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 L'étoile du nord

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Nathanael
Espion de l'Arbre Blanc
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L'étoile du nord EmptyVen 26 Avr 2019 - 20:05

La nuit s’étiolait au-dessus de lui. Les lueurs grises de l’aube s’étiraient entre les étoiles et les faisaient disparaître, une à une. Derrière les Monts Brumeux, les nuages rosissaient, surpris d’offrir à l’œil leurs rondeurs vaporeuses. Harding se claqua une joue. De petits moucherons surgissaient des herbes rases au petit matin et s’appliquaient à piquer tout ce qui se trouvait à leur portée. Les nuits étaient trop douces pour faire du mal à cette vermine et plus il montait vers le nord, plus elle devenait virulente. Silence frappa le sol de son postérieur, luttant à sa manière contre la morsure de ces insectes matinaux. Sa queue fouailla l’air et il se roula à deux reprises pour se gratter le dos. De dépit, il revint vers Harding pour que ses mains d’hommes opèrent là où il était incapable de porter ses naseaux.

— Les épées et les flammes ne t’effraient pas, mais tu crains les mouches.


Il lui frotta le chanfrein de sa paume puis glissa ses doigts dans la crinière de l’animal jusqu’au garrot. Il inspecta méticuleusement les zones où reposaient la selle et la bride, souleva les pieds pour s’assurer que les fers tenaient toujours et se surprit à les trouver si usés. La route qu’il suivait était devenue plus dure ces derniers jours, plus pierreuse. Les terrains, ici, ne ressemblaient en rien à ceux du Rohan. Des collines escarpées bordaient la piste où saillaient davantage de cailloux que d’herbes. Même si le printemps avait été humide, un berger n’aurait eu guère de quoi nourrir son troupeau. Les arbres ne dépassaient pas la taille d’un enfant et présentaient des branches si tordues qu’Harding en était venu à se demander si quelques esprits maléfiques ne venaient pas les torturer. Engagé sur la Vieille Route du Sud, il ne lui avait pourtant pas fallu longtemps pour comprendre que le bourreau n’était autre que le vent. Il descendait les montagnes le matin, s’agitait toute la journée dans les plaines et remontait les pentes la nuit venue, comme un orc venu piller un village. Le vent saccageait tout. Il soulevait des poignées de poussière et les jetait dans les yeux des voyageurs, tirait sur les manteaux et agaçait les animaux jusqu’à les rendre furieux. Et s’il cessait de souffler, la chaleur s’abattait sur les prairies pour assommer les survivants. Les longues après-midi de marche s’égrenaient au fil des heures hébétées. Harding suivait les traces de chariots et les empreintes de sabots des chevaux et des bœufs. Il saluait les convois de voyageurs, mais ne s’arrêtait jamais pour discuter. Il avait troqué sa tunique militaire contre un vêtement de toile avant de franchir l’Isen. Même si la route était prétendument surveillée, le Méaras sur sa poitrine aurait été une cible trop facile pour les sauvages qui vivaient dans les collines.

Harding passa le pied à l’étrier et se hissa sur le dos de son cheval. Il chevauchait une partie de la matinée puis mettait pied à terre jusqu’à ce que la chaleur se dissipe dans la soirée. Il remontait alors jusqu’à l’apparition des premières étoiles. Même s’il avait bien des reproches à adresser à l’armée rohirrime, il ne pouvait nier que la rigueur et le rythme soutenu qu’on leur imposait lui avait forgé des jambes solides et un mental d’acier. S’il conservait cette cadence, il serait à Tharbad dans deux ou trois jours.

— Tharbad.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que personne ne se trouvait derrière lui. Il s’entraînait à répéter les noms de lieux que le Vice-Roi lui avait soufflés lors de leur entrevue. Un homme s’était moqué de son accent et de sa prononciation quelques jours plus tôt, quand il avait demandé quelle distance le séparait de « Tar-Ba ». Il avait encaissé la moquerie comme un coup d’épée, mais il sentait encore son orgueil le cuir quand il y repensait. Il tira le col de sa tunique pour y faire passer un peu d’air et chasser ce souvenir désagréable.

— Tharbad.

Il avait mieux prononcé la dernière syllabe. Un profond soupir le surprit avant qu’il ne répète une troisième fois le nom de la ville. Il lui semblait que ce qu’il faisait était inutile. Il ne comprenait pas vraiment pourquoi Gallen Mortensen l’avait envoyé si loin au nord pour retrouver de vieilles connaissances. Il lui avait parlé d’hommes de bien et d’honneur, d’un groupe uni qui avait lutté contre des ombres et qui s’était battu pour défendre les peuples libres. Des gens avec des surnoms étranges et quelque chose en rapport avec des étoiles. Il n’avait pas tout saisi. Pourquoi aller si loin trouver ce qu’on avait sous la main ? Les hommes d’honneur ne manquaient pas au Rohan. Un autre soupir lui fit mal au cœur. L’honneur. Une denrée qui s’était raréfiée avec le temps et qu’on ne cherchait même plus à acquérir. Un vestige du passé que les hommes repoussaient d’un geste de la main, comme une vieille qui secoue un tapis pour en ôter la poussière. L’honneur s’était perdu dans les plaines et plus personne ne s’inquiétait vraiment de le retrouver. Ne courrait-il pas après le sien ?

Il passa une main pensive sur l’encolure de son cheval. Tant qu’il était resté au Rohan ses pensées ne l’avaient jamais porté aussi loin. Il repensa à la rivière et au baraquement qu’il avait laissé derrière lui. Il avait espéré trouver là-bas quelques limites, comme une porte, quelque chose de physique qu’il aurait eu à franchir. Quelque chose de tangible. Au lieu de quoi il n’avait trouvé que de l’herbe et la terre de la route naissante au milieu des cailloux et des remous de l’Isen. Il avait serré les dents alors que la panique lui nouait la gorge entre les montagnes. Son royaume n’était protégé par aucun mur. Rien ne les séparait du reste du monde. Et dès lors, une question revenait sans cesse le tourmenter. Comment pouvait-il espérer retrouver quelque chose qui n’existait pas ?

Il serra les jambes et fit prendre le trot à Silence, comme s’il pouvait fuir ses pensées en augmentant l’allure. Sentir l’impact des sabots sur le sol le rassurait, sentir le vent sur son visage aussi. Il joua sur les rênes, voulant se persuader qu’il gardait la maîtrise de son destin. Voulant se persuader que le Vice-Roi lui avait réellement confié une mission prestigieuse et non qu’il l’avait chassé du royaume. Quelque part en lui, le doute demeurait.


Dernière édition par Nathanael le Mar 9 Juin 2020 - 10:58, édité 1 fois
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L'étoile du nord EmptyMar 9 Juin 2020 - 10:57
L'étoile du nord Hardin10

— Bienvenue en Arnor !

Voûté sur sa selle et fatigué par son long voyage, Harding fronça les sourcils en contemplant l’homme qui l’accueillait, pieds nus dans la rivière. Les chausses relevées jusqu’à mi-cuisses, il se tenait debout, les mains sur les hanches et contemplait un point fixe, loin au sud. Harding s’était d’abord demandé s’il lui parlait vraiment ou si quelques étrangers se trouvaient derrière lui. Il s’était retourné, n’avait rien vu, mais le vieil homme continuait à darder ses yeux de lumière sur le vaste monde au-delà des Flots Gris.

— En Cardolan, plus précisément !

Harassé par ses longues heures passées à cuir sous l’œil des dieux, Harding décida de l’écouter sans répondre et laissa Silence boire tout son saoul. La route du sud n’était pas prodigue en points d’eau et le manque se lisait sur les flancs de son animal. Il releva plusieurs fois la tête de son cheval pour éviter que le froid soudain et brutal dans son organisme n’entraînât de coliques. Au pas, il gagna l’autre rive et se rapprocha du mendiant qui s’était accroupi pour regarder la surface turbulente de l’eau.

— L’auberge ? demanda Harding.

Tout cavalier du Rohan qu’il était, amoureux des grands espaces, du vent et du soleil, il désirait plus que tout se reposer et manger autre chose que du fromage sec et du pain rassis. Son ventre émit un gargouillement sonore tandis qu’il laissait échapper un bâillement. Les nuits lui avaient paru longues, plus encore que les journées. Il n’avait dormi que d’un œil depuis qu’il avait quitté l’Isen, trop loin des siens pour se laisser aller à un véritable repos. Les collines qui bordaient la route à l’est grouillaient de Dunlendings. Des marchands qu’il avait rencontrés la veille lui avaient signalé une ou deux attaques quelques semaines plus tôt. « Mais depuis, plus rien, avait rajouté l’un d’eux avant de mettre une claque sur la croupe d’une mule. Bizarre. La faim gronde partout, mais ils ont cessé d’attaquer les convois. Allez savoir ce qu’ils préparent, ces chiens des montagnes brumeuses ! »
Harding n’en avait que plus mal dormi la nuit suivante, persuadé que des barbares tatoués de charbon surgiraient de derrière chaque talus herbeux, de chaque repli de terrain ou de quelques trous savamment dissimulés dans le sol pour lui briser les jambes et lui trancher la gorge. Toujours sur le qui-vive, il avait sursauté à l’envol d’un coq de bruyère dissimulé dans un buisson.

— L’eau est là, répondit le mendiant en jouant dans les remous avec son doigt. Et la berge ici.

Il désigna du pouce la pente douce qui montait jusqu’aux premières maisons. Fronçant une nouvelle fois les sourcils, Harding ne comprit pas tout de suite ce que cela signifiait. Quelques jours de marche suffisaient à faire changer l’intonation des gens, leur accent, leur humour. La colère le saisit quand il se rendit compte qu’on se moquait de lui, encore une fois. N’y avait-il qu’au Rohan que le respect gardait quelque valeur ? Pourquoi fallait-il que l’on rît de sa prononciation, de son aspect, de ses origines ? Il avança vers le mendiant pour lui montrer qu’on ne rigolait pas avec la dignité de son peuple, mais il se ravisa quand il vit deux hommes, l’épée à la ceinture, se rapprocher d’eux. Il lui fallait franchir encore d’autres frontières pour rencontrer celui qu’il cherchait. « Pour le Rohan ». Il se mordit l’intérieur de la joue et talonna son cheval pour se rapprocher des miliciens.

— Vous êtes blessés ?
demanda l’un des soldats en désignant l’épaule gauche du Rohirrim.

Même si la douleur le lançait encore un peu parfois, Harding avait presque fini par oublier la mauvaise estafilade que lui avait faite un des hommes des monts brumeux. Quoi qu’ait fait l’elfe, elle avait accéléré sa guérison, d’une façon ou d’une autre et surtout, évité l’infection. Il regarda sa tunique salie par le sang que le manque d’eau avait empêché de nettoyer jusque là.

— C’est rien, répondit-il de sa voix gutturale à fort accent. Je me suis blessé en chassant le renard, dit-il. Je cherche de quoi dormir, manger. Pareil pour le cheval.
— Ha, un Rohirrim ! lança le second homme armé. Délaissant le westron, il se mit à parler en rohiric. Bienvenue à Tharbad cher frère ! Que ton séjour ici t’apporte repos et paix après ta longue chevauchée.

Le soldat inclina la tête et lui offrit un sourire franc. Harding descendit de son cheval et répondit dans sa langue natale.

— Qu’Eorl veille sur toi et les tiens.

Il était encore tout étonné de rencontrer, si loin de chez lui, un Rohirrim maîtrisant mieux le rohirique que la plupart de ceux qui étaient nés au cœur du pays des chevaux. Le milicien l’invita à le suivre et ils s’avancèrent entre les maisons de pierres. Elles possédaient toutes au moins un étage et étiraient leurs hautes ombres sur les rues poussiéreuses de Tharbad. Une grande place ceinte d’arcades était destinée à accueillir les convois de marchands. À l’abri des arches de bois, d’étroites boutiques proposaient des tourtes et des pains garnis de fruits secs. À côté des talemeleries d’où s’échappaient des odeurs alléchantes, un vendeur de vins épicés vantait la robe prodigieuse d’un Vieux Clos, originaire de la Comté. Harding s’arrêta pour l’écouter. Le milicien, à ses côtés, lui fit quelques explications.

— C’est un vin de Petites-Gens, de kûd-dûkan.
— Vivent-ils loin d’ici ?
demanda Harding.
— Un bon cheval te mènera là-bas en une paire de semaines.

Il jeta un coup d’œil à Silence. Son cheval parcourrait la distance sans difficulté, mais il lui faudrait d’abord un ou deux jours de repos et plusieurs rations de foin pour se remettre des longues étapes qu’ils avaient franchies. Le milicien sembla comprendre le calcul qu’il était en train de faire et se pressa de rajouter.

— L’herbe est meilleure plus au nord et les rivières plus nombreuses. À la Loge, ils auront de quoi nourrir ton cheval comme il faut. Et toi aussi, bien sûr.
— Est-ce une auberge ?
demanda Harding alors que le nom qu’on venait de lui donner réveillait en lui l’écho de sa dernière discussion avec Gallen Mortensen.
— Oui et non, répondit le milicien. Beaucoup de gens viennent ici pour rapporter les nouvelles du monde ou chanter jusqu’au petit matin. Les commerçants demandent sur la place aux arcades si les routes sont sûres, mais c’est à la Loge qu’ils se rendent toujours pour savoir si le reste du pays l’est, lui aussi. Tu en verras certainement si tu t’arrêtes là-bas. Le soldat désigna d’un geste du menton une tour grise qui dépassait au-dessus du toit des maisons. C’est à quelques rues d’ici à peine.

Il invita Harding à le suivre et lui fit traverser une partie de la cité de Tharbad en continuant à commenter tout ce qu’ils voyaient. D’abord heureux et réconforté de rencontrer un des siens dans une ville qui lui paraissait si étrange, Harding se sentit vite lassé de tout le babillage inutile dont l’accablait son comparse. Il ne souhaitait qu’une chose, se remplir le ventre de bonne nourriture et de bière forte puis de se laisser tomber sans inquiétude sur une paillasse richement garnie de paille et de feuilles. Il finit par se débarrasser du Rohirrim en passant les portes de la Loge, après s’être occupé de Silence.

À l’intérieur, une fraîcheur bienvenue fit naître un frisson sur sa peau. Des hommes allaient et venaient d’une salle à une autre sans se soucier de lui. La soif le poussa à trouver des tables et de quoi remplir son outre, à défaut de se voir offrir une pinte. Les gens ici, lui semblaient bien étranges et les tavernes, bizarres. Au Rohan les cris et les rires peuplaient les pièces basses de plafond où la fumée formait un ciel intérieur entre quelques étoiles de cire ou d’huile. Ici, les plafonds se perdaient au-dessus des têtes, inaccessibles, noirs et vides.

— C’est toi, le Rohirrim ? lança une voix derrière lui.

Harding se retourna, la main serrée sur son outre, prêt à s’en servir pour assommer son interlocuteur.

— Pardon, je ne voulais pas te surprendre. Je suis marchand. Je me nomme Garan. Nous devons descendre avec nos chariots vers le sud jusqu’au Gondor. Je voulais juste discuter avec toi pour savoir quelles étaient les nouvelles du Rohan. C’est tout. Le jeune roi est-il ouvert au commerce extérieur ? Peut-on espérer le rencontrer ? Nous venons d’Arnor et avons des propositions à lui faire.

Fronçant les sourcils, Harding se détendit à peine. Il n’avait pas prévu de s’éterniser en discussions. La fatigue lui pesait.

— La route est bonne, jamais sûre, à cause des gens de Dun. Je suis parti du Rohan dans un royaume en paix.


S’entendre dire cela lui noua l’estomac. Il redoutait de revenir dans un royaume ravagé par le chaos, couvert de poussière de sang séché, détruit par une menace invisible qui lui étreignait le cœur depuis qu’il avait franchi l’Isen. Gallen Mortensen avait la situation en main, les querelles intestines s’étaient apaisées, les moutons reviendraient gras et les agneaux nourriraient de nombreuses familles. De nouveaux traités devaient être signés avec les nains de sous les montagnes. Mais… mais le Vice-Roi l’avait pressé avec tant d’ardeurs de quitter le royaume pour retrouver le petit Holbytla que Harding ne pouvait se défaire de l’idée qu’une nouvelle menace viendrait ravager son pays.

— Mais le roi n’est pas au Rohan. L’enfant vit en Isengard, au pied du pays des arbres vivants.
— Nous en avons entendu parler. Cela n’arrangera pas nos affaires, mais si nous devons nous résoudre à nous rendre en Isengard, nous irons. Et toi ? Quel vent te porte si loin de tes terres ?
— La chasse à la mangouste
, lâcha Harding.

Surpris, mais constatant que leur interlocuteur n’en dirait pas davantage, les marchands le quittèrent en le remerciant poliment. Harding trouva un banc où s’asseoir et sa gourde à la main, s’endormit.

Il fut réveillé par une petite main venue fureter dans une de ses poches. Dans un sursaut, Harding attrapa la pogne du petit et lui tordit le poignet. L’enfant cria, attirant l’attention de trois ou quatre personnes assises dans la pièce. Le gamin faillit pleurnicher avant de le mordre et de lui mettre un coup de pied dans le tibia. Un vieil homme ricana dans sa main.

— Dangereuse chasse
, dit-il. Êtes-vous sûr de vouloir déloger un vieux renard endormi ? Le goupil a mauvaise réputation sur ces terres et bien des hommes rêvent de le tuer pour en vendre la peau.
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L'étoile du nord EmptyDim 1 Nov 2020 - 17:45
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–… sont partis tous les quatre ensemble.

Agité de tics nerveux et de manies étranges, l’interlocuteur d’Harding conclut son histoire, les yeux perdus dans le vague. Ils s’étaient éloignés de l’agitation de la Loge dans une mansarde à l’étage. On entendait ici et là l’écho d’un rire, une exclamation outragée ou les notes étouffées d’une vielle. Fatigué, le Rohirrim avait suivi le vieil homme, méfiant. Ils s’étaient longuement toisés du regard, estimant la confiance qu’ils pouvaient placer l’un en l’autre. Le vieux renard s’était amusé à lui parler sous forme d’énigmes, une étincelle rieuse dans l’œil. Mais Harding avait rapidement mis fin à son jeu.

– Mes terres sont en danger, messire. Et tous les royaumes, sembleraient-ils, dansent et chantent, un couteau invisible sous la gorge. Je dois détourner ces mains qui menacent la gorge de mes frères.

Il avait vrillé ses grands yeux noirs dans celui du vieillard décharné, la voix tremblante d’une colère et d’une peur mal contenue.

– Ainsi, c’est Poulain qui t’envoie.

Gil, puisque c’est ainsi qu’il se faisait appeler, avait poussé un long soupir avant de lui apporter de plus longues explications. Ses propos n’avaient eu ni queue ni tête dans un premier temps, jusqu’à ce qu’Harding parvienne à faire le lien avec de vieilles histoires que Nathanael lui avait contées, de longs mois auparavant. Des années, mêmes, lui semblait-il. L’homme en savait long sur de sombres secrets et les désordres entraînés par l’Ordre de la Couronne de Fer. N’aimant guère les bonimenteurs et les faiseurs de mensonges, Harding ne put pourtant s’empêcher de rester accroché aux lèvres du goupil. Il se doutait qu’il ne lui racontait qu’une partie infime de tout ce qu’il savait, mais le peu qu’il apprit ce soir là lui fit l’effet d’un long serpent de glace se coulant dans son dos.

– Aurais-je une chance de le trouver ?
– Mhhh, ma foi,
marmonna Gil, c’est possible. Je ne crois pas qu’il ait jamais poursuivi ses voyages. Mais pourquoi lui, exactement ? Pourquoi chercher un si petit rat en ces heures sombres au lieu de lever une armée pour partir en quête d’armes utiles ? Il sembla réfléchir longuement, puis s’esclaffa. Ce cheval m’étonnera toujours. Aussi vif et tempétueux qu’un poulain, mais avec de l’esprit, quand on s’y attend le moins.
– Pardonnez, messire, mais même cela, je ne suis pas autorisé à vous le dire.
Harding se redressa de toute sa hauteur. Au cas où vous ne seriez pas celui que je cherchais réellement.
– Les Rohirrims
, murmura Gil à part lui. Vous avez l’impression de pouvoir leur flatter l’encolure, et la seconde d’après, il vous tourne le cul pour vous botter. Ma foi, c’est sans doute plus prudent. Oui, plus prudent. C’est qu’ils auront peut-être tous appris la leçon après tout. Oui, après tout.

Soudain, Gil se redressa et claqua dans ses mains. Quelqu’un frappa en même temps à la porte.

– L’heure du dîner ! Parfait ! Allez, ouste, mon cher. J’ai faim. J’ai trop parlé. Vous savez ce que je sais et je sais ce que vous savez. Bon vent ! Bon vent ! Qu’Eorl guide vos pas et tout le tralalala de votre royaume. Bon vent !

Si Harding fut décontenancé par l’attitude du vieux il n’en montra rien et sortit. L’enfant qui lui avait fait les poches un peu plus tôt dans l’après-midi se tenait derrière la porte, les mains chargées d’un plateau garni de pain blanc, chaud et tiède, d’une pinte de bière brune et de plusieurs longues tranches de jambons fumés. Harding rompit un morceau de pain et se saisit d’un morceau de lard et sans se retourner dit simplement « Tout se paie ».

– Ne tardez pas, dit le vieux renard. Le temps presse et vient toujours à manquer à ceux qui rêvent de pouvoir et ont soif de gloire. Si vous êtes plus rapides qu’eux, vous gagnez, sinon…

L’homme se tut brutalement et se perdit dans de lointaines pensées, inaccessibles. Harding dévala les escaliers, les jambes de nouveau impatientes de reprendre la route, le cœur battant à tout rompre et l’esprit plus clair que les cieux qui s’étendaient au-dessus de lui. Il quitta la Loge sous les étoiles, menant son cheval par la bride. L’air était encore chaud, mais toutes les petites bêtes sournoises de la journée avaient disparu. Il quitta les chemins pavés de la cité de Tharbad et monta sur son cheval. Il lui fit prendre le petit trot et reprit la route vers le nord, vers le pays mystérieux des petites gens. « Là où se trouvent de vieilles choses, avait dit le Vice-Roi Gallen Mortensen. Cachées au cœur de leur histoire… »
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