Oh oui la nuit. Qu'est-ce qu'une belle nuit sans un cri ?
Une nuit ratée.
Oui, oui. Une nuit ratée... Enfin, non ! Pas ratée. Une nuit sans saveur.
Oh, oui, saveur. La saveur de la peur, la saveur du sang.
Oui, oui. Le goût de la chair, le son des veines qui palpitent, le coeur frais...
Oh, oui. Doucement, doucement. Ne fais pas de bruit.
Non, non. Même le vent est trop bruyant.
Oui, oui. Tu respires trop fort ! Calme-toi, calme-toi.
Je sais tu es impatient, tu veux ta dose de frisson.
J'aime trop la traque, il me faut de la traque.
Nous en aurons, oui, oui. L'odeur de la peur n'est pas loin mais nos proies ne sont pas fébriles.
Oui, oui. Quel dommage.
Regarde, le jour se lève !
Non, non.
Oh si, si.
Oui.
Silence.
Oui. Oui.
Silence.
Regarde-les.
Ils vont partir. La traque reprend.
Attendons qu'ils laissent des traces.
Restons cachés, derrière.
Ils ne nous verront pas.
Oui.
Oui.
Nous sommes leur ombre.
Non.
Oui.
La pâle est si délicate, je me demande quel bruit feront ses os...
Oui.
Non.
Il ne faut pas se précipiter.
Nous devons attendre.
Je ne veux pas.
Mais il le faut.
Je peux presque entendre son coeur qui bat d'ici.
Oui.
Non.¤ ¤ ¤ ¤ ¤
Ils avaient reprit la route après une nuit angoissante. Edwÿne n'avait de cesse de sentir une présence, des yeux la fixant. Les vastes plaines devant eux s'étendaient à perte de vue.
Les jours qui suivirent se ressemblèrent, les nuits restèrent les mêmes. Une atmosphère étrange enveloppait le duo qui se retrouvait, sans raison, sur la défensive. Il n'y avait pourtant pas de son ni de traces, pas d'yeux dans l'obscurité ni même de brindille ou caillou. Rien ne laissait entrevoir l'origine de cette angoisse qui pourtant s'installait dans le coeur de la veuve. Elle peinait à dormir et n'y parvenait à dire vrai que lorsqu'elle savait que Bénéthor veillait. Elle était certaine que quelque chose rôdait mais elle ignorait quoi. Etrangement, cette "présence", cette pression était plus fort pendant la nuit. Peut-être aussi y était-elle plus attentive vu qu'ils ne marchaient plus et qu'ils étaient fatigués. Elle se demandait ce que les ombres pouvaient bien cacher et toutes les réponses n'étaient guères rassurantes.
Mais pourtant rien ne leur arriva jusqu'au Dernier Pont. Ils se savaient à une journée de marche lorsqu'une nouvelle aube se leva sur la Terre du Milieu. Ils y seraient pour le crépuscule, peut-être moins. Edwÿne sentait cette atmosphère pesante presque étouffante mais elle tenait à se rassurer qu'une fois le pont passé, ils seraient en sécurité. Ou peut-être essayait-elle de nier l'anormalité de cette situation. Elle ne voulait pas savoir, étrangement, et se persuadait que cette nouvelle étape, qui signerait une plus grande proximité avec Fondcombe et donc leur influence, leur territoire et leur protection. Edwÿne se disait qu'une fois le pont passé, quelle que fût la chose, présence ou autre(s) qui les suivait, elle s'en irait volontiers. Avait-elle tort ou non, l'avenir le dirait bien assez tôt.
Après un repas frugal - encore - pendant le zénith du soleil, le duo se remit en route. Ils avaient fait une pause plus courte qu'à l'accoutumée. Ils avaient hâte d'arriver au Dernier Pont et écourtaient le plus possible les pauses afin de réduire la distance jusque là. Alors qu'ils marchaient, prudents et attentifs, ils virent un groupe se diriger vers eux, sur la route. Ils n'avaient pas de chevaux mais Edwÿne se méfia instantanément. Elle pensa aux roturiers qui avaient causé sa misère mais plus ils approchaient, plus il était clair qu'ils n'avaient rien à voir. Au fur et à mesure, même Bénéthor sembla se détendre. Les reconnaissait-il ?
¤ ¤ ¤ ¤ ¤
#AlderusL'arnorien et ses six compagnons de route revenaient de l'est, par-delà les Monts Brumeux. Ils avaient voyagé depuis plus longtemps qu'aucun d'entre eux n'osait se souvenir et ils se rendaient à l'ouest pour une raison qu'ils ignoraient eux-mêmes. Ils étaient un groupe qui n'aurait jamais dû naître dans des circonstances saines mais à temps difficiles, mesures désespérées. Lui, surtout, s'était rendu compte qu'aucun de six autres n'aurait pu survivre seul. Ils avaient apprit la confiance, la solidarité et la fraternité, des notions qu'ils n'auraient pas apprises autrement. Ou peut-être que si mais les choses étaient comme elles étaient et il n'y avait pas de but ou raison à les changer à coup de "Et si ?".
Alderus, car tel était son nom, appréciait parfois le bon contact d'une belle route bien tracée dans les terres sauvages. Car, après tout, pourquoi pas ? Qui n'aimait pas une route si bien dessinée, où bandits, brigands et créatures sauvages attaquaient avec plaisir la veuve et l'orphelin ? Et c'était sur cette pensée que le groupe vit au loin un duo sur la route. En ces temps, seuls des idiots s'aventureraient vers l'est sur cette route. A mesure qu'
Alderus et ses compagnons s'approchaient, il leur parut clair qu'ils n'étaient vraiment que des voyageurs, sûrement imprudents.
Le groupe de six hommes se dispersa sur la route pour la barrer à la femme et l'homme. La première était délicate en traits mais large en hanches et dotée d'un voile de veuve. L'homme semblait bien plus bourru et il apparut clairement qu'il était comme
Alderus : un Rôdeur arnorien. Sa démarche, son regard méfiant et observateur, ses habits résistant au froid sans l'entraver en combat, sa posture à l'arrêt : il était prêt à tout et ses sens étaient déjà bien aiguisés.
Alderus renifla, pensif. La femme avait l'air aussi défiante que méfiante qu'effrayée par ses compagnons bloquant la route.
Alderus, en bon chef de groupe, allait ouvrir le dialogue mais se fit couper par la voix tremblante mais tranchante de la femme.
-
Que voulez-vous, étrangers, à bloquer la route de la sorte ?Alderus eut un sourire en coin et fit signe à ses hommes de se disperser. Ils haussèrent les épaules, n'ayant de toute évidence pas plus envie de les piller que de les tuer. En fait, les six hommes dépassèrent le duo et les saluèrent même d'un bref hochement de la tête.
-
Vous devriez éviter d'aller vers l'est, si l'avis d'un rôdeur vous intéresse.-
Qu'est-ce que l'est présage de si mauvais ? argua Edwÿne avec défiance.
-
Il y a quelques orcs dans les parages et ce jusqu'au col. Alderus fit un mouvement de menton vers Bénéthor.
Si vous n'avez qu'un seul Rôdeur pour vous protéger, ma Dame, j'ose espérer que vous savez où vous vous rendez et pourquoi. Beaucoup se perdent en ayant aucun chemin, d'autres alors même qu'ils ont une destination. Les orcs et bandits ne sont pas les seuls dangers des Terres Sauvages.La discussion continua sans intérêt spécifique hormis le fait qu'
Alderus et ses six compagnons rôdeurs décident d'accompagner le duo jusqu'au Dernier Pont. Le calcul avait été mal fait par Edwÿne et au lieu de n'être qu'à une journée, il se trouva qu'ils étaient encore à trois jours. La raison de son erreur ? La présence - enfin l'absence - de monture. Elle avait fait ce trajet à cheval et se souvenait donc du temps passé avec une monture et avait oublié que le temps était plus lent à pieds. Edwÿne s'en voulait d'avoir fait une telle erreur mais avec
Alderus et ses comparses, elle se sentait bien plus rassurée. Bénéthor se retrouvait avec sept personnes comme lui : des Rôdeurs du nord qui n'eurent aucun problème à faire la conversation si nécessaire.
Très vite, même les rôdeurs sentirent cette présence dans l'obscurité de la nuit. Ils essayèrent de trouver quelle genre d'entité, morte ou vivante, pouvait instiller une telle angoisse mais ils ne purent arriver à aucune conclusion majoritaire. Non pas que rien n'expliquait la sensation, ils n'arrivaient simplement pas à se mettre d'accord sur une raison. Alors ils se préparaient à toutes les éventualités sans que rien ne se passe. C'était comme si cette sensation d'angoisse venait des ténèbres en personne, comme un terrible présage. La nuit ne fut pas tranquille, bien au contraire, mais elle fut tout de même sans encombre.
Oui ! Oui ! Le signal est lancé !
Le temps n'est plus avec nous, nous passons à l'action !Alors que le ciel prenait tout juste les couleur du soleil levant, un hurlement se fit entendre au dernier jour du voyage.
Alderus bondit sur ses pieds à ce cri si particulier. Son archer, Orenn, était déjà debout, arc bandé et flèche prête. Il scannait les environs mais ne voyait rien. A la suite du premier hurlement, six autres retentirent. Les neuf campeurs étaient debout et bien réveillés dès le quatrième hurlement. L'inquiétude se saisit du groupe et personne ne perdit de temps en ramassant leurs affaires. Lorsque les premiers se montrèrent, le groupe commença à fuir vers le Dernier Pont.
De loups.
D'énormes loups, venant de sept côtés différents.
Tout parut clair désormais : ils avaient traqué Edwÿne et Bénéthor depuis des jours, attendant un moment propice pour attaquer. Et désormais, alors que le groupe avait augmenté, ils ne pouvait pas se permettre d'attendre. Le groupe de loups était affamé et d'autres loups des environs s'étaient joint à la traque. Certains avaient suivit les rôdeurs d'
Alderus, d'autres les loups traquant déjà Edwÿne et Bénéthor. Désormais, cette énorme meute de loups poursuivait dès les premiers rayons de l'aube le groupe. La course était effrénée car les loups ne semblaient pas non plus littéralement sur les talons du groupe de neuf. Ils ne pouvaient que courir car la meute de loups n'allait pas attendre qu'ils reprennent leur souffle pour cesser la poursuite.
Ce qui sembla être une éternité était passée lorsque les premiers loups se firent voir. Ils suivaient en réalité de très près le groupe mais attendait qu'ils se fatiguent et ce point culminant se pointait doucement. Edwÿne n'était pas une coureuse, ni même endurante tout court, et elle fatigua bien plus vite que ses compagnons de route. Les Rôdeurs auraient pu continuer mais nul d'entre eux ne souhaita abandonner cette femme à son sort face à une meute de loups avides. Alors ils s'arrêtèrent.
La danse avec les loups commença.
Deux groupes de quatre loups fondirent sur les neuf compagnons. Si la moitié fut décimée en pleine course, les autres furent tués à la lame : hache ou épée, choisissez votre arme. Le troisième groupe de trois loups attaqua au moment où le dernier loup de la première vague s'éteignit tandis que le quatrième groupe - un duo - arriva sur le flanc arrière. Ils étaient bien plus proches lorsque les rôdeurs s'en rendirent compte et aucune flèche ne fut lancée pour les arrêter. A la place, les loups affamés rencontrèrent le fer et l'acier de traqueurs expérimentés. Il ne fallut pas longtemps pour que les loups se rendent compte que leurs proies seraient plus difficiles à attraper que prévu. Mais la faim les amena à prendre un risque démesuré par rapport à la situation : ils attaquèrent tous en même temps. Trente loups, peut-être plus, convergèrent de manière irrégulière sur les neuf voyageurs. Autant de flèches que possibles furent décochées mais cela ne suffit pas pour subir la vague lupine. La chance voulut que le groupe de Rôdeurs garde des rangs serrés pour éviter autant que possible des attaques à revers. Le sang inonda le sol. Cependant, lorsqu'Orenn fut saisit par des loups et traîné dans le tas par la jambe et un bras, les rangs des arnoriens furent brisés. Après Orenn, deux autres périrent. Le premier assiégé par trois loups trop affamés et blessés, le second perdit un bras à cause de deux loups impatients. Edwÿne, exposée à l'attaque de loups qui se dispersaient autant qu'ils tombaient, dû courir pour fuir. Elle ne put aller très loin avant qu'un loup ne se jette sur elle. L'animal était déjà blessé et avait la gueule en sang, son haleine empestant la chair et la faim. Il allait lui arracher le visage mais n'en eut pas l'occasion car Edwÿne lui planta sa dague en pleine gorge. L'animal claque de la mâchoire et couina en rendant son dernier souffle et se débattant pour s'agripper à ses derniers instants d'existence. La veuve et guérisseuse couverte de sang perdit connaissance après avoir mit fin à la vie de l'animal.
La lutte contre la meute ne dura pas aussi longtemps que l'on pourrait le penser mais fut une boucherie. Les survivants étaient couverts de sang et n'eurent aucun scrupule à éliminer les derniers loups vivants ayant renoncé à attaquer car ils se nourrissaient des cadavres des arnoriens à la place.
Alderus, couvert de sang et blessé au bras droit et une jambe, eut du mal à croire qu'un tel groupe de loups soit capable de traquer à des voyageurs et de les attaquer en plein jour, à ciel ouvert. C'était un comportement relativement anormal venant de loups mais cela ne changea pas l'issue : il avait perdu trois personnes. Il eut envie de blâmer la guérisseuse mais comment pourrait-il reprocher à une non-rôdeuse de ne pas avoir pu garder la même cadence que des hommes dont c'était la vie depuis des années ? A la place, ses trois hommes restants et lui enterrèrent leurs camarades.
Edwÿne ne reprit connaissance que plus tard. Le soleil était toujours dans le ciel mais il déclinait vers l'horizon. Elle était couverte de sang et, à peine éveillée, elle vomit à côté d'elle, dans l'herbe. Personne ne le lui reprocha. Elle se nettoya le visage avec de l'eau. La veuve écouta ses environs et se rendit compte qu'il y avait de l'eau coulant à proximité. Perplexe, elle regarda autour et vit, à quelques pas,
Alderus et ses trois derniers compagnons avec Bénéthor. Ils semblaient en pleine discussion dont elle préféra ne pas connaître le sujet. A la place, elle fut plus que réjouie d'avoir l'opportunité de se nettoyer dans un vrai cours d'eau et ne se priva pas. Elle s'éloigna du groupe d'hommes pour se déshabiller et se plonger dans l'eau jusqu'aux épaules. Elle oublia un instant le monde autour d'elle, dos au rivage de ses compagnons d'infortune, bras en croix sur son buste, profitant du contact de l'eau. Elle ne resta cependant pas plus de quelques minutes dans l'eau. Elle en sortit, enfila une robe, essora ses cheveux et les releva en un chignon, puis lava ses vêtements tâchés de sang.
Une fois son bain de fin de journée prit, elle rejoignit ses comparses.
-
Si vous avez besoin de soins, je peux m'en occuper. J'ai les savoirs des Hommes et des Elfes, bien que peu de plantes.Il n'y eut pas beaucoup de volontaires - ni même beaucoup de sujets - mais elle passa tout de même le reste de la fin de sa journée à soigner les blessures des arnoriens. Toute sa réserve ou presque y passa, ce qui la fit prier qu'elle n'en aurait pas besoin de nouveau.
Au moins, cette nuit-là ne fut ponctuée que par les gémissements de douleur, au lieu de cette angoisse oppressante omniprésente.