Remonter la piste blanche.
Voilà bien une mission inattendue à laquelle Aveline ne s’était pas attendue quand elle avait accepté l’offre, toute aussi inattendue, que lui avait faite Esmer de Vigo quelques jours plus auparavant. Elle revenait d’une longue journée passée dans les allées du Haut de la Cité, récoltant informations et rumeurs au sujet d’un magistrat soupçonné de corruption; comme à son habitude après une journée de travail, elle était revenue au Palais Praven juste après le coucher du soleil pour faire son rapport à son employeur. Mais ce soir-là, Alphros n’était pas seul dans son bureau. Il était accompagné d’un homme un peu plus jeune, portant une élégante cape et cheveux d’un brun très clair lui tombant sur les épaules. L’inconnu s’était présenté comme un des officiers de l’Arbre Blanc, le service de renseignement du Gondor, qui, selon ses dires, avait gardé un œil particulièrement attentif sur elle et les diverses missions qu’elle accomplissait pour le Juge de Minas Tirith. Le capitaine semblait particulièrement impressionné par les capacités de la jeune femme. Celle-ci n’avait pas pu s’empêcher d’afficher un sourire revanchard. Si les officiers comme lui avaient su lui laisser sa chance quelques années plus tôt quand elle avait voulu s’enrôler dans l’armée; il n’aurait pas dû se rabaisser à venir ainsi la supplier de rejoindre les rangs et l’arracher de son poste confortable chez les Praven. Pendant un instant, elle avait songé à décliner l’offre, vexée de ne pas avoir été retenue quand elle avait voulu servir le pays et leur faire comprendre qu’ils venaient trop tard. Mais finalement, l’excitation et l’appel de l’aventure avaient eu raison de ses réticences et elle s’était bien présentée au Chameau qui Tousse avec les autres recrues.
Elle marchait sur l’étroit sentier qui serpentait à travers les bois, fermant la marche du petit groupe. Devant eux, Twist avait pris les devants et sautillait entre branches et racines en quête du prochain tas de farine des Montagnes pouvant les guider. Elle s’était prise d’affection pour ce gamin débrouillard et plein de ressources mais se demandait tout de même ce que l’Arbre Blanc avait en tête en recrutant si jeune. Rhydon ne reculait vraiment devant rien pour parvenir à ses fins. Wigan et Antioche, quant à eux, étaient plongés dans une discussion portant sur l’état de l’éducation au Gondor; discussion à laquelle Aveline évita soigneusement de participer, restant seule avec ses pensées à l’arrière. Elle n’était pas particulièrement bavarde et le silence lui convenait parfaitement.
Ils progressèrent ainsi pendant de longues heures, suivant les traces laissées par ces trois informateurs. La piste n’était pas des plus faciles à suivre; souvent les traces les menaient vers une direction avant de les ramener dans l’autre sens. Les Nains semblaient prendre un malin plaisir à tourmenter d’éventuels poursuivants. Ainsi, ils s’enfoncèrent plus profondément dans les bois.
C’est alors que la vision perçante d’Aveline les repéra. Trois petites silhouettes, loin d’être frêles, qui se tenaient fièrement, sourires idiots aux lèvres, au milieu d’une clairière. Elle fit signe à ses compagnons et les désigna d’un mouvement de tête. L’un des nains, le plus jeune, se mit à applaudir alors qu’ils s’approchaient. Aveline pouvait clairement distinguer les traces de poudre qui ornaient sa moustache et son menton. Il n’avait pas lésiné sur les quantités.
Il prit alors la parole avec un fort accent des Montagnes Bleues.
“Brrravo! Brrrravo! Vous nous avez rrretrrrouvés! Hahaha! Je suis Larri. Et voici mes grrrands frrrèrrres! Voici Sirri!”
Il désigna un nain légèrement plus grand, à la barbe sombre et au crâne étrangement dégarni.
“Et voici Darri!”
Le dernier nain, à la longue crinière blonde, leur fit un geste de la main. Le dénommé Lari reprit alors:
“Alorrrs vous voulez un peu de farrrine des Montagnes Bleues. C’est de le qualité. Et ça perrmet de rester jeune. Surrtout pour les vieux messieurs comme vous.” Il pointa Antioche et Wigan de son doigt boudiné.
“Nous en sommes les prreuves vivantes. J’ai cent-cinquante ans, Sirri en a deux-cent-cinquantes et Dari près de trrrois-cent-cinquantes et nous somme aussi frrrais et conserrvé que des jeunes brrrebis de Tronjheim!”
Devant l’hésitation de ses deux comparses plus âgés qui se disaient qu’une cure de jouvence ne pouvait pas leur faire de mal, Aveline s’empressa de décliner l’offre des trois larrons.
“Non merci. Nous ne sommes pas ici pour votre marchandise mais pour des informations. Tout porte à croire que vous avez rencontré le Capitaine Berton.” Sirri afficha alors un large sourire.
“Aaah oui ce cherr Berrton. Un bon gars. Pas le plus joyeux, un peu dérrrangé même mais un bon gars…
-Que voulait-il?" Insista Aveline.
-Des inforrrmations comme toujours.
-Sur quoi? Où est-il parrrti?
-Ah ça….”
Siri échangea un regard complice avec ses frères, une lueur espiègle dans ses yeux sombres.
“Si vous voulez les inforrmations il va falloir les mérriter. Et vu que vous n’êtes pas enclin à payer pour la marrchandise…”
Dari prit le relais de son cadet avec un accent pour le moins étrange.
“-...il vous faudrrra rrelever trrrois défis. Trrrois défis pour trrrois indice. Marrrché conclu?
-Marché conclu.” Répondit Aveline après avoir jeté un regard en direction de ses compagnons.
Dari se frotta les mains, l’excitation était clairement lisible sur son visage.
“Prrremier défi. Le jeu de “Qui a la plus grrroosse?”. Le prrincipe est simple. Vous avez une minute pour vous séparer et trrrouver un bâton, puis vous vous rretrouvez et vous vous classez selon la taille de votrrre bâton sans vous montrez les bâtons ou vous concerrtez bien sûrrr.
-Une minute? À partir de quand?
-C’est déjà commençé héhé.”Sans perdre la moindre seconde supplémentaire, les quatre agents se dispersèrent avant de revenir, bâtons cachés derrière leur dos. Ils échangèrent quelques regards mais pas le moindre mot. Malgré leur entraînement collectif très limité, les espions parvinrent à se ranger selon ce qu’ils pensaient correspondre à l’ordre de taille de leurs bâtons respectifs.
Dari déclara alors:
“Bien bien! C’est l’heurre du verdict. Dévoilez bâtons!”
Ils s’exécutèrent et, à leur grande surprise, réalisèrent qu’ils s’étaient correctement placés. Twist poussa un petit cri de joie mais Aveline restait parfaitement stoïque. Rien n’était encore fait.
Visiblement contrarié, Dari enchaîna.
“Bien… Bien…. Prrremier indice accordé. On va monter le niveau avec le souper.”
Il se dirigea vers le feu qui crépitait derrière eux et en retira une petite marmite en étain qui reposait dessus.
“Voici le fameux ragoût de notre sœur Nati. Le plat le plus apprécié des Montagnes Bleues. Si vous en découvrrez les ingrédients, le deuxième indice est à vous.”
Aveline faillit tourner l’œil quand le Nain souleva le couvercle de la casserole, une odeur putride s’échappait de la mixture qu’ils allaient devoir goûter. Twist, le plus brave de tous, ou plutôt le plus inconscient, se porta volontaire pour ouvrir le bal. Dari ne se fit pas prier pour lui faire boire une grande cuillère. Twist fit la grimace et avala difficilement. Mais le garçon avait de la ressource et un palais étonnamment développé.
“Hmmm…Du lait de bufflone ? Et du miel de sapin?
-Mouais mouais…Mais ce n’est pas tout! Suivant.”
Ce fut au tour d’Aveline, qui, reluctante, prit sa part du potage. Un goût fort et difficilement identifiable; et une texture peu agréable. Incapable de donner le moindre ingrédient, elle céda bredouille sa place à Antioche sous les rires gras des trois petits contrebandiers.
Dari eut toutes les peines du monde à atteindre la grande bouche très élevée du professeur de Bresnel et dut compter sur le soutien de ses deux frères pour le soulever afin d’atteindre son objectif. Le vieil homme mâcha bruyamment et après quelques secondes d’une réflexion toute académique, lista deux autres ingrédients. Wigan s’essaya lui aussi alors que Dari, sous la forte emprise d’une dose de farine récemment ingérée, renversa la moitié du contenu de sa cuillère sur le plastron du vétéran. Ce dernier voulut s’essuyer à l’aide de ses larges mains rugueuses mais Lari l’en dissuada.
“Pas avec vos mains Messirrre. Si vous voulez éviter toute maladie.”
Grâce son expérience et ses connaissances récoltées lors de ses nombreux voyages, Wigan identifia l’obscur légume qui était aussi le dernier ingrédient à trouver.
Le deuxième indice était gagné.
Passablement frustrés par la réussite insolente des agents de l’Arbre Blanc, Lari lança directement les hostilités pour le troisième défi. Sans plus d’explication, il lança une épée en bois dans les bras d’Aveline et la chargea en criant les règles.
“Une touche sur chaque brrras et c’est gagné. Trrrois duels, deux à gagner.”
Aveline ne se laissa pas faire malgré l’attaque sournoise du plus petit des trafiquants. Elle effectuait de nombreux moulinets en avançant, forçant Lari à reculer et manquant de l’éborgner à plusieurs reprises. Cependant, avec une agilité étonnante pour un Nain sous substance, Lari parvint à parer et toucher l’espionne par deux fois. Le premier duel était perdu.
Heureusement que l’expérience d’un Wigan et la vivacité de Twist leur permit de remporter les deux duels suivants, faisant subir une humiliation cuisante aux deux frères aînés. D’un air contrarié, Dari leur tendit le dernier indice.
“Brravo vous rrrrempo…
-Excusez-moi?”
Une voix féminine sévère les avait coupés. Tous se tournèrent en direction de la nouvelle venue. Une rôdeuse, capuche sur la tête, se tenait plus loin; son arc pointant vers eux.
“C’est un domaine privé. Que faîtes- vous ici?
-Eh bah euh… des petits jeux … des animations…” Bafouilla Siri mais la guerrière avait certainement remarqué les traces de poudre sur les visages des trois frères.
Heureusement pour eux, les recrues n’avaient pas consommé de substance et furent autorisé à partir grâce à leur pendentif de l’Arbre Blanc, laissant les trois Nains à leur destin carcéral, indices en poche.
Aveline déroula les divers documents. Ils tombèrent d’abord sur un autre extrait du journal du Capitaine, toujours aussi gai.
- Journal de Berton a écrit:
Il y avait également une lettre étrange.
- Texte codé:
Antioche parcourut la lettre et un sourire illumina son visage.
“C’est un texte codé. Je connais toutes les méthodes de cryptage. Je peux décoder ça en quelques secondes.”
Le troisième document était une carte accompagnée d’un calque leur permettant de retrouver rapidement le lieu qu’avait ciblé le Capitaine Berton. Aveline et Wigan s’attelèrent à la tâche et identifiant rapidement leur nouvel objectif.
“Le Sanctuaire.” Murmura Aveline.
“Près de la statue de la Mère qui soutient son fils.” Ajouta Antioche qui venait de déchiffrer le message de Berton.
Le temps pressait. Il n’y avait plus une seconde à perdre.