Le temps était suspendu.
Le sang s'écoulait le long de la lame d'acier, lentement. Les premières gouttes se mirent à tomber sur l'herbe. Les appuis de Cendre étaient sûrs et son geste avait été rapide. La silhouette près de lui s'effondra à ses pieds tel un fétu de paille. Les trois autres ombres sorties des ténèbres formaient un demi-cercle autour du cavalier. Cendre resta immobile.
L'un des trois agresseurs fit mine de bouger. Cendre en profita pour fondre sur lui sans même leur laisser le temps d'agir. Ces hommes n'étaient pas là pour profiter de la chaleur du feu. Cendre leva son épée et fendit l'air. Puis les vêtements, puis la chair de son opposant. Au même instant, les deux autres se ruèrent dans la mêlée, criant de toutes leurs forces. L'attitude et le profil de Cendre n'étaient sans doute pas ce que les brigands espéraient trouver en le désignant comme cible cette nuit. Et ces cris de rage étaient tout aussi bien là pour tenter d'effrayer le cavalier que pour se donner du courage au bord de la falaise de leur existence misérable.
Cendre esquiva l'attaque combinée sans guère de difficulté en se déplaçant tel un chat agile. Puis il répliqua. Le tintement des lames qui s'entrechoquent résonna autour du campement. Des étincelles jaillirent dans la nuit, éclairant les visages le temps d'un instant. La seconde d'après, les corps des deux derniers agresseurs jonchaient le sol près du feu.
Comment cela avait-il pu mal tourner ?
Leur plan était rôdé. Repérer un voyageur solitaire, un petit groupe d'itinérants, attendre la nuit, les surprendre et les détrousser. Parfois, l'une ou l'autre victime tentait de se défendre tant bien que mal. Mais à chaque fois, Arteg, Mirrin, Corcus et Volta se chargèrent de calmer leurs ardeurs et leur élan d'héroïsme. Kari, quant à elle, était l'appât. Petite, frêle et avec un regard de charmeuse de serpents, elle offrait à ses compagnons l'occasion d'approcher sans éveiller les soupçons.
Mais pas cette fois.
Kari était tétanisée. Le spectacle qui venait de se jouer sous ses yeux l'avait glacé d'effroi. Ce Cendre, cet étranger venu de nulle part et avec un accent inhabituel venait de mettre fin à la vie des quatre brigands sans le moindre effort et en une poignée de secondes. Il était là, l'épée pleine de sang, trônant au-dessus des cadavres encore chauds de ses agresseurs. Kari s'écroula de l'autre côté du foyer. Elle était désemparée. Fuir était peine perdue. L'homme semblait si rapide qu'il paraissait dérisoire de tenter de prendre la poudre d'escampette.
L'acier s'enfonça dans la terre. Cendre laissa son épée plantée et se tourna vers Kari, tremblante.
- Tu aurais dû t'en aller, pendant que je m'occupais de tes amis, lui dit-il de sa voix déformée par le heaume.
La jeune femme baissa la tête.
- Mes jambes m'ont trahi, avoua-t-elle.
Elle plongea alors son regard dans la visière où se dissimulaient les yeux de Cendre. Ces fentes couleur ténèbres ne lui renvoyaient aucun message, aucun indice sur celui qu'elle était censée détrousser ce soir.
- Vas-tu me tuer, moi aussi ?
Un silence des plus angoissants s'installa sur le campement. L'étalon noir du cavalier très peu perturbé par le bref combat qui venait de se tenir avait décidé brouter à nouveau. Spectateur silencieux de cette scène pour le moins atypique. Cendre demeura un long moment immobile, toisant cette femme maintenant à sa merci. Il se contenta alors de répéter les mots qu'il lui avait adressé quelques minutes plus tôt.
- Va-t'en.
La libération.
- Tu as décidé d'être miséricordieux ?
Malgré la situation compliquée à laquelle elle devait faire face, Kari connaissait ses atouts. Être une femme face à un guerrier s'avérait souvent être une chance quand il s'agissait de sauver sa peau. Et si Cendre avait tué quatre hommes en trente secondes, il n'avait pourtant fait que se défendre. Et son attitude face à Kari donnait à penser à la jeune femme qu'elle ne craignait rien. Du moins, tant qu'elle restait inoffensive à ses yeux.
- Je te dois donc ma vie.
- Tu me dois une bonne nuit de sommeil et le fil de ma lame.Kari jeta un regard vers l'épée de Cendre. Celle-ci, bien que large et impressionnante, n'en restait pas moins une lame ordinaire. La violence du coup donné à l'un des brigands avait semble-t-il abîmé l'acier.
- Je ne peux rien pour ton insomnie. Mais je connais un forgeron... Un brave type. Il est doué et... il ne pose pas de question.
Cendre leva la tête vers la cime des arbres au-dessus d'eux. Le voile de la nuit semblait s'éclaircir. Les dernières flammes du feu rapetissaient tandis que les braises incandescentes rougeoyaient telles des joyaux.
- Où vit-il ce forgeron ?
- À l'Est, dans un hameau du Fold.Sans plus attendre, le cavalier se leva. Il récupéra son épée qu'il essuya soigneusement avec un lange. Son barda prêt, il réinstalla la selle de sa bête.
- Tu vas me conduire jusqu'à lui. J'imagine que tu as une monture tout près.
Kari hocha la tête. Elle et son groupe avaient attaché leurs chevaux de l'autre côté du bois.
- Et ensuite tu me laisseras m'en aller ? demanda-t-elle.
Elle accueillit le silence du cavalier comme une sorte de validation, bien qu'elle ne soit certaine de rien. Désormais seule face à cet étranger, elle était contrainte de se fier à lui.
Comme ils s'éloignaient tous les deux vers l'est, la dernière flamme s'éteignit. Et du feu naquirent des cendres.