Comme l'avait prévu
Pazrhdan, la jeune femme n'était pas du genre à se laisser marcher sur les meringues par le premier venu, et elle s'était retournée avec une expression sévère sur le visage, menace à peine voilée qu'elle adressait à celui qu'elle semblait identifier comme une gêne, à défaut d'y voir une menace. Ses yeux d'un gris étrange, peu courant pour ne pas dire unique sur les terres orientales, le parcoururent de pied en cap, avec la méticulosité qui sied à tout bon guerrier, attentifs au moindre détail. Elle ne manqua pas de remarquer l'épée réglementaire qui pendait à son côté, dans un fourreau sans ornements. Avec un peu d'attention, elle pouvait même détecter les quelques marques d'usure sur la poignée et les rayures sur le pommeau et la garde, preuve que la lame avait eu l'occasion de voir de nombreux entraînements...ou de nombreuses batailles. Elle ne put non plus manquer la canne qu'il tenait en main, et sur laquelle il s'appuyait perceptiblement. Elle était de bonne facture, ornée avec goût mais sans luxe. Une pierre de jade en constituait le pommeau, niché au creux de sa main usée par l'exercice, par le temps passé à ramper dans le sable, à manier le sabre jusqu'à en saigner.
Tandis qu'elle l'observait, il ne se priva pour en faire de même, au mépris de toute convenance. La jeune femme était clairement là pour s'entraîner, comme le laissait penser sa tenue légère, qui n'aurait jamais pu passer pour une robe de cérémonie, même dans les pays les plus chauds d'Arda. Pratique, conçue pour gêner au minimum les mouvements, c'était la tunique d'une combattante expérimentée, qui avait décidé que tout le superflu devait être mis de côté, pour laisser la place à une efficacité brutale, létale. Et nul doute, à voir son regard d'acier, qu'elle appliquait la même philosophie dans son quotidien, notamment envers les gens qu'elle rencontrait. En dépit de sa taille qui dépassait la moyenne pour une femme, et de son corps sculpté par la rigueur de l'entraînement, elle n'en demeurait pas moins féminine, et
Pazrhdan se dit qu'il l'aurait volontiers invitée à boire un verre quelque part, pour avoir l'occasion de discuter de techniques de combat, d'armes et de bottes secrètes. Avec un peu de chance, elle aimait aussi les animaux, et cela leur aurait fait un second point commun.
Visiblement indécise quant à l'attitude à adopter présentement, elle jeta un œil de côté, comme si elle vérifiait que personne ne les suivait, ou ne les observait à la dérobée. Elle ne le jeta pas trop loin, car il revint rapidement se poser, accompagné de son jumeau, sur l'homme qui lui faisait face, sans avoir gagné en aménité pendant le voyage. Son sourcil se haussa avec lenteur, trahissant volontairement la confusion de sentiments qui bouillonnaient de toute évidence sous la surface paisible de son visage marmoréen. C'était tout à la fois le signe de sa contrariété, nuancée d'une pointe de curiosité, additionnée d'un soupçon de menace dans lequel on devinait un zeste de mépris, deux pincées d'une débordante confiance en soi, une cuillère à soupe d'impatience, mettez au four deux heures, servez chaud, dégustez.
Pazrhdan aurait d'ailleurs pu déguster, sans l'intervention totalement fortuite de sa délicate mère, qui fournit un intermède salvateur, permettant d'apaiser un peu la tension qui commençait à monter. La pression retomba comme un soufflé, et la température sembla descendre de quelques degrés. Du coin de l'œil, le jeune homme nota que l'inconnue semblait porter une attention toute particulière aux paroles de sa mère, qu'elle écoutait très respectueusement. Elle ne semblait pas du genre à faire de scandales inutilement, même s'il était évident, à observer sa posture rigide, son dos droit, et son regard franc, qu'elle pouvait faire goûter au gâteau de ses émotions à chaque fois qu'elle l'estimerait, elle, utile et nécessaire. Eijlin, la mère de son fils, s'en alla en trottinant, retournant à ses affaires avec un empressement que ce dernier attribuait pour une bonne moitié à la présence de la jeune femme. Comme toutes les mères, elle rêvait de voir son fils trouver une belle épouse, si possible de bonne famille, et lorsqu'il reviendrait à la maison, elle ne manquerait pas de le harceler à propos de l'inconnue du maître d'armes. Il étouffa un soupir, essayant de ne pas penser à l'interrogatoire en bonne et due forme qu'il devrait subir à son retour, et revint à son interlocutrice qui, fait suffisamment étonnant pour être remarqué, n'avait toujours pas bougé. Ainsi donc, elle n'avait pas profité de cet interlude pour aller son chemin, et était demeurée là, sans doute plus par politesse envers la mère que par intérêt envers le fils.
Dans l'esprit de
Pazrhdan, une sorte de lien s'était établi, et il décida de tenter sa chance, tendant une main en direction de la jeune femme, avec l'espoir qu'une poignée échangée permettrait de les rapprocher, au moins mentalement. Il n'était pas homme à apprécier les conflits, et il préférait s'entourer d'amis, de proches. Sa naïveté avait quelque chose d'étrange dans ce monde, et il était difficile aux gens autour de lui de percevoir la sincérité de ses actions, tant on était habitué à voir le mal partout. La jeune femme considéra un long moment cette main tendue, comme s'il s'agissait d'une boîte hérissée d'épines qui aurait contenu un fabuleux trésor...ou l'inverse. Son hésitation se trahit sur son visage un bref instant, sans qu'il fût possible d'en déterminer la cause. Avait-elle peur ? Peur de lui, certainement pas, mais peur de ce qu'impliquait une poignée de main ? Peur de ce que pouvait signifier l'amitié ? C'était étrange, mais
Pazrhdan avait vu trop de choses étranges pour encore s'étonner de si peu. Philosophe, il préférait accepter les autres tels qu'ils étaient, plutôt que de tenter vainement de les changer. Si elle avait peur - ce qui restait encore à démontrer, puisqu'elle le cachait bien -, c'était son droit le plus légitime.
Pendant une brève seconde, l'homme crut qu'elle allait refuser sa proposition, et simplement continuer sa route sans lui accorder plus d'importance qu'à un vulgaire caillou. Elle semblait pencher de ce côté, naturellement, érigeant la prudence et la distance comme un bouclier impénétrable entre elle et le monde qui l'entourait. Saisir cette main, n'était-ce pas accepter d'abaisser pour un temps sa défense, de s'ouvrir à l'inconnu, et donc potentiellement au danger ? De nouveau, elle regarda sur sa gauche, comme à la recherche d'un soutien, cette fois. Mais il n'y avait personne. Et de personne, elle ne reçut rien, ce qui avait au moins le bon sens de préserver la logique, mais qui n'aidait pas véritablement à démêler le nœud complexe de la personnalité de la jeune femme. Puis, sans qu'il comprît ce qui avait pu motiver ce basculement, elle lui serra la main, avec la chaleur d'un bloc de glace. Mais ce qui importait, plus que son attitude envers lui, c'était son attitude tout court : elle avait accepté de faire un pas en avant. De prendre un risque. Une petite victoire qu'il faudrait préserver, comme on préserve la première étincelle d'un feu qui ne souhaite pas prendre, avec l'espoir de le voir s'embraser et rayonner tel l'astre solaire.
Elle se présenta comme étant Sirka, d'une voix neutre de laquelle ne transparaissait aucune agressivité. Cependant, elle ne semblait pas non plus enchantée de faire sa connaissance, et elle lui lâcha la main avec peut-être un peu plus de précipitation qu'il n'était nécessaire.
Pazrhdan ne s'en formalisa pas le moins du monde, et la laissa se replier avec un petit sourire. Il avait l'habitude de ce genre d'attitudes, lui qui passait plus de temps auprès de ses amis à quatre pattes qu'auprès des fameux bipèdes. Non pas qu'il identifiât la jeune femme à un animal, loin de là, mais ses réactions avaient ce petit quelque chose de sauvage, d'indompté, qui lui plaisait tant à lui, l'homme capable de tout apprivoiser. Il avait l'impression d'avoir un puissant félin en face de lui, qui n'acceptait de sortir de sa tanière furtivement, mais qui y retournait précipitamment en sortant les crocs. Aucune menace, simplement un moyen de se rassurer. Ses crocs à elle étaient d'un blanc étincelant, mais s'ils n'étaient pas aussi acérés que ceux de la panthère, ses paroles compensaient tout à fait ce désavantage, et ce fut avec une pointe de sarcasme qu'elle lança l'estocade, visant directement son évident point faible.
Pour la première fois,
Pazrhdan perdit un peu de sa superbe, et son apparence détachée se craquela comme de l'argile séchée trop vite. Sa blessure était récente, et il était encore obligé de s'appuyer sur sa canne après avoir fait un effort - comme en cet instant - ce qui le diminuait plus qu'il ne lui plaisait de le reconnaître. Qu'une personne autre que lui-même lui rappelât cet état de fait était douloureux, voire même blessant. Mais il jouait le jeu, aussi bien que lorsqu'il tombait face à un animal rebelle. Il acceptait les morsures, pour montrer qu'il savait encaisser, et faire comprendre à l'autre qu'il méritait le respect. Il ne niait pas la douleur, mais il la faisait passer au second plan, derrière l'intérêt qu'il portait à l'esprit libre qui se tenait en face de lui. Il lâcha un soupir qui pouvait être interprété comme la manifestation d'une certaine peine, ou bien d'une certaine nostalgie, et répondit d'une voix chaude et calme :
-
Certes, je ne puis que vous donner raison sur ce point. Pour survivre à son entraînement, il faut être plein de fougue, et pouvoir compter sur ses deux jambes (il tapa sa jambe droite du plat de la main)
. Mais peut-être que vous, Sirka, aurez l'indulgence nécessaire pour me ménager. Et en échange, je vous promets de vous enseigner deux ou trois petites choses que seul l'arrière-saison peureuse et tripode venue de l'Est lointain peut connaître. Qu'en dites-vous ?Il avait accompagné son invitation d'un sourire amical, mais dans ses yeux demeurés sérieux brillait une lueur qu'il était facile d'identifier. Il la mettait gentiment au défi, et même s'il n'était pas beaucoup plus âgé qu'elle, il espérait lui montrer que blessé ou pas, âgé ou pas, il pouvait encore mériter son respect. A la pensée qu'il pût perdre et finir humilié à l'issue d'un duel avec cette jeune femme, même amical, son sourire s'élargit encore. Impossible...
#Sirka