Lila Sanglebuc arriva enfin en vue du Bourg-de-Touque, et elle en était fort aise. Les journées de printemps réservaient parfois des surprises, et les fameuses giboulées de mars n'étaient pas qu'une expression en l'air. Le soleil et les nuages avaient joué à saute-mouton tout l'après-midi, faisant alterner les périodes de chaleur bienfaisante et celles où la pluie et le grésil s'étaient mis à tomber. Heureusement pour elle, elle avait pris en partant de Stock son capuchon de voyage en laine épaisse, et bien qu'il fût maintenant trempé, le reste de ses vêtements était relativement épargné. En-dehors de cela, le voyage s'était plutôt bien passé : elle avait arpenté avec grand plaisir la route qui reliait Stock au Bourg-de-Touque et qui passait dans la partie septentrionale du Bout-des-Bois, où elle avait même vu brièvement un ou deux écureuils. Elle n'était guère habituée à voyager ainsi, et même si les deux bourgs n'étaient somme toute pas si éloignés l'un de l'autre, il lui était rarement arrivé de se rendre au Bourg-de-Touque par elle-même, à part quand son père l'emmenait voir les smials qu'il avait excavé, quand elle était encore une petite hobbite n'ayant pas atteint sa majorité. Mais aujourd'hui elle avait quarante-trois ans et la majorité était depuis dix ans derrière elle.
Contournant la colline, elle se rendit aux Grands Smials, où elle savait que se trouvait la plus grande bibliothèque de toute la Comté. C'était là le but de son petit voyage. Ses parents, tenanciers de l'auberge de la
Perche Dorée, lui avaient en effet demandé de venir en ce lieu, ne pouvant pas quitter eux-même leur établissement sans éveiller le mécontentement des clients et nuire à leur réputation. Lila aidait souvent, il est vrai, à la cuisine, et son absence vaudrait à sa mère quelques journées plus chargées qu'à l'habitude, mais cela pouvait se gérer.
Une petite pancarte indiquait la direction de la bibliothèque, sa flèche pointée vers un smial dont la porte ronde et jaune était légèrement plus grande que la moyenne. De nombreuses fenêtres étaient ménagées dans le mur à gauche et à droite.
Sûrement pour laisser entrer la lumière et aider à la lecture, pensa-t-elle. Toc, toc, toc, de sa main libre (l'autre tenant son bâton de marche) elle frappa à la porte. Il y eut un bruit de pas à l'intérieur et, quelques instants plus tard, un vieux et bedonnant hobbit vint lui ouvrir.
Sans doute un Touque, pensa-t-elle encore.
- Bonjour madame, que puis-je pour vous ?- Bonjour cher monsieur, je suis Lila Sanglebuc, la fille de Toby et Rosie Sanglebuc de l'auberge de Stock. Mes parents m'envoient chercher des livres... sur l'histoire et les légendes du Maresque. Ils veulent organiser des soirées au coin du feu où l'on raconterait les histoires relatives à notre jolie région, pour le plaisir de nos clients et des voyageurs de passage. Vous auriez cela ?Le bibliothécaire parut surpris de la demande mais répondit tout de même d'un ton assez aimable :
- Peut-être, peut-être... Le mieux est de venir voir par vous-même. Mais notre collection est privée, elle appartient à la famille Touque, aussi nous n'autorisons pas à ce que les livres sortent d'ici, vous comprendrez bien. Pas de prêts, uniquement de la lecture sur place. Vous pouvez prendre des notes si vous voulez, nous vendons d'ailleurs du papier, de l'encre et des plumes si besoin, mais pour le reste vous devrez vous fier à votre mémoire si vous voulez conter à votre clientèle l'histoire trépidante des faits et gestes des habitants du Maresque...- Très bien, répondit une Lila un peu déçue, mais nullement abattue.
Dans ce cas je vais voir ce que je pourrai trouver, et si je trouve quelque ouvrage qui m'intéresse je veux bien vous acheter de quoi prendre des notes.Le vieil homme la fit entrer et l'invita d'un geste de la main à poser son capuchon sur le porte-manteau et son bâton dans le porte-parapluie.
- Si vous voulez bien me suivre, dit-il.
Ils passèrent une encadrure de porte qui les mena sur la droite, dans une salle qui était effectivement inondée par la lumière provenant de l'extérieur à travers ses nombreuses fenêtres. Plusieurs hobbits étaient assis à de petites tables en bois sombre et vernis, et paraissaient plongés dans leurs livres respectifs.
- Nous voilà dans la salle de lecture, chuchota le bibliothécaire.
Tenez, prenez un fauteuil et une table, mettez-vous à l'aise, et vous pourrez commencer vos recherches. Je vais déjà vous apporter un ouvrage général sur l'Histoire de la Comté, vous pourrez sans doute y trouver un chapitre sur votre région. Pour des ouvrages plus précis et pour les livres de contes, je vous laisserai parcourir notre réseau d'étagères, le classement y est thématique. Pour les livres de la réserve, c'est sur demande expresse, mais il faut une bien bonne raison pour que j'en sorte un.Cette dernière remarque la laissa pensive.
- Ça commence au fond du couloir. Attention à ne pas vous perdre. Et attention à ne pas approcher le bougeoir trop près des livres, surtout. La bibliothèque ferme à 18h30, mais vous pourrez y revenir demain à partir de 9h30, si vous le désirez. Il y a d'excellents aubergistes dans le bourg qui seront ravis de vous accueillir pour la nuit. Vous verrez, certains rivalisent avec la Perche Dorée.- Bien, je vous remercie.Après lui avoir apporté l'ouvrage sur l'Histoire de la Comté, le vieux monsieur s'éclipsa, sans doute pour aller classer ou répertorier ses précieux livres. Lila ne put résister à la tentation d'aller voir de plus près ces rayonnages qui, selon la rumeur, occupaient des couloirs labyrinthiques qui s'enfonçaient au plus profond des Grands Smials. Saisissant un bougeoir, elle se mit à arpenter la bibliothèque comme qui ferait une promenade dans une forêt.
Labyrinthique était un poil exagéré, mais il fallait bien avouer que les coins et recoins étaient nombreux. Lila nageait en plein émerveillement, jamais de sa vie elle n'avait vu pareille collection.
L'idée lui vint (une idée très sotte) que si elle trouvait un coin où se cacher, comme l'heure de la fermeture approchait, elle pourrait passer la nuit en compagnie des livres et pourrait trouver des perles rares, dans la réserve par exemple. On racontait qu'il y avait des livres de grande valeur et de grand renom dans la bibliothèque des Touque.
- Même un livre écrit par Sacquet le Fou... murmura-t-elle pour elle-même avec excitation.
C'est ce que sa grand-mère Barbotteux lui avait raconté, une fois. Le personnage était légendaire, le livre qu'il avait écrit devait l'être tout autant. De quoi organiser d'innombrables veillées au coin du feu...
#Lila