entiché d’un étranger alors qu’on lui refusait à lui, fidèle parmi les fidèles, un titre qui aurait dû lui revenir de droit ! Aric serra les dents pour retenir le souvenir amer qui lui remontait au fond de la gorge. À donner sa confiance aux mauvaises personnes, ne méritait-on pas de réfléchir quelque temps dans un trou ? Sa joie se superposa à la rancœur et la repoussa dans un recoin de son esprit. Peu importait les titres, puisqu’il était là, lui et qu’il allait mener le coup le plus dur que le Gondor ait jamais encaissé. Les Seigneurs Pirates… qu’ils se chamaillent donc pour de la pierre et du sable ! Il restait, lui, seigneur des mers. Il ramena le fil de sa pensée au prisonnier qui se trouvait devant lui.

— Qu’es-tu revenu faire ici ?
— Peut-être qu’ils travaillent pour eux et qu’il sait,
lâcha Madi.
— Impossible ! répondit Aric, d’un ton rageur.

Un vague nuance de doute, pourtant, teinta son front. Si ce salopard d’Oriental s’était extirpé des griffes gondoriennes et qu’il travaillait maintenant pour eux, c’est qu’il ne manquait pas d’intelligence. Mais à trop retourner sa veste, on finissait un jour par se l’entortiller autour du cou. Intelligent ou non, il était impossible qu’il sut ce qui se préparait vraiment. Même ses hommes n’étaient pas tous au courant de ce qu’ils feraient les heures suivantes. Ho, ils savaient qu’ils s’en prendraient au Gondor, qu’ils frapperaient fort et vite. Mais de quelle manière exactement… La réponse de Salem ne venant pas assez vite au goût d’Aric, ce dernier fit un geste du doigt et Madi, comme un fauve à qui l’on donne enfin de la viande après de longues journées de jeûne, se jeta sur sa proie.

Le pirate envoya un revers de main cinglant à Salem. Trop emporté par son élan, il mesura mal la distance et au lieu d’une gifle mordante, il accrocha furieusement le nez de l’Oriental. Dans un craquement, une giclée de sang mouilla les lèvres de Salem, la douleur irradiant brutalement au milieu de son visage. Madi, lui serra les doigts. Il s’était fait mal en frappant cet enfoiré de traître !

— Pas le visage Madi ! intervint Aric. Je veux qu’il parle, non qu’il gémisse. Il se tourna vers Terec. Que faisait-il pour Taorin exactement ?
— Il observait, il écoutait. Il rapportait ensuite.
— Le chien avait besoin d’un autre chien
, songea Aric à voix haute. Madi, il a besoin de parler, laisse lui la langue et les dents. Mais pour entendre. Pour entendre, une oreille suffit.

La brute épaisse qui servait de bourreau dégaina un long couteau piqueté de rouille au tranchant aiguisé et s’approcha avec avidité de Salem. Mais avant qu’il pût lui trancher le cartilage, Aric retint sa main.

— Pas de cette manière-là idiot. Lui couper les chairs ne changera rien.

Aric sortit et disparut de longues secondes. Madi rongeait son frein. Le capitaine revint, un long tison de métal à la pointe rougeoyante entre les mains.

— Tenez-le, dit-il simplement à Terec et Madi. Qu’il sache enfin, ce que la traîtrise implique chez nous. Et le prix que les traîtres doivent payer.

D’un geste trop sûr pour douter que ce fût la première fois qu’il agissait ainsi, Aric bloqua la tête de Salem d’une main et pointa la tige de métal brûlante vers sa tempe. L’espion se débattit comme un beau diable et parvint à échapper une première fois à la menace d’Aric. Le coup porta trop à droite et le tison piqua et brûla le cuir chevelu derrière l’oreille, s’enfonçant de quelques millimètres avant de buter sur le crâne. Aric claqua de la langue, agacé, et mit plus de force dans sa prise. Ses deux acolytes firent de même. La seconde fois fut la bonne et brusquement, le tison s’enfonça dans l’orifice obscur où de nombreux secrets s’étaient accumulés pendant de longues années. De l'oreille gauche, plus jamais, pourtant, Salem et Ryad ne pourraient de nouveau surprendre les arcanes de ceux qu’ils surveillaient.

L’interrogatoire se poursuivit encore quelques minutes. Peut-être quelques heures, d’après la conscience de Salem. Un bourdonnement désagréable lui résonnait du côté de la tête où il avait été brûlé. Comme les membres amputés que les estropiés prétendent ressentir, son esprit lui faisait croire qu’il pouvait encore percevoir des sons, de bizarres résonances, d’étranges vibrations désagréables qui lui donneraient, dans les jours à venir, de violentes migraines et de pernicieuses pertes d’équilibre. S’il croyait, pourtant, qu’on en avait fini avec lui et que les pirates se contenteraient de le tuer avant de le jeter à la mer. Il se trompait. Aric voulait envoyer un message fort au Gondor. Il voulait leur montrer que leurs coups bats et leurs manigances ne servaient à rien face à la force pirate. Salem porterait ce message, en quelque sorte…


***

Il pouvait deviner, de loin en loin, le glissement de la coque sur la surface de l’eau, le clapotis des rames qu’on abaissait et qu’on tirait dans les remous marins, le claquement des voiles. Deviner, seulement. Car il n’était plus certain que les sons qui lui parvenaient étaient réels. Le soleil lui mordait le visage, là où il se trouvait. Et si les pirates n’avaient jamais voulu lui révéler ce qu’ils comptaient faire, il avait eu tout le temps de le comprendre. Il voyait la cité virer de droite et de gauche, sa vision altérée par le roulis du navire. Les hommes, en dessous, quittaient peu à peu la nef et descendaient dans les chaloupes qu’ils avaient apportées avec eux. Salem avait senti les coups de hache qu’ils avaient mis dans la coque. Le bois avait tremblé entre ses omoplates. Puis, silencieusement, le premier bateau devant lui commença à plonger, avalé par les flots de l’estuaire, là où l’Anduin, le grand fleuve rejoignait Belegaer. Là où les hommes du Gondor avaient bâti les prémisses de leur port. Combien de temps lui restait-il ? Assez, d’après les pirates, pour admirer leur victoire. Assez, pour que quelqu’un lui vienne en aide ?

Salem contempla l’eau affleurer sur le pont du navire sur lequel il se trouvait, attaché au sommet du mât.
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Ryad Assad
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Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool EmptyMar 10 Nov 2020 - 11:22
J’avais froid. Tellement froid…

Comme si je me tenais dans les terres du Nord… De… De comment déjà ? Ce grand royaume des hommes que l’on détestait… Ce… J’étais en train de sombrer. Les ténèbres m’engloutissaient, se refermant comme des mains griffues autour de mon cou offert en sacrifice. Quelqu’un pinçait les cordes d’un instrument désagréable, tout près de moi, mais j’avais la nuque si tendue que je ne pouvais pas tourner la tête. Je fis un bruit, pour lui demander de se taire.

Un grognement rageur.

Sans effet.

- Laaaaaa…

J’avais la gorge enrouée. Comme si je n’avais pas bu depuis des années. Ce bruit agaçant me donnait envie de lui déchirer les entrailles. Je repris, plus clairement :

- Laaaaaf… Laaaa…

Hein ?


~ ~ ~ ~

Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool Amanda10

La jeune femme passait ses doigts sur son cou plus que de raison, sentant encore ceux de son agresseur s’y enfoncer vigoureusement. Elle se souvenait parfaitement de son regard, de ses yeux sombres et glaçants, alors qu’il était en train d’arracher la vie de sa trachée à la seule force de ses mains gigantesques et de ses bras épais. Elle aurait pensé voir un fauve, un guerrier déchaîné, brutal, sauvage… Il n’en était rien. Tout ce qu’elle avait vu en lui, c’était du calme. Le calme d’un homme expérimenté, méthodique, efficace, pour qui la résistance futile de la « combattante » était à peu près aussi agaçante que celle d’un enfant se débattant sur les coups de ceinture de son père.

Plus que la prise de conscience du fait qu’elle avait frôlé la mort, c’était la réalisation de sa profonde impuissance qui la choquait le plus. L’impression terrible de ne pouvoir rien faire face à la volonté d’autrui. Elle n’avait pas pu utiliser son arme, et aucune des techniques soi-disant infaillibles qu’on lui avait apprises pour se défaire d’un agresseur n’avait fonctionné. Il s’était contenté de la percuter de tout son poids, et elle avait cédé. La ridicule défense qu’elle avait tenté de lui opposer avait été balayée avec la même aisance que la poussière sur le porche d’un foyer.

Son regard plongea une nouvelle fois vers Nathanael… Vers le sang qui maculait ses mains… Elle n’en revenait pas que leur agresseur eût été en mesure de prendre la fuite après en avoir perdu autant. Elle avait l’impression que des pintes et des pintes s’étaient déversées sur le sol, et elle n’aurait pas été surprise de le voir mort, étendu sur le sol, livide de s’être vidé comme un animal qu’on aurait saigné… Son esprit fabriquait-il des souvenirs plus terribles que la réalité, ou était-elle seulement si peu habituée à la guerre qu’elle mésestimait ce qu’il fallait pour tuer véritablement un homme costaud, entraîné et dans la force de l’âge ? Elle préférait ne pas creuser trop profondément, de peur que la réponse ne lui plût guère.

Avant de comprendre, elle se retrouva sur ses pieds, et ses jambes qu’elle pensait jusque là inutiles retrouvèrent leur fonction première : courir, courir loin, s’éloigner de cet enfer, de ces rues terrifiantes dans lesquelles la mort semblait frapper avec une violence inouïe. Son cerveau s’affranchissait de la réflexion, tout entier concentré sur le dos de Nathanael qui galopait devant elle sans prendre le temps de souffler, sinon pour vérifier qu’aucune patrouille ne les aurait vu passer. Fort heureusement, une grande partie de la garnison de Pelargir était partie à Minas Tirith, et les hommes d’armes étaient beaucoup moins présents dans les rues ces derniers temps, occupés qu’ils étaient à surveiller les remparts de la cité, et le Triangle. Une aubaine pour les deux compagnons, mais aussi pour leurs adversaires qui s’étaient retirés dans leur repaire, planifiant déjà sans doute leur prochain mouvement.

- Où allons-nous ? Demanda-t-elle finalement.

Elle aurait peut-être dû commencer par là, quand Nathanael l’avait remise sur pied et l’avait enjointe à s’éloigner rapidement du lieu de leur combat, mais il avait fallu qu’elle s’autorisât à penser au sort que leur réserveraient leurs agresseurs pour enfin dépasser son seul instinct de survie, qui lui commandait de courir le plus loin possible, de trouver un trou où se cacher, et d’y rester jusqu’à ce le soleil brillât de nouveau. Les monstres ne sortaient pas le jour, n’est-ce pas ?

Nathanael ne paraissait pas particulièrement enclin à lui révéler les détails de son plan, mais elle nota bien vite qu’ils changeaient de quartiers, et qu’ils approchaient des demeures nobiliaires. Les beaux quartiers de Pelargir, soigneusement entretenus, constituaient toujours un ravissement pour les yeux des passants, mais ils ne firent même pas mine de ralentir pour observer les environs. Au lieu de quoi, ils mirent le cap sans attendre sur le manoir de Hauterive et, à la plus grande surprise de la jeune femme, y pénétrèrent sans attendre d’être accueillis par des domestiques.

De toute évidence, l’étranger voulait régler quelque chose.

Quelque chose qui ne pouvait pas attendre.


~ ~ ~ ~


Les pirates m’avaient fait descendre.

Incapable de savoir ce qu’ils me voulaient, cependant. J’étais comme coupé du monde, séparé d’eux par un mur de brique qui étouffait le moindre son, la moindre mélodie, et a fortiori leurs paroles. Il m’était difficile de lire sur les lèvres, surtout avec un œil tuméfié, mais je devinais qu’ils n’étaient pas très contents. Pas très contents, et un peu perplexes aussi.

Je clignai des yeux.

Soudainement, je me retrouvai ailleurs. Dans un endroit sombre, et puant. Le coup arriva sans prévenir, comme si j’avais été percuté par un marteau. Un de plus. La douleur était omniprésente, permanente et lancinante, à tel point que je n’aurais pas su pointer du doigt un seul endroit de mon corps qu’ils auraient épargné. J’avais l’impression d’avoir été tabassé minutieusement, bien plus que je l’avais jamais été dans toute ma vie. L’officier supérieur qui encadrait ma formation… dont le nom m’échappait pour le moment… ne s’était jamais montré aussi dur.

Un homme s’approcha.

Je voyais qu’il me parlait. Il agitait la main devant mon regard, mais j’étais trop faible pour lui répondre.

Je clignai des yeux.

Un cri rauque jaillit de ma gorge au moment où la tige de métal chauffée à blanc s’enfonçait dans mon crâne.

Je clignai des yeux.

Les mouettes dansaient autour de moi, ouvrant le bec pour réclamer à manger dans le plus grand des silences. Elles étaient belles, avec leurs ailes grises, et leur silhouette svelte. Belles et libres, libres d’aller où elles le souhaitaient.

Je clignai des yeux.

Mon nez déformé pissait le sang. Je hoquetai, incapable de verbaliser la souffrance qui m’étreignait en me donnant l’impression que mon cœur allait jaillir de ma poitrine. Des larmes dans les yeux, larmes de douleur, coulaient le long de mes joues. Je n’avais même pas la force de cracher le sang qui dégoulinaient de mes lèvres débiles. Le grand type qui les commandait me posait des questions, mais je n’avais rien à lui offrir, sinon le silence et l’incompréhension.

« Salem, accroche-toi putain », que je me répétais à moi-même.

J’avais été formé pour ça. Pour parfaire mon déguisement, dans les pires conditions, pour me fondre dans mon personnage au point que personne ne pourrait jamais le découvrir. Je m’accrochai à lui désespérément. A lui, et au trône du Rhûn. A la promesse d’une existence paisible dans l’après-vie. Si je devais mourir ici, loin de chez moi et des miens, j’espérais que les ancêtres me feraient une place à leur table, et m’offriraient à boire à la coupe triomphante. J’espérais qu’ils me reconnaîtraient comme l’un des leurs.

Le type leva la main pour me frapper de nouveau.

Je clignai des yeux.

La salle du trône était immense.

Je clignai des yeux.

Le Conteur, cet horrible cancrelat, me regardait avec satisfaction, se réjouissant de me voir dans cet état de désolation. J’aurais voulu lui dire que son tour viendrait bientôt, mais les mots restaient bloqués dans ma gorge.

Je clignai des yeux.

Le soleil.

Je clignai des yeux.

Le métal incandescent qui s’approchait. J’essayai de me débattre comme un beau diable, jouant crânement ma chance seul contre une armée de pirates. Mais mieux valait ça que de supporter passivement la torture infame à laquelle ils voulaient me soumettre. Cet homme était fou. Leur chef, dont le nom ne voulait pas me revenir. Il avait le regard qui brûlait d’une flamme déraisonnable. Cet homme consumerait le monde entier pour avoir le plaisir de réchauffer un peu son âme malsaine.

- Non !! Non !!!

A quoi bon crier ?

A quoi bon, Salem ? A quoi bon t’égosiller alors que tu sais très bien que tu n’y échapperas pas ? Le premier coup manqua sa cible de peu, mais te donna l’impression d’être transpercé de part en part par une lance. Tu t’écroulas. Je m’écroulai. Haletant, sans force. Tu ne faisais pas le poids. Nous étions condamnés.

Je clignai des yeux.

La tige brûlante s’approchait, le métal vibrant à cause de la chaleur, comme s’il émettait une pulsation impatiente. Impatiente de détruire, de consumer la chair, de la réduire à néant, à l’état de bouillie infâme et difforme, incapable de jamais cicatriser pleinement. Une blessure infligée par un tel objet ne guérirait pas. Le sang coulait de mon crâne, de plus en plus abondamment, par la plaie que le premier coup manqué avait occasionnée.

Je clignai des yeux.

Aric me regardait, droit dans les yeux, comme pour me dire de parler avant qu’il ne fût trop tard… ou plutôt, comme pour me dire qu’il était trop tard, et que même si je me mettais à table maintenant, il aurait quand même envie d’aller au bout de son plan malsain…

Je sentais la chaleur près de mon oreille. Ma tête ne pouvait pas bouger, coincée qu’elle était dans le bras puissant d’un homme de main.

Je clignai des yeux.

La douleur était déjà insoutenable, et pourtant le métal ne m’avait pas encore touché.

- Non !!!

Je clignai des yeux.

Je clignai des yeux.

Je clignai des yeux.

Il était toujours là…

- Arrêtez !!!


~ ~ ~ ~

Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool Amanda10

Entrer à Hauterive avait été un jeu d’enfants. Suivre le Nathanael remonté, qui marchait à grandes enjambées sans trop lui expliquer quelle était leur destination, avait été une autre affaire. Il s’était mis à crier après un certain Barthélémy, qu’ils avaient vu se réfugier prestement dans les cuisines, de toute évidence terrifié par l’attitude de son professeur qui ressemblait en cet instant à un détraqué cherchant à lui faire du mal. La porte n’avait pas résisté longtemps aux assauts de celui qui, quelques instants auparavant, était encore la victime d’une agression odieuse. Curieux comme lesles pouvaient être inversés rapidement.

Le jeune garçon, fils du maître de maison, s’était abrité dans les jupes de sa cuisinière, qui avait cherché à le protéger par pur réflexe. En voyant arriver Nathanael, elle avait eu un mouvement de recul, ce qui avait donné à l’homme l’opportunité de s’emparer du jeune noble, et de mener son interrogatoire sans la moindre douceur.

- Arrêtez ! Cria Catie quand la première gifle fut décochée.

La jeune femme aux cheveux roux désapprouvait la méthode, mais elle ne pouvait pas contester son efficacité. Elle aurait spontanément eu envie de se ranger du côté de la cuisinière, et de raisonner l’homme qui semblait fou furieux, mais elle savait par quoi il était passé, et les raisons qui le poussaient à agir ainsi. Ce fut pourquoi, quand l’employée des Hauterive tenta de s’interposer, la jeune femme fit barrage de son corps, levant les mains en signe d’apaisement :

- Je vous en prie ! Cria-t-elle. Ne le laissez pas le tuer !

- Madame, répondit l’espionne d’une voix rendue faible par la strangulation, nous sommes ici pour une mission extrêmement importante. Je vous donne ma parole que Sieur Nathanael ne le tuera pas.

En disant cela, elle jeta un regard à l’homme, en espérant qu’il ne lui donnerait pas tort. Elle comprenait ses motivations, mais elle ne laisserait pas tuer un enfant innocent sans rien faire. Son pragmatisme avait des limites. L’agitation rameuta du monde, cependant, et pendant que Nathanael s’efforçait de faire cracher le morceau au gamin qui semblait avoir des choses à cacher, elle devait gérer les nouveaux arrivants, effrayés par la violence. Certains étaient déjà partis chercher le maître de maison, pour solliciter son aide. Tous étaient effrayés, mais n’osaient pas intervenir frontalement. Le coup qu’avait reçu Barthélémy les préoccupait, mais pour le moment il n’y en avait pas d’autre. Heureusement, car un tel geste aurait pu les pousser à intervenir sans ménagement.

L’intendant fit bientôt son apparition, poussant les serviteurs du coude pour se frayer un chemin jusqu’au premier rang. Il découvrit la scène, effaré, et les mots semblèrent lui manquer pour qualifier l’outrage auquel il assistait. Le jeune Barthélémy, héritier des Hauterive, noble famille de Pelargir, molesté dans sa propre demeure et sous le regard de ses serviteurs par un vulgaire roturier de basse fosse qui puait l’alcool et le stupre, le sang et ces mystérieuses poudres d’Umbar dont les jeunes gens de mauvaise vie étaient friands. Il marqua un bref temps d’arrêt, le temps de surmonter sa stupéfaction, et aurait marché droit sur Nathanael, si la jeune femme ne s’était pas interposée face à lui pour le stopper. Elle posa par réflexe les mains sur son torse pour le contenir, ce qui déclencha une colère stupéfiante :

- Par les Valar retirez vos mains et écartez-vous de mon chemin avant que je vous dégonde !

La réserve naturelle du domestique s’était effacée, trahissant des origines plus modestes, et un langage plus fleuri qu’il ne le laissait paraître. Elle chercha à lui répondre calmement :

- Nous sommes ici pour une mission extrêmem…

- Silence ! Écartez-vous, qui que vous soyez, ou je vous embroche !

Il sortit soudainement une lame courte et effilée qu’il gardait sans doute sur lui pour ouvrir les lettres de son maître. Un vulgaire coupe-papier, qui changeait cependant la donne et lui conférait un certain avantage. La jeune femme jeta un regard en arrière. Nathanael n’avait pas encore fait parler le gosse, et la jeune devait faire en sorte de contrôler la situation du mieux possible. Elle aurait préféré ne pas avoir recours aux grands moyens, surtout pas ici, mais à situations désespérées, mesures désespérées.

- Vous ne m’embrocherez pas, monsieur, qui que vous soyez. Vous n’oseriez pas faire couler le sang de la noblesse de Pelargir.

Il marqua un temps d’arrêt. Elle lut l’incrédulité dans son regard, rapidement chassée par le doute, et par une volonté revancharde de lui faire payer son mensonge. Consciente que les mots ne suffiraient pas, elle dévoila une broche qu’elle cachait sous son manteau. La même que celle qu’arborait Nathanael quelques temps plus tôt.

- Vous ne verserez pas le sang de Guivre.

De Guivre. Une puissante famille de Pelargir, qui semblait être aussi vieille que la cité elle-même. Des loyalistes convaincus, qui avaient toujours soutenu le Gondor aux heures de crise, et qui s’étaient rangés parmi les premiers derrière le nouveau Conseiller Leontochir. Que la jeune femme arborât cette broche, si elle appartenait bien à cette famille connue dans la cité portuaire, n’était pas une surprise. Même l’intendant plein de colère marqua une pause, incertain. La paix était presque acquise, par la seule force d’un nom, mais c’était sans compter l’arrivée inopinée du maître des lieux lui-même.

Si la colère de l’intendant était effrayante, celle d’un noble outré et d’un père terrifié donnait envie de se terrer sous un rocher et d’y attendre patiemment la fin du déluge. La rage s’empara de lui, il ne s’embarrassa pas de détails, chargeant Nathanael sans même prononcer la moindre parole. La jeune femme ne le laissa pas faire, et d’une habile torsion elle le fit dévier sa course, bloquant son poignet de telle sorte qu’il ne pouvait pas se débattre au risque de faire sauter son articulation.

- Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Je vais le tuer ! Vous ne toucherez pas à un cheveu de mon fils ! Salaud ! Sale cafard puant, je vous ai ouvert la porte de ma maison, et c’est comme ça que vous me remerciez !? Pourceau ! Faquin ! Je t’étriperai, aussi sûr que Hauterive est mon nom.

- Hauterive ! Hauterive, calmez-vous !

Il posa les yeux vers cette présence féminine qui, à elle seule, avait réussi à le contenir lui et ses menaces grandiloquentes :

- Amanda !? Êtes-vous complice de tout ceci ?

Elle tourna un regard vers Nathanael, et sursauta en le découvrant si proche. Elle aurait voulu lui expliquer la situation, lui dire que Hauterive n’avait rien fait de mal, qu’il avait probablement prononcé ses paroles sous le coup de la colère, et qu’il n’était pas déterminé à les mettre à exécution.

Elle aurait voulu.


~ ~ ~ ~


Tellement froid…

Tellement, tellement froid…

Le vent mordant, comme une armée d’aiguilles lancées à toute vitesse. Les hommes s’affairaient en-dessous, évacuant le navire comme des rats. Je baissai le menton dans leur direction, et criai :

- Vaaaaa… Vaaaaaaao…

Ne pas abandonner :

- Vaaaaaaaooo… Aaaaa… Aaaaa…

Un des matelots leva la tête dans ma direction, tapa du coude son voisin, avant de me pointer du doigt. Ils avaient l’air de bien rigoler, tout en bas. Je mis un moment à comprendre que c’était moi qui étais tout en haut. Le balancement du navire, amplifié par l’altitude, me donnait le tournis et envie de vomir. Je crachai involontairement sur la chemise d’un marin. Il sembla ne pas apprécier, pesta avec de grands gestes, puis essaya de m’atteindre avec un jet de couteau particulièrement audacieux.

Je vis la lame tourner dans les airs, si lentement que j’avais le temps d’en contempler les moindres détails, les reflets du soleil qui accrochaient son fil tranchant… assez tranchant pour découper des cordes usées par le temps, rendues sèches par le stockage. Assez effilé pour se glisser entre les plis de mes vêtements, et me transpercer le foie, le cœur, la gorge… Dans les deux cas, je risquais de regagner ma liberté très bientôt, d’une manière ou d’une autre.

Curieusement, je n’avais pas de préférence particulière. La pièce pouvait bien tomber d’un côté ou de l’autre désormais, cela m’indifférait. Peut-être même préférais-je qu’on mît un terme à mes souffrances de la manière la plus douce possible…

Le couteau passa comme une comète, et alla se perdre dans mon dos, avant de retomber probablement avec un gros « plouf » que je n’entendrai plus jamais, pour se perdre dans les profondeurs du fleuve… le… le comment déjà ? En me manquant ainsi, il emportait avec lui mes espoirs, aussi bien que les lambeaux de mes souvenirs qui semblaient de disloquer. Il y eut quelques rires parmi ses compagnons, que je pouvais deviner d’un œil. Quelques rires, et puis s’en va, en me laissant sur ce bateau fantôme, silencieux comme la mort à l’exception de ce bourdonnement constant et désagréable. Je ne sentais même pas les flots engloutir l’embarcation. Je voyais juste le paysage descendre à l’horizon, comme si j’étais le soleil en train de se coucher paisiblement sur la Terre du Milieu.

Poétique.

L’eau glacée heurta bientôt mes jambes, dévorant ce qu’il restait de ma carcasse. Je sentais avec une acuité stupéfiante le courant sur ma peau, le déplacement de mes vêtements mus par le fleuve qui semblait animé de sa volonté propre. Les pirates s’éloignaient déjà, sans même un regard en arrière. Une mort par noyade n’était pas assez bien pour eux ? Pourtant ils avaient sacrifié quelques navires pour me voir disparaître… j’aurais pensé qu’ils resteraient pour profiter du spectacle.

L’onde m’enveloppait, agissant bizarrement comme un baume autour de mes blessures. Le froid m’empêchait de ressentir trop douloureusement les coups qui avaient plu sur mon corps. J’étais bien. Tremblant, mais bien. Éreinté, mais bien. Quand l’eau arriva au niveau de mon menton, je m’astreignis à vider mes poumons de tout l’air qui pouvait s’y cacher.

Résister à la tentation d’inspirer.

Résister.

Résister, et bloquer sa respiration.

Tout se passerait bien. Je ne tenais pas à prolonger les adieux plus que de raison.


~ ~ ~ ~

Les femmes sont plus - Les femmes sont plus traîtresses que l'alcool Amanda10

Entre les cris, les menaces, les insultes et les larmes, le petit Barthélémy était terrorisé. Son regard juvénile ne pouvait pas s’empêcher d’aller de celui du Conteur à celui d’un autre acteur de cette pièce dramatique. Il regardait Catie, en pleurs, qui paraissait impuissante à l’aider. Il revenait à la furie vengeresse de son précepteur, puis regardait l’intendant qui essayait de le défendre à l’aide d’une arme de fortune. Un courage insensé qu’il n’estimait pas mériter. Et toujours, Nathanael le pressait de questions, lui demandant de se mettre à table, de parler, de dire tout ce qu’il savait.

Un garçon, même bien éduqué, même quand il croyait dans ses promesses et dans ce qu’elles représentaient, ne pouvait pas tenir indéfiniment face à une telle pression. Il s’effondra en sanglots, comme un poids mort entre les bras vigoureux du Conteur, et se mit à parler à voix très basse, comme s’il ne voulait pas qu’on l’entendît :

- Je ne voulais pas… Je vous jure, je ne voulais pas… Mais ils ont dit qu’ils feraient du mal à ma mère si je le disais à quelqu’un. Ils ont dit… ils ont dit…

Il reprit son souffle, entre deux sanglots, avant de reprendre :

- Ils ont dit qu’ils la tueraient si je parlais de ce que j’avais entendu… Si j’avais entendu que… que…

Nouvelle pause. Le regard du Conteur l’incita à continuer, sans qu’il fût très clair si c’était l’éclair menaçant qui l’avait poussé à parler plus vite, ou l’inflexion légèrement compatissante qu’il avait pu voir derrière ce masque bourru. Ou se la figurait-il seulement ? Il n’aurait su dire : son précepteur était bien trop énigmatique.

- Ils ont dit que c’était pour ce soir… Le Jour de la Vengeance… Ils ont dit que c’était la fin du Gondor… Ils ont dit… Ils ont dit…

Ils avaient dit tellement de choses que l’esprit de cet enfant ne pouvait pas se souvenir de tout. Des bribes de conversations entendues en écoutant aux portes, à des heures où il aurait dû dormir depuis longtemps. Des mots qui n’avaient pas encore de sens pour Nathanael, mais qui en auraient bientôt.

Au moment où ils parlaient, la Bataille de Pelargir venait de débuter.


~ ~ ~ ~


Le silence était oppressant, sous les lourds nuages qui semblaient s’amonceler, annonciateurs d’une nuit sans lune. Au Sud, rien de nouveau. Les berges étaient calmes, paisibles, à peine troublées par les facéties de quelques rongeurs qui profitaient de la fraîcheur pour sortir en quête d’insectes à manger. Le Harad dormait paisiblement, comme un dragon veillant sur son trésor mal acquis, attendant patiemment de pouvoir déchaîner sa colère sur sa proie la plus juteuse, le Gondor septentrional, qui paraissait bien oisif.

Ici, on se trouvait bien loin des intrigues de Dur’Zork et de Djafa. On était loin de la ligne de front, des villes de l’Harnen qui avaient été placées sous la domination des Seigneurs Pirates. On était loin de la guerre, de ses affres, des morts par milliers, des larmes innombrables et des réconforts trop rares. Pelargir vivait dans une indolence coupable, que les ravisseurs de Salem le précepteur comptaient lui faire payer. Déjà quelques fumées s’élevaient au Nord, où se trouvait le verrou du Gondor méridional. Quelques fumées que ceux qui avaient connu la guerre du Harondor connaissaient bien.

J’aurai le temps de les observer toute la nuit durant.

Les Pirates avaient finement calculé leur coup. Quelques navires coulés dans un point peu profond du fleuve, pour en bloquer le passage et interdire la sortie aux navires de Pelargir. Les Gondoriens n’étaient au courant de rien, et lorsqu’ils l’apprendraient, il serait déjà trop tard. Ces incompétents notoires… A peine meilleurs que les Pirates. Ils avaient su briser un homme, détruire son corps aussi bien que son esprit... et pourtant ils n’avaient pas été capables de prévoir qu’en essayant de me noyer là où le fleuve était le moins profond, ils prenaient le risque de voir leur mât être un brin trop long. Juste assez pour me permettre de garder – péniblement – la tête hors de l’eau.

J’eus un sourire.

- Eeeeeeo…

« Les cons », en langue commune.


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