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Ryad Assad
Espion de Rhûn - Vicieux à ses heures perdues
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Ryad Assad

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Les genoux enfoncés dans la pierre dure comme le diamant, Forlong et ses compagnons de route avaient tout le loisir de pouvoir observer autour d'eux, de contempler l'horreur qui se déployait sous leurs yeux ébahis. Horreur. Le mot était faible. Aucun qualificatif ne pouvait rendre justice à ce qu'ils voyaient sans y croire pour autant. Leurs gardes leur avaient bien dit, avec un sourire moqueur et en leur pinçant les côtes, qu'ils allaient les amener en plein cœur du territoire Gobelin. A Gundabad même, avaient-ils précisé. Mais auraient-ils pu imaginer, même dans leurs cauchemars les plus fous, à quoi ressemblerait la capitale de leurs ennemis ?

Sans doute pas.

Ils pullulaient, s'agitant de toutes parts comme des insectes qui grouillaient le long des murs, dans les alvéoles creusées à même la pierre, galopant le long de coursives précaires suspendues au-dessus du vide. Des milliers. Des dizaines de milliers de Gobelins aux visages mutilés, aux sourires carnassiers et aux yeux jaunes malveillants. Leurs plaintes reprises en écho par les parois sombres de la cité souterraine étaient rythmées par les coups de fouet que l'on entendait claquer dans l'air lourd et vicié. Il y en avait de toutes sortes et de toutes tailles. Certains étaient de toute évidence des serviteurs, des esclaves même, qui trimaient sous le poids d'une cargaison trop lourde. D'autres étaient des soldats, dont les armures cliquetaient contre le sol. De ceux-là, il y avait un grand nombre. Des régiments entiers qui entraient et sortaient de corridors à peine visibles, comme s'ils patrouillaient inlassablement.

Il fallut un moment aux prisonniers pour comprendre que ce n'étaient pas les mêmes qu'ils voyaient à chaque fois.

Gundabad était sur le pied de guerre. La cité l'avait toujours été, à sa façon : les ingénieurs gobelins n'avaient guère de talent que pour donner la mort, et ils travaillaient sans relâche pour faire de leur cité une forteresse imprenable. Mais aujourd'hui plus que jamais, la bataille était proche. Les Nains, disait-on, poussaient leur avantage et entendaient abattre d'un seul coup la puissance des Gobelins dans les Monts Brumeux. Une ambition bien présomptueuse, quand on voyait la détermination que mettaient les créatures de la nuit à défendre leur foyer. Du promontoire sur lequel ils se trouvaient, les captifs pouvaient assister aux préparatifs d'un bataillon. C'étaient des archers légers, qui enduisaient leurs flèches d'une substance noire peu rassurante. Sans doute une forme de poison local, aussi mortel que douloureux. Les archers se mirent à pousser des cris, des croassements, des hululements, avant de grimper le long d'un à-pic particulièrement raide. Leur agilité était saisissante ! Ils se coulèrent un à un dans un tunnel qui se trouvait à une trentaine de pieds du sol, et disparurent bientôt, émissaires sombres porteurs d'un funeste message à l'attention de la coalition Naugrim.

Le champ de vision de Forlong fut soudainement barré par l'arrivée d'un Gobelin. Un de plus. C'était au moins le troisième qui venait pour l'examiner depuis qu'il était arrivé ici. Un acheteur potentiel qui venait négocier avec les esclavagistes, pour obtenir de la marchandise fraîche. L'ancien marchand dont il avait fait la connaissance peu de temps auparavant lui avait expliqué qu'il était préférable d'être acheté rapidement. Ceux qui ne trouvaient pas preneur étaient souvent envoyés dans les mines, où ils mouraient en quelques années tout au plus. Pour survivre à Gundabad, il fallait se montrer utile, d'une manière ou d'une autre.

Toutefois, il n'était pas facile de prouver son utilité quand les seuls critères qui paraissaient intéresser les acheteurs potentiels étaient strictement physiques. Ils suivaient perpétuellement le même rituel. Deux gardes commençaient par remettre le prisonnier sur pied, avant qu'on lui administrât un solide coup de gourdin dans le foie. Celui que Forlong reçut cette fois fut particulièrement douloureux, et plia le Tribun en deux à la recherche de son souffle. Ensuite, ses geôliers le forçaient à ouvrir grand les yeux, et à plonger son regard dans celui de l'acheteur, qui lui examinait les pupilles. Ils n'avaient jamais dit ce qu'ils cherchaient en faisant cela. Par la suite, on lui ouvrait la bouche pour regarder ses dents, on inspectait soigneusement ses mains, et on lui donnait deux coups de barre en fer sur les oreilles. Selon la vitesse à laquelle elles devenaient rouges, quelques commentaires étaient échangés dans la langue brutale et désagréable de ces créatures, et un avis était formulé. Un débat parfois animé s'ensuivait, lequel aboutissait à la détermination d'un prix acceptable. Selon le mode de paiement, l'infortuné esclave pouvait avoir une idée du sort qui l'attendait.

L'un d'entre eux s'était même mis à pleurer en voyant que son acheteur avait payé avec des minerais relativement rares, probablement extraits au fin fond des mines. Cela avait beaucoup fait rire les gardes.

Ayant subi l'examen, Forlong fut amené à se remettre à genoux – position particulièrement douloureuse. Il n'avait pas été jugé suffisamment intéressant, suffisamment utile. Le Gobelin s'éloigna de quelques pas, avant de s'arrêter devant le marchand, celui qui avait fait commerce avec les Gobelins dans le passé.

- Toi… Que fais-tu là ? Grinça l'acheteur comme s'il connaissait personnellement le prisonnier.

Saisissant sa chance, le marchand souffla :

- J'ai été capturé par malchance… J'essayais de retrouver ma cargaison, quand vos collecteurs me sont tombés dessus…

Les autres captifs tournèrent le regard vers lui, interloqué. Il n'y avait que Forlong qui connaissait la vérité à son sujet. Cet homme avait décidé de pactiser avec les Gobelins pour survivre, et il faisait commerce avec la vermine de Gundabad. Il comptait de toute évidence utiliser ses relations ici pour échapper à un destin tragique. Le Gobelin fit signe au maître-fouet Zatôgh, celui qui avait ramené les prisonniers, d'approcher. Il lui glissa quelques mots, et en quelques secondes l'affaire fut entendue. Le marchand fut détaché, relevé, et on l'escorta un peu plus loin. Probablement vers la sortie. En passant devant les malheureux qui le regardaient avec un mélange d'envie, de dégoût et d'abasourdissement, il leur lança « désolé », puis s'en alla sans se retourner.

Il vivrait.

Ce n'était pas le cas de tous les autres. L'acheteur finit par terminer son tour, récupérant deux hommes qui paraissaient bien chétifs, mais qui devaient répondre à son besoin du moment. Il les échangea contre des sachets d'une poudre étrange, noirâtre, dont les Hommes ignoraient la nature. Peut-être un composé chimique que les artificiers Gobelins utilisaient pour leurs fumées étranges. Les prisonniers se mirent à trembler, en se demandant à quoi ressemblerait le prochain acheteur. Serait-il meilleur que le précédent ? Pire ? Quel sort atroce leur promettait-il ? Il ne tarda pas à arriver, et avant même d'avoir ouvert la parole, il fut immédiatement clair que la mort était préférable à devenir son esclave.

Car ce n'était pas un Gobelin.

Sa haute stature et ses jambes droites ne trompaient pas le moins du monde. Il avait le bras fort, le torse large, contrairement aux créatures malingres que l'on voyait parfois déambuler dans la cité souterraine. Pratiquement deux fois plus haut que Zatôgh, qui n'était pas le plus petit de son peuple, il aurait pu écraser chacun d'entre eux sous sa botte sans le moindre effort s'il l'avait voulu. Au début, certains prisonniers crurent même qu'il s'agissait d'un Homme… Mais les Hommes n'avaient pas de tels crocs conçus pour tailler la chair, ni des yeux jaunis et maléfiques qui vous transperçaient sans la moindre once de pitié. Celui dont le pas faisait trembler le sol, et dont l'aura faisait chavirer les cœurs était un des Uruk-Hai. Une race guerrière parmi les plus formidables engendrées par les ennemis des Peuples Libres, dont la seule présence inspirait la crainte et le respect.

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Contrairement aux autres acheteurs, il ne prit pas la peine d'examiner les différents spécimens mis à sa disposition. Au lieu de quoi, il marcha droit vers le Tribun Forlong, et s'arrêta devant lui pour le dévisager. Il avait sur le visage un sourire carnassier. Ses doigts s'emparèrent d'une mèche de cheveux de son prisonnier, qu'il fit glisser lentement entre ses mains gantées.

- Shôra nash…1

Son sourire s'élargit légèrement, comme s'il venait de mettre la main sur un précieux trésor perdu depuis trop longtemps. Il se tourna vers les collecteurs, et leur lança par-dessus la tête de Forlong :

- Tungid mod nash ?2

- Ishor kirma.3

L'Uruk-Hai entra dans une rage folle en une fraction de seconde. Il rompit la distance qui le séparait de Zatôgh et referma son immense main sur le cou du maître-fouet, le faisant décoller du sol sans la moindre difficulté. En chemin il avait bousculé les prisonniers sur son passage, Forlong y compris, lesquels avaient pu sentir la puissance sauvage et brutale de cette créature. Les veines de ses bras et de son cou étaient gonflées de fureur, tandis que son regard n'appréciait pas particulièrement l'insulte qui venait de lui être faite. Zatôgh était terrorisé, tandis que ses compagnons n'osaient même pas intervenir pour l'aider, de peur d'aggraver la situation et d'y laisser leur peau. L'Uruk-Hai enchaîna :

- Kairgi, migul.4

Le maître fouet voulut dire quelque chose, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. L'Uruk desserra son emprise pour le laisser parler, et Zatôgh couina de manière tout à fait pathétique :

- Hurnash ! Kairza… Hum silig az…5

Apparemment satisfait, l'acheteur laissa retomber le Gobelin, et tourna son attention vers Forlong. D'une voix rocailleuse et menaçante, il gronda :

- Tu vas venir avec moi.

Ce n'était de toute évidence pas une demande.


~ ~ ~ ~


Un vulgaire animal de compagnie. C'était ce que Forlong était devenu. Tout du moins la cage dans laquelle il avait été enfermé lui donnait-elle ce statut. Trop petite pour qu'il pût se tenir entièrement debout, elle l'obligeait à rester assis ou à se déplacer accroupis dans le meilleur des cas. De toute façon, elle n'était pas assez longue pour qu'il pût se dégourdir les jambes, et il était contraint de rester dans un espace restreint, toujours à portée de vue du grand Uruk. Les détails de son transfert lui avaient échappé, puisqu'il avait été drogué avant d'être déplacé, seulement pour se réveiller totalement désorienté, nu comme un ver, dans sa nouvelle demeure. Ses effets avaient disparu, et il n'y avait aucune trace d'eux.

La demeure de l'Uruk était étrange… Du moins, elle ne correspondait pas à ce que l'on pouvait imaginer comme habitat pour un guerrier assoiffé de sang. Ce n'était guère plus qu'une grande chambre adaptée à la taille inhabituelle de son habitant, dans laquelle ce dernier avait entassé une collection d'objets divers et variés et, plus surprenant, de livres. Quand Forlong avait ouvert les yeux pour la première fois, il avait d'ailleurs découvert son nouveau maître penché sur une lecture apparemment compliquée, à la lueur d'une bougie vacillante. De toute évidence, la pénombre ne le dérangeait pas le moins du monde, mais l'objet de sa curiosité lui résistait, et il avait froncé les sourcils avant de s'arracher à son travail, seulement pour découvrir que son nouveau jouet était réveillé.

Sans un mot, il s'était levé, et avait attrapé un morceau de pain qu'il avait glissé par une petite trappe dans la cage, à peine assez grande pour y faire passer une main. Il avait bien pris garde de ne pas mettre les doigts à l'intérieur, comme on l'aurait fait pour un chien agressif dont on craindrait la morsure. Le repas était frugal et répugnant, et il eut pour effet d'ouvrir encore plus l'appétit du vétéran. Un homme de son gabarit avait des besoins bien plus conséquents. L'Uruk le savait à l'évidence, car il sortit un deuxième morceau de pain, et quelque chose qui ressemblait à de la viande de chauve-souris passée à la broche. Il déposa le plat sur le sommet de la cage, dont les barreaux étaient trop solides et trop étroits pour pouvoir être brisés facilement par le prisonnier. La nourriture était si proche et à la fois si loin. Une véritable torture.

Le maître s'assit lourdement devant la cage, sur un tabouret qui avait vu des jours meilleurs.

- Raconte-moi ton histoire, Shôra…

Shôra… Le Pâle… C'était le surnom que lui avait donné l'Uruk à défaut de connaître sa véritable identité – dont il se fichait par ailleurs. La créature paraissait curieusement intriguée par Forlong, mais pas forcément pour les aspects les plus évidents. Il y avait une forme d'intelligence mystérieuse chez cet Uruk-Hai, et le voir plongé dans une lecture était une indication suffisante du danger qu'il représentait. S'il en fallait une autre, les ossements humains qui traînaient hors de portée de la cage du Tribun étaient là pour rappeler à ce dernier la nature du risque. En y regardant de plus près, il pouvait même voir les petites marques de dents qui parsemaient les os.

A Gundabad, tout le monde se montrait utile.

D'une manière ou d'une autre.


__________

1 : Ils sont pâles…

2 : Quel est son prix ?

3 : Trois épées.

4 : Ta vie, misérable.

5 : C'est entendu ! Ma vie… Maintenant lâchez-moi…

#Forlong


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Forlong
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entre - Entre les lignes EmptyJeu 30 Aoû 2018 - 0:13
La terreur. Voilà ce que ressentit Forlong face au spectacle qui se déroulait sous ses yeux. Pas le genre de peur qui glace le sang, qui pétrifie les membres, ou qui noue l’estomac avant la bataille. Une terreur bien plus primitive, plus instinctive que ça. Les frissons dans le dos, les cheveux hérissés, et cette envie de crier ou de fuir que l’on ressent à la vue de milliers d’insectes grouillant de partout. Le spectacle était complètement inhumain, une ruche qui vomissait régiment après régiment de guerriers noirs. Sauf qu’il ne s’agissait pas ici d’abeilles ; ces insectes étaient faits dans l’unique but de tuer et de détruire. Le sang de leurs adversaires était leur miel, convoité par le roi Baltog.

La douleur du coup qu’il reçut dans le foie réveilla une rage brûlante en lui.

Oui, le premier réflexe d’un humain ou d’un animal face à une menace, face à la peur de la douleur ou celle de la mort est la fuite. Mais lorsque le premier coup s’abat, lorsque le système nerveux tout entier s’enflamme tel un feu d’alarme et que le cerveau comprend que la confrontation est inévitable...la volonté de survie prend alors le dessus et même une misérable souris est capable de sauter à la gorge de son oppresseur. Forlong n’était pas une souris, mais un vieux loup. Il avait chassé, combattu et abattu des dizaines d’orques et des gobelins lors de ses longues années de vadrouille et des innombrables escarmouches et batailles auquel il participa. A présent, il n’avait pas Lunerill avec lui, mais il n’avait pas besoin d’une lame magique  pour écraser un insecte. Il était persuadé qu’avec l’élément de surprise il pourrait pousser son tortionnaire dans le gouffre qui s’étendait à un mètre seulement de l’endroit où les prisonniers étaient exposés. Peut-être même qu’il réussirait à briser la nuque d’un autre gobelin malgré ses mains enchainées avant de périr sous les coups des sabres recourbés des autres créatures. Une mort de guerrier ne semblait pas si terrible dans cet endroit détestable, tandis que l’envie de vengeance sur ce gobelin qui avait osé le frapper et l’humilier de la sorte le dévorait.

Déjà ses muscles se tendaient, déjà son regard suivait chaque geste de Zâtogh, prêt à sauter sur lui au moment opportun. - Toi… Que fais-tu là ? – Ces mots prononcés par l’acheteur d’esclaves le prirent complètement au dépourvu. Entièrement concentré sur Zâtogh, il n’avait même pas vu l’autre gobelin s’éloigner et s’arrêter devant le marchand. Pendant un bref instant de panique, il crut que les paroles lui étaient adressées et que, par un concours de circonstances cauchemardesques, un gobelin avait réussi à découvrir son identité de Tribun du Royaume d’Arnor. Heureusement, sa réaction fut ignorée par les gobelins ainsi que par les autres prisonniers ; tous les regards étaient tournés vers le marchand.

Contrairement aux autres, Forlong n’éprouvait ni de la jalousie ni de la haine envers l’homme chanceux. Une seule chose parcourait son esprit lorsque l’acheteur gobelin dévisageait les prisonniers tels des animaux ; les paroles qu’il avait entendues la veille. ‘Des marchandises venues de l’Est et du Sud où l’esclavage est plus commun que la pierre blanche dans le haut de Minas Tirith, et les revenus vont directement dans les poches des gros bourges à Osgiliath. Et vous croyez vraiment que faire du commerce avec les gobelins est quelque chose d’immoral’. Aujourd’hui, le dunadan était devenu lui-même une marchandise, ou peut-être même pire, une marchandise peu désirable. La réalisation que ce genre de pratique était commun parmi les humains, représentants d’une même race, le percuta plus fort que jamais auparavant.

L’Uruk-Hai attira l’attention de Forlong dès qu’il apparut dans son champ de vision. Un corps taillé pour la guerre, animé par une âme violente, fourbe et sanguinaire. Il en avait affronté d’autres, notamment au Rohan des années auparavant, mais jamais sans mal. La vue d’un tel adversaire ne laissait pas indifférent même quand il était en sur un champ de bataille, armé de Lunerill. Agenouillé, enchainé et impuissant, c’était tout simplement terrifiant.

Beaucoup de bardes et de jeunes recrues croient qu’un vrai guerrier n’éprouve pas la peur. Forlong apprit l’absurdité de cette croyance lors de ses premières années sur la route. La peur était aussi naturelle qu’essentielle pour la survie. Ce qui faisait la puissance d’un guerrier, c’était la capacité d’en faire une force motrice plutôt qu’un handicap paralysant.

Malheureusement, dans la situation actuelle il ne pouvait pas faire grand-chose. Ne connaissant pas plus de dix mots du Noir Parler, il ne comprit rien à l’interaction entre le Maître-Fouet et l’Uruk, et fut pris au dépourvu par l’explosion de rage de ce dernier, qui le fit se recroqueviller sur lui-même par réflexe. Les mots prononcés par l’Uruk dans la Langue Commune clarifièrent la situation. Lorsque Forlong fut trainé vers son nouveau maître, il n’y eut aucune trace d’envie dans les regards des autres prisonniers, même de ceux qui allaient sans doute terminer dans les mines.

***

On s’imagine souvent des machines de torture élaborées, des lames courbées, du fer chauffé à blanc. Il était difficile de croire qu’une simple cage pouvait représenter un appareil de  torture aussi terrible. Forlong fut réveillé par la douleur qui pulsait sourdement dans ses membres. La gorge desséchée et souillée par un goût amer horrible laissé par la drogue qu’on lui avait donnée, les genoux et les poignets raclés jusqu’au sang par les chaînes et le sol rocailleux, son incapacité à s’étirer le rendait fou. Il n’était plus tout jeune, et la douleur qui traversait son dos lui coupait le souffle. Forlong se força à contrôler la vague de claustrophobie qui avait commencé à s’emparer de lui, et se concentra sur des exercices d’étirement musculaire qu’il connaissait et qui ne nécessitaient pas beaucoup d’espace. Les mouvements familiers lui permirent de se calmer, et il se mit à observer les alentours. Le spectacle d’un Uruk qui avait failli étrangler son compatriote quelques heures auparavant en train de lire un livre lui sembla tellement absurde et déplacé, qu’il se questionna un instant sur des éventuels effets hallucinogènes causés par la drogue.

Et pourtant l’Uruk érudit était bien réel, tout comme le bout de pain qu’il lui donna. Entre l’odeur peu attirante de la nourriture et le goût amer dans sa bouche, Forlong dut s’empêcher de vomir, mais il était conscient que son organisme réclamait désespérément une source d’énergie, aussi peu appétissante qu’elle puisse être.

Il dut se forcer à s’empêcher de jeter des regards incessants vers le plat déposé sur le sommet de la cage en s’enfonçant les ongles de la main droite dans le bras gauche. Le dunadan ne voulait pas donner cette satisfaction à son geôlier. La position de l’Uruk sur le tabouret et la manière attentive dont il le dévisageait lui rappela douloureusement sa propre nudité, et augmenta son sentiment de vulnérabilité et d’impuissance.

Forlong croassa :

-L’histoire d’un mercenaire. Une histoire sans doute beaucoup moins intéressante que celle de tes livres, Uruk. Quelle lecture as-tu interrompu pour venir me voir.. ?

Le Loup Blanc ne s’intéressait en réalité que très peu au choix de lecture de l’Uruk. Il espérait tout simplement gagner un peu de temps pour réfléchir à une version crédible de son histoire, en faisant appel à l’esprit narcissique de son tortionnaire ; une caractéristique partagée par tous les orques qu’il avait connus, et une preuve incontournable que ces créatures furent jadis créées comme une parodie terrible des Eldar.

Narcissique ou pas, l’Uruk-Hai était véritablement un spécimen étrange. La confrontation à laquelle Forlong put assister au marché d’esclaves avait semblé être une véritable explosion de rage incontrôlable, mais voyant cette créature parcourir les pages d’un tome, il ne put s’empêcher de se demander si ce n’était pas plutôt une démonstration de force contrôlée et mise en scène dans un but bien précis.

Pour la première fois depuis le début de sa captivité Forlong fit face à une réalisation terrible. Jusqu’à-là, il ne faisait qu’hésiter entre essayer de survire et mourir en se rebellant contre ses geôliers. Mais son nouveau propriétaire ne lui accorderait peut-être pas le luxe d’un tel choix…





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entre - Entre les lignes EmptyDim 2 Sep 2018 - 21:17
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Qui pouvait se targuer d'avoir entretenu une conversation avec un Uruk ? Peu de gens en Terre du Milieu avaient eu l'occasion d'en voir un de près, et c'était souvent dans des circonstances qui impliquaient une épée, quelques cris, et une fin malheureuse tâchée de sang rouge et noir. Pour beaucoup, les Uruk étaient même dénués de parole, et incarnaient des êtres stupides et brutaux engagés en masse dans les armées de l'Ennemi. Pourtant, ces êtres étaient loin d'être stupides. Ils avaient une forme d'intelligence particulière, qui pouvait paraître étrange pour les autres peuples, mais ils n'en demeuraient pas moins capables de raisonner et de construire des réflexions élaborées. Seulement, à l'inverse des Peuples Libres qui s'employaient à créer, à innover, à embellir et à améliorer, les créatures du Mal mettaient toute leur énergie à détruire et à faire souffrir. Dès lors, il était difficile de savoir ce que le spécimen qui se trouvait en-dehors de la cage allait extraire des réponses de Forlong.

Ni même s'il allait les trouver à son goût.

- Mes lectures ?

La question de Forlong semblait l'avoir pris légèrement au dépourvu. Son regard passa alternativement de son prisonnier au livre qui était posé sur la table, comme s'il se demandait comment son prisonnier avait fait le lien entre les deux. Il se leva de son tabouret, et retourna à son bureau d'études où il se replongea dans sa lecture.

Il parut oublier totalement l'homme d'Arnor qui se trouvait à quelques mètres.

Pendant au moins une demi-journée.

Il était difficile de savoir s'il s'agissait d'une vengeance mesquine en réponse à la question du Tribun, ou si c'était seulement sa façon naturelle de réagir, mais l'Uruk avait oublié l'assiette sur le dessus de la cage de Forlong, qui était donc privé du repas qui lui était dû. La faim n'empêchait pourtant pas le Loup Blanc d'observer son nouveau maître, dont le doigt glissait avec lenteur sur la page parcheminée. Son front plissé montrait qu'il avait du mal à déchiffrer les caractères sur la page, et il prenait régulièrement des notes maladroites, peinant à utiliser le bloc de charbon qu'on lui avait fourni en guise de plume. Ses mains n'avaient pas été conçues pour de telles tâches, et il ressemblait à un géant maladroit incapable de finesse et de délicatesse.

Il finit par se redresser de lui-même, et par se tourner vers Forlong, qu'il dévisagea un instant avant de reprendre place sur le tabouret où il s'était assis de longues heures plus tôt. L'assiette était toujours suspendue au-dessus du Tribun, promesse silencieuse d'une récompense bien méritée après tout ce qu'il avait enduré. Mais l'Uruk ne paraissait pas encore satisfait. Il commença, d'une voix gutturale :

- Mon livre s'appelle « Les Dix Zéro Une Leçons Sages du Conseil Blanc ».

De toute évidence, l'Uruk avait du mal avec les nombres complexes, mais la nature de sa lecture était assez surprenante. L'ouvrage n'avait rien de connu, et il ne faisait pas partie des grands classiques que l'on étudiait dans les bonnes maisons d'Arnor ou d'ailleurs. Beaucoup d'auteurs amateurs s'inspiraient de l'histoire riche du Troisième Âge pour rédiger des traités plus ou moins véridiques. Ils drapaient leurs « leçons sages » dans les atours prestigieux d'un héros ou d'un groupe légendaire pour mieux diffuser des conseils de bonne femme qui relevaient davantage du sens commun que du génie acéré des esprits de jadis.

Il ne dominerait pas le Mordor avec ce livre.

Pourtant l'Uruk passait des heures penché sur ce manuscrit, comme s'il détenait la clé de compréhension du monde. Il découvrit ses crocs gigantesques, sans qu'il fut possible de déterminer avec certitude s'il s'agissait d'un sourire ou d'une menace. Peut-être un peu des deux. Puis il reprit :

- Un mercenaire… Un guerrier… Raconte-moi.

Il tenait vraiment à savoir, pour des raisons difficiles à cerner. Mais un repas était en jeu, et Forlong ne pourrait pas tenir très longtemps sans manger. A ce rythme, il finirait par perdre ses forces, et avec elles les maigres espoirs de survivre à son passage à Gundabad. L'Uruk était attentif, capable de se concentrer de manière assez prodigieuse. Il ne paraissait pas ressentir la moindre once de fatigue, et ne semblait pas non plus éprouver la faim. A dire vrai, son dernier repas n'était peut-être pas si loin, si on se fiait aux os qui traînaient toujours non loin.

- Tes…

Il fit un geste pour désigner la tête de Forlong.

- Tes poils. Explique-moi comment ils sont devenus pâles… Dis-moi quand. Dis-moi où.

Son intérêt presque malsain était difficile à comprendre. Il observait le Tribun avec une lueur presque avide dans le regard. Avide de connaissance, peut-être. Avide de plonger ses crocs dans sa gorge, également.


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Forlong
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entre - Entre les lignes EmptyMar 11 Sep 2018 - 0:08
Lorsque l'Uruk s'éloigna de la cage, Forlong crut au début à une moquerie visant à l'humilier. Ses muscles se tendirent dans l'anticipation d'un objet lancé ou d'une autre forme de torture. Mais l'attaque ne vint jamais, et au bout de quelques minutes d'observation attentive le Dunadan comprit que son tortionnaire ne faisait pas semblant, et était bien et bel plongé dans sa lecture.

Son regard fut alors une fois de plus attiré par l'assiette qui était restée posée sur la cage. Son ventre se réveilla en émettant un grognement de protestation. Forlong énuméra les possibilités. Demander à l'Uruk ? Cette option lui sembla tellement absurde que son demi-sourire habituel et dépourvu de joie apparut au coin de ses lèvres. Faire basculer l'assiette afin qu'elle tombe dans la cage ? Oui, cela aurait probablement marché. Mais manger de la nourriture sur le sol sale de sa cage comme un vulgaire animal...le morceau de pain qu'il avait mangé l'avait suffisamment sustenté pour ne pas s'abaisser à ce niveau. Pour l'instant du moins. Il y avait aussi une autre raison pour laquelle Forlong décida de ne pas essayer de récupérer la nourriture de cette manière. Quelle aurait-été la réaction de l'Uruk ? Allait-il l'ignorer, concentré sur sa lecture ? Applaudir le nouveau tour appris par son animal de compagnie ? Exploser en une crise de rage, ou encore prendre un plaisir vicieux à le punir ? Les bandits humains, les soldats ennemis ou même les gobelins étaient plus ou moins prévisibles, mais cette créature...il n'arrivait pas à la déchiffrer. Son comportement vacillait d'une extrême à l'autre, d'une manière qui était peut-être cohérente aux yeux de l'Uruk, mais complètement incompréhensible pour l'humain. Une caractéristique qui le rendait encore plus terrifiant. Forlong se résigna à attendre.

Une chose qui le surprenait, parmi tant d'autres dans cette situation psychédélique, était la température dans l'étrange demeure d'Uruk. Le Dunadan était accroupi sur des pierres, complètement nu, et pourtant il ne grelottait pas de froid. Une chaleur certaine bien qu'oppressante régnait dans la capitale gobeline, alors que Forlong savait pertinemment que les montagnes au-dessus de sa tête étaient recouvertes de neige et de glace. Gundabad était-elle creusée dans de la roche volcanique chaude ? Ou était ce une chaleur organique dégagée par les milliers de créatures rassemblées dans cette ruche ? Il ne préféra pas s'attarder sur cette dernière vision.

Épuisé par la faim, la peur et la douleur sourde de ses membres Forlong finit par sombrer dans un sommeil fiévreux. Les cauchemars se mêlèrent à la sombre réalité, les images de l'expédition au Rhûdaur et de la fuite désespérée sur les chemins montagnards étroits furent interrompues de temps à autre par des brefs moments de lucidité, dans lesquels il voyait la silhouette géante de l'Uruk, toujours penché au-dessus de son grimoire. Dans ses pires cauchemars, la créature lui montrait sa chevalière de Tribun avec un sourire vicieux, et le torturait afin de lui arracher les secrets militaires du Royaume d'Arnor.


***

La prochaine fois qu'il ouvrit les yeux, il vit l'Uruk assis à quelques pieds de lui sur son tabouret. Encore désorienté par le sommeil et la soif, il essaya de trouver du sens aux paroles de l'orque. Dix zéro une ? Le conseil blanc ? Mille-et-une leçons sages du conseil blanc.. ? Forlong n'était pas un érudit, mais il avait reçu une éducation solide de la part de son oncle. Un mercenaire qui ne sait pas lire les contrats n'est qu'un coupe-gorge de second rang, un seigneur incapable de comprendre les revenus et dépenses de son fief devient rapidement une victime des arnaques de ses conseillers. Mais cet ouvrage ne lui disait rien, et du peu qu'il savait de la littérature elfique il déduisit qu'aucun Premier-Né n'aurait choisi un titre aussi banal pour son œuvre. Le nom faisait davantage penser à un almanach destiné la petite bourgeoisie de Lossarnach qu'à un classique du Troisième Age.

Le prochain commentaire de l'Uruk le sortit de ses pensées encore ralenties par son sommeil saccadé. La diversion qui avait suffit, de manière complètement inattendue, à distraire son tortionnaire pendant des heures entières cessa brusquement de faire effet, et soudainement toute l'attention de l'Uruk était à nouveau sur lui.

Forlong se maudit intérieurement. Il avait eu des heures pour perfectionner son histoire, mais la faim et la fatigue l'empéchêrent de mettre ses idées en place. Tel un jeune étudiant de l'université de Minas Tirith qui s'était endormi le nez dans ses notes, il devait à présent compter sur l'adrénaline et sa capacité d'improvisation pour répondre aux questions de l'examinateur. Sauf que dans cette salle de classe lugubre, ce n'était pas son semestre qui était en jeu...

-Qu'est-ce que tu veux savoir... ? Oui, je suis un guerrier, j'en ai fait mon métier. J'ai parcouru des nombreuses routes et traversé des nombreux royaumes pour servir ceux qui avaient les moyens de s'offrir ma lame. Défendre des caravanes, débusquer des brigands, se battre sous la bannière d'un seigneur...la vie d'un mercenaire.

La prochaine question de l'Uruk le prit une fois de plus au dépourvu. Déboussolé, Forlong mit un moment avant de répondre. Ses...cheveux ? Certes, ils étaient parfois le sujet de moquerie de la part d'inconscients croyant qu'il était un vieillard infirme. D'autres fois, ils étaient le symbole du justicier du Bas de la Cité Blanche, le signe caractéristique du 'spectre' tant redouté par les petits criminels. Mais pendant la plupart du temps ils étaient juste un élément quotidien de son apparence, ignoré par la majorité des gens. Il se racla la gorge.

-J'avais vingt ans. L'épée dans mon dos était plus vieille que moi, et mes seuls contrats de mercenaire avaient consisté à servir de garde lors d'une foire de village. On m'avait engagé auprès d'autres guerriers pour garantir la sécurité dans une région du royaume qui était riche en ressources, mais dangereuse. Le soir, à la taverne, on buvait avec les autres hommes persuadés qu'on était invincibles, et impatients de mettre une raclée aux brigands qui rôdaient dans le coin. Mais le lendemain...on découvrit tout un village massacré, les maisons brûlées jusqu'aux fondations. On avait échoué à notre devoir, et les regards vides des cadavres nous jugeaient pour notre orgueil...On finit par traquer les bandits jusqu'au dernier, et ils connurent la justice brutale et rapide des territoires frontaliers, pendus à un arbre. Mais il faillit beaucoup de nuits, beaucoup de bouteilles de vin pour laver l'amertume de ce matin. Quant aux cendres du village brûlé qui avaient blanchi mes cheveux ce jour-là...leur trace est restée jusqu'à ce jour.

Forlong ne savait pas lui-même d'où était sorti ce récit. L'histoire était en partie vraie, mais le rapport avec sa chevelure était inexistant ; en réalité, il ne se souvenait même plus du moment exact où ses cheveux avaient pris cette couleur. Son oncle, Belgarath, aurait sans doute été fier de la manière dont il avait embelli l'histoire, mais l'Uruk...l'Uruk demeurait une énigme dont il n'était pas sûr de vouloir connaître la solution.


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entre - Entre les lignes EmptyLun 17 Sep 2018 - 1:29
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Aussi attentif qu'un prédateur fixant sa proie, les iris dilatés, l'Uruk écoutait soigneusement les paroles prononcées par son prisonnier. Il ne cillait pratiquement pas, et clignait des yeux à un rythme tellement lent que Forlong aurait presque pu compter le nombre de fois que ces paupières sombres le séparèrent brièvement de l'étreinte visuelle de son nouveau maître. Il enregistrait chaque information dans un cerveau qui n'avait pas été conçu pour cela, de toute évidence, et s'efforçait de mémoriser les détails d'une histoire à laquelle il pouvait se rattacher sans trop de difficulté. Les Uruk, et plus largement les créatures de la nuit engendrées par les ennemis des Peuples Libres, n'étaient pas des êtres d'imagination. Leurs âmes ne savaient pas créer, inventer, ou se représenter les aspects positifs du monde. Ils ne pouvaient guère imaginer le bonheur, la quiétude et l'amour, car ces choses leur échappaient totalement. Par contre, ils pouvaient puiser dans leurs souvenirs, et reconstituer à partir de là une image mentale correspondant à ce qu'on souhaitait leur faire voir.

Ainsi, quand Forlong évoqua sa vie de mercenaire, les routes qu'il avait pu parcourir, et les combats qu'il avait pu mener pour des seigneurs différents, l'Uruk n'eut aucun mal à conceptualiser la chose. Il avait affronté des épreuves similaires, perdu sur les routes en bien sinistre compagnie : des Uruk-Hai déchus, des Orcs malingres qui mouraient de faim, de soif ou d'épuisement, et quelques Gobelins qui les encadraient en leur montrant le chemin à travers les galeries et les corridors de leurs cités. Il se souvenait avoir marché longtemps dans la nuit, se terrant le jour avec ses compagnons de voyage, alors qu'ils espéraient quitter les royaumes des Hommes pour se réfugier là où, disait-on, les bastions Gobelins tenaient encore. Leurs guides leur promettaient monts et merveilles, leur disaient qu'ils trouveraient une place à Gundabad, un nouveau royaume à servir. Au cours de ses nombreuses années, l'Uruk avait eu l'occasion de combattre sous un grand nombre de bannières : celle de Baltog de Gundabad, comme c'était le cas aujourd'hui, et avant cela différentes factions au sein des Orcs du Mordor. Et encore avant, pour la glorieuse armée de Sharkû.

Il lui semblait avoir vécu toutes les guerres de tous les âges, et il avait triomphé lors de chacune d'entre elles, parvenant à réchapper à la mort qui avait tendu les bras à tant de ses compagnons d'armes. Il avait oublié leurs noms, pour la plupart, mais il se souvenait de leur odeur comme s'ils étaient encore là, à ses côtés. Alors qu'il observait son prisonnier, l'Uruk ne put s'empêcher de se demander combien de compagnons il avait pu perdre au cours de sa vie de guerrier, et si lui aussi se souvenait de leur odeur. Il jugea préférable de ne pas poser la question, cependant, et de laisser l'homme poursuivre son récit fascinant. Un récit qui, sans que Forlong l'eût anticipé, correspondait en partie à ce que l'Uruk cherchait à entendre.

Un sourire carnassier déchira son visage à la peau parcheminée, et il lança un grognement brutal qui ressemblait à la fois à un signe de satisfaction et d'irritation. Se levant brusquement, il fit basculer l'assiette qui se trouvait sur la cage et, alors que son contenu se déversait à l'intérieur, il se mit à marmonner des choses dans sa propre langue cruelle et douloureuse à l'oreille. Parmi les mots qui semblaient revenir souvent, l'un d'entre eux était parfaitement identifiable.

Ghâsh.

Le feu.

Abandonnant Forlong à son repas – car ce geste qui pouvait passer pour un geste d'humeur était en réalité une manière pour l'Uruk de nourrir son prisonnier –, la créature s'en retourna à ses affaires et abandonna son mercenaire de compagnie pendant encore plusieurs heures. Il s'absorba d'abord dans ses lectures, tournant frénétiquement les pages de son ouvrage comme s'il cherchait une mention particulière sans parvenir à la trouver. Puis, finissant par s'avouer vaincu, il referma précieusement le volume qu'il consultait avant de quitter la pièce. C'était la première fois qu'il laissait Forlong seul depuis qu'il s'était emparé de lui…

La perspective de s'échapper était tentante, et après tout il aurait sans doute été possible de déloger les barreaux rouillés en tapant dessus suffisamment fort. Mais outre la difficulté et le manque de discrétion d'une telle initiative, à quoi cela pouvait-il bien servir de quitter sa cage ? Si l'Uruk revenait, que ferait-il ? Et même s'il s'en débarrassait, que ferait-il ? Gundabad était un piège à la taille démesurée, et il aurait fallu être un véritable magicien pour s'échapper du royaume de Baltog. Or à l'heure actuelle, Forlong n'en avait même pas le chapeau. Mais cela ne signifiait pas qu'il n'y avait rien à faire dans cette cage. Les ossements humains se trouvaient non loin, et en tendant le bras il pouvait peut-être se saisir de l'un d'entre eux. En outre, l'assiette était toujours sur la cage, et en se montrant habile il pouvait peut-être réussir à la faire glisser entre les barreaux. Enfin, il y avait un petit tas de paille juste à côté de la cage. Son utilité n'était pas immédiatement évidente quand on se plaçait du point de vue d'un être humain normal, mais en se replaçant dans le contexte il n'était pas difficile de voir de quoi il s'agissait.

C'était la litière.

Forlong aurait-il voulu s'enfuir qu'il n'y serait pas parvenu, toutefois, car l'Uruk rentra brusquement dans la pièce en refermant la lourde porte mal taillée derrière lui. Il tenait dans une main un sac qui contenait à l'évidence ce qui ressemblait à du pain noir et dur, probablement le repas frugal qu'il avait prévu de s'offrir pour se récompenser d'avoir si bien travaillé. Mais c'était ce qu'il tenait dans son autre main qui était véritablement inquiétant. Un tisonnier chauffé au rouge, comme ceux que l'on utilisait pour agiter les braises dans l'âtre. Sauf que d'âtre il n'y avait point ici, et que l'Uruk paraissait avoir d'autres projets. Il s'avança vers Forlong, et glissa l'objet brûlant entre les barreaux. Les pulsations du métal donnaient le sentiment que l'arme allait soudainement jaillir du poing qui la maniait pour aller se ficher dans le cœur du Tribun d'Arnor. Il s'agirait d'une mort atrocement douloureuse, mais elle aurait au moins le mérite d'être rapide. Une telle fin était peut-être préférable à ce qui l'attendait, cela dit.

L'Uruk immobilisa le tisonnier face à son prisonnier, et laissa planer une longue seconde entre eux deux, avant de lui souffler :

- Attrape-le, Shôra.

Et il resta là, impassible.


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entre - Entre les lignes EmptyMar 3 Mar 2020 - 0:58
Les morceaux de viande et le pain noir tombèrent sur le sol de la cage. Un sol que le malheureux Tribun n’avait pas encore souillé pour l’instant, mais qui avait sans doute accueilli un nombre d’autres prisonniers auparavant ; des prisonniers dont les os rongés il pouvait apercevoir dans la pièce. Il n’hésita que pendant un court instant, son orgueil et la haine qu’il éprouvait envers son géôlier luttant contre un des besoins les plus primaire : celui de manger.  Il mordit d’abord dans le pain sec, ignorant le fourmillement douloureux dans ses gencives, affaiblies par des semaines de diète dépourvue de légumes et de verdure. 

Dubitatif, il regarda pendant un moment le bout de viande qu’il tenait entre ses doigts. Les rôdeurs évitaient généralement la viande de ces animaux nocturnes, car les bestioles grouillaient bien souvent de maladies et de parasites. Cependant, ce bout de chair était bien plus juteux que le pain noir et le Dunadan craignait la déhydratation plus que la faim. Il mâcha la viande avec résignation et l’avala non sans mal. Les vétérans des longues campagnes hivernales disaient souvent qu’un homme affamé n’avait aucune limite. Forlong espérait ne pas avoir l’occasion de vérifier cette théorie, surtout que les os jonchant le sol de la caverne indiquaient qu’un type de mammifère très différent de la chauve-souris figurait régulièrement au menu.  

Forlong observait l’Uruk du coin de l’oeil tout au long de son repas frugal, redoutant que ce dernier profite de sa distraction pour lui infliger une autre peine humiliante ou douloureuse. Heureusement, le géôlier ne semblait lui prêter aucune attention, plongé dans sa lecture.

Le Tribun avait fini de se nourrir depuis un moment lorsque l’Uruk quitta la pièce. L’absence soudaine de l’aura maléfique et oppressant du géant lui redonnna plus de forces que le maigre repas. Il se redressa autant que la cage étroite le permettait, et se mit à regarder autour de lui. Malheureusement, la fuite n’était pas une option, pas pour l’instant du moins. Seuls quelques objets lui étaient accessibles, et semblaient à première vue inutils. Il tendit cependant le bras pour atrapper un os qui trainait sur le sol, les barreaux se frottant douloureusement contre ses poignets blessés par les chaines. Il retint son souffle en pressant la joue contre les barreaux de sa cage, sa main glissant sur le sol en pierre, jusqu’à ce qu’il parvienne à toucher l’os le plus proche du bout des doigts. Ignorant la douleur sourde dans ses épaules et sa nuque tordues dans une position peu naturelle, il se tendit encore plus, en essayant de refermer sa prise sur l’objet convoité. Il parvint enfin à attendre sa proie, et s’en empara, l’attirant dans la cage. Il regarda l’os tout en essayant de reprendre son souffle.

Ce dernier était trop léger pour s’en servir comme massue, mais s’il le brisait de la bonne manière il parviendrait peut-être à obtenir une écharde pointue. Une écharde qu’il révait d’enfoncer dans l’oeil de son tortionnaire jusqu’à son cerveau noir tordu...mais il était bien conscient que les chances d’accomplir un tel exploit étaient maigres. En revanche, il pourrait peut-être s’en servir pour trancher ses propres veines ou se l’enfoncer dans la carotide ; choisir sa propre mort était après tout une forme de liberté. Forlong s’apprêta à essayer de casser l’os, mais il fut interrompu par le grincement de la porte mal taillée de la chambre. Il eut encore le temps d’atrapper une poignée de paille pourrissante et de s’en servir pour dissimuler l’os dans un coin sombre de sa cage, avant que la silhouette puissante de l’Uruk n’apparaisse dans la pièce.  

Le Tribun regarda son tortionnaire du coin de l’oeil pour vérifier si ce dernier avait remarqué sa tentative hâtive de dissimuler son arme improvisée. L’Uruk n’avait pas l’air d’avoir remarqué quoi que ce soit, mais cette petite victoire perdit immédiatement tout son sens lorsque le Dunadan vit le tisonnier chauffé au rouge. Lorsque son géôlier s’approcha de la cage, Forlong sentit une boule de terreur se former dans sa gorge tandis que son coeur se mit à battre rapidement, comme s’il imitait les pulsations du métal brûlant. C’était une chose de se montrer courageux sur un champ de bataille, l’épée à la main...affronter la perspective d’une souffrance atroce desarmé et nu au fond d’une cage en était une bien différente.

Chaque muscle de son corps était à présent contracté, mais lorsqu’il sentit le souffle brûlant du métal sur son visage il n’avait nulle part où fuir. Attrape-le, Shôra. Ces paroles cruelles soufflées par la créature avec un plaisir répugnant le remplirent de haine. Il n’avait que quelques secondes pour réfléchir avant que son tortionnaire ne s’impatiente, il le savait.

Une étincelle jaillit du métal brûlant. Il pouvait essayer d’en finir là, et de s’empaler sur la pointe du tisonnier. Mais dans sa position actuelle, accroupi dans la cage il risquait très fort de bacler la tentative et de s’infliger une souffrance atroce sans pour autant goûter à la douce récompense d’une mort rapide.

Le métal pulsa à nouveau, l’aveuglant à moitié. Forlong avait presque envie de relever le défi de l’Uruk et de renfermer ses doigts sur la pointe rougie tout en regardant la créature dans les yeux. Mais ayant vu les corps mutilés par la flamme d’un dragon sur les plaines glacées du Nord, il savait que la douleur serait terrible et que sa peau fondrait dans l’espace de quelques secondes mettant à découvert chair et os.

Le regard de l’Uruk devint plus perçant et ses lèvres se déformèrent dans un rictus de colère ou d’impatience. Le temps s’était écoulé. A moins que...Lorsque la créature eut glissé l’objet brûlant entre les barreaux de sa cage, Forlong avait reculé par reflèxe, forçant l’Uruk à enfoncer l’arme davantage, jusqu’à ce qu’une bonne partie du tisonnier et pas seulement le bout brûlant se retrouve à l’intérieur. C’était sa chance et il la saisit à deux mains. Littéralement. Encore rapide malgré la fatigue, Forlong reserra sa main gauche sur le tisonnier aussi près des barreaux qu’il pouvait. Le métal était très chaud, mais rien de comparable à la chaleur brûlante du bout rougi. Dans la poussé d’adrénaline il remarqua à peine la douleur. Il reserra ensuite la prise en atrappant sa main gauche avec la droite, préservant ainsi cette dernière du contact direct avec le métal.
  
Si Forlong avait essayé de repousser le tisonnier vers l’Uruk il n’aurait eu aucune chance. Accroupi et affaibli, il ne pouvait pas espérer gagner au bras de fer avec la montagne de muscles qui se dressait devant lui. Le géôlier utilisait sa force pour maintenir l’objet relativement lourd droit devant lui. Vers l’avant, et vers le haut. Le Dunadan utilisa cette force contre lui. Il réussit à s’appuyer contre les barreaux avec les deux pieds et bascula en arrière en tirant l’arme avec lui au dessus de son épaule gauche, en diagonale afin de se servir d’un des barreaux comme levier.

Pendant un court instant, il triompha. Même les muscles d’un Uruk avaient besoin d’une seconde ou deux avant de comprendre qu’il fallait à présent se contracter dans la direction opposée. Entièrement concentré sur son mouvement, Forlong ne s’aperçut même pas que le bout brûlant du tisonnier se frotta contre ses longs cheveux lorsqu’il le fit passer par dessus son épaule. Plusieurs longues mèches blanches furent immédiatement carbonisées et l’odeur de poil brûlé remplit la pièce.

Malheureusement, son triomphe ne dura qu’un instant. Il était dans une cage après tout. Le bout du tisonnier heurta le mur derrière lui  alors que l’Uruk avait encore une prise confortable sur l’arme. Son tortionnaire avait retrouvé ses esprits et le Tribun sentit le métal glisser sous les doigts de sa main gauche, jusqu’à ce que ces derniers finissent par toucher la pointe brûlante. Forlong sentit une explosion de douleur terrible dans sa main et il lâcha prise, alors que le plafond de la cage se mit à tourner au-dessus de sa tête. Pendant un court moment, il sombra dans l’inconscience.


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entre - Entre les lignes EmptyMer 18 Mar 2020 - 13:02
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Forlong se réveilla en sentant une douleur atroce dans sa main droite, suivie d'une vague sensation d'apaisement. Était-il chez les Elfes, dont la médecine si unique pouvait soigner en un instant les maux les plus graves ? Le cauchemar avait-il finalement pris fin ? La cité gobeline de Gundabad n'était-elle qu'un mauvais souvenir ?

Ses yeux fatigués lui apprirent rapidement que non, quand il découvrit son charmant acolyte penché sur lui, le regard… soucieux ?

L'Uruk se tenait tout proche, le dévisageant de ses yeux insondables où semblait reposer en permanence une furie à peine contenue, une envie de tuer qui ne demandait qu'à s'exprimer. Il n'était pas facile de déceler les expressions sur un visage si différent de celui des Hommes, et si peu expressif. Ces crocs élargis, difformes, qui jaillissaient de sa bouche ouverte stupidement, n'étaient pas faits pour sourire ou pour transmettre une quelconque forme de sympathie. Tout au mieux pouvaient-ils déchirer la chair de ses victimes, ou bien beugler des ordres à peine compréhensibles dans la langue déformée que lui et ses congénères parlaient entre eux.

Pourtant, il semblait se préoccuper du sort de son prisonnier…

C'était peut-être la raison pour laquelle il avait enfoncé profondément la main du tribun dans la neige, sans vraiment se soucier de l'effet que cela allait produire sur le malheureux, nu comme un vers, et qui tremblerait bientôt de tout son être. Le froid mordait sans merci, puis anesthésiait purement et simplement ses extrémités. Curieuse manière d'apaiser une brûlure, mais l'intention était là.

- C'est bien ?

La question était grossière, presque insultante, mais elle n'avait absolument rien d'ironique. À la manière d'un tortionnaire déterminé à garder sa victime en vie, l'Uruk s'efforçait de préserver ce qu'il pouvait du corps de Forlong. Ses soins étaient brutaux et sans douceur, mais ils demeuraient relativement efficaces.

Dans quel but agissait-il ainsi ?

Difficile à lire dans son attitude paradoxale, pour ne pas dire irrationnelle.

L'Uruk se redressa en constatant que son animal de compagnie semblait retrouver des couleurs, et il se servit une grande rasade d'un liquide noirâtre qui se mit à dégouliner le long de son menton. Il referma soigneusement son outre, fit claquer sa langue, et inspira profondément comme s'il savourait l'instant.

À mesure que l'Arnorien revenait à lui, il prenait peu à peu conscience de son environnement. L'air frais qui balayait le petit promontoire sur lequel ils se trouvaient aurait bien mérité qu'il s'habillât d'une pelisse, mais il tranchait particulièrement avec l'atmosphère confinée de sa cellule à Gundabad. Et pour cause, ils étaient dehors. C'était du moins ce que laissait penser le ciel nocturne assez brumeux qui se déployait au-dessus de leurs têtes. Ils ne voyaient que quelques étoiles danser paresseusement dans le ciel, et la lune qui se dérobait chaque fois que de gros nuages se laissaient glisser dans sa direction, comme une sirène s'abritant sous la surface au passage d'un navire.

De là où ils se trouvaient, il leur semblait que le ciel était tout proche. Et pour cause, ils étaient juchés sur l'un des sommets des Monts Brumeux, si haut qu'ils pouvaient apercevoir quelques nids d'oiseaux nichés dans les failles de la roche. Les gobelins les chassaient parfois pour trouver de la viande fraîche, quand ils ne pouvaient pas dévorer celle des inconscients qui passaient près de leurs sinistres demeures. L'air était d'une pureté incomparable, et il revigorait les âmes blessées des deux ennemis mortels perchés là.

Le monstre ne regardait pas les cieux embrumés, cependant, et son regard sombre était fixé vers l'horizon. Ils se trouvaient si loin des racines de la terre qu'ils pouvaient presque apercevoir l'Arnor de là où ils se trouvaient. De grandes étendues plus sombres que les autres, à l'ouest, évoquaient peut-être les forêts du Rhudaur, et en plissant les yeux ils pouvaient imaginer la silhouette caractéristique des grandes villes du vieux royaume…

Fornost…

Annúminas…

Les cités des Hommes paraissaient bien loin, désormais.

Curieusement, l'Uruk semblait peut-être le plus mélancolique des deux. Il regardait vers le lointain avec entêtement, comme s'il espérait voir un signe, un appel qui aurait donné un sens à sa vie. Il vivait hélas pour la guerre, pour le pillage et pour la mort, et il y avait dans son attitude une forme de résignation qu'il peinait à accepter. Il inspira profondément, et se tourna vers Forlong, qui bleuissait à vue d'œil.

- D'abord rouge, puis bleu. Étrange, Shôra. Très étrange.

Le son qui sortit de sa gorge devait être un rire, et il s'avança vers une petite aspérité rocheuse d'un pas étonnamment souple. Son pied sûr trouvait toujours le meilleur appui, sans paraître peiner à supporter son imposante carcasse. Il s'immobilisa en équilibre précaire, et écarta les bras comme s'il s'apprêtait à prendre son envol. Au lieu de quoi, il se contenta de pousser un terrible rugissement qui fit trembler la montagne elle-même. Un cri de défi, un cri de guerre… mais aussi un cri de douleur, et de tristesse.

Il semblait en vouloir au monde entier.

Puis il resta là un instant, immobile, à l'écoute. L'écho de son appel s'évanouit bientôt, et seul le silence lui répondit, porté sur les ailes d'un vent incisif. Il baissa les bras, presque déçu, et s'en retourna vers Forlong qui n'avait pas trouvé la force de s'enfuir.

- Tu n'es pas un magicien, Shôra… Tu ne sais pas tenir le feu dans la main… Sha ! Tu ne sers à rien…

Cette dernière phrase était peut-être la plus terrifiante de toutes. Il n'était pas permis de douter de ce qui arriverait à Forlong s'il ne trouvait pas comment se rendre utile aux yeux de l'Uruk. Il avait probablement échoué au premier test, mais il pouvait compter sur l'apparente magnanimité de son geôlier qui n'avait fait aucune mention de sa vaine tentative de résistance. En outre, ce dernier semblait doté d'une intelligence plus développée que les Gobelins, ce qui signifiait qu'il était peut-être possible de raisonner avec lui.

L'Uruk marmonnait des choses inintelligibles, visiblement contrarié, et il s'assit sur un rocher, sortant son livre de sa poche. Il plissa ses petits yeux malsains, et s'absorba dans sa lecture. La dernière fois, il lui avait fallu plusieurs heures pour lire quelques passages, et Forlong ne tiendrait pas ainsi dans le plus simple appareil. Il lui fallait rapidement trouver quelque chose, avant de mourir de froid, ou pire… avant que l'Uruk ne pensât à un nouveau test.


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entre - Entre les lignes EmptySam 20 Juin 2020 - 0:16
Forlong faillit s’étouffer avec la bouffée d’air glacial qu’il avala lorsque la douleur le réveilla. Après des jours...des semaines.. ?..passées dans la ruche chaude et étouffante qu’était le réseau des cavernes sous le mont Gundabad, respirer l’air frais des montagnes était un choc pour son organisme.

La vision encore un peu trouble, il regarda ses mains. La droite était rougie, brûlée pendant un court instant par le métal lorsque le tisonnier lui glissa des mains, mais presque intacte. Il avait pris le soin de ne pas sacrifier sa bonne main dans sa tentative désespérée de révolte. Quant à la gauche...lorsqu’il lâcha le tisonnier, la pointe brûlante passa sur l’intérieur de sa paume et ses doigts laissant une profonde empreinte noircie. Il ne pouvait pas ouvrir entièrement sa main, et la douleur était atroce bien qu’apaisée temporairement par la méthode primitive d’anésthésie choisie par son tortionnaire.
C’est bien ?


A peine reveillé de sa stupeur, à la fois fièvreux et gêlé, affaibli par une longue période de captivité et de maltraitance, le Dunadan croassa machinalement, sans même comprendre entièrement qui avait posé la question ni qu’est-ce qu’il répondait :

-Merci...


Ce fut seulement lorsque l’Uruk s’éloigna que Forlong reprit réellement conscience et commenca à se demander s’il avait vraiment prononcé ce mot. Qu’avait-t-il fait, d’ailleurs ? Atrapper un tisonnier brûlant ? S’infliger une douleur atroce et pour quoi, par esprit de contradiction ? Et pourtant, il était toujours en vie. S’il n’avait pas commis cette folie, l’Uruk l’aurait peut-être empalé sur le fer brûlant ou crêvé ses yeux. Et au prix de sa main gauche, il avait eu droit à goûter à l’air frais, à la liberté, ne fut ce que pour quelques instants.

D’abord rouge, puis bleu. Etrange, Shôra. Très étrange.


L’uruk parlait-il de la couleur du ciel à la tombée de la nuit ou de la peau de son prisonnier ? Peu importe. Forlong, lui, n’était pas du tout d’humeur mélancolique. Le froid et l’abondance d’oxygène avaient reveillé son instinct de survie. Le Dunadan regarda autour de lui, aperçevant au loin à l’Ouest les plaines de son Arnor natal. Loin, tellement loin...même s’il réussissait à fuir, il lui faudrait parcourir les plaines sauvages habitées par les trolls et les gobelins avant d’atteindre sa patrie. Il vaudrait peut-être mieux partir vers l’Est et essayer de traverser une des deux rivières pour atteindre les territoires nains, les elfes de Vertbois le Grand ou encore les villages dans les alentours de Carrock. Mais tout cela, ce n’était que des rêves improbables pour l’instant. Il se fit néanmoins la promesse de retenir le chemin de retour lorsque son géôlier le ramenerait dans sa prison.

Forlong regarda la silhouette imposante de l’Uruk qui était tourné dos à lui, à quelques pieds du vide seulement. S’il sautait sur lui, il pourrait emporter son tortionnaire dans le gouffre avec lui. Finir sa vie en combattant et tuer celui qui tentait de le dépriver de son honneur et de son humanité. Mais il hésita. Oui, c’était peut-être le manque de force, mais pas seulement...il y a quelques heures encore le Tribun se demandait si son géôlier lui laisserait la possibilité de choisir une mort digne. Et pourtant, maintenant que cette opportunité lui était donnée, il hésitait. Torturé, humilié, affaibli, le Dunadan s’accrochait à la vie, encore et toujours. Etait-ce une force ou une faiblesse ?

Il se recroquevilla sur lui-même lorsque l’Uruk poussa un rugissement terrible et inattendu. Pendant un court instant, Forlong détecta une note d’humanité dans la douleur apparente de cette créature qu’il n’arrivait pas à comprendre.


Tu n'es pas un magicien, Shôra… Tu ne sais pas tenir le feu dans la main… Sha ! Tu ne sers à rien…



Les paroles méprisantes de l’Uruk réveillèrent une étincelle de colère dans le coeur gêlé de l’homme.

-Je ne suis pas né pour servir, Uruk. Le Seigneur des Ténèbres ne m’a pas façonné avec de la boue pour lui servir de Snaga.


Forlong utilisa un des rares mots du Noir-Parler qu’il connaissait, celui qui signifiait esclave, ou serviteur. Mais ses mots, bien qu’audacieux, sonnèrent faiblement lorsqu’ils sortirent de sa gorge assechée. Il n’était même pas certain que l’Uruk l’avait entendu. C’était d’ailleurs peut-être une bonne chose... Lorsqu’il vit la créature sortir son livre, le Dunadant comprit qu’il pouvait à présent se déplacer librement pendant un certain temps. Pas pour fuir, certes, mais pour survivre. Et il était plus que temps.

Il était gêlé. Mais c’était une bonne chose. Forlong était un Dunadan du Nord et ce n’était pas première fois qu’il affrontait le froid. Tant qu’il avait froid, la situation n’était pas dangereuse. S’il commencait à perdre la sensation ou ressentir une illusion de chaleur, ce serait un signe d’hypothérmie. Le Dunadan commenca à prendre de la neige dans les deux mains. La chaleur de sa main brûlée commença à faire fondre la poudre blanche. Il l’avala. Cela pouvait sembler paradoxal, mais son organisme utilisait énormément de ressources pour se rechauffer, et la déhydratation était à présent le danger le plus direct, surtout que son géôlier ne lui donnait pas beaucoup d’eau dans la caverne. Il se sentit revivre doucement lorsque l’eau glacée coula dans sa gorge. A présent, il fallait bouger. L’inertie était synonyme de mort, et il commençait à ne plus sentir la neige sous ses pieds.

Forlong s’approcha de la falaise. Il balaia les rochers du regard jusqu’à ce qu’il aperçoive son objectif. Quelques nids d’oiseau dissimulés dans des petites alcoves. Il se mit à genoux. La descente vers les nids était difficile et périlleuse. Il pouvait à peine se servir de sa main gauche, et les rochers mordaient son corps nu plus fort encore que le vent glacé. Forlong faillit hurler de frustration lorsqu’il découvrir que le premier nid était vide, mais le deuxième recompensa ses efforts. Trois petits oeufs s’y trouvaient...Le Dunadan avait toujours détesté les oeufs crus, mais ce n’était pas le moment de faire la fine bouche. En comparaison à la viande de chauve souris et au pain noir des gobelins, la fraîcheur de l’oeuf était un véritable régal, et un apport en protéine dont son organisme avait cruellement besoin. Il nettoya soigneusement l’intérieur de chacune des coquilles avec sa langue ; malheureusement, c’était les seuls oeufs qu’il avait trouvés.

Forlong réussit à remonter sur le petit plateau sans se servir de sa main gauche. Les semaines de captivité l’avaient affaibli, mais n’avaient pas suffit pour entièrement atrophier ses muscles de guerrier. Essoufflé, mais quelque peu rechauffé par l’effort physique et par son repas improvisé, il regarda à nouveau autour de lui. L’Uruk était toujours assis sur son rocher. Le Dunadan s’approcha du petit sapin qu’il vit quelques mètres plus loin. C’était le seul arbre qui avait réussi à pousser sur le sommet. Il s’agissait d’un piètre refuge, mais le sol sous l’arbre n’était pas couvert de neige, et le lit d’aiguilles mortes parut  presque comme un tapis chaud pour ses pieds endoloris. Il s’accroupit sous l’arbre, en croisant ses bras devant son torse.

Il avait goûté à la liberte et à l’air frais, mais si l’Uruk restait plongé dans sa lecture encore longtemps, Forlong finirait par mourir de froid.

-Uruk.

Sa voix était à présent plus forte.

-Qu’est-ce qu’un guerrier Uruk-Hai fait au service d’un roi gobelin ?


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Ryad Assad
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entre - Entre les lignes EmptyMar 30 Juin 2020 - 18:58
entre - Entre les lignes Golgot10

La révolte de Forlong n’eut aucun effet sur le serviteur du mal qui se trouvait devant lui. A dire vrai, le concept même de « révolte » semblait étranger à cette créature conçue pour servir de sombres desseins. Les Uruk-Hai avaient été élevés pour la guerre, le pillage et la destruction. Ils étaient taillés pour oppresser, non pour se rebeller. Les grands esprits retors des temps passés s’étaient appliqués à ne pas donner une conscience trop affûtée à leurs serviteurs, de crainte de les voir s’échapper de leurs griffes et aspirer à ce que toutes les créatures vivantes souhaitaient par-dessus tout : vivre. Dans la réponse agacée du Tribun, il y avait une juste colère, et un rejet fondamental de la servitude. L’homme aux cheveux blancs comprenait qu’une « vie » enchaînée était synonyme de mort, et qu’il valait mieux en finir le plus rapidement possible plutôt que d’être un esclave enchaîné à un maître. A fortiori un maître aussi vil et répugnant qu’un Uruk.

La créature ne comprenait pas ces choses.

Pourtant, les paroles de Forlong lui firent un effet étrange, et bientôt le résident de Gundabad se plongea dans un mutisme perplexe et concentré, tandis que ses yeux parcouraient lentement le livre qu’il avait entre les mains. Les mots du guerrier aux cheveux blancs lui semblaient empreints d’une vérité profonde, qui le renvoyait à sa propre douleur permanente. Un snaga. Était-il un snaga ? Avait-il un jour été autre chose, dans toute sa misérable vie ?

Refusant d’y penser, il s’appliqua à essayer de déchiffrer de nouveaux passages, mais la lecture lui était encore difficile, pénible. Il n’était pas dans les meilleures conditions pour lire, et la lumière des étoiles fatiguait curieusement ses yeux, comme s’il avait observé une proie pendant trop longtemps, et que ses pupilles étaient sèches et douloureuses. Ce fut l’homme qui le tira de ses réflexions, en l’appelant d’une voix résolue, pour engager la conversation.

Tout d’abord, l’Uruk se demanda s’il s’agissait d’une marque de défi. Après tout, la question pouvait presque être insultante, et il était vrai qu’un Uruk-Hai aurait sans peine pu tenir tête à un Gobelin, ces créatures chétives et repoussantes. Cependant, le Tribun ne semblait pas se moquer ouvertement de lui, et au contraire il paraissait vouloir discuter. Discuter ? Voilà une activité à laquelle les Uruk-Hai ne se livraient guère, ni entre eux, ni avec les autres serviteurs du mal. Les Gobelins n’étaient pas bons pour discuter, ils pépiaient comme des oiseaux, et se plaignaient constamment de ceci ou de cela. Un jour, ils pleuraient car ils recevaient trop de coups de fouet. Le suivant, ils pleuraient de ne pas avoir assez dormi. Et quotidiennement, ils se plaignaient de la qualité de la nourriture. Les bouillies infectes qu’on leur servait, où macéraient des cadavres peu ragoûtants et des plantes qui ne poussaient qu’en altitude, étaient répugnants. Seul le pain noir et sec était décemment mangeable, mais ils retrouvaient fréquemment des morceaux de graviers dedans.

Alors après tout, dans cette solitude pesante de Gundabad, l’homme offrait un divertissement bienvenu. Il n’y avait rien à craindre à discuter, et l’Uruk répondit de sa voix caverneuse :

- Le roi gobelin… Baltog, ce shûg khun1. Je ne suis pas à son service, ân-hai2. Je ne sers pas les Ordayin3.

Mais qui servait-il, alors ? La question s’imposa dans son esprit étriqué, trop étroit pour contenir l’ensemble de ces réflexions, qu’il devait verbaliser pour leur donner du sens.

- Je ne sers personne. Sharku gorun nash[i]4…

Le regret était perceptible dans sa voix. Il tourna la tête vers le lointain, jetant une pierre qu’il venait de récupérer par terre, laquelle alla se perdre dans la nuit, avant d’amorcer une chute interminable vers le sol. Un humain aurait pu se comporter de la même manière. Il serra les poings, et poursuivit :

- Je ne suis pas à ma place, ici. Je hais les Gobelins. Je hais Baltog. Je hais Gundabad. [i]Shâ turi obgur
5… Tel est mon sort, Shôra. Prisonnier des Ordayin, tout comme toi. Ha. Parfois j’aimerais quitter cet endroit… rejoindre le Mordor. On dit qu’il reste encore des Uruk-Hai, là-bas.

L’Uruk s’absorba dans sa contemplation du paysage pendant un moment, comme s’il essayait de discerner un endroit où il pourrait s’établir et prospérer, mener la guerre contre les autres peuples de la Terre du Milieu, entouré par ses compagnons d’armes. Il semblait regretter l’ère des combats, le temps des carnages et de la violence, comme s’il était privé de sa raison d’être en restant ici. L’arrivée des imminente des Nains ne semblait pas le contenter autant que les autres Gobelins, tout simplement car ceux-ci ne représentaient pas les ennemis ancestraux de son peuple. Et lui, contrairement à ces monstres de la nuit qui rampaient dans les profondeurs du monde, ne craignait pas de vivre à la lumière du jour. Il préférait arpenter les vastes plaines, se battre sans risquer de se cogner le casque, sans avoir à courber l’échine pour se glisser dans les boyaux étroits où les Gobelins chétifs se faufilaient sans la moindre difficulté.

Il était là de vivre ainsi. Comme le Tribun, il n’était pas un snaga.

Non.

Il était un Uruk.

Son regard de prédateur se planta dans celui de Forlong, et il grogna :

- Je m’appelle Golgoth. Rentrons.


~ ~ ~ ~


Les jours qui suivirent furent, pour le guerrier de l’Arnor, un peu meilleurs que les précédents. Il retrouva d’abord sa cage, réduit misérable dans lequel il avait à peine l’espace de bouger, mais bientôt l’Uruk l’en libéra, jugeant qu’il ne représenterait pas une grande menace. Après tout, même avec toute sa bonne volonté, Forlong était trop faible pour véritablement tenter quoi que ce fût. Il pouvait bien essayer de se débarrasser de la montagne de muscles qui lui faisait face, mais cela n’aurait fait qu’accélérer sa fin en le laissant seul face à la violence et à la furie des Gobelins. Ces créatures se seraient amusées avec lui, retardant le moment de sa mort au point qu’il aurait eu le temps de regretter amèrement chacune de ses décisions l’ayant mené dans ce traquenard infernal.

Au lieu de quoi, il bénéficiait pour le moment de la protection de Golgoth, qui se comportait avec lui comme un maître avec son chien. En rentrant, il lui lançait souvent sans ménagement une ration de pain noir, accompagnée de ce qu’il avait pu trouver en route : le plus souvent, un ragoût de chauve-souris ou de rats – à en juger par la forme de certains morceaux que les Gobelins n’avaient pas pris la peine de découper convenablement –, mais parfois il lui arrivait de manger quelques champignons des cimes, des racines étranges au goût infect, et quelques insectes dont le nombre de pattes était souvent proportionnel à leur capacité à retourner l’estomac. Il fallait bien se nourrir cependant, et l’Uruk était astreint au même régime de toute façon.

Au départ, Forlong fut cantonné au réduit dans lequel résidait Golgoth, mais bientôt il fut appelé à suivre son maître, qui se déplaçait régulièrement dans les couloirs de Gundabad. Ce fut pour le Tribun un moyen d’en apprendre davantage sur la cité gobeline. Celle-ci était, de toute évidence, sur le pied de guerre. De toutes parts on voyait des troupes qui patrouillaient, des ingénieurs qui s’appliquaient à réparer les principales défenses de la ville, à fortifier les points de passage stratégiques, et à définir les zones depuis lesquelles les archers gobelins pourraient infliger le maximum de pertes à leurs adversaires. La minutie avec laquelle ils préparaient leur bastion était effrayante, et témoignait de l’esprit pervers de ces petites créatures. Elles étaient incapables de concevoir une œuvre d’art, mais avaient érigé la guerre en véritable religion. Elles pouvaient donner la mort avec un raffinement malsain qui faisait des Gobelins, aussi chétifs et malingres fussent-ils, des adversaires redoutables qu’il ne fallait pas sous-estimer.

La société gobeline se révélait aussi au Tribun, organisée de manière très hiérarchisée, selon une loi assez élémentaire : la loi du plus fort. Les ordres étaient donnés par le plus grand, et dévalaient la chaîne de commandement à grands coups de poings ou de fouet, jusqu’au Gobelin le plus petit, qui avait la charge d’exécuter. Quand on ne trouvait de Gobelin plus petit, alors il fallait se charger soi-même de la tâche en cours, et ainsi la vie suivait-elle son cours dans la forteresse, au milieu des cris et des harangues. Golgoth n’était pas particulièrement concerné par ce drôle de manège. En sa qualité d’Uruk-Hai, il était trop grand pour pouvoir obéir aux mêmes règles : les Gobelins les plus forts n’avaient pas véritablement envie de recevoir des ordres de sa part, et avaient donc choisi d’écarter ces étrangers de la chaîne de commandement, pour ne pas perdre leur statut. Cependant, puisque Golgoth ne rentrait pas dans la hiérarchie, alors personne ne lui donnait d’ordres, et il n’en donnait à personne. Il avait trouvé à s’occuper en lisant son livre, mais ceci mis à part, il occupait ses journées en allant assurer la formation des régiments gobelins.

Curieuse fonction, a priori, mais il se montrait assidu et zélé dans sa tâche.

Et pour cause, cela lui permettait de passer ses nerfs sur tous les Gobelins qu’on lui envoyait. Les combats tournaient le plus souvent à l’humiliation, Golgoth détruisant littéralement ses adversaires sans se soucier de leur état de forme le lendemain. Il les tabassait sans ménagement, à grands coups de poing la plupart du temps, mais parfois avec des armes émoussées. Il maniait son arme avec sauvagerie et violence, mais avec une efficacité certaine. Les Gobelins s’écroulaient sur son passage, pendant que leurs camarades se moquaient d’eux autour de l’arène. Il ne fallait pas longtemps pour comprendre que les moqueries n’étaient pas adressées exclusivement aux misérables qui se faisaient corriger régulièrement par Golgoth. Ce dernier était également la cible de quolibets. Sa force physique ne lui assurait en aucun cas le respect des Gobelins, qui le voyaient comme une brute épaisse, mais en aucun cas comme un des leurs. Il était une sorte d’attraction, un moyen de se divertir à peu de frais, à condition d’être prêt à perdre une dent ou un œil.

Un beau jour, Golgoth se tourna vers Forlong, et l’invita à prendre une épée qui traînait là, sur un râtelier. Devant l’hésitation de l’Arnorien, il précisa :

- Ce n’est pas contre moi que tu te battras, Shôra. Je préfère te donner une chance, alors affronte ce migul6. Sois fort, ân-hai, car ce Gobelin voudra prouver qu’il est supérieur.

Il s’assit lourdement sur un muret de pierre, et fit un signe au Tribun pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas vraiment le choix que d’obéir. Le combat promettait d’être inégal : le Gobelin était petit, trapu, mais assez vif. Cela ne compenserait en aucun cas son manque d’expérience, et la maîtrise supérieure des arts de l’épée dont disposait l’humain. Pourtant, ce n’était pas la victoire ou la défaite que recherchaient les Gobelins en venant ici. Ils voulaient voir de la violence brute. Ils ne se montreraient satisfaits que lorsqu’ils auraient vu l’un des deux combattants écraser sous sa botte son adversaire.

L’adversaire de Forlong entra dans l’arène, sous les moqueries les plus viles de ses compagnons. Il ne tremblait pas de peur, cependant, comme ceux qui se présentaient face à Golgoth. Il voyait là sa chance de prouver quelque chose, une occasion unique de s’imposer comme un bon combattant, et donc de monter en prestige par rapport aux autres Gobelins. Ce fut peut-être pour cette raison qu’il s’élança en avant sans réfléchir, hululant un cri de guerre censé être terrifiant, mais qui perdait toute sa dangerosité quand il était lancé par une créature aussi pathétique, aussi seule, et aussi inexpérimentée.

Golgoth observait la scène avec attention.

Pour la première fois, l’esquisse d’un sourire apparut sur son visage cruellement déformé.


__________________________

1 : Chien infâme.

2 : Humain.

3 : Littéralement « le peuple de la montagne », désigne les Gobelins.

4 : Saroumane est mort.

5 : Je ne peux pas m’échapper.

6 : Misérable.


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entre - Entre les lignes EmptyDim 19 Juil 2020 - 2:53
Golgoth. Le nom de son tortionnaire se grava dans la mémoire de Forlong comme la marque du tisonnier brûlant sur sa main. Golgoth. Le nom lui-même ressemblait à un grognement de bête sauvage, répugnant comme chaque mot du Noir-Parler, une langue inventée pour moquer, insulter et maudire. Et pourtant les quelques paroles échangées avec l’Uruk indiquaient qu’il avait ses propres ambitions, frustrations et fierté. Cela ne le rendait pas moins terrifiant, mais il était de plus en plus difficile pour le Dunadan de considérer son geôlier comme une incarnation du mal et de force brute.

Il n’aurait jamais cru pouvoir ressentir du soulagement en retrouvant la chaleur collante et puante de Gundabad, mais après avoir frôlé hypothermie sur le sommet enneigé  même l’antre d’un Balrog lui aurait paru accueillante.  Le malheureux tribun se mit à frisonner violemment alors que Golgoth l’escorta jusqu’à sa demeure. Il se roula en boule dans un coin de sa cage et sombra dans un sommeil d’épuisement pur.

***

Le Roi Baltog n’était pas content.
Il ne fallait pas un diplôme de l’Université de Minas Tirith pour remarquer une corrélation entre le mécontentement du Roi et le nombre de têtes coupées à Mont Gundabad.  Étonnamment, cette fois-ci le souverain avait agi avec retenue et modération. Un de ses généraux fut envoyé pour faire passer le message aux dirigeants des compagnies mercenaires de la Légion. Les termes qu’il employa étaient peu subtils, mais quelques points principaux ressortirent de son discours. Premièrement, Mont Gundabad était en guerre contre les Gazat*  et c’est pour tuer ces vermines barbues que la Légion avait été embauchée. Par conséquent, ce n’était pas le moment de rajouter d’autres peuples à la liste des ennemis des Gobelins ; provoquer les Golog** était une mauvaise idée et allait à l’encontre des ordres que les compagnies de la Légion avaient reçus. Deuxièmement, si les cafards du Mordor désobéissaient une fois de plus aux ordres du grand roi Baltog il leur tatouerait personnellement l’oeil rouge sur les couilles au fer chauffé à blanc avant de les écarteler et utiliser leurs tripes comme engrais pour les champignons des cavernes. Connaissant sa Majesté, ce n’était pas des menaces en l’air. Le simple fait que la Légion avait eu droit à un avertissement démontrait deux choses. Les têtes des orques de l’Oeil Rouge coûtaient un peu trop cher pour les couper sans prévenir, et le Roi craignant une invasion imminente de la part des nains, chaque ushatar*** comptait.

***

Pendant les semaines de captivité, Forlong était souvent laissé seul avec ses pensées. Réfléchir et parler avec lui-même était un moyen d’échapper à la folie et au désespoir, mais il ne s’agissait pas d’une forme de divertissement que le Tribun appréciait particulièrement. Au cours de ses années de vadrouille il avait toujours évité de laisser libre cours à ses pensées, craignant non sans raison l’obscurité qu’il risquait de découvrir au fond de lui-même. Mais assis au fond d’une cage il n’avait aucune distraction qui lui permettrait d’y échapper.

Le Dunadan repensa à plusieurs reprises au fait d’avoir attrapé le tisonnier brûlant ; la blessure sur sa main gauche guérissait lentement et douloureusement, l’empêchant d’oublier l’incident. Pourquoi l’avait-il fait ? Par esprit de révolte, pour son honneur ? Il s’agissait au final que d’un seul événement dans une séquence de choix qui l’avaient emmené jusqu’ici. Oui, des choix, il constata avec étonnement. Il avait choisi de se sacrifier pour Elendüril, ce pauvre rôdeur qui devait être déjà mort, plutôt que de continuer à mener le reste du groupe à travers le Rhûdaur. Il avait choisi de se lancer personnellement sur les traces du régiment perdu plutôt que d’envoyer une expédition comme un autre Tribun d’Arnor aurait fait à sa place. Il avait choisi de retourner au service du Royaume du Nord plutôt que de s’installer dans son fief en Belfalas. Tout comme il avait choisi de s’exiler plutôt que de subir les conséquences de la mort de la Reine dont il n’était après tout pas responsable. A chaque croisement de chemin Forlong avait choisi l’option qui le renvoyait au coeur de l’action, en première ligne. Etait-ce un acte auto-destructeur ? Ou était-il tout simplement addicte à l’action ? Craignait-il une cage imaginaire, celle des titres, responsabilités et de vie sédentaire, décidant plutôt de revêtir encore et encore sa vieille veste en cuir et repartir à l’aventure ?  Le Dunadan n’avait pas de réponse immédiate à ces questions mais il se fit la promesse silencieuse de ne pas fuir les responsabilités la prochaine fois qu’un tel choix s’offrirait à lui. Il sourit du coin des lèvres, sans joie. Il lui faudrait d’abord sortir de son cachot au fond du Mont Gundabad.

Dans les jours suivants, Forlong se remit à considérer la fuite avec une énergie nouvelle. Il essaya de retenir la séquence des couloirs à travers lesquels Golgoth le menait, mais malgré son sens d’orientation plutôt développé il se sentait complètement perdu dans ce labyrinthe. S’il y avait une logique dans ce réseau chaotique de couloirs inégaux il était incapable de la déchiffrer. Il croyait cependant se souvenir vaguement du chemin que l’Uruk avait pris pour l’emmener à la surface, ou du moins de la direction générale qu’il devrait suivre s’il voulait y retourner.

Le spectacle de Gundabad sur le pied de guerre fut comme un seau d’eau glacée pour l’étincelle d’éspoir qu’il avait de sortir d’ici. Comment pouvait-il espérer échapper aux milliers des yeux globuleux des archers et sentinelles gobelines ? Néanmoins, la vision de la société gobeline comme une machine certes répugnante mais disciplinée et diversifiée força le Tribun à changer sa perception de cette race. Après tout, jusqu’à là il avait seulement connu les gobelins lors des batailles et escarmouches sur la surface. Forlong commençait à comprendre comment le marchand avec qui il avait partagé quelques moments brefs de captivité pouvait interagir avec ces créatures. Il s’agissait d’une forme de civilisation ; vile, puante et incompréhensible, mais bien plus complexe qu’il n’aurait pu imaginer. Complexe, tout comme son tortionnaire...il repensa aux paroles de Golgoth. Je hais les Gobelins. Je hais Baltog. Etait-ce possible ? L’Uruk serait-il enclin à devenir un allié de circonstance ne fut ce que pour quelques heures afin de fuir ensemble du Mont Gundabad ? L’idée était complètement folle mais elle refusait de quitter ses pensées. Comment l’Uruk réagirait-il à une telle proposition ? Il lui briserait probablement la nuque.

Au cours de son exploration de la cité gobeline avec Golgoth Forlong réussit même à trouver quelques torchons sales qu’il put enrouler autour de ses hanches afin de retrouver un semblant d’humanité. Ses voûtes plantaires s’étaient recouvertes de corne à force de marcher pied-nu sur les rochers, et bien que les tunnels gobelins l’obligeaient à se tordre en deux en marchant, l’exercice lui permit de retrouver un peu des forces vampirisées par les premières semaines les plus éprouvantes de captivité. Comme il allait le découvrir, il aurait bientôt besoin de toutes ces forces.

Lorsque l’Uruk lui tendit l’épée, Forlong le regarda dans les yeux, cherchant à comprendre ses intentions. Comme d’habitude, il avait autant de mal à déchiffrer la créature que celle-ci éprouvait à lire son livre.  ‘Ce n’est pas contre moi que tu te battras, Shôra

-Un jour, Uruk...un jour.


Quelle sensation étrange de tenir l’épée. Après s’être battu pendant des années avec sa splendide lame Lunerill, à présent pillée par les gobelins et avec l’épée de vétéran de la Bataille du Nord, le sabre orque lui paraissait mal équilibré et lourd, surtout pour ses muscles atrophiés par la malnutrition et la captivité. Néanmoins, tenir à nouveau une arme lui permit de retrouver une partie de lui-même. Il se sentait à nouveau comme un Dunadan du Nord.

Le cri de guerre de son adversaire le tira de ses pensées. Les années d’entrainement prirent le dessus et il esquiva par automatisme, faisant deux pas en arrière. Forlong faillit perdre l’équilibre lorsque son pied glissa sur une pierre inégale. Son adversaire ne perdait pas de temps et le Dunadan se retrouva forcé à essayer de parer maladroitement deux coups vicieux tout en continuant à reculer. Son adversaire était peut-être plus petit mais il se battait avec cette même furie et haine qui avaient fait vaciller le monde des hommes lors des grandes guerres du Troisième Age. Respire, bordel. Il n’y a pas si longtemps que ça il entrainait ses hommes au combat à l’aide du maître d’armes Adaes Thiemond ; aujourd’hui, il s’était retrouvé lui-même essoufflé et en défensive sous les cris moqueurs des gobelins assemblés autour de l’arène.

Du coin de l’oeil il aperçut l’esquisse d’un sourire sur la gueule de Golgoth ; cela le rendit furieux. Mais sa furie était froide comme la lame bleue de Lunerill.
Briser l’offensive. Forlong poussa à son tour un cri, d’une voix bien plus grave que celle de son adversaire, tout en lui assénant un coup de genou brutal.
Gagner de la distance. Il réussit à passer à côté de son ennemi déstabilise et faire deux pas avant de lui faire à nouveau face.
Profiter de sa portée supérieure. Utilisant la garde de la fenêtre qui lui était très familière, il attrapa son sabre à deux mains, le manche à côté de son oreille droite, la lame droit devant lui, presque horizontale et tournée légèrement vers le bas.

Le Dunadan avait regagné le contrôle. Malgré tout son zèle, Ragbagh n’était pas assez expérimente ni puissant pour briser la garde de l’homme aux cheveux blancs. Forlong para quelques coups de son adversaire avant de passer lui-même à l’offensive. Même affaibli, l’homme du Nord frappait fort du haut de sa taille imposante. S’il avait été au meilleur de sa forme ou si sa lame avait été affûtée, son dernier aurait tranché sans aucun problème le bras du jeune orque. Un craquement sinistre se fut néanmoins entendre lorsque l’arme heurta la chair de la créature.

Le Dunadan ne laissa rien à la chance. Il s’élança vers Ragbagh comme un rapace sur sa proie et le frappa brutalement dans le visage avec la garde de son sabre. Le sang noir gicla du nez massacré de celui qui espérait scalper le guerrier aux cheveux blancs. Forlong éloigna la lame de son adversaire tombé avec un coup de pied afin qu’elle soit en dehors de sa portée. Le combat était fini.

L'homme aux cheveux blancs était recouvert du sang noir de l’orque mais aussi du sien ; il ne s’était pas aperçu des blessures peu profondes mais étonnement nombreuses que son adversaire lui avait infligé lors de la première moitié du combat. Son coeur battait vite, et il tremblait légèrement, son corps sous le choc d’une explosion d’effort et d’adrénaline après des semaines d’inaction.

Son regard croisa celui de Golgoth, le sabre emoussé toujours dans sa main.


_____________

*Nains
**Elfes
***Soldats


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entre - Entre les lignes EmptyMar 21 Juil 2020 - 14:54
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Le combat s’acheva sur une note sinistre, alors que le nez de la pathétique créature explosait sous l’impact. Son corps chétif, malingre, retomba lourdement en arrière, secoué de convulsions misérables qui attiraient encore davantage la moquerie des Gobelins rassemblés là. Leurs rires s’élevaient comme les cris des mouettes dans le sillage d’un navire, glissant sur la peau de Golgoth comme les embruns sur la coque.

Le colosse se leva péniblement en prenant appui sur ses genoux. Il était difficile de savoir s’il était satisfait ou non de la démonstration qui venait d’être rendue. Le duel avait tourné court, mais avait tenu toutes ses promesses en termes d’intensité. Il n’était jamais nécessaire de pousser bien loin pour que resurgît la haine ancestrale entre les hommes de l’Ouest et les engeances de l’Est. Les coups avaient plu des deux côtés, sans la moindre retenue, et si les armes avaient été soigneusement émoussées, nul doute que chaque bretteur serait reparti avec un membre au moins – avec de la chance. Le sang aurait pu couler que cela n’aurait pas dérangé le grand Uruk, mais il avait reçu des consignes. Ne pas trop les abîmer, pour leur permettre de continuer à servir Baltog. Cependant, Golgoth avait ses sources, et il savait d’où venaient ces avortons. Un groupe originaire du Mordor, qui se prétendait supérieur aux autres, et qui s’efforçait de faire jouer une forme de loyauté au Grand Œil, même s’il avait disparu depuis quelques temps maintenant. Des fanatiques zélés, qui suscitaient au pire l’envie de quelques snaga de bas étage qui se prenaient à rêver de carnage et de violence, et au mieux la haine et le mépris pur et simple des derniers grands Uruk-Hai de l’Isengard.

Golgoth était de ceux-là, et il n’aimait pas ceux qui agitaient en vain les vestiges d’un passé depuis longtemps révolu. Le seigneur noir était mort, et brandir son emblème n’avait pas plus de sens que d’espérer secrètement le retour du Magicien Blanc.

Il était mort, lui aussi.

Et avec lui, les rêves de voir les Uruk-Hai dominer enfin la Terre du Milieu. Golgoth savait ses compagnons dispersés, divisés, et insoumis. Ils servaient le roi Baltog faute de mieux, mais pour la plupart ils étaient devenus des mercenaires en quête de butin, quand ils n’avaient pas sombré dans une folie furieuse que même les autres Uruk craignaient. Golgoth en connaissait quelques uns, et à défaut de pouvoir les appeler « amis », puisque le terme n’avait aucun sens pour les membres de sa race, il pouvait dire qu’il s’agissait d’alliés. Lui-même correspondait bien à cette description, et son caractère solitaire ne devait pas être pris pour de la faiblesse. Plus d’un Gobelin avait fait les frais d’une curiosité exacerbée. Les bras ne manquaient pas à Gundabad, et Golgoth n’hésitait pas à arracher ceux des rares qui osaient le déranger dans son travail.

D’ailleurs, le combat avait fait oublier aux Gobelins la place qu’ils tenaient dans la hiérarchie de cette arène. Ces créatures puantes et poisseuses s’agglutinaient autour de l’ancien Tribun en essayant de le provoquer. Ils voulaient déclencher une bagarre générale, qui leur aurait donné la possibilité de l’éventrer sur pied, et de lui vider les tripes sur le sol. Golgoth n’était pas disposé à les laisser faire, et alors qu’ils piaillaient comme des oiseaux effrayés, il se leva d’un bon et poussa un rugissement sonore qui ramena le silence instantanément :

- L’Humain est à moi, que personne n’y touche !

Il y eut quelques regards apeurés, et tous les Gobelins reculèrent prudemment d’un pas, laissant Golgoth s’avancer au milieu de l’arène. Il n’eut pas un regard pour l’insecte qui venait d’être piétiné : il avait déjà vu des snaga être humiliés ainsi par dizaines, et il se félicitait de cette leçon apprise à la dure. Il ne sous-estimerait pas de sitôt un de ces redoutables guerriers humains dont parlaient les anciens. Golgoth en avait tué beaucoup, il connaissait leur valeur, et savait que la furie d’un Orc ne valait rien contre le talent et l’expérience des grands Hommes. Ceux-ci, l’épée à la main, constituaient des adversaires redoutables.

Seuls les grands Uruk-Hai de l’Isengard égalaient leurs prouesses.

Lorsqu’il arriva auprès de Forlong, il ne fit pas le moindre geste pour récupérer l’épée. Celle-ci était de toute façon émoussée, et au moindre signe d’hostilité, les Gobelins n’hésiteraient pas à sauter sur l’ancien Tribun pour le massacrer. Ici, Golgoth était en parfaite sécurité, et il en avait conscience. Il reprit de sa voix caverneuse :

- Tu te bats bien, Shôra. Tu ferais un bon horukhun1. Tu as le flair. Tu as la force. Tu pourrais être utile.

Les horukhunayin n’étaient pas très nombreux à Gundabad, ou dans les territoires Gobelins pour ainsi dire. L’expression désignait les humains qui servaient le roi Baltog, et qui jouaient un rôle central dans la campagne contre les Nains. Grâce à leur capacité à se déplacer au soleil, et à passer pour d’innocents paysans aux yeux des troupes de la coalition, ils récupéraient des informations précieuses sur les mouvements de troupes, sur le lieu des rassemblements et sur les plans de l’ennemi. Leurs raisons d’obéir à Gundabad étaient nombreuses, mais gravitaient autour d’un seul et même point : la peur. Baltog était connu pour sa cruauté, et il n’hésiterait pas à faire déferler ses troupes sur de petits villages isolés pour faire payer à un horukhun son manque d’efficacité.

Ou pire, il pouvait s’arranger pour le dénoncer auprès des gens de son propre peuple.

Plusieurs traîtres avaient ainsi été lapidés, battus à mort ou tout simplement pendus par les leurs, après que des espions de Baltog eussent répandu la rumeur de leur association avec les Gobelins. La revanche du roi sous la montagne était sournoise mais d’une redoutable efficacité.

- Viens, ân-hai2, tu as besoin de soins.

Golgoth manquait peut-être de tact, mais il savait se montrer prévenant vis-à-vis de son animal de compagnie. Il ne voulait pas l’abîmer inutilement, même s’il avait pris un malin plaisir à le voir se battre dans l’arène. Tournant la tête vers l’assistance, il pointa l’index vers un petit Orc à la peau claire qui le regardait avec des yeux exorbités :

- Toi, suis-moi, et porte mon paiement.

La consigne était claire, et ne souffrait d’aucune contestation possible. Golgoth avait été payé pour ses services – à savoir donner une bonne leçon aux Orcs qu’on lui avait confiés –, et précisément il était venu pour collecter son butin. On lui avait offert de belles pièces d’armure, dont un plastron de qualité supérieure qui viendrait remplacer celui qu’il portait à la guerre, et qui avait vu des jours meilleurs.

L’avorton avisa le sac, jaugea son poids, mais n’eut guère le temps de se poser mille questions, car déjà Golgoth tournait les talons. Ils firent un crochet pour déposer les pièces d’armure, insensibles à la fatigue du petit Orc courbé sous le fardeau qu’il devait porter en évoluant maladroitement le long des coursives de la cité, puis remontèrent vers un nouveau promontoire extérieur, qui cette fois faisait face à l’Est. Le jour déclinait progressivement, ce qui permit à l’Orc de profiter de l’air frais pendant quelques temps. A la lueur du soleil qui mourait derrière les cimes, il apparaissait clairement qu’il avait été passé à tabac avec méthode, et Forlong pouvait clairement reconnaître la patte du maître.

De son maître.

Golgoth jeta une blague à simples aux pieds de l’Orc, mais alors que Forlong se penchait pour la ramasser, le géant grogna :

- Non, Shôra… Tu te tuerais. Laisse le snaga te soigner.

La situation était humiliante pour l’Orc, mais il n’avait pas vraiment le choix. Golgoth n’était pas particulièrement connu pour sa patience, et encore moins pour faire preuve de tolérance lorsqu’il s’agissait de ses centres d’intérêts excentriques. Il avait déjà jeté un Gobelin dans la grande fosse quand celui-ci avait essayé d’asticoter de trop près son dernier prisonnier aux cheveux blancs. La chute avait duré si longtemps qu’ils avaient cru ne jamais entendre le craquement sinistre de son corps sur les rochers. Il était mort, disloqué après s’être fracassé une soixantaine de mètres plus bas, happé par les ombres et la gravité.

Cependant, pour impulsif qu’il fût, Golgoth n’était pas fou. Les plantes et les potions qu’utilisaient les Gobelins n’étaient pas connues des Hommes, et un mauvais dosage pouvait s’avérer aussi mortel que le plus foudroyant des poisons. Il fallait la main d’un Orc pour décider qui vivrait et qui mourrait. Laissant les deux nouveaux amis faire connaissance, l’Uruk descendit de quelques pas le long du promontoire, pour observer les environs.

Ils étaient beaucoup plus bas que la première fois, et la température était nettement plus supportable. Si le soleil avait brillé, ils auraient même pu avoir chaud. Ici, point de neige : ils trouvaient une végétation rase, brûlée par le soleil, même s’il restait quelques plantes vivaces qui survivaient entre les pierres. Un sentier sinueux semblait descendre à travers le flanc de la montagne, comme une fine cicatrice courant sur une peau rocailleuse. Golgoth l’observait avec attention, comme s’il espérait voir quelqu’un arriver.

Sans jeter un regard à ses deux acolytes, il leur intima d’approcher, et leur montra le chemin du doigt :

- Nous allons explorer ce chemin. Shôra, prends la tête, et ouvre l’œil. Snaga, suis-le bien.

Ils n’avaient ni armes, ni nourriture, ni de quoi se repérer. La nuit tombait, ce qui pouvait laisser présager le pire dans ces montagnes qui étaient à la fois le repaire des plus terribles créatures de la Terre du Milieu, et un champ de bataille gigantesque où s’affrontaient Nains, Elfes, Gobelins et Humains. Ils ne savaient pas où ils allaient, ni ce sur quoi ils allaient tomber, mais il était certain qu’ils prenaient de gros risques à naviguer ainsi entre les lignes.

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entre - Entre les lignes EmptyJeu 30 Juil 2020 - 0:41
Golgoth ne fit aucun geste provocateur et prononça aucune parole méprisante ou insultante à l’égard de Forlong. Si ça avait été le cas, le Dunadan aurait probablement choisi de s’attaquer à son tortionnaire. Prenant en considération à quel point il avait eu du mal à vaincre un simple gobelin, affronter l’Uruk-Hai avec une épée émoussée serait suicidaire et voué à l’échec.  Mais il n’aurait pas fallu grand chose pour pousser l’homme, encore ivre avec l’adrénaline et désireux de laver son humiliation avec le sang de son geôlier, à l’acte.

Il n’avait pas compris le mot prononcé par Golgoth... horukhun...mais il y avait un réel changement de ton dans la voix de l’Uruk par rapport aux paroles prononcées quelques semaines auparavant... Sha ! Tu ne sers à rien…Ainsi son tortionnaire avait décidé que l’humain pouvait être utile après tout. Etait-ce pire ou mieux que de finir comme un des tas d’os rongés qui tapissaient le sol de sa demeure ? Seul l’avenir le dirait.

Forlong se mit machinalement à suivre l’Uruk. L’adrénaline retombait doucement et l’étincelle de révolte s’éteignait à nouveau. Au cours de ses semaines de captivité, obéir était devenu quelque chose de naturel. Pas encore obéissance d’un esclave à son maitre, plutôt celle d’un soldat à son officier. Il gardait son énergie pour le moment où se rebeller contre son tortionnaire aurait un intérêt réel.

Cette fois-ci, le Dunadan n’essaya même pas de retenir le chemin. Un pied devant l’autre. A une époque, il avait été capable d’ignorer ce genre des blessures superficielles et de continuer à voyager pendant toute une journée, mais maintenant, c’était différent. Affaibli et malnourri, la perte de sang l’affectait lourdement. Sa tête tournait, il sentait les murs du tunnel se refermer autour de lui...
Ils arrivèrent dehors au dernier moment. Forlong s’appuia lourdement sur un rocher recouvert de mousse, en respirant lourdement et essayant de faire passer sa nausée. C’était seulement à ce moment-là que Forlong remarqua leur troisième compagnon. L’orque.. ? Il semblait petit pour un orque...le gobelin.. ?...semblait essoufflé lui aussi, après avoir porté l’armure de Golgoth. Le regard du Dunadan fut attiré par la sacoche lancée par l’Uruk. Il se pencha dessus par réflexe, avant de s’apercevoir qu’il n’y trouverait très certainement pas d’Athelas, de Calendula, de Consoude ni de Millepertuis.

Le Dunadan recula instinctivement lorsque Snardat se pencha sur lui. Il n’avait jamais laissé un gobelin s’approcher à ce point, sauf au combat ou lorsqu’il avait les mains ligotées. Il fut surpris de découvrir que la créature parlait bien la langue commune. Ca va t'empêcher de te transformer en un tas de viande avariée...Ces paroles réussirent à convaincre le Dunadan. Il savait à quel point les lames des orques pouvaient être sales. Il avait déjà vu des soldats perdre leurs membres, ou parfois même leurs vies à cause de l’infection causée par une blessure qui paraissait superficielle au premier abord. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? J’suis pas magicien moi…

-Moi non plus je ne suis pas magicien...

C’étaient les premières paroles que Forlong avait adressées à Snardat, ou bien parlait-il tout seul.. ? Tu n'es pas un magicien, Shôra… Tu ne sais pas tenir le feu dans la main… Sha ! Tu ne sers à rien…Les mots de Golgoth retentissaient encore dans sa tête. Le Dunadan se sentait comme ivre suite à la perte de sang. Il se surprit à éprouver une ombre de reconnaissance envers le guérisseur improvisé.

L’odeur forte des médicaments orques ne faisait rien pour arranger sa nausée, mais ils semblaient faire effet. La sensation brûlante de la pommade sur ses plaies le fit serrer les dents ; c’était clairement un désinfectant. Il apprécia cependant le baume étrange que l’orque appliqua sur ses mains brûlées. Lorsque Snardat prononça le mot maître, Forlong se redressa sur ses coudes et grogna, le regard durci :

-Je n’ai pas de maître, gobelin.

Même à moitié allongé, le Dunadan était une figure intimidante vis-à-vis du jeune orque. Curieusement, la créature ne semblait pas vouloir arrêter de parler.

-Invasion des barbus ?! Les nains...ils arrivent à Gundabad ?

Forlong sentit son coeur battre plus vite. C’était peut-être naïf mais la vision des fiers guerriers d’Erebor et de Khazad-Dûm arrivant jusqu’aux portes de la ruche gobeline qu’était le Mont Gundabad lui redonna une lueur d’espoir. La créature bavarde allait-elle en dire davantage ?

La question de Snardat le prit au dépourvu. Il avait toujours connu les orques et les gobelins sur le champ de bataille, comme des serviteurs du Mal qui méritaient d’être abattus sans aucune pitié. Les dernières semaines lui avaient ouvert les yeux. Certes, les habitants de Mont Gundabad étaient cruels, belliqueux et répugnants, mais leur société était bien plus complexe qu’il n’aurait pu croire, et ils semblaient capables d’émotions très humaines. Forlong grogna, soudainement gêné :

-C’était juste le bras gauche. Avec une épée émoussée. Si c’est un guerrier, il s’en remettra...

La conversation improvisée s’acheva lorsque Golgoth leur fit signe de s’approcher et demanda à Forlong d’ouvrir la marche. Où allaient-ils ? Chaque instant passé dehors sous les derniers rayons de soleil était une bénédiction, et Forlong n’allait pas s’en plaindre mais il était confus et intrigué. Il sentit le manche de l’épée sous ses doigts, se rappelant soudainement que l’Uruk-Hai n’avait pas pris la peine de le désarmer.

Un Uruk-Hai érudit, un gobelin guérisseur et un Dunadan armée d’une épée émoussée. Il pouffa de rire pendant un court instant face à l’absurdité de cette image qui ressemblait au début d’une mauvaise blague.

Le moment d’alégresse dura pas longtemps. Tenant l’épée dans sa main droite, Forlong fit quelques pas incertains avant d’atrapper son équilibre et commença à suivre le sentier. Il suivit le conseil....ou l’ordre...de Golgoth et surveillait attentivement ses environs. Après tout, ils pouvaient tomber sur un animal sauvage, sur d’autres gobelins ou bien...une opportunité pour fuir ?


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Ryad Assad
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entre - Entre les lignes EmptyLun 3 Aoû 2020 - 17:45
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Leurs pieds glissaient sur le sentier escarpé, emportés dans de dangereux dérapages par les pierres qui avaient achevé de dévaler la montagne pour s’écraser en milliers de petits gravats sur le sol. Chacune d’entre elles était susceptible de se dérober sous leurs pas fatigués, et de les emporter dans une chute vertigineuse. L’obscurité de plus en plus totale ne facilitait pas leur progression, et les obligeait à une prudence absolue qui les empêchait de trop réfléchir.

Pourquoi étaient-ils là ?

Avaient-ils une chance de s’échapper ?

Si l’un souhaitait peut-être ardemment retourner à Gundabad, où la protection des siens lui manquait autant qu’une pelisse pour s’épargner la morsure du froid nocturne, le second avait à n’en pas douter le projet de s’éloigner le plus possible de la grande montagne pour retrouver les siens. Il tenait toujours fermement son épée en main, comme si elle pouvait l’aider d’une quelconque manière. Pour l’heure, elle le gênait plus qu’autre chose au moment de prendre appui sur les parois rocheuses entre lesquelles ils s’enfonçaient. En temps normal, il lui aurait déjà été difficile de se déplacer dans ces conditions, mais affaibli et mal nourri, cela relevait véritablement de l’exploit.

Ils marchèrent ainsi pendant un temps qui leur parut une éternité, et qu’ils ne pouvaient mesurer qu’à leurs pieds endoloris, et à la température qui baissait dramatiquement à mesure que la nuit s’installait. Un désagréable vent d’Est s’était levé, auquel seul Golgoth semblait insensible. Après avoir longuement marché, ils atteignirent un premier plateau, qui se transforma bientôt en une corniche à la largeur variable. Elle était parfois assez large pour les laisser passer tous les trois côte à côte, puis venait à se réduire pour être à peine assez grande pour leur pied. Mieux valait ne pas regarder en bas, où s’ouvrait un grand précipice qui semblait sans fin.

- Droite.

La voix de l’Uruk ressemblait au feulement d’un prédateur, mais elle gagna sans mal les oreilles de ses deux compagnons, qui s’enfoncèrent sur un nouveau sentier. Ainsi, contrairement aux apparences, Golgoth semblait avoir une idée précise de l’endroit où il se rendait. Il ne naviguait pas au hasard. En réalité, ce que les deux autres ignoraient, c’était qu’il venait de contourner un poste d’observation gobelin, et qu’il descendait dans une zone moins surveillée, et moins aisément praticable. Les Nains ne seraient jamais passé par là pour attaquer Gundabad, car ils n’auraient pas pu le faire en amenant avec eux leurs armes et leur matériel. L’ascension épuisante était risquée pour une armée, et ils ne pouvaient pas avoir la certitude qu’ils ne seraient pas cueillis par une cohorte de tireurs embusqués bien décidés à les décimer. Cependant, ce passage représentait une opportunité parfaite pour Golgoth.

Une opportunité de s’éloigner de Gundabad sans être vu.

Après avoir traversé deux nouveaux promontoires rocheux, leurs yeux furent cueillis par un halo de lumière qui semblait s’élever de nulle part, comme s’il jaillissait de la montagne elle-même. Golgoth sourit pour lui-même, et les fit aller dans cette direction, conscient que la peur commençait à s’emparer des cœurs de ses deux compagnons. Lui-même n’éprouvait rien de cet ordre. Ils étaient désormais très proches des plaines, et les Gobelins s’aventuraient rarement dans ces régions, craignant d’être capturés ou tués par les Hommes qui y patrouillaient parfois. La lueur était de plus en plus proche, et à mesure qu’ils progressaient, ils pouvaient entendre des voix étouffées. Plusieurs individus entretenaient une discussion, mais leurs paroles demeuraient encore incompréhensibles à cette distance. Il leur fallait s’approcher, afin de découvrir de quoi il retournait.

Ce fut Forlong qui fut le premier à les apercevoir, après avoir jeté un bref coup d’œil à l’angle d’un pan rocheux qui les protégeait. Il devina quelques silhouettes, une debout, les autres assises, et bien d’autres encore cachées dans l’ombre et hors de vue, à en juger par quelques bruits de mastication. Golgoth perçut l’hésitation de ses deux compagnons, et son impatience transparut dans sa voix lorsqu’il enjoignit Forlong et Snardat à avancer. Sans prendre la peine de se dissimuler, les trois compagnons firent irruption au milieu de la réunion, attirant immédiatement tous les regards sur eux.

Des mains furent portées à l’épée, certains se levèrent, prêts à défendre chèrement leur vie.

Il fallait dire que l’irruption d’un Orc, d’un Uruk-Hai de l’Isengard et d’un Dúnadan au milieu des terres hostiles des Monts Brumeux n’avait rien pour rassurer. Un homme fit son apparition, cependant, levant les mains en signe d’apaisement :

- Restez calme, restez calme. C’est un ami.

Il s’approcha en écartant les bras, et souffla :

- Bienvenue Golgoth. Merci d’avoir répondu à l’invitation, nous n’attendions plus que toi. Je vois que tu ne viens pas seul, qui sont tes compagnons ?

L’Uruk-Hai tourna brièvement la tête vers ses compagnons de route, leur enjoignant de répondre à l’humain qui leur faisait face. Celui-ci n’avait pas les traits d’un descendant de Númenor, il ressemblait davantage à un de ces hommes du Val, dont l’allégeance était théoriquement acquise à la cause du roi Thorik. Sa présence dans ces montagnes était au moins aussi étonnante que l’amitié qu’il semblait partager avec Golgoth. Les deux auraient dû être des ennemis mortels, mais ils semblaient bien disposés à s’asseoir à la même table pour discuter.

Mais de quoi ?

L’homme serra la main de Forlong, mais évita soigneusement de faire de même avec l’Orc. La confiance qu’il avait dans ce peuple était très limitée, et qui savait quelle horrible maladie il pouvait attraper simplement en touchant la peau d’une de ces pathétiques créatures ?

- Je m’appelle Simo, enchanté. Venez donc vous asseoir, nous avons à manger pour tout le monde.

Tout le monde. Et il y en avait, du monde. Un rassemblement hétéroclite de plusieurs races et de plusieurs peuples qui paraissaient n’avoir rien en commun, et que les livres tendaient à décrire comme des ennemis mortels. En plus de Simo, il y avait trois Hommes, assis près du feu, les mains tendues pour se réchauffer. Deux Orcs étaient debout dans un coin, un peu plus loin de la flamme qu’ils semblaient craindre. Un Nain était adossé de l’autre côté, les bras croisés autour de sa large poitrine, une grande hache posée à côté de lui. Le paysage aurait déjà été prodigieusement étonnant, mais il fallait rajouter deux Wargs couchés sur un promontoire un peu en hauteur, qui regardaient les nouveaux arrivants de leurs yeux vicieux. Ils dégageaient une puissance contenue, qui semblait prête à se déchaîner au moindre geste menaçant. Leurs yeux se posèrent sur Forlong, qui tenait toujours l’épée émoussée en main. Ils échangèrent quelques paroles dans leur langue, comme s’ils se demandaient s’il fallait fondre sur le Dúnadan immédiatement ou attendre un peu.

- Vous devriez poser votre épée, l’ami, conseilla Simo. J’ai bien peur qu’ils ne soient un peu tendus en ce moment, avec tout ce qui se passe.

Les trois nouveaux s’avancèrent près du feu, et on leur offrit un repas fort agréable, qui changeait de Gundabad. C’était du cerf en ragoût, accompagné de tubercules dont Golgoth ne connaissait pas le nom, mais qui étaient très nourrissantes. On n’en produisait de pareilles que dans les plaines, et elles avaient probablement été amenées par Simo. Forlong et Snardat eurent droit à une belle assiette, sans doute la plus savoureuse qu’on leur avait servie depuis fort longtemps. Pendant qu’ils mangeaient, la conversation s’ouvrit au-dessus de leurs têtes, et ils comprirent rapidement la raison de cette réunion secrète :

- Nous avons commencé sans toi Golgoth, mais permets-moi de te faire un petit récapitulatif. Pour l’heure, la situation est toujours indécise. La bataille de Therkâ Nâla n’a pas abouti à la victoire prévue. Atam Gathol tient bon, malgré les escarmouches pour la reprendre. Des renforts inattendus ont permis au Roi Thorik de consolider sa position. Il semblerait que la prochaine étape de son plan soit Nal Gunir, le vieux poste-avancé. La campagne des Nains pourrait bien prendre un tournant décisif en cas de nouvelle victoire. Nous étions en train de discuter de ce que nous pouvions faire… as-tu une idée, Golgoth ?

Forlong comprit pleinement ce qu’étaient les horukhunayin en cet instant. Simo était certes un Homme, mais il avait depuis longtemps décrété que son allégeance irait au roi Baltog, le puissant souverain de Gundabad. Au mépris de toute logique, il trahissait ses frères du Val d’Anduin qui se battaient aux côtés des Nains, et préférait condamner ceux-ci pour protéger sa vie et celle de sa famille. Il n’y avait pas d’honneur chez un tel homme, qui pourtant semblait en paix avec sa conscience. Il laissa Golgoth prendre la parole en retour, et leur expliquer la situation de son point de vue. C’était la première fois que Forlong et Snardat l’entendaient parler autant, et bien qu’il employât un Westron limité, ils ne purent que constater qu’il avait le charisme d’un général d’armée :

- Les Khozdayin1 viendront faire la guerre, et mourir. Nal Gunir ne tombera pas, non. Baltog a fait venir les Gobelins de Goblinville. Les grands Olog-Hai sont déjà là. La victoire est proche. Gundabad résistera.

Il y eut quelques hochements de tête. Les Orcs qui se trouvaient sur les côtés hochèrent la tête, et s’approchèrent du feu, révélant des corps horriblement mutilés, couverts de cicatrices. Le plus petit des deux posa son regard sur Snardat, plissant ses paupières comme s’il essayait de le reconnaître :

- Les affreux Khozdayin ont déjà remporté de nombreuses victoires, et ce genre de discours rassurants ne me rassurent plus. Daul est tombée, alors que nous avions envoyé une forte garnison pour la défendre. Therkâ Nâla n’a pas été reprise, malgré les promesses. Et maintenant Gunir ? Le roi Baltog n’a rien fait, et la situation à Gundabad devient intenable. Nous ne resterons pas là pour accompagner Baltog dans sa chute ! Si la guerre est perdue, nous avons encore le temps de nous replier. Il existe encore des bastions, tenus par les anciens serviteurs de l’An…

- Attendez, attendez, fit Simo pour calmer les Orcs. Si nous sommes réunis ici, c’est précisément pour discuter de toutes ces choses, pas pour tirer des conclusions. N’allons pas troquer un maître qui nous a relativement épargnés pour un autre dont nous ne connaissons ni les motivations, ni la position à notre égard.

Les Orcs se calmèrent quelque peu, et cédèrent la parole aux deux Wargs. Pour quiconque ne connaissait pas bien ces créatures, c’était un spectacle étonnant que de les voir converser et s’entretenir avec des créatures bipèdes d’Arda. Il existait bien des merveilles en ce monde, et voir ces loups maléfiques nourrir de sombres complots avec des individus de toutes les races qui étaient de toute évidence des ennemis des Peuples Libres, c’était bien là un prodige qui pouvait faire froid dans le dos. Leur rude langue, encore plus désagréable à l’oreille que l’était le Parler Noir, était traduite maladroitement par un des deux Orcs, qui s’efforçait de transcrire la position – étonnamment complexe – des deux créatures.

A travers leur récit, Snardat et Forlong comprirent peu à peu où se situait chacun. Ces représentants de toutes les races étaient des serviteurs de Baltog, qui sentaient le vent tourner dans la mauvaise direction et qui envisageaient de troquer leur allégeance pour une autre. Simo et ses compagnons humains voulaient à tout prix éviter d’être frappés par la purge qui toucherait inévitablement les anciens alliés du roi gobelin s’il venait à perdre son trône. Les Wargs, quant à eux, étaient les alliés des Gobelins et bien qu’ils fussent à l’heure actuelle incapable de constituer une force digne de ce nom, ils opéraient comme éclaireurs et informateurs pour Gundabad. Ils ne souhaitaient pas s’éterniser au service des Gobelins si la situation devenait critique, et envisageaient de se replier vers le Grand Nord, quitte à devoir faire la guerre aux habitants des plaines enneigées. La position des Orcs était ambivalente, car ils prétendaient à la fois servir Baltog, mais ils étaient de toute évidence originaires d’ailleurs, et souhaitaient éviter d’être assimilés de trop près aux Gobelins, en cas de représailles.

La véritable inconnue résidait chez le Nain, qui n’avait pas encore pris la parole, mais qui écoutait attentivement la situation. Alors que le débat entre Golgoth et les deux Orcs se faisait de plus en plus tendu, il intervint pour réclamer le silence :

- Arrêtez avec vos babillages, vous m’ennuyez. Nous avons besoin d’objectivité pour savoir quoi faire. Les Nains arrivent, quoi qu’on en pense, et ce ne sont pas vos discours empreints de confiance qui me rassurent. Golgoth… Simo m’a parlé de vous, il m’a dit que vous étiez un marginal, un ermite au sein de cette fourmilière puante qu’est devenue Gundubanad. Que savez-vous vraiment de ces choses ? Quant à vous deux, vous n’êtes que des vermines sans courage, attendant de savoir de quel côté la guerre va basculer. Vous ne vivez même pas dans la grande cité, que pourriez-vous connaître de cette guerre et de son issue ?

Les provocations du Naugrim étaient d’une rare violence, mais personne n’osa bouger, comme si l’aura de ce personnage singulier suffisait à retenir la colère de chacun. Il fallait dire qu’il semblait capable de broyer les deux Orcs à la seule force de ses mains épaisses, et même Golgoth aurait eu fort à faire pour lui tenir tête, puisqu’il était venu sans armes. En général, ses poings immenses faisaient le travail, mais ils n’auraient que peu d’effet face à l’armure du guerrier nain. Celui-ci reprit :

- Il y en a que nous n’avons pas encore entendu ce soir, et j’aimerais que la parole leur soit donnée. L’Orc, d’abord ! Approche, misérable, viens au coin du feu que tout le monde puisse voir ta tête horrible et s’en réjouir.

Il ne laissait pas beaucoup de choix à Snardat, dont la position ici était peu claire. Pour tout le monde, il n’était qu’un snaga sans aucune valeur. Cependant, certains des discours qui étaient prononcés ici étaient particulièrement séditieux, et n’auraient pas plu au roi Baltog s’ils trouvaient un moyen de remonter à ses oreilles. Nul doute que les individus rassemblés là ne voudraient pas voir un mouchard les dénoncer, et qu’il valait mieux pour le jeune Orc ne pas se mettre à dos son interlocuteur. De tous, le Naugrim semblait le moins patient :

- Par Aulë, que tu es laid !

- Laid comme un ver, mais je le reconnais ! Siffla le petit Orc, qui semblait se souvenir enfin de qui était Snardat. C’est un de ceux qui répondent encore au Grand Œil, j’en suis sûr. On va voir ce qu’il a à nous dire, lui qui connaît bien les guerriers du roi Baltog.

Le Nain acquiesça, et gronda :

- Allez, parle maintenant. Dis-nous ce que tu as vu de Gundubanad. On dit que la cité a commencé à se préparer, et que le roi Baltog attend les miens de pied ferme. Est-ce vrai ? Est-ce que la violence des Khazâd sera contrée par… des gens comme toi ? Raconte-moi ce que tu as vu, raconte-moi tout, sinon je jure par la hache que tu vois là que je te tuerai sans la moindre hésitation.

Le Naugrim était parfaitement sérieux, mais il jeta tout de même un regard en coin à Golgoth pour s’assurer qu’il n’avait pas dépassé les limites. Constatant que l’Uruk-Hai ne réagissait pas, il pressa l’interrogatoire, amenant Snardat à lui révéler tout ce qu’il savait de l’état de préparation de la cité, et de ses chances de victoire. Lorsqu’il s’estima satisfait, il se tourna vers Forlong. Le vétéran avait repris des forces grâce au repas que lui avait servi Simo – il avait eu le droit à une double ration, vu son appétit –, et il était en mesure de soutenir le regard de toutes ces créatures désormais. Le Nain s’avança, et l’interrogea à son tour :

- Voilà que nous avons un grand Homme. Un Dúnadan ? Je n’aurais jamais cru qu’un de ton espèce se serait allié avec les Gobelins… Tu dois vraiment être le pire des salauds parmi ton peuple.

Son rire sec s’interrompit aussi rapidement qu’il était apparu :

- Dis-moi, Homme de l’Ouest. Toi qui vois loin et qui connaît sans doute bien des choses. Quelles chances ont les Gobelins de survivre à l’assaut des Nains ? Une armée de combattants comme moi, face à une horde de pleutres comme eux ? Hm ? Qui l’emportera ? Cela vaut-il encore le coup de soutenir le roi Baltog, ou est-il préférable de nous éloigner de Gundubanad sur-le-champ, pendant qu’il en est encore temps ? Je te conseille de répondre, à moins que tu ne veuilles voir ta langue arrachée et clouée sur ton front.

Forlong se retrouvait dans une position étonnante, compte-tenu de son statut. Il avait le pouvoir de saper indirectement les précieuses alliances dont Gundabad dépendait pour sa survie. Ces Hommes, ces Orcs des montagnes et ces Wargs guettaient ses paroles en espérant y déceler une forme de vérité. S’il les convainquait de la nécessité d’abandonner Baltog, il aurait rendu un fier service aux Naugrim, mais il desservirait involontairement sa cause : en effet, il y avait des chances pour que son geôlier n’appréciât guère son pessimisme, et qui pouvait dire s’il ne risquait pas de violentes représailles en agissant de manière trop visible ? En outre, il ne pouvait guère mentir, au risque de voir Golgoth venir corriger ses dires à l’aide de ses deux mains gigantesques qui pouvaient le secouer au-dessus de sa tête jusqu’à ce que sa nuque se rompît. Il devrait jouer finement dans tous les cas, s’il voulait continuer à bénéficier de la protection de l’Uruk, dont les yeux étrécis étaient braqués sur le Tribun.


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Le sang perlait sur ses coudes et genoux blessés par les pierres et malgré la corne accumulée pendant les semaines passées pieds-nu, les cailloux s'enfonçaient douloureusement dans ses talons. Et pourtant malgré l'épuisement et la douleur, le Dunadan commençait à avancer. Au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de Gundabad, une lueur d'espoir commençait à s'installer dans son cœur. Après tout, Golgoth détestait Baltog et son peuple. L'Uruk avait-il décidé de quitter la cité gobeline pour de bon ?

Lorsqu'il aperçut les silhouettes, Forlong resserra la main sur le manche de son épée émoussée et regarda Golgoth et Snardat. Cela devait sans doute être une patrouille des gobelins de Gundabad, prête à mettre fin à leur tentative de fuite. L'Uruk ne semblait pourtant pas inquiet...

La suite des évènements déboussola complètement le Tribun. A la place d'une patrouille gobeline il se retrouva face à un mélange de représentants des races différentes qu'il croyait seulement envisageable sur un champ de bataille. Qui plus est, leur dirigeant semblait connaître Golgoth ; il avait même employé le terme 'ami' pour le désigner...

Forlong secoua machinalement la main de Simo ; l'expérience n'avait pas du être agréable pour l'homme du Val car la paume de sa main droite était encore à moitié recouverte du baume odorant et collant que Snardat avait étalé sur ses brûlures. C'était le premier humain qu'il voyait depuis des semaines ou peut-être des mois ; le dernier homme à lui adresser la parole avait été le marchand qui avait brièvement partagé sa captivité lors de sa route vers Gundabad.

Tous les regards de l'assemblée hétéroclite étaient tournés vers le Dunadan et ses compagnons. Voyant d'autres hommes ainsi qu'un nain, Forlong se sentit nu et vulnérable, vêtu seulement d'un pagne provisoire. Il décida néanmoins de suivre le conseil de Simo, et posa l'épée émoussée – pitoyable parodie d'une arme réelle – sur le sol sans jamais quitter les deux wargs du regard.

Une larme coula sur la joue de Forlong lorsqu'il goûta le ragoût de cerf, bien qu'il faillit se brûler la langue. C'était la première fois depuis le début de son captivité qu'il mangeait de la nourriture réelle, et c'était comme si avec chaque bouchée il retrouvait une particule de son humanité. C'est seulement lorsque son assiette était quasi-vide qu'il s'aperçut que son guérisseur provisoire était assis à côté de lui et mangeait de manière presque plus civilisée que lui. Le gobelin avait dit son nom à Simo tout à l'heure, mais avec tout ce qui se passait autour de lui, Forlong ne l'avait pas retenu.

Il s'efforça de se concentrer sur les paroles de l'homme du Val. 'Des renforts inattendus ont permis au Roi Thorik de consolider sa position. Il semblerait que la prochaine étape de son plan soit Nal Gunir, le vieux poste-avancé. La campagne des Nains pourrait bien prendre un tournant décisif en cas de nouvelle victoire.' Cela semblait correspondre aux quelques mots que son compagnon gobelin avait prononcé tout à l'heure sur une invasion des barbus...Forlong essayait de reconstituer les événements des derniers mois. Avant son départ vers le Rhûdaur, il avait reçu des rapports sur le couronnement du roi Thorik et sur son ambition d'unir les cités naines dans une guerre commune contre les gobelins qui avaient étendu leur influence sur les territoires ancestraux des Khazad. Il semblerait donc que la campagne militaire de Thorik était à présent à un stade avancé et que les troupes naines menaçaient la capitale du roi Baltog. Dans un sens, c'était rassurant ; Forlong avait toujours apprécié les nains et rêvait de la chute de la ruche gobeline dont il était prisonnier. D'un autre côté, il avait participé à suffisamment de guerres pour savoir que se retrouver coincé au milieu d'un siège entre deux armées n'était pas une situation enviable.

Il écouta avec curiosité lorsque Golgoth prit la parole. Une fois de plus, il découvrait une facette différente de cette montagne de muscles qu’était l’Uruk. Un bourreau, un lecteur avide bien que peu talentueux, un mangeur d’hommes, un être tourmenté par la solitude et par sa servitude au roi Baltog, et à présent un stratège...

Forlong ressentait un certain degré de sympathie envers Simo tandis que les wargs et les orques le surprenaient presque par la cohérence de leurs arguments, mais le nain...il connaissait ce genre de personnage. Le Naugrim continuerait à provoquer son entourage jusqu’à trouver quelqu’un qui perdrait le contrôle, pour ensuite le détruire devant tout le monde. Lorsqu’il invita Snardat à prendre la parole tout en l’insultant, le Dunadan ferma à moitié les yeux, implorant silencieusement l’orc de garder son calme. L’orc...oui, les horukhunayin avaient appelé son guérisseur ainsi...ce n’était donc pas un gobelin ? Décidément, le Tribun ne comprenait pas grand chose à ce peuple.

Les paroles de Snardat l’avaient impressionné en quelque sorte. Cette créature n’était peut-être pas impressionnante et sa voix manquait cruellement de charisme, mais ce n’était très certainement pas un snaga. Accuser un Uruk-Hai, des wargs, un guerrier nain, des orcs et des hommes d’être des lâches et des déserteurs demandait beaucoup de courage, et pourrait s’avérer fatal pour le malheureux Rat Blanc.

Heureusement pour Snardat, l’attention du nain se tourna vers le Dunadan. Forlong posa discrètement la main sur l’épaule de l’orc, l’incitant à se rasseoir dans l’ombre. Un geste qui le surprit lui-même. Il ressentait un certain degré de reconnaissance envers cette créature qui avait soigné ses blessures...

Forlong se releva. Seul Golgoth était plus grand que lui dans cette assemblée hétéroclite. La lumière faible des flammes lui était favorable ; les ombres dessinaient le contour de ses muscles toujours présents, tout en dissimulant ses côtes apparentes, ses blessures et ses cheveux sales. Après avoir profité d’un repas copieux et d’une dose d’air pur des montagnes, le Dunadan se tenait droit. Il laissa passer l’insulte du nain, même si ses poings se serrèrent involontairement. Même avec Lunerill à la main il aurait hésité avant d’affronter le Naugrim. Dans son état actuel, ce n’était même pas envisageable. Le Dunadan expira, inspira puis prit la parole. Sa voix était rauque et incertaine, mais en contraste avec le piaillement de son compagnon orc, elle paraissait profonde.

-Les nains sont redoutables en bataille...mais ce n’est pas une bataille rangée dont on parle. J’ai vu Gundabad de l’intérieur, et les innombrables serviteurs de Baltog, prêts à défendre leurs tunnels et prélever une lourde taxe pour chaque mètre pris par les envahisseurs. Vous me demandez si les gobelins survivront à l’assaut ? Peut-être. Au fond des cavernes de Gundabad. Seuls. Vous parlez des renforts de Gobelinville, mais j’ai entendu comment les gobelins des autres villes parlent de Baltog. Vous êtes prêts à miser vos vies sur la loyauté de Gobelinville ? Quel intérêt est-ce qu’ils ont à combattre et mourir pour Gundabad ? Vous l’avez dit vous-mêmes, les nains sont en train de gagner cette guerre. Leurs alliés les suivront. Les autres cités des Naugrim, les hommes de Dale, et plus encore...après tout la reine...


Forlong se mordit la langue. Il ne devait pas dévoiler une connaissance trop importante du contexte géopolitique et des alliances entre les royaumes des peuples libres, au risque d’éveiller des soupçons sur son identité. Aux yeux de l’assemblée, il devait rester un simple rôdeur du Nord.

-Si le Royaume du Nord envoie ses armées, vous ne pourrez pas compter sur les autres cités gobelines et Gundabad sera pris en tenaille.

Il regarda autour de lui.

-Vous parlez d’un choix entre fuir et affronter les nains, mais ce ne sont pas vraiment les options qui s’offrent à vous. Vous n’êtes pas assez nombreux pour briser un siège nain. Si vous restez ici, vous serez forcés à vous replier vers Gundabad, et tenir le siège là-bas. Et je peux vous le dire tout de suite, vous n’aurez pas de ragoût de cerf ni de liberté dans la cité de Baltog, juste des champignons, des chauve-souris et de l’air putride partagé avec des milliers des gobelins. Oui, peut-être que Gundabad résistera, mais si vous faites partie de cette résistance, cela équivaudra à s’enfermer volontairement dans une cage. Les nains vivent longtemps et oublient difficilement les anciennes rancunes. Ils ne relâcheront pas.

La sueur perlait le front de Forlong. Il n’avait pas autant parlé depuis que les gobelins l’avaient capturé dans les plaines glacées du Rhûdaur. Il se sentait coincé entre le marteau et l’enclume, ou en d’autres termes entre l’Uruk-Hai qui semblait vouloir se battre contre les nains, et le Naugrim qui doutait de la capacité des gobelins à résister à l’invasion. Chacun des deux horukhunayin était capable de tuer le Dunadan à mains nues.

-Je ne vous connais pas, mais combien d’entre vous servent réellement le roi Baltog par conviction ? Qu’a t-il fait pour mériter votre loyauté ? Cette nuit, aucune chaîne ne vous relie à Gundabad. Seuls vous pouvez décider si vous voulez être des serviteurs de Baltog ou faire votre propre chemin.

Le Tribun n’avait aucune idée de la réaction que ses paroles susciteraient dans l’assemblée. Il ne comprenait que très mal la dynamique de ce groupe étrange. Au moins, s’il venait à mourir maintenant, ce serait à l’air libre et le ventre plein. Pouvait-il réellement espérer mieux ?

Les pensées se bousculaient dans sa tête. Forlong avait l’impression de jongler avec des charbons brûlants ou bien de miser sa vie dans un jeu dont il ne comprenait pas les règles. Il tentait d’inciter les défenseurs de Gundabad à déserter en espérant ainsi aider les alliés du roi Aldarion, même si cette tentative pouvait lui coûter la vie. Et pourtant il détestait le nain qui semblait partager son opinion, et ressentait de la sympathie envers le jeune orc qui voulait défendre Gundabad à tout prix. Golgoth, qui prétendait haïr Baltog et servir personne faisait preuve d’une loyauté étrange envers le roi.  C’était le monde à l’envers, et Forlong avait perdu pied.


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Ryad Assad
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- Snardat…

Le Nain se retient de cracher sur le sol pour conjurer l’effet que lui fait de devoir prononcer à haute voix le nom de l’Orc. L’animosité dans son visage se teinte d’un dégoût non feint, qui ne fait que traduire la rupture irréductible entre les deux peuples. Les Naugrim, peu importe ce que l’on pouvait leur reprocher, faisaient partie des plus nobles parmi les vivants. Bien qu’il y eût de la traîtrise et de la violence chez celui-ci, il dégageait une forme de majesté qui écrasait son assistance. Son ton impérieux, sa mine sérieuse et son imposante barbe tressée sur son torse semblaient compenser sa petite taille. Snardat, nu comme un ver et isolé, ressentait ce que toutes les créatures affiliées à Morgoth et à ses serviteurs percevaient involontairement. La nuit n’était pas, en ce qui les concernait, un choix. Elle était leur seul foyer, et de ne pouvoir apercevoir le soleil les avait éloignés des autres êtres pensants d’Arda.

Les deux autres Orcs qui se tenaient là se moquèrent ouvertement de Snardat, conscients qu’ils riaient avec la meute, et qu’ils ne craignaient rien à se moquer de la créature ramenée par Golgoth. S’il avait été accompagné par ses fidèles légionnaires, ou même armé et vêtu pour la guerre, peut-être n’auraient-ils pas fait preuve de la même confiance et du même détachement.

Cependant, les rires s’estompent bien rapidement devant la réplique pour le moins courageuse – suicidaire, diront les plus objectifs – du Rat Blanc. Défier ainsi un Naugrim, simplement par fierté… il fallait ne pas aimer ce monde, et être pressé de rejoindre la fosse puante dans laquelle les esprits des Orcs s’en allaient lorsqu’ils quittaient cette terre pour la suivante. Même les Wargs, qui semblaient indifférents aux disputes des bipèdes, semblèrent tendre l’oreille avec une attention renouvelée, se demandant si le sang allait couler cette nuit, et s’ils auraient autre chose à se mettre sous la dent que la soupe infâme qu’on leur avait servie.

Le Nain, toutefois, n’était pas encore d’humeur à faire tournoyer sa hache de bataille, et il se contenta de se pencher légèrement pour observer les pieds de Snardat. D’une voix railleuse, il grogna :

- Il a réussi à dire tout ça sans se chier dessus ? Vous y croyez ?

Il partit d’un rire ressemblant à s’y méprendre à des rochers dévalant une colline. Les autres l’imitèrent, un peu incertains, à l’exception d’une seule silhouette. Un des Orcs, dont le regard malveillant était braqué sur Snardat, et semblait ne pas goûter à l’insulte qui lui avait été faite. Il avait les yeux injectés de sang, et la tête légèrement penchée sur le côté comme un prédateur sur le point de sauter à la gorge d’une proie qui le narguait. Sa main droite, qui ne comptait plus que trois doigts, était refermée sur le manche du poignard recourbé passé à sa ceinture. Nul doute qu’il mourait d’envie de l’enfoncer dans les boyaux du Rat Blanc pour lui faire payer son outrecuidance.

Assurément, Snardat ne s’était pas fait un ennemi.

La situation s’apaisa malgré tout lorsque Forlong se leva pour prendre la parole, répondant à l’invitation du Nain qui semblait avoir pris le contrôle de la conversation. Le discours qu’il tint à l’assemblée était radicalement différent de celui de l’Orc, mais il ne fut pas pour plaire. Peut-être parce que ce qu’il avançait avec des accents étonnamment réalistes. Gundabad était une forteresse que les Gobelins avaient passé des siècles à perfectionner, à transformer en un piège mortel à l’échelle d’une cité. Oui, les Nains subiraient de nombreuses pertes, mais ils pouvaient étouffer habilement les habitants de la ruche, et menacer particulièrement ceux qui avaient l’habitude du monde du dehors. Les horukhunayin n’avaient pas plus l’habitude de vivre dans les ténèbres des souterrains gobelins que les étoiles ne connaissaient le fond des océans. Pour eux, la perspective de devoir se retrancher ainsi dans le bastion de Baltog n’était pas réjouissante, et elle s’apparentait à une forme de défaite. Il était certain que l’accord passé avec le roi des Gobelins leur permettait de profiter d’une vie relativement confortable. La troquer pour l’enfermement n’était pas une option qui leur plaisait.

Un long silence fit suite aux paroles du Tribun, qui avait impressionné par son éloquence et la précision de ses informations. Là où Snardat avait donné le point de vue d’un soldat, effrayé et soucieux de faire preuve d’une bravoure suspecte, Forlong avait fait parler son expérience, et avait pris de la hauteur, parlant de politique, d’idéaux et de valeurs. Les deux visions se complétaient à merveille, et suffirent à instaurer le doute dans les cœurs. Simo semblait particulièrement touché par ces paroles, et il essaya de tempérer les deux discours :

- É-Écoutez, ce ne sont que des avis, pas besoin de prendre une décision ce soir, n’est-ce pas ? Après tout, on ne sait pas exactement ce qu’il en est à Gundabad, ce ne sont que des opinions… Si ça se trouve, les Nains sont encore loin, et on dit qu’ils hésitent quant à la marche à suivre. Peut-être que…

- Arrête, Simo, trancha le Naugrim. Je connais Thorik, je le connais même très bien. Il est plus résolu que tous les Nains que j’ai pu rencontrer. Sa barbe est longue et son bras est fort, il ne reculera devant rien pour reprendre Gundubanad. La question n’est pas de savoir si les Nains viendront : ils viendront. La question est de savoir si ce rat puant de Baltog sera encore là quand Thorik viendra frapper à sa porte. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en doute. Tu penses que ce sont des Orcs comme lui qui vont défendre Gundabad ?

Sa question visait principalement Snardat, mais n’était pas posée pour servir de moquerie. Au contraire, elle soulignait la jeunesse et l’inexpérience du jeune combattant. Evidemment, il ignorait l’existence de la légion et ses codes, mais il visait juste en pointant du doigt le fait que beaucoup de Gobelins étaient comme Snardat : vantards, courageux, mais capables de trembler dans leurs pagnes au moment fatidique et de prendre la fuite face à une armée disciplinée et organisée. Si tous les Gobelins avaient été entraînés sur le modèle de la légion, les Naugrim auraient peut-être réfléchi à deux fois avancer de marcher vers leur bastion. Aujourd’hui, la confiance était dans les cœurs des enfants d’Aulë, et rien de ce que pouvait dire le roi Baltog ne pourrait changer cela, sauf à tuer le roi en personne. Et cela, aucun des horukhunayin n’était prêt à le faire.

Golgoth, qui était resté étonnamment silencieux, prit soudainement la parole :

- Qui a connu l’exil ? Qui ? Qui a connu la faim, le froid, la solitude ? Qui ? Toi, peut-être ?

Il pointa du doigt le petit Orc aux doigts coupés, qui ravala la réplique acerbe qu’il avait en travers de la gorge. Défier un Uruk-Hai n’était pas prudent. Mais Golgoth n’avait peur de personne ici, et il se tourna désormais vers le Naugrim :

- Ou toi, sans couronne ? Que sais-tu ?

Le Nain ne dit rien, mais la remarque fit mouche à en juger par l’expression de son visage qui s’assombrit perceptiblement.

- Je connais l’exil, je connais la faim, le froid, la solitude. Oui. Je veux partir de Gundabad, plus que vous. Mais pour aller où ? Mourir sur les routes ? Ou mourir à Nal Gunir, comme des guerriers ? Pas pour Baltog, pas pour Gundabad, pas pour les Ordayin… pour nous !

Il frappa sa poitrine de son poing fermé, et un large écho fut repris par la montagne, qui sembla trembler au rythme de ses paroles. Tous semblaient captivés par son discours, mais peu semblaient y adhérer. Un des Wargs prit la parole en réponse, et l’Orc s’efforça de traduire pour ceux qui ne comprenaient pas :

- Elle dit… la mort… nous en avons trop vu… Les Crocs ont donné leur vie… en vain… Les Ordayin ont… échoué… et aujourd’hui… il faut vivre… survivre… Pourquoi… pourquoi mourir à Gunir ? Elle dit… hm… elle dit que les Crocs ont payé leur dette… Cheveux blancs a parlé et… les Crocs ne… ne mangent pas de champignons…

La position des Wargs était surprenante, et particulièrement résolue. Forlong avait peut-être contribué involontairement à leur défection, même s’il était difficile d’estimer dans quelles proportions. Que représentaient « les Crocs » ? Une famille ? Un clan ? Ou bien tous les Wargs de Gundabad ? La traduction était insuffisante ici pour permettre de comprendre quelle était la portée de cette petite victoire, mais de toute évidence elle était réelle et définitive.

Golgoth ne sembla pas s’en offusquer. Il comprenait les Wargs, qui vivaient à l’air libre, et pouvaient migrer où ils le désiraient. Il fut beaucoup plus surpris d’entendre les Orcs adopter une position curieusement similaire :

- Nous aussi Golgoth, nous pensons qu’il est préférable de vivre, et de se battre un autre jour. Combattre dans les galeries puantes de Gundabad, pendant des années, et finir par nous dévorer les uns les autres… Ce n’est pas comme ça que j’imaginais la fin du royaume, mais c’est ce qui nous attend. On dit de toi que tu détestes Baltog plus que quiconque. Pourquoi t’accrocher à cet endroit de malheur ?

L’intéressé était sur le point de répondre, mais la question resta hélas en suspens. Golgoth se mit à renifler bruyamment, imité en cela par les deux Wargs. Forlong avait pu sentir le vent changer légèrement de direction, mais son odorat n’était pas aussi perfectionné que celui des traqueurs les plus performants, entraînés depuis leur plus jeune âge, et dotés par la nature de sens particulièrement fins.

- Ordayin Grogna Golgoth en se levant.

Le mot, Forlong le connaissait pour l’avoir entendu plusieurs fois dans la bouche de ses geôliers. Il désignait les Gobelins, et jusqu’à présent avait toujours été utilisé de manière neutre, pour faire référence au peuple en question, ou bien à certains de leurs représentants par opposition aux Hommes, aux Elfes, ou à toute autre race de la Terre du Milieu. Le terme, cependant, n’avait jamais été prononcé par quiconque à Gundabad sur ce ton-là. La réaction fut immédiate.

Les comploteurs avaient été débusqués par une patrouille gobeline, et leurs intentions étaient trop malhonnêtes pour leur permettre de simplement s’en tirer avec quelques excuses. Les sentinelles n’étaient pas là pour poser des questions, et le déchaînement de violence dont elles étaient capables était bien connu à Gundabad – ce qui suffisait en général à éviter les défections. Ces combattants étaient choisis parmi les plus cruels et les plus violents, ceux qui ne se laissaient pas attendrir par de douces paroles ou par des explications bancales. Forlong et Snardat n’étaient peut-être pas là de leur plein gré, mais cela ne faisait aucune différence. Ils subiraient le même sort que les autres, qui n’avaient pas l’autorisation expresse de Baltog de se trouver dans cette section des montagnes.

Le silence se fit dans l’assistance, quand soudainement un Gobelin fit son apparition. Petit de taille, trapu, les yeux étrécis à cause du feu qui brûlait dans l’âtre au milieu des conjurés, il observa tour à tour chacun des membres de l’assistance. Orcs, Hommes, Wargs, et un Nain. Ce fut sans doute la présence de ce dernier qui lui mit la puce à l’oreille. Il ouvrit la bouche, comme pour pousser un cri d’alerte, mais fut interrompu par une flèche qui vint se ficher avec une précision stupéfiante dans sa gorge.

Le malheureux bascula en arrière, et son corps alla s’écraser sur le flanc de la montagne.

Tous les regards se tournèrent vers un des Hommes qui n’avait pas encore pris la parole. De haute taille, les cheveux très noirs, il ne ressemblait en rien à Simo qui venait du Val. Son ascendance ne faisait pas le moindre doute pour un œil avisé, maintenant qu’il se tenait debout : dans ses veines coulait le sang de Númenor. Il jeta un regard entendu à ses compagnons, et répondit à leur air interloqué :

- Battez-vous pour vos vies.

Forlong eut tout juste le temps de récupérer son épée émoussée. Snardat d’attraper maladroitement la pierre qu’il avait posée à côté de lui. Côte à côte, curieux assortiment, ils sentaient la flamme de la guerre s’emparer d’eux. L’absence d’armure, de casque, de bouclier ou d’une arme digne de ce nom devenaient des préoccupations secondaires derrière les impératifs de l’instant : tuer, et survivre. A leur droite, Golgoth, et les deux Orcs. A leur gauche, le Naugrim, Simo et les autres hommes du Val. Derrière eux, l’archer qui les couvrait, et les Wargs qui surveillaient qu’aucun Gobelin n’essaierait de les contourner.

L’instant d’avant fut leur dernière seconde de calme.

Puis vint le chaos, et le déferlement d’une trentaine de Gobelins déchaînés, courant, rampant à moitié, l’œil fou et la bave aux lèvres.


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Forlong avait du mal à discerner et retenir toutes les subtilités de la conversation saccadée et de cette assemblée hétéroclite. A vrai dire, il n’avait même pas réussi à retenir le nom de son guérisseur gobelin. Ca commençait par la même syllabe que Snaga, mais la suite... ? Néanmoins, une chose avait attiré son attention dans le récit ; le terme ‘sans-couronne’ que Golgoth avait utilisé pour décrire le nain, et le fait que ce dernier prétendait connaître le roi Thorik. Forlong ne serait-il pas le seul dignitaire dans ce groupe de horukhunayin ? Ou alors bluffait-il seulement ?  

Les paroles prononcées dans la langue étrange et terrible des wargs avaient hérissé les cheveux sur la nuque du Dunadan même si, dans un autre contexte, la traduction la traduction de l’orc aurait pu sembler presque comique.

Peu à peu, les membres du groupe semblaient se pencher vers l’option de quitter Gundabad et le service du roi Baltog, mais rien n’était encore joué. Du moins jusqu’à l’arrivée inattendue de l’éclaireur gobelin.

Le Tribun n’avait pas tout de suite saisi les implications de leur découverte, mais le tir précis qui abattit le gobelin ne laissa aucun doute. Il se tourna vers l’archer, le temps ralenti par l’adrénaline du moment, et fut étonné en découvrant les traits caractéristiques d’un homme du Gondor ou de l’Arnor. Ses reflèxes de guerrier reprirent le dessus et il se jeta, sans grâce particulière, vers l’épée émoussée qui gisait sur le sol.

Maintenant il n’y a plus de choix, ils vont être obligés de quitter Gundabad’ – fut sa première pensée, mais il se corrigea rapidement en voyant les soldats de Baltog surgir de l’ombre- ‘si on survit jusqu’à là...

Le combat commença aussitôt, brutal et dépourvu de toute élégance ou stratégie.
Vêtu d’un pagne improvisé, pieds-nus et armé d’une épée gobeline émoussée, Forlong se sentait comme un esclave dans les arènes des gladiateurs à l’Est lointain.

Instinctivement, Forlong se positionna plus près du côté gauche, là où se trouvaient les guerriers humains ainsi que le nain. Il n’avait aucune confiance en eux, mais ils restaient des alliés plus naturels que son tortionnaire Golgoth et les deux orcs. Il vit d’un coin de l’oeil le guérisseur improvisé se mettre derrière lui. Un piètre réconfort en vue de la carrure de l’orc et de la pierre qui lui servait d’arme provisoire. Et pourtant la créature ne manquait certainement pas de courage ; l’homme aux cheveux blancs fut surpris de voir Snardat foncer sur les adversaires.

D’ailleurs, le Dunadan avait lui aussi appris une leçon de son duel d’il y a quelques heures. Cette fois-ci, il n’avait pas sous-estimé la férocité animale des guerriers gobelins et n’avait pas laissé son premier adversaire l’obliger à reculer. Il réussit à freiner la charge du soldat de Gundabad avec un puissant coup de sabre diagonal et à le dominer avec sa portée et son poids supérieurs. Il fallut trois coups de la lame émoussée pour abattre la créature. Pour l’instant, l’adrénaline avait pris le dessus et Forlong ne ressentait pas encore la fatigue, mais cela changerait très vite.

Les maîtres d’armes Adaes Thiemond ou Silka Sorge auraient eu honte en voyant Forlong combattre. Le manche du sabre glissait dans sa main encore recouverte de pommade puante, et ses pieds blessés peinaient à trouver appui sur le sol inégal. Il se servait de son arme davantage comme d’une massue que d’un sabre, et son souffle devenait déjà rapide et saccadé. Le seul aspect tactique, et encore, des actions du Tribun, était de garder le feu brûlant dans l’âtre sur sa droite, empêchant ses adversaires de le contourner. Dans d’autres circonstances il aurait peut-être essayé de s’en servir pour le combat mais étant pieds-nus, et le souvenir du tisonnier brûlant encore si vif dans ses pensées, il n’en avait guère envie.

Forlong avait échangé quelques passes d’armes avec d’autres adversaires mais dans le chaos du combat les gobelins ne restaient pas en place, et il n’était pas sûr d’en avoir abattu d’autres que le premier. A vrai dire, il ne se rendait pas compte de grand chose hormis de la fatigue et de la douleur. Il s’aperçut que le corps d’un des hommes du Val gisait à ses pieds. Il semblait mort. Le Dunadan récupéra son arme sans hésitation. Il regarda ses bottes fourrées avec envie. Pouvoir mettre quelque chose de sec, chaud et doux sur ses pieds faisait partie de ses plus grands désirs ces dernières semaines, mais il n’y avait pas le temps pour des essayages. Il y reviendrait. S’ils survivaient...

Ce n’était pas très chevaleresque de sa part de piller les cadavres, mais Forlong avait été une lame à louer bien avant de devenir chevalier. Le monde dans lequel il avait vécu la plupart de ses jours était dangereux et cruel. Pour assurer la survie, le pragmatisme devait prendre le dessus sur certaines valeurs inventées par des nobliaux qui n’avaient pas connu la faim ni le froid.

L’épée de l’homme du Val qu’il avait récupérée était une nette amélioration par rapport au sabre gobelin émoussé. Certes, elle était plus courte que Lunerill, et son manche ne rentrait pas idéalement dans sa main comme l’épée avec laquelle il avait combattu pendant des années, mais il s’agissait d’une vraie arme. Se sentant rassuré, il balaya son entourage du regard. La pénombre ne jouait pas en sa faveur, il n’était pas nyctalope contrairement aux ennemis, mais il distingua la silhouette de Snardat qui venait de se dégager de la carcasse d’un orc plus grand que lui. Forlong vit un des membres de la patrouille barrer le chemin entre le Rat Blanc et les hommes du Val survivants.

Il s’élança sur le gobelin et esquiva de justesse le coup de hache de ce dernier. Heureusement pour l’homme d’Arnor, la créature ne l’avait vu arriver qu’au dernier moment et sa riposte avait manqué de précision. Ne perdant pas de temps, Forlong porta un coup d’estoc maladroit mais fatal. La lame glissa entre les côtes du gobelin avec une facilité déconcertante qui apporta un certain plaisir macabre au Dunadan, frustré par l’inutilité de son arme précédente. Il put sentir l’haleine putride de son adversaire alors que le dernier souffle quittait ses poumons. L’épée était rentrée facilement dans la chair du gobelin, mais ne se laissait pas retirer aussi facilement. Le Tribun posa sa main gauche sur le torse du gobelin, blessant à nouveau ses doigts sur l’armure hérissée des piques du guerrier, et tira brutalement avec sa main droite jusqu’à ce que la lame ne quitte le cadavre comme le bouchon d’une bouteille de vin.

Forlong arriva auprès de Snardat et l’atrappa par son bras fin mais non dépourvu de force.

-On recule, le berserker. On recule ! – il grogna, espérant que le petit orc recouvert de sang noir n’essayerait pas de lui donner un coup de pierre dans la confusion générale.

S’il pouvait garantir le retrait du Rat Blanc, ils seraient plus ou moins quittes...Il ne tenait pas particulièrement à avoir une dette envers un orc. Et puis chaque allié en vie était précieux.

Ils réussirent tant bien que mal à rejoindre Simo et l’archer avant l’arrivée de la prochaine vague de gobelins. La vision de Forlong était trouble, mais il essaya de trouver Golgoth du regard. Il ne savait pas quoi espérer, de voir cette montagne de muscle cruelle et dégoutante mourir comme une ordure sous les coups des Ordayin qu’il méprisait tant, ou plutôt de le voir en vie, dominant sur des adversaires, car il s’agissait tout de même un allié formidable en bataille.

Il fut forcé de couper court à ses recherches car déjà des nouveaux ennemis s’approchaient de leurs positions. Forlong fit un moulinet avec son épée sans vraiment s’en aperçevoir, et serra les dents.

-Je ne retourne pas à Gundabad. Ils ne me prendront pas vivant.

Difficile à dire si le Dunadan s’adressait à ses compagnons, ou s’il parlait à lui-même. Mais on lui avait donné une deuxième chance de combattre pour retrouver une forme de liberté, ou de mourir l'épée à la main plutôt que torturé dans la cage d’un Uruk.


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Ryad Assad
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entre - Entre les lignes EmptyMar 13 Oct 2020 - 18:10
entre - Entre les lignes Golgot10

Sur le promontoire rocheux où ils se trouvaient, la bataille faisait rage.

Pas une bataille dont on se souviendrait, non. Ce n’était même pas un épisode de la grande guerre du roi Thorik, et les livres d’histoire ne consigneraient jamais cette escarmouche, cette dispute mortelle, pour qui les principaux protagonistes n’étaient que d’illustres anonymes appelés à l’oubli. Pourtant, au cœur du combat, chacun d’entre eux était le héros de sa propre histoire, le personnage principal et central d’un récit commencé le jour de leur naissance, et qui ne devait pas prendre fin aujourd’hui. Pas ici. Pas alors qu’il leur restait tant et tant de choses à accomplir. Trouver un sens à leur vie, s’échiner de toutes leurs forces pour le réaliser. Échouer, et se rendre compte qu’ils n’y parviendraient jamais. Et tout recommencer.

La vie et ses tourments était préférable à la mort, l’incertitude de l’après-vie qui rongeait les Hommes et terrorisait les Orcs. Forlong et Snardat, alliés par la force du destin, partageaient cette même émotion primaire. Le désir de vivre, de continuer à exister encore un bref instant, en dépit de la souffrance et de l’avenir que leur ouvrait la perspective de triompher de ce combat épique à leur échelle. Ils étaient fatigués, affaiblis, à peine armés, et pourtant ils parvenaient à puiser en eux assez d’énergie pour continuer à lutter…

Dignement.

Fièrement.

Ensemble, malgré leurs différences.

La première vague avait été arrêtée, mais la seconde se présentait déjà, sous la forme de trois Gobelins qui couraient dans leur direction en criant pour les effrayer. Leurs voix nasillardes leur donnaient l’impression d’être chargés par des enfants malfaisants, portant des armes tranchantes et avides de dévorer la chair tendre et fraîche qui se tenait devant eux, désireux de boire le sang gouleyant que ces cœurs malmenés envoyaient pulser dans leurs veines. Forlong et Snardat, Snardat et Forlong, interchangeables dans l’assiette comme dans l’esprit de ces tueurs impitoyables lancés à toute allure, le regard fou.

Ils ne virent pas la mort arriver, belle et sauvage et superbe.

Le premier des Gobelins fut arrêté dans sa course par la charge enragée de Golgoth, qui s’empara du crâne de la créature, la souleva de terre, avant de l’écraser férocement contre le sol. Le second eut une mort au moins aussi rapide que le premier, puisqu’une flèche siffla entre les oreilles du tribun et du légionnaire pour se ficher dans la gorge du traqueur qui s’écroula dans un râle. Le troisième fut le plus malchanceux. Alors que la pierre et l’épée s’apprêtaient à recevoir ce nouvel adversaire, une silhouette noire comme la nuit bondit par-dessus les deux combattants. Pendant un bref instant, ce fut comme si toutes les étoiles avaient été dévorées, et la mort au pelage d’ombre poussa un rugissement sinistre en retombant sur le dernier Gobelin, dont les yeux écarquillés de terreur ne pouvaient que refléter le spectacle atroce auquel il venait d’assister.

Un Warg adulte, gigantesque et stupéfiant de souplesse, avait bondit par-dessus les flammes, semblant surgir de l’obscurité à la manière de ces démons que l’on disait enfouis dans les tréfonds du monde. Des crocs comme des dagues se plantèrent dans son abdomen et ses cuisses, transperçant la chair, sectionnant les tendons et broyant les os avec une aisance presque malsaine. Les hurlements de douleur se prolongèrent bien au-delà du supportable, comme si Melkor lui-même s’amusait à prolonger l’existence de cette créature misérable pour se repaître d’une souffrance qu’aucun mot ne pouvait qualifier.

Malgré l’horreur de la situation, Snardat et Forlong pouvaient se réjouir car leurs alliés étaient précieux et efficaces dans cette lutte à mort. Ils purent retourner au combat avec ardeur, et contribuer ainsi à la victoire des déserteurs sur les troupes de Baltog.

Ce fut le Nain qui porta le dernier coup à sa victime, éclatant une cage thoracique à l’aide de sa hache qui avait de toute évidence mise à contribution, à en juger par le sang noir qui constellait lames et manches sans distinction. Le silence retomba sur tous les participants, avec la douceur d’une couverture de soie, et pour la première fois depuis le début de l’engagement, ils purent contempler le carnage.

Deux douzaines de Gobelins étaient étendus sur le sol, dans diverses positions qui attestaient de la furie des défenseurs retranchés contre les parois de la montagne. Hélas pour Simo, ses deux compagnons du Val étaient tombés au combat, ainsi qu’un des Orcs – malheureusement pour Snardat, ce n’était pas le bon, Trois-Doigts ayant eu la bonne idée de survivre. Dans l’ensemble, ils s’en sortaient très bien, principalement grâce à l’archer qui avait largement contribué à réduire la menace gobeline au silence, et aux deux forces de la nature qu’étaient le Nain et l’Uruk-Hai. A eux trois, ils avaient tenu en respect la moitié de leurs ennemis.

Simo lâcha un soupir à mi-chemin entre le soulagement et le désespoir. Soulagement d’en avoir fini avec les Gobelins, naturellement, mais désespéré de devoir envisager la suite : la mort de deux de ses proches, et la nécessité pour lui de trouver un moyen de se débarrasser de tous ces corps.

- Nous l’avons échappée belle, fit-il. Nous ne devrions pas traîner ici.

- En effet, répondit l’archer, mais cela ne signifie pas que nous sommes tirés d’affaire.

Puis, alors que tous les regards se tournaient vers lui, il reprit :

- Quelques éclaireurs se sont échappés. Je n’ai rien pu faire pour les arrêter.

- Bordel…

Simo n’avait pas pu s’en empêcher.

- Il faut les rattraper ! Vite, ne perdons pas de temps !

Personne ne bougea, cependant. Les épaules basses, ils secouèrent la tête, soucieux. Leur victoire prenait soudainement un goût amer, alors qu’ils comprenaient chacun à leur tour les implications d’une telle nouvelle. Ce n’était qu’une question de temps avant que la nouvelle de leur désertion ne parvînt aux oreilles de Baltog, lequel n’était pas connu pour sa clémence. Il préférerait tuer sans merci une poignée de survivants, plutôt que de s’embarrasser à écouter leurs explications bancales et risquer ainsi de passer pour un faible aux yeux de son peuple.

- Et les Wargs, ils ne peuvent pas les retrouver ? Vous irez plus vite que nous.

Ils répondirent, et Trois-Doigts fit la traduction :

- Elle dit… les sentiers… sont trop… trop étroits… Les Ordayin comprennent… non, connaissent les… les chemins de la montagne… Puis il ajouta en son nom propre : il n’y a que moi qui pourrait les traquer et les rattraper. Le grand Uruk a le nez, mais il est trop gros pour passer dans les plus petits tunnels. Et vous, les Sans-Nez, vous ne serviriez à rien. Il reste bien ce Snardat, mais ce rat puant nous a déjà dit ce qu’il nous ferait s’il en avait l’occasion. Je préférerais m’enfoncer une dague dans l’œil que de lui faire confiance, même s’il n’a pas hésité à casser quelques os avec son caillou…

Il part d’un rire sec, que le Nain interrompt sans ménagement :

- C’est bien beau tout ça, mais cette situation n’arrange personne… Vous quatre, fit-il à l’attention de Forlong, Golgoth, Snardat et Trois-Doigts, vous ne pouvez plus rentrer à Gundubanad au risque de vous faire embrocher par Baltog. Simo, j’espère que tu n’étais pas trop attaché à ta famille, parce qu’ils seront les prochaines victimes si un de ces Gobelins t’a reconnu. Quant à toi l’archer, je sais pas exactement ce que tu fous ici, mais ça m’étonnerait que tu veuilles être en affaire avec Gundubanad à présent.

L’intéressé garda le silence, refusant de confirmer ou d’infirmer la supposition du Naugrim. Le constat était posé, mais il restait désormais à trouver une réponse à la question la plus pressante « qu’est-ce qu’on fait ? ». Les intérêts individuels devaient être sacrifiés sur l’autel de la survie collective. Tous ensemble, ils pouvaient peut-être échapper à la mort, mais pour aller où ? Pour faire quoi ?

- On pourrait essayer d’aller du côté du Val, et traverser l’Anduin… les Gobelins ne vont jamais aussi loin, nous serions en sécurité, pour un temps du moins.

- Ça te rapproche surtout de chez toi, sale petit lâche, répliqua Trois-Doigts. Tu sais très bien ce qu’on fera des gens de notre espèce dans le Val d’Anduin. Les Orcs n’y sont pas les bienvenus, et j’ai autant de chances de mourir là-bas qu’en restant ici. Non, nous devrions aller vers le Sud, vers Gobelinville…

Le Nain explosa de colère :

- Idée brillante ! Allons à Gobelinville, où on me démembrera sur place, si le Grand Gobelin ne choisit pas de me renvoyer à Baltog pour s’attirer ses faveurs. Les miens ont une histoire trop vivace avec ces racailles. Alors où ? Pourquoi pas à l’Ouest, si on y songe ? J’ai entendu qu’il y avait des Nains et des Gobelins dans les Montagnes Bleues, on y serait bien !

Sa proposition qui se voulait être une boutade ne provoqua pas l’hilarité générale, bien au contraire. Trois-Doigts considéra la situation avec attention, en se demandant quelles étaient leurs chances de traverser l’Arnor sans être repérés pour arriver jusque dans les ruines de Nogrod et Belegost. Un périple à l’échelle d’un demi-continent, qui leur prendrait des mois et des mois, mais qui pouvait s’avérer paradoxalement plus facile que de traverser le Val de l’Anduin, théâtre d’une guerre meurtrière entre Nains et Gobelins. Les Hommes pouvaient faire leur vie en Arnor, le Nain plaider pour l’asile auprès du seigneur Ghomenar, et les Orcs trouver un nouveau maître à servir.

- On pourrait aussi aller en Angmar, intervint l’archer.

Ce dernier avait été particulièrement mystérieux sur ses origines, et Forlong avait cru raisonnablement qu’il pouvait s’agir d’un Dúnadan comme lui-même. La réalité était peut-être un peu plus complexe, et suffisait sans doute à expliquer l’allégeance trouble de ce curieux personnage :

- Il y a en Angmar des individus qui seraient prêts à vous accueillir, que vous soyez Orc, Nain ou Humain. Ou même Warg, si vous le désirez. Si nous les rejoignons, je suis sûr qu’ils nous feront bon accueil.

L’Angmar… L’ancien royaume jouissait encore d’une certaine réputation parmi les serviteurs de l’ombre, mais pour le tribun, c’était une nouvelle inquiétante que de découvrir que quelque chose se tramait par là-bas. Rien de bon n’était jamais associé à ce nom, et si les maléfices que l’on avait pensé enterrés depuis longtemps venaient être exhumés, qui pouvait dire quelle menace pouvait s’abattre de nouveau sur le royaume d’Arnor. Privé de ses attributs de tribun, Forlong n’en était pas pour autant dépossédé de sa charge, qui lui commandait de protéger son peuple.

- On ne peut traverser la montagne, intervint Golgoth qui était demeuré étonnamment silencieux. Il faut connaître les chemins secrets des snaga.

Simo hocha la tête, puis la tourna vers Snardat et lui demanda :

- Vous êtes bien un snaga, non ? Vous ne connaîtriez pas un moyen de traverser les montagnes ? Sûrement que oui… allons, réfléchissez bien…

Laissant Snardat se creuser la cervelle pour essayer de trouver une piste qui aurait pu les conduire en sécurité à travers Gundabad, pour rejoindre l’autre côté des montagnes, Simo se tourna vers Forlong qui n’avait pas encore été consulté en la matière :

- Écoutez, je ne sais pas exactement quelle est la nature de vos liens avec Golgoth, mais nous sommes dans cette affaire ensemble, et si nous devons devenir compagnons, j’aimerais autant que vous nous donniez votre avis. Vous m’avez semblé réfléchi et mesuré, vous parlez comme un officier… que pensez-vous de nos options ? Laquelle vous paraît la plus pertinente ?

- Vous allez confier la décision à un foutu type en pagne ? Tempêta le Nain.

- Laissons-le parler, et voyons ce qu’il aura à nous dire. Que risquons-nous ?


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entre - Entre les lignes EmptyJeu 12 Nov 2020 - 0:15
Ils avaient survécu. Les endorphines libérées par l'effort et par la tension du combat tourbillonnaient dans son sang, apaisant la douleur, effaçant la fatigue, le mettant dans un état quasi-euphorique. Ils avaient triomphé! Après des semaines d'humiliation et d'esclavage, remporter une victoire était d'autant plus marquant. Mais aussi complètement déraisonnable. Après tout il combattait   aux côtés de son tortionnaire, et cette escarmouche n'avait rien de noble ni de glorieux. C'était un combat à vie et à mort, brutal et bestial.

Il ne fallut pas attendre que les effets des endorphines se dissipent pour faire revenir le dunadan sur terre. La nouvelle sur les éclaireurs gobelins qui s'étaient échappés montra très clairement que leur succès n'était que temporaire. Bien qu'il n'ait jamais rencontré Baltog, il connaissait la réputation du roi de Gundabad. Ceux qui s'attiraient son courroux n'avaient pas droit au luxe d'une mort rapide.

Les membres de l'assemblée hétéroclite firent face au problème avec un pragmatisme étonnant. Plusieurs options firent mises en avant, accompagnées d'une poignée d'insultes seulement. Le Val d'Anduin...tentant, mais très risqué. Gobelinville, hah! Ce serait sauter de la poêle vers le feu. Les Montagnes Bleues? Il ne s'attendait très certainement pas à entendre une proposition aussi exotique. Son âme d'aventurier s'éveilla pendant un bref instant à l'idée de découvrir ces monts mythiques dont il ne s'était encore jamais approché au cours de ses années de vadrouille. Et enfin, Angmar. Ce nom était lourd et sombre, comme si un sortilège de son ancien maître pesait encore dessus, lui donnant le pouvoir de glacer le sang des Dunedain malgré plus de mille années écoulées depuis la chute de Fornost.

Une fois de plus, on lui demandait son avis. La nature de ses liens avec Golgoth....c'était des barreaux plutôt que des liens. Ce passage d'esclave en membre de ce groupe étrange ne cessait de l'étonner, même s'il faisait plus de sens maintenant qu'il était scellé par le sang versé ensemble. Néanmoins, l'utilisation du mot 'officier' par Simo était inquiétante. Contrairement à Golgoth qui semblait peiner à comprendre les rouages de la société humaine, Simo et l'archer étaient beaucoup plus perspicaces et il lui fallait améliorer son jeu d'acteur pour éviter des questions problématiques. Il se racla la gorge.

-Si vous parlez de devenir compagnons...- Forlong jeta un coup d'oeil discret dans la direction de Golgoth pour voir si ces mots susciteraient une réaction chez le colosse. Est-ce que la créature le considérait maintenant comme un frère d'armes, comme de la chair à canon ou toujours un animal de compagnie? Le visage de l'Uruk, éternellement déformé par une grimace, ne lui donna aucune indication sur ses pensées étranges. - alors il nous faut choisir une option qui ne met aucun d'entre nous en péril démesuré par rapport aux autres. Cela élimine Gobelinville et le Val d'Anduin, d'autant plus que d'après ce que vous avez dit ces endroits sont déchirés par la même guerre que l'on veut éviter. L'Angmar...je ne sais rien de ces individus accueillants que vous mentionnez, mais il y a un avantage certain à aller vers le Nord. A mon avis toute l'attention de Baltog est tournée vers la menace de Thorik à l'Est. Il n'y a pas beaucoup de raisons pour les patrouilles de Gundabad de s'aventurer plus loin au Nord, ce ne sont ni des terres riches à piller ni des endroits importants à défendre. Si vous pensez que nous pouvons y parvenir sans mourir de froid ou de faim même si on arrive à éviter les bouchers de Baltog, alors je vote pour cette destination.  

Aller vers le Nord-Ouest le rapprocherait de l'Arnor. Peut-être même qu'ils tomberaient sur une patrouille avancée de la Garde des Landes ou de la Garde Eternelle..? C'était peu probable. Après tout, les derniers soldats Arnoriens à s'aventurer aussi loin dans ces terres sauvages étaient le régiment perdu et sa propre expédition envoyée pour enquêter. Adaes Thiemond et ses compagnons étaient-ils toujours en vie? Ou avaient-ils subi le même sort que le Tribun et le malheureux Elendûril?

Le silence commençait à s'éterniser avant que Forlong ne revienne à lui et rajoute:

-En affrontant les guerriers de Baltog aujourd'hui vous avez rompu vos liens avec Gundabad, nous sommes donc libres, à condition de survivre. - Libres...ce mot sonnait étrange, et le dunadan se doutait qu'il était encore loin de regagner sa liberté. Les horukhunayin ne le laisseraient pas partir comme ça. - Pour l'instant notre meilleure chance de survie est probablement de rester ensemble, mais une fois arrivés en Angmar, ceux qui souhaitent continuer vers l'Ouest lointain peuvent le faire. Après tout, vous ne pensiez quand-même pas traverser le royaume d'Arnor pour atteindre les Montagnes Bleues?

Cela l'aurait bien arrangé, mais la notion même semblait absurde. Passer à côté de Fornost et traverser les collins d'Evendim serait quasi-impossible pour un groupe composé d'orcs et de wargs.

Il n'eut pas le temps de découvrir la réaction de Simo et de l'Archer ni de Golgoth et de Sans-Couronne, car Snardat explosa avant que quelqu'un d'autre ne brise le silence. Je ne SUIS PAS! Un Snaga! Le jeune orc semblait bouillonner depuis la remarque de Simo et finit par perdre contrôle. Sacré petit berserker...il n'avait pas tort en même temps. Il semblait avoir fait autant de dégâts avec sa pierre que Forlong lors de l'escarmouche, et avait mérité sa place dans cette assemblée, du moins selon les critères du Tribun qui n'étaient peut-être pas les mêmes que ceux des horukhunayin. En tout cas il semblait connaître des passages à travers la montagne. Cela empêcherait peut-être le nain ou Golgoth de lui écraser la tête...

Le passage qu'il décrivait ne donnait d'ailleurs clairement pas envie. Les semaines passées dans la ruche gobeline de Gundabad avait peut-être immunisé un peu l'homme aux cheveux blancs aux souterrains, mais la dernière fois qu'il avait traversé des cavernes habitées par les esprits maléfiques c'était aux côtés du Prince Aldarion des années auparavant, dans les donjons ruinés de Carn-Dûm. Aujourd'hui, il s'apprêtait à revenir en Angmar si ses compagnons étaient d'accord avec lui. Armé de Lunerill et entouré par des nobles guerriers dunedain, il s'était senti plus en confiance qu'aux côtés de ces étranges rejetons de toute race avec qui il planifiait une aventure de proportions épiques et de caractère suicidaire.

Une chose était sûre. S'il devait aller jusqu'en Angmar, ce ne serait pas en pagne et pieds-nus. Il s'approcha du corps d'un des hommes du Val d'un pas décidé. C'était le même à qui il avait pris l'épée, ou plutôt le fauchon pendant le combat. Par respect, il ferma les paupières du mort et murmura une formule traditionnelle avant de lui retirer les bottes fourrées. Il jeta un coup d'oeil à ses compagnons pour vérifier leur réaction, surtout celle de Simo. Ce n'était pas le moment de s'attacher aux valeurs sentimentales. Le défunt, même s'il pouvait le considérer comme un frère d'armes, n'avait très certainement pas été un enfant de choeur. Et après les semaines de captivité, Forlong serait prêt à tuer pour cette paire de bottes fourrées. Il prit aussi les gants de l'homme, son pantalon, son fourreau, sa gourde d'eau et sa tunique. La chemise était trop tâchée de sang et percée par l'arme gobeline qui avait porté le coup fatal, donc il la laissa.

La tunique était un peu trop serrée au niveau des épaules et les bottes trop grandes, le tout imbibé de l'odeur d'un homme qui ne s'était pas lavé depuis longtemps, mais pour Forlong les vêtements étaient doux comme la soie. Il faillit pleurer de joie en enfonçant ses pieds torturés dans les bottes fourrées douces et chaudes. Conscient du fait que la tunique serait probablement insuffisante pour braver les intempéries du Grand Nord, le Dunadan attrapa une peau animale qu'un des gobelins morts avait porté sur ses épaules. Elle grattait et sentait la mort, mais c'était mieux que rien.

Il n'y avait pas de glace ni d'eau pour que Forlong puisse se regarder, mais avec les vêtements de l'homme du Val, la peau de bête sur les épaules, le fauchon à la main et une barbe grise sale et emmêlée qui avait recouvert ses joues et son menton pendant ces dernières semaines il avait vraiment l'apparence d'un brigand. Ironiquement, même s'ils venaient à tomber sur une patrouille de la Garde des Landes ou de la Garde Eternelle, les hommes qui lui devaient allégeance abattraient probablement leur Tribun comme un simple bandit plutôt que de le sauver, surtout qu'il ne lui restait aucun attribut de son rang ni signe caractéristique hormis sa chevelure blanche.

En attendant la décision des horukhunayin, Forlong posa son regard sur le mystérieux archer. Qui était-il réellement, et quels étaient ses liens avec l'Angmar? Pourrait-il savoir quelque chose sur le régiment perdu ou était-ce encore une autre menace qui grandissait dans l'ombre du Grand Nord? Sa mission première était de survivre et de garder son identité de Tribun en secret, mais à présent vêtu, armé et bénéficiant d'une forme de liberté illusoire, le Dunadan recommençait à réfléchir sur une manière de servir l'Arnor.


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entre - Entre les lignes EmptyLun 30 Nov 2020 - 13:36
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Un silence gêné accueille l’éruption de colère de Snardat, et Simo lui-même fit quelques pas en arrière, craignant de voir ce que ce petit être avec un caillou serait prêt à lui faire s’il restait à portée de ses mains griffues. Les autres, partagés entre la stupéfaction et l’admiration pour ce courage confinant à la folie, se murèrent dans un silence étonné que personne n’osa rompre. Personne à part le grand Golgoth, évidemment. Il se mit à rire bêtement, frappant dans ses mains joyeusement – selon les standards de sa propre race – devant la démonstration de force de la part du jeune Orc.

- J’aime bien cet avorton.

Ce commentaire suffit à détendre largement l’atmosphère, et à faire basculer la pièce du côté de Snardat. Fort heureusement pour lui, car de toute évidence le sentiment de Golgoth n’était pas partagé par tout le monde. Son coup d’éclat lui avait peut-être attiré la sympathie – si un tel sentiment existait chez lui – du grand Uruk-Hai, et le respect du Dúnadan, mais le Nain et Trois-Doigts paraissaient avoir une opinion bien moins favorable à son sujet. Le premier le voyait comme une créature chétive et fragile qu’il fallait écraser sous sa botte dès la première occasion – un sentiment qui s’étendait, à n’en pas douter, à tous les Orcs. Le second, quant à lui, voyait Snardat comme un traître en puissance qui allait trouver un moyen de la leur faire à l’envers le moment venu. Un traître à surveiller étroitement, à défaut de pouvoir lui glisser six pouces d’acier dans les boyaux pour s’assurer qu’il ne laisserait pas sa langue râpeuse raconter aux premières oreilles venues qu’une bande de horukhunayin essayait de se faufiler à travers les territoires gobelins pour échapper à la furie du roi Baltog.

Les Wargs et l’Archer ne paraissaient pas avoir décidé de quel côté pencherait leur avis, mais à en juger par la rapidité et l’efficacité avec laquelle ils donnaient la mort, il valait sans doute mieux ne pas les brosser dans le mauvais sens du poil. Surtout les Wargs.

- Snaga ou pas, lâcha Simo pour reprendre le fil de leur conversation, vous avez raison petit être. Les grands se disputent le pouvoir, mais ce sont ceux qui se trouvent tout en bas qui garantissent la stabilité de Gundabad. C’est nous, pour ainsi dire. Et grâce à nos connaissances, à notre ingéniosité, à notre détermination, nous pouvons nous en sortir. Tous ensemble.

Simo était un bel idéaliste, mais son discours fit de l’effet. Il fallait dire que leurs chances de survie, individuellement, confinaient au néant. Contraints de s’allier dans des circonstances qui n’étaient pas particulièrement favorables, ils devaient faire en sorte de trouver comment réitérer leur exploit précédent sur la durée : survivre ensemble face à tous les dangers qui leur tomberaient dessus. Peut-être qu’en commençant à souligner leur force collective, Simo parviendrait à cimenter les fondations d’une alliance solide…

A en juger par le regard sombre de Trois-Doigts, ce serait une longue entreprise.

Les regards se tournèrent bientôt vers Forlong, dont le secret le plus précieux était mis en danger à chaque fois qu’il lui était confié le droit de parler. Comment réprimer, alors qu’il était question de sa propre survie, toutes ses années d’entraînement, et son esprit habitué à raisonner comme celui d’un guerrier ? Il avait les connaissances d’un diplomate, l’expertise d’un général et le charisme d’un prince. Son statut de Tribun n’avait encore sauté aux yeux de personne, mais il était certain que derrière leurs regards attentifs, les cerveaux des membres de la compagnie ne cessaient pas de se questionner sur son identité véritable, et sur la raison de sa présence ici… à la fois à Gundabad, mais aussi dans cette réunion. Golgoth l’y avait traîné curieusement, sans vraiment offrir d’explication, ce qui ressemblait à un simple hasard… Fallait-il plutôt parler de destin ? Ou, plus inquiétant encore, de dessein ?

Les paroles du Dúnadan étaient sages, pleines de bon sens, et prononcées sur un ton aussi convaincant que s’il avait été vêtu d’une belle toge devant le Sénat d’Annúminas, occupé à défendre la politique de son roi face à une assemblée de ses pairs. Son vote alla à l’Angmar, et il ne put manquer de noter le sourire satisfait qu’afficha l’Archer sitôt qu’il eût choisi cette destination. Un sourire qui en disait long, sans que les raisons de ce contentement fussent particulièrement évidentes. La proposition de Forlong fut accueillie positivement par la compagnie hétéroclite, notamment le Nain :

- Je suis du même avis que l’homme en pagne, finalement. Angmar… C’est assez proche pour qu’on puisse y arriver sans mal, et après ça, chacun ira son chemin sans que j’aie à voir vos sales gueules plus longtemps. Qu’est-ce qu’on attend pour se bouger ?

Personne n’osa trop aller contre l’avis général, même si de toute évidence Trois-Doigts avait quelques critiques à faire. C’était, de son point de vue, un plan à court terme qui impliquait de se reposer presque entièrement sur les supposés « amis » que l’Archer avait là-bas. Rien ne leur garantissait qu’ils seraient bien reçus une fois arrivés, et tout le monde semblait oublier qu’ils ne connaissaient presque rien de cet homme qui avait subtilement joué sa carte pour les inciter à aller vers le Nord, en leur présentant leur destination comme le moindre mal. Ils ignoraient jusqu’à son nom.

Indifférent à l’enthousiasme général – qui n’était pas débordant pour autant –, l’Orc fit comme ses compagnons et entreprit de piller la scène de crime. Une vieille habitude. Il se pencha vers un des Gobelins qui faisait à peu près sa taille, et lui coupa deux doigts d’un geste sec de sa dague. Il les prit dans une main, et les colla sur sa propre main, en essayant de voir si la greffe pouvait prendre. Un sang noir et poisseux commença à couler sur sa main, mais rien ne se passa. Les appendices, raidis par la mort, ne revinrent pas magiquement à la vie au contact de ses moignons. Il fit une grimace sincèrement mécontente, et leva la tête pour capter le regard de Snardat. Ses yeux se plissèrent, pleins de méchanceté, et il jeta les doigts au loin en grommelant, avant de retourner à sa fouille.

Snardat lui-même ne pouvait pas échapper au mouvement, et bien qu’il répugnât à s’approcher de ses victimes pour s’assurer qu’elles étaient bien mortes, il lui apparut nécessaire de s’emparer d’une arme et d’un semblant de vêtement chaud pour affronter les températures extrêmes qu’ils risquaient de rencontrer d’ici à leur destination. Il avait l’embarras du choix, même si les Gobelins qu’ils avaient affrontés avaient eu la bonne idée de ne pas prendre d’armures ou de boucliers larges et épais. Son choix se porta par le plus grand des hasards sur ce qui ressemblait à une cuirasse, mais qui était en réalité à une grosse chemise en lin, si épaisse qu’elle paraissait rembourrée. Elle avait un trou au flanc, là où une flèche s’était plantée, mais ce n’était pas bien gênant. Snardat ne manquerait pas de découvrir, après un examen plus approfondi, qu’elle était doublée et qu’elle recelait en particulier une série de poches cachées. L’une d’entre elles contenait une poudre noire à l’odeur âcre, dont la finalité était difficile à évaluer.

Forlong fit de même, et se pencha vers le cadavre d’un des hommes du Val. Un brave type du nom de Grimm, qui laissait derrière lui une bonne dizaine d’enfants, et moitié moins de femmes. La fidélité n’était pas la plus grande qualité du personnage, assurément, mais il travaillait dur pour nourrir toute sa progéniture. Au service de Baltog, naturellement – un employeur qui payait mieux que les travaux des champs –, mais il s’en accommodait très bien. Encore une fois, la fidélité n’était pas son point fort. Il prenait l’or là où il était, sans poser trop de questions. Quand Forlong mit les mains dans les poches de l’intéressé, il apprit beaucoup de choses au sujet du précédent propriétaire, à commencer par le fait que Grimm était enrhumé en arrivant ici, et qu’il avait fraîchement délivré son nez de la maladie dans un mouchoir de soie. Au jeu des devinettes tactiles, il fallait être bon, car les poches de Grimm contenaient mille et un objets inutiles qu’il semblait collectionner. Quelques petits cailloux, qu’il entendait sans doute ramener à ses enfants comme des souvenirs de ses aventures, des morceaux de bois taillés soigneusement – et avec un certain talent – en forme de petits animaux, et des objets qu’il avait négociés avec les Gobelins durant son passage ici. Quelques babioles d’artisanat gobelin, dont un qui ressemblait à un char cuirassé à quatre roues. Ce devait être une commande spéciale, car l’objet en question avait réalisé avec précision et minutie, sans qu’on décelât pour autant la moindre caractéristique mortelle, cruelle ou de mauvais goût – à l’exception des petits os qui formaient le châssis, et de la cuirasse du char qui semblait avoir réalisée avec de la peau humaine soigneusement tannée.

Le vrai trésor des poches de Grimm, cependant, consistait en un petit document écrit, soigneusement plié et cacheté, sur lequel était inscrite une seule lettre. Un très joli C stylisé. La missive était laconique, et ressemblait à s’y méprendre à un ordre de mission. Un ordre bref, clair, et qui pourtant donnait une valeur très précieuse à ce document :

C a écrit:
Grimm,
Confirmez que Hadhod, seigneur de la Moria, travaille bien pour les Gobelins.

Au-delà du contenu, le plus surprenant était sans doute que la lettre avait été rédigée en Quenya, la langue ancestrale des Eldar. A part Forlong, pas grand monde n’aurait pu comprendre cette missive dont le contenu valait sans doute très cher… Une telle information pouvait influencer considérablement le cours de la guerre, et le texte était assez bref pour ouvrir à plusieurs interprétations. Mais Grimm lui-même était-il en mesure de lire ce message, ou s’adressait-il à quelqu’un d’autre ? Si tel était le cas, à qui ? Et pourquoi ?

Décidément, la fidélité n’était pas le point fort de Grimm.


~ ~ ~ ~


Les compagnons avaient achevé leurs préparatifs, chacun s’équipant à sa convenance en pillant plus ou moins les cadavres qui se trouvaient là. Ils avaient peu de vivres, mais comptaient sur la chance pour en trouver en chemin, en espérant pouvoir trouver de quoi manger sur la route. Alors qu’ils s’équipaient et faisaient l’inventaire de leur possessions communes – cordes, torches, et autres objets nécessaires à l’exploration des cavernes – l’Archer s’approcha de Forlong, un sourire qui se voulait amical sur le visage :

- Alors comme ça vous parlez la langue des Elfes ?

Il fit une moue indéchiffrable, guettant de toute évidence les réactions de son interlocuteur, mais s’expliqua aussitôt :

- Je vous ai entendu, tout à l’heure… près du cadavre. C’était une vieille prière en Sindarin, non ? C’est plutôt généreux de votre part d’avoir pris le temps de faire ça. Très chevaleresque.

Nouveau sourire. Plus appuyé, cette fois.

- Vous me rappelez quelqu’un… Lui aussi très honorable, en toutes circonstances. Ah mince, voilà son nom qui m’échappe… C’était un soldat, également. Un vrai héros… Euh… Tior… Oui, c’est bien ça. Tior Celebdîn.

Son regard ne trahissait aucune émotion, sinon l’attente. L’attente de la moindre erreur de la part de l’ancien Tribun… de l’ancien capitaine de l’Arnor.

Un peu plus loin, Snardat s’était approché de ses compagnons, avec une ébauche de solution. Un début de plan, une esquisse de trajectoire pour lui et sa petite compagnie. De toute évidence, ce ne serait pas une partie de plaisir, et les membres de la compagnie n’auraient pas su dire avec certitude s’il leur dressait volontairement un portrait sombre de la situation, ou s’ils allaient réellement devoir affronter des « Gollum cannibales ». Non pas que le cannibalisme leur fît intrinsèquement peur – à dire vrai, il n’y avait que deux Orcs dans la compagnie –, mais s’ils devaient se préparer à lutter pour chaque pouce de terrain gagné dans les profondeurs de Gundabad, il valait mieux le savoir à l’avance, et éventuellement envisager des solutions pour éviter le combat. Trois-Doigts, qui ne semblait pas très rassuré, répondit sèchement :

- T’as pas l’air d’avoir peur, vermine de l’Œil, alors tu passeras en premier, hein ? Et tu nous montreras comment que t’as pas la trouille de toutes les merdes qui habitent dans les profondeurs de Gundabad, quand t’as pas tes cent snaga avec toi.

Il y avait de la provocation dans les paroles de Trois-Doigts, mais elles ne pouvaient pas totalement éclipser les accents inquiets que l’on entendait poindre dans son discours. Il y avait effectivement des zones dans lesquelles Baltog et ses sbires n’auraient jamais osé s’aventurer. Des cavernes trop profondes, où l’anarchie était la loi – plus que d’ordinaire – et où des choses étranges avaient lieu, même selon les standards des Gobelins. De temps à autres, ces fous furieux s’aventuraient dans des zones habitées, et ils étaient exterminés promptement, mais Baltog ne se risquait pas à essayer de mater ceux qui, juste sous son nez, semblaient avoir créé leur propre société parallèle. Certains disaient que c’était parce qu’il avait tout simplement pas le courage. D’autres, que c’était parce qu’il savait pas exactement combien de Gobelins se cachaient là-dessous. Il y en avait certains, encore plus effrayants que les autres, qui racontaient que ces Gobelins vénéraient les puissances du monde d’en-dessous, d’anciennes créatures maléfiques, enterrées sous la montagne, et découvertes malencontreusement par les Nains.

Face à la perspective de devoir serpenter dans des couloirs sombres et étroits, pendant ce qui allait leur sembler une éternité, personne ne pouvait dire avec certitude qu’il était confiant. Cependant, ils formaient une belle compagnie, avec un savant mélange de muscle et de matière grise. De quoi, peut-être, espérer sortir vivant de leur traversée.

- Guide-nous, Souriceau, lâcha Golgoth de sa voix grave et caverneuse.

Au moins, il ne l’appelait plus snaga, il y avait du mieux. C’était désormais à Snardat de prendre la direction de la petite compagnie, et de les guider vers les tunnels. Suivait, juste derrière lui, Forlong puis l’Archer. Il ne fallait pas être idiot pour comprendre qu’on les avait placés en tête au cas où un danger se présenterait, mais aussi parce qu’il serait beaucoup plus facile pour l’archer de les ajuster s’ils essayaient de s’échapper. Ils emboîtèrent donc le pas de leur guide du moment, qui devait se dépêcher pour parcourir le plus de distance possible avant le lever du soleil. S’ils ne parvenaient pas à trouver une entrée sûre, le début de cette aventure risquait de se compliquer sérieusement pour les engeances de la nuit.


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